Dès que ses paupières se fermaient, les images la frappaient en plein cœur. Un cri, des supplications, des sanglots. Cela faisait trois jours qu'elle ne parvenait plus à dormir. Et bien qu'il fût nettoyé tout de suite après l'incident, c'est ainsi qu'ils l'avaient désigné, le sang lui semblait toujours se trouver là, sur l'épais tapis du boudoir. Son odeur flottait dans l'air, lui faisant ressentir un haut-le-cœur à chaque fois qu'elle passait devant la pièce. Sa plus grande sœur, Mary, lui avait dit d'arrêter de se morfondre ainsi. Mais Mary n'avait pas été là. Elle n'avait pas vu ce qu'elle avait vu. Et ça la rendait malade. Elle avait sauté tous les repas depuis le soir funeste et dès qu'elle quittait sa chambre, elle avait l'impression de flotter, se sentant partir dans un monde éloigné du sien. Sa mère, la comtesse de Beaumont, avait supposé que c'était son corset qui était trop serré, empêchant le sang d'irriguer normalement son cerveau. Mais Leigh savait qu'elle avait tort. Même la nuit, quand elle était seule dans son lit, sans corset et pour seule compagnie l'éclat de la lune contre sa glace, elle se sentait mal. John lui avait dit de cesser ses simagrées, qu'elle agissait comme une enfant. Mais c'était à eux de l'écouter. Ils ne posaient pas de questions, n'étaient curieux de rien. Aucun d'eux n'avait demandé où se trouvait Philip, pourquoi avait-il disparu?
Aussi, au matin du quatrième jour après l'incident, Leigh décida de passer à l'action. Elle se réveilla aux aurores, bien avant que les domestiques même ne soient levés. Elle pénétra dans la chambre de son frère aîné et lui vola des vêtements ; deux simples pantalons en toile brune, une chemise verte et une grise. Elle s'arrêta devant la porte du boudoir et soupira avant de vite retourner dans ses quartiers pour se changer. La veille, elle avait dérobé un rouleau de bandages dans l'armoire à pharmacie et maintenant, elle l'enroulait soigneusement autour de sa poitrine pour l'aplatir au mieux. Elle savait bien que ce n'était pas la meilleure solution mais au moins, cela suffirait le temps qu'elle quitte la ville.
Malgré les apparences, Londres était une petite ville. Tôt ou tard, tout le monde saurait ce qu'il se passe au manoir des Beaumont. Et ils rejetteraient tous la faute sur elle, comme toujours. Elle devait donc s'en aller avant de finir comme Philip. Son frère était trop jeune pour tout ça. Il ne le méritait pas. Et pourtant, trois jours auparavant il s'était retrouvé couché sur le tapis du boudoir, le crâne entrouvert et sa cervelle éparpillée. Leigh ne pouvait enlever de son esprit l'expression éteinte de son cadet. Ses yeux étaient figés de peur, de mort, sa bouche laissait échapper un ultime souffle de vie et son corps tressautait. C'était une vision horrifique. Pourtant, tout le monde lui avait dit de se taire et de garder cela pour elle. Mais c'était impensable. La jeune fille avait bien tenté d'en parler à ses sœurs. Mais comme à leur habitude, elles avaient simplement détourné le regard et feint de ne pas l'entendre.
Après s'être habillée, Leigh avait attrapé une paire de ciseaux en argent qui se trouvaient sur sa coiffeuse. Placée face à la grande glace qui lui renvoyait un reflet éteint d'elle-même, la jeune fille avait laissé sa main couper droit dans sa longue chevelure brune. Ses boucles tombèrent l'une après l'autre sur le sol en marbre blanc. Quand ce fut terminé, il ne restait sur son crâne que quelques mèches rebelles et une longueur assez convenable pour camoufler son visage tout en étant un peu plus masculine. C'était là ce qu'il lui fallait.
Un dernier regard dans son miroir suffit à la convaincre que cette apparence pourrait berner l'œil mal-avisé de n'importe quel inconnu. Avant de quitter le manoir familial où elle avait passé toute sa vie, elle prit une bourse remplie de petites pièces pimpantes appartenant à son père. Le vol était déloyal, c'était un crime. Pourtant la jeune fille ne se sentait pas le moins du monde coupable de dérober ainsi de l'argent à son comte de père. Au vu de sa fortune, ce n'était pas une centaine de pièces qui lui manqueraient. Pas tout de suite du moins.
Le ciel clair étendait ses couleurs pastelles sur la ville et la rosée recouvrait encore les pétales de fleurs du jardin quand Leigh mit les pieds dehors. Elle resta plantée là quelques instants, sur le perron, inhalant l'air frais du matin. C'était agréable. Pour la première fois en trois jours, elle se sentait enfin bien. A l'aise avec elle-même. Ce qui était étrange vu qu'elle était vêtue d'habits qui ne lui appartenaient pas. Loin des corsets et des robes remplies de tulles, de rubans ou des jupons beaucoup trop lourds pour parvenir à se déplacer, elle se sentait enfin quelqu'un. Et c'est avec cette idée ancrée dans la tête qu'elle se rendit d'un pas décidé jusqu'aux écuries situées à l'autre bout de la propriété. Techniquement, elle ne s'était jamais approchée des chevaux. Ce n'était pas une activité pour une lady. Mais Philip et Louis, ses frères cadets, lui avaient appris les bases en secret. Souvent, quand leur mère était trop occupée avec ses autres sœurs et que leur père parlait avenir et économie avec leur frère aîné, les trois compères échappaient à la surveillance des domestiques et couraient dans le jardin. Là, ils jouaient comme s'ils n'étaient pas les héritiers d'une grande famille, les dignes porteurs d'une renommée. Rien que deux frères et une sœur qui désiraient découvrir le monde. Ils lui avaient appris. D'abord à comprendre l'animal puis à le chevaucher. Mais tout cela lui semblait bien loin. Elle n'avait que treize ans à l'époque. Louis allait sur son douzième anniversaire et Philip, jeune mais vaillant, était à peine âgé de huit ans.
Comparée à ses sœurs, Mary, Ann ou Juliet, Leigh n'aimait pas apprendre. Elle avait des difficultés et leur précepteur, un vieillard à l'air austère, ne lui laissait jamais de répit. Il la forçait à rester assise durant des heures, l'écoutant parler de choses dont elle se fichait royalement. Alors dès qu'elle en avait l'occasion, la jeune fille rejoignait ses frères. John et elle étaient trop différents dans tous les aspects pour qu'ils puissent bien s'entendre. Alors que Louis et Philip étaient comme elle ; rêveurs et imaginatifs.
Puis, avec l'âge, ses sœurs sont devenues encore plus jolies et plus intelligentes. John et Louis ont eux aussi grandis et bientôt, il ne restait plus que Philip pour lui tenir compagnie. Affectueusement surnommé Lip, le benjamin lui ressemblait énormément. Ils avaient tous les deux hérité du regard sombre de leur grand-père maternel et des épaisses boucles de leur mère. Mais plus que ça, ils étaient tous deux atteints par la même maladie de peau. En effet, sur leurs corps couleur café apparaissaient diverses tâches de peau blanche. Au départ, il n'y avait que quelques petites traces éparses sur le visage de Leigh, sous son œil droit. Personne ne les avaient remarquées. Le temps passant, elles s'étaient étendues. Englobant presque entièrement le côté droit de son visage. Les nombreux médecins appelés par ses parents ne comprenaient pas de quoi il s'agissait et avaient donc recommandé l'isolement. Cela n'avait pas empêché Philip de développer la même chose. En moins de trois mois, il était presque entièrement atteint.
Les rumeurs allaient bon train dans la ville et dès que quelque badaud avait aperçue la jeune fille, ça ne s'était plus arrêté. Les de Beaumont étaient une famille reconnue et appréciée par tous. L'apparition de ces anomalies entachait fortement leur réputation. Ils avaient d'abord prit la décision d'envoyer Philip à la campagne, loin de la ville et de ses murmures. Mais Leigh avait refusé. Elle ne voulait pas que son frère souffre de solitude et d'abandon. C'est là que la querelle avait débuté. La jeune fille, d'habitude si conciliante et docile s'était énervée. Le benjamin était alors intervenu, voulant y mettre un terme. C'est à ce moment-là que le coup était partit.
Leur père avait toujours été violent. Il s'en prenait souvent à eux, Leigh avait l'habitude. Louis aussi auparavant. Et même Ann, une fois après qu'elle eût perdu une broche en or offerte par leur grande-tante. Mais jamais les coups n'avaient été aussi durs et brutaux. Alors quand elle vit son frère tituber sous la force et heurter sa tête contre le buffet en bois vernie qui se trouvaient là depuis cinq générations, elle s'était sentie incapable de dire ou faire quoi que ce soit.
Tout ce qu'elle avait voulu, c'était protéger son frère. Il n'avait que treize ans, c'était un garçon drôle et intelligent. Il était toujours rayonnant de vie malgré les punitions, les remarques et la solitude. Et le voir ainsi, couvert du vêtement pâle caractéristique de la mort, l'avait chamboulée. Elle n'avait pas réussi à le garder en vie. Alors maintenant, elle devait penser à sa propre survie.
Le comte de Beaumont se réveilla deux heures plus tard. Il s'étira en sortant de son lit, sa femme toujours endormie à ses côtés. Déjeunant au soleil, un œuf brouillé et un café. Comme d'habitude. Mais quand les domestiques accompagnèrent ses enfants à table, il constata la disparition d'une de ses filles. Ses poings se serrèrent et ses sourcils se froncèrent. Il demanda où se trouvait sa fille et fut prit d'un élan de colère incontrôlable quand, la voix chevrotante et le visage pâle, une femme de chambre bégaya qu'elle ignorait où était passée Leigh.
Au même moment, à deux lieux de là, la jeune fille était en train de s'enfuir sur le dos d'un cheval dérobé aux écuries de son domaine. Elle ne savait pas vraiment où aller, ni quoi faire. Mais pour le moment, fuir était son unique perspective d'avenir. Elle emmenait avec elle le souvenir de Philip, que tout le monde semblait déjà avoir oublié.
Il y avait des matins où Isobel se demandait ce qu'elle faisait sur ce bateau. Pas dans le sens où elle regrettait son engagement à bord de l'Alouette, loin de là. Non, elle réfléchissait juste à ce qui l'avait poussée à en arriver jusque-là. Sur ce brick plus rempli de marins que d'hommes où elle avait trouvé sa famille. Une vraie famille. Faite d'honneur et de complicité. Elle se remémorait souvent leurs meilleurs moments. Et les pires aussi. Comme la fois où Silas était tombé à l'eau durant la nuit alors qu'il faisait sa petite commission. Par chance, il avait été capable de s'accrocher à une corde. Il avait alors attendu l'aube pour que quelqu'un le repère.Quand Samuel et Henry l'en avaient sorti, il était trempé jusqu'à l'os et si fatigué qu'il avait dormi durant deux jours entier. Souvent, la jeune fille aimait le taquiner à ce sujet. Ses piques ne manquaient jamais de faire réagir le plus grand qui rétorquaient sans arrêt que quoi qu'elle puisse dire, il restait un meilleur pirate qu'elle.
Mais ce matin-là, quand Isobel se réveilla, elle n'était plus à bord de l'Alouette. D'abord en panique, elle se leva d'un coup avant que les souvenirs de la veille ne viennent la frapper. Le trésor qu'ils avaient pillé sur un navire marchand avait été si conséquent que le capitaine avait décidé de faire escale à Londres pour faire quelques réparations sur le bateau. L'équipage s'était donc laisser aller à la découverte de la ville et Isobel avait fini sa nuit dans les bras d'une fille dotée d'une paire d'yeux à la couleur incroyable. Les draps dans lesquels elle était enveloppée sentaient le rhum et les fleurs, un mélange étrange mais plutôt agréable. La mansarde autour d'elles était ordonnée, propre. Cela faisait longtemps qu'elle n'avait plus mis les pieds dans un endroit pareil. Au fil du temps, elle s'était habituée à la vie insalubre d'un bateau. Mais c'était dans des instants comme celui-ci où elle se rendait compte à quel point la douceur d'un parfum agréable et la chaleur d'une couverture pouvaient lui manquer.
– Déjà réveillée ? demanda la jolie fille qui se tenait à ses côtés. Son expression était légère et son sourire divin. De chaque côté de son visage, de longues boucles blondes tombaient en cascade sur ses épaules jusqu'à s'écouler dans le creux de ses hanches. Isobel ne manqua pas de remarquer les légères tâches de rousseur qui parsemaient son nez retroussé.
– Il va bientôt falloir que je m'en aille. Mais je vous remercie pour cet agréable moment passé avec vous, milady. tout en parlant, la noiraude s'était relevée et se rhabillait. Elle enfila une chemise déchirée, un pantalon trop grand pour elle, une ceinture dotée d'une boucle métallique autrefois très brillante et une paire de bottes.
– Vous êtes donc marin ? Appelez-moi Suzan.
– Pirate, milady. elle lui sourit et l'embrassa avant de quitter la pièce sans même se retourner. Sa compagnie avait été des plus réjouissantes mais ce n'était pas pour autant que la jeune fille se sentait redevable envers elle. Les rencontres n'étaient pas rares. Et peu étaient les pirates qui connaissaient l'amour, le vrai. Bien sûr qu'il en existait. Mais la plupart préféraient ne pas s'attacher. C'était plus facile ainsi. Pas de chaînes, une liberté des plus totales.
Une fois dans la rue, Isobel se repéra facilement ; elle apercevait les mâts des bateaux derrière une simple rangée de bâtisses. Se déplaçant d'un pas pressé, elle rejoignit rapidement le port. Mais l'Alouette n'était nulle part. Pourtant il ne passait pas inaperçu avec son pavillon rouge écarlate et sa figure de proue colossale. Isobel était sur le point de perdre patience quand des éclats de voix familiers retentirent à sa gauche. Tournant la tête, elle repéra aisément la grande taille et la tignasse presque rouge de Silas. Et comme d'habitude, il était en train de se battre. Un soupir d'agacement s'échappa hors des lèvres d'Isobel et elle rejoignit son ami.
– Silas, arrête de faire l'idiot et dis-moi où se trouve le capitaine. ordonna-t-elle d'une voix froide.
– J'en sais rien. J'suis occupé ! répondit simplement le garçon en esquivant un crochet de son assaillant. Lui aussi, elle le reconnut. Il s'agissait de La Teigne. Un marin médiocre qui préférait arnaquer les passants sur les ports plutôt que de prendre le large. Où qu'ils accostent, ils pouvaient être sûrs de toujours tomber sur lui. A chaque fois, Silas se sentait obligé de le provoquer et ils finissaient souvent tous deux en sang. Au moment, où la noiraude s'avança dans le but de les séparer, un cheval fonça sur le trio. Et derrière lui, son propriétaire. De ce qu'elle put voir, Isobel retint son petit gabarit et sa coupe de cheveux étrange. Silas s'arrêta, surpris et fixa le garçon qui était déjà en train de disparaître dans la foule matinale. Avant même que quiconque eut le temps réagir, il s'élança à la poursuite du canasson, laissant Isobel et La Teigne seuls l'un face à l'autre. Mais ce dernier ne demanda pas son reste et fila rapidement. La jeune fille grogna d'énervement. Ce n'était pas la première fois que Silas se mettait dans le pétrin ou qu'il se mêlait d'affaires qui ne le concernaient pas. Mais à chaque fois cela irritait son amie au plus haut point.
Vu qu'elle n'avait rien d'autre à faire et qu'elle ne pouvait décidément pas laisser Silas seul sans qu'il ne provoque des catastrophes, Isobel suivit la piste du trio. Ce n'était pas vraiment compliqué ; partout où ils passaient les étales des marchands étaient renversés et les gens en colère, regardaient tous dans la même direction. Elle les rattrapa finalement, dans un parc où le cheval fou avait finalement fait halte. Le garçon qui accompagnait le grand roux semblait au bord de la mort ; haletant comme s'il avait retenu sa respiration pendant des années. Et Silas lui racontait quelque chose. Elle n'avait pas besoin d'entendre ce que ces deux-là se disaient alors, comme à son habitude, la jeune fille alla droit au but.
– Où sont passé les autres ?
– Les autres ? demanda Silas en fronçant les sourcils comme s'il ne voyait absolument pas de qui elle pouvait bien parler.
– L'équipage, idiot.
– Je t'ai déjà dit tout à l'heure que j'en savais rien. il souffla du nez et lança un regard au garçon qui n'avait pas bougé d'un pouce.
– Qu'est-ce que tu veux, toi ? De l'argent ? il sursauta quand la jeune fille s'adressa à lui et secoua vivement la tête.
– N-non ! C'est juste que.. commença-t-il avant de se faire couper par le grand rouquin.
– J'lui ai proposé une place à bord !
– Quoi ? Sans en parler au capitaine ?
– Oh ça va, arrête de faire ça.
– Et qu'est-ce que je fais, Silas ? il la pointa du doigt, désignant toute sa personne.
– Tu croises les bras, tu fronces les sourcils et tu plisses le nez. Tu es juste fâchée, pas de quoi en faire un plat. il ricana et se tourna vers son nouvel ami. Mais Isobel ne l'entendait pas de cette oreille. Elle attrapa Silas par le col de sa chemise malgré leur différence de taille conséquente et le força à plonger son regard dans le sien.
– Je te jure que je vais te jeter à un requin dès que j'en verrai un quand nous retrouverons l'équipage. Enfin, si nous retrouvons l'équipage.
– T'inquiète pas ! Ils doivent pas être partis bien loin. Y'a pas de vent aujourd'hui, ils sont encore dans le coin !
– Il y a intérêt à ce que tu aies raison. Sinon... elle glissa lentement son pouce sur sa gorge et tourna le dos, repartant vers les quais. Derrière elle, les pas de Silas et son nouvel ami ne tardèrent pas à résonner. Au moins, ils la suivaient sagement cette fois.
Sur le chemin, elle dût s'excuser pour les dégâts causés par l'animal fou et aida quelque commerçants à remettre leurs échoppes en ordre. Et quand le trio arriva enfin au port, la matinée était déjà bien entamée.
– Vous deux, allez chercher le capitaine, je me charge des autres et de l'Alouette.
– On fait quoi du cheval ? demanda Silas en se tournant vers son nouveau meilleur ami. Le plus petit haussa les épaules et balbutia une réponse incompréhensible pour Isobel qui fronça les sourcils, agacée.
– On pourrait le vendre ? proposa le nabot, s'adressant directement à elle.
– C'est ton cheval, tu en fais c'que tu veux, petit. Débrouillez-vous avec ça mais on se rejoint ici à midi au plus tard. Compris ? elle planta ses prunelles vertes directement dans le bleu des yeux de Silas. Ce dernier hocha lentement la tête et recula, laissant Isobel passer.
La jeune fille partit sans se retourner, bien décidée à retrouver le reste de l'équipage. Ces idiots ne pouvaient pas être allés bien loin. C'était une bande de soûlards, ils devaient sûrement être en train de décuver dans quelque pub miteux. Maintenant, ne restait plus qu'à découvrir dans lequel ses compagnons se terraient. Elle se dirigea donc en direction d'un établissement de bas étage et poussa la porte. Dans un grincement terrible, elle entra dans l'établissement. Un rapide coup d'œil lui suffit pour repérer la silhouette imposante de Salomon, dormant sur une table au fond de la pièce. Par chance, Aaron et Edward étaient là aussi. Elle se dirigea directement vers le géant et attrapa la chope devant lui ; il restait un fond de liquide. Elle ne se dit pas prier pour le lui vider sur la tête, faisant sursauter le pirate qui se leva en une fraction de secondes, cherchant vainement son sabre.
– Par terre, idiot.
– Bell ? marmonna Salomon en ramassant l'objet tranchant qui reposait au sol comme un vulgaire balais.
– Réveille les autres et venez m'aider à trouver le reste de l'équipage. L'Alouette est plus au port. malgré sa présence colossale et leur grande différence d'âge, le pirate obéit sans sourciller à la jeune fille et quelques minutes plus tard il la rejoignait à l'extérieur avec les deux autres.
– J'ai envoyé Silas chercher le capitaine, notre mission c'est de mettre la main sur le bateau. expliqua brièvement Isobel.
– J'sais où sont allés Orvyn, Erik et Magnus ! J'te les ramène, Bell ! s'exclama Aaron avant de partir en clopinant.
– Al' et Al' sont sûrement allés dans un bordel, on a qu'à en faire le tour. proposa Edward en se frottant les yeux, encore endormis.
– Bien, je m'occupe de mettre la main sur Nicholas. Rendez-vous ici à midi. ils acquiescèrent et s'en allèrent.
Malgré leur incompétence à rester sobres quand ils mettaient le pied à terre et leur attitude quelque fois sexiste et dégradante pour son image, Isobel considérait ces hommes comme sa famille. Et elle était heureuse de savoir que, la plupart du temps, elle pouvait compter sur eux. Elle avait réussi à se faire une place respectée dans leur petit cercle. La plupart des matelots avaient l'esprit rempli de préjugés sur les femmes et de superstitions. Pourtant elle connaissait des tonnes de femmes qui étaient de meilleures navigatrices que la plupart des hommes. Et même si la plupart n'atteignaient que rarement des postes importants, elle se réconfortaient en pensant à l'équipage de La Sevilla, un brick entièrement contrôlé par des femmes et dont Sirena, une ancienne connaissance, était le capitaine. C'était son rêve à elle aussi. Même si elle aimait ses camarades, elle voulait acheter son propre bateau et engager des filles qui, comme elle, avaient un rêve ou un but à atteindre. Parfois la nuit, quand elle était de garde sur le nid de poule, elle pensait aux différents noms que pourrait porter son navire. Et à quoi ressemblerait son pavillon. Il lui faudrait quelque chose de marquant. Un symbole qui serait vite connu dans le monde entier. Elle serait peut-être même encore plus populaire que Sirena et La Sevilla. Pas qu'elle veuille se vanter mais, elle ferait un bien meilleur capitaine que cette lunatique aux cheveux rouges. Ça, elle en était absolument certaine.
Ce n'était pas sa faute. Du moins, pas tout le temps. Mais c'était plus fort que lui. Il n'arrivait pas à s'en empêcher. Isobel l'avait souvent prévenu mais il ne l'écoutait jamais. Et il finissait toujours pas se retrouver à nouveau dans une bagarre. Et celle-là ne faisait pas exception. Mais pour sa défense, il venait à peine de se réveiller quand La Teigne lui était tombé dessus. Avec son œil de verre et ses dents pourries il l'avait attrapé par le col de la chemise et lui avait donné trois claques. C'est ce qui l'avait réveillé. Et mis en rogne.
– Qu'est-ce que tu m'veux ? grogna-t-il en se remettant sur pieds. Il était courbaturé de partout ; normal vu qu'il avait dormi sur des caisses à pommes à défaut de trouver quelque chose de plus confortable et moins cher.
– Ta vilaine gueule me criait de te frapper. il ricana, fier de ce qu'il venait de dire.
– C'est l'excuse la plus stupide qu'on m'ait jamais sortie. Ça m'donne même pas envie de riposter. Aller, dégage de là. il tenta de le dépasser mais le teigneux ne l'entendait pas de cette oreille. Il l'attrapa par l'épaule et la serra.
– J'en ai pas fini avec toi, Leroux ! et il leva le bras pour le frapper. Mais le problème avec La Teigne, c'est qu'il était lent. Terriblement lent. Silas n'avait pas sa force mais sa taille et sa légèreté lui permettait d'esquiver les coups avec une facilité déconcertante. Il était tellement doué pour ça que souvent on le surnommait "la danseuse". Ce qui avait pour conséquence de l'énerver encore plus. Et il se mettait à frapper. Des coups rapides, précis. Il lui manquait la puissance mais il compensait avec la vitesse. Plusieurs coups enchaînés au final équivalaient à un seul coup fort. Et malgré leurs nombreuses bagarres, son assaillant ne semblait pas encore avoir compris comment le battre.
– Pourquoi tu t'obstines ? demanda Silas en contrant une droite, envoyant un coup de pied dans l'estomac de l'autre.
– Je tente ma chance ! Qui sait quand nous nous reverrons ! il ricana et se lança une fois encore sur le rouquin qui esquiva en soupirant. Il s'apprêtait à rétorquer quand la voix rauque d'Isobel le déconcentra. Il évita de justesse un crochet de la droite.
– Silas, arrête de faire l'idiot et dis-moi où se trouve le capitaine. ordonna-t-elle d'une voix froide.
– J'en sais rien. J'suis occupé ! il grogna et fondit à nouveau sur la Teigne qui ricanait grassement. Ce garçon avait vraiment un sérieux problème. Il était sur le point de le mettre K.O. quand un magnifique étalon les sépara. C'était une bête de sang pur, ça se voyait à son pelage et sa crinière. Un garçon, dix fois plus petit que lui si ce n'est plus, courait derrière l'animal. Oubliant la Teigne, Isobel et la bagarre, il se mit lui aussi à courir pour aider le tout petit garçon.
– Eh ! Attends ! Je vais t'aider ! lui cria-t-il en le rattrapant, très rapidement grâce à ses jambes élancées. Le concerné lui lança un regard perspicace et accéléra. Peut-être pensait-il que c'était une ruse pour lui voler son cheval ?
Au bout de quelques minutes néanmoins, Silas parvint à attraper les rênes, guidant le maître et l'animal jusqu'à un parc, un peu plus loin. Le tout petit homme haletait comme s'il n'avait jamais couru de sa vie. Appuyé sur ses genoux, pantelant, il donna l'occasion au rouquin de l'observer un peu plus en détails. Mise à part sa petite taille, sûrement pas plus d'un mètre cinquante, le garçon arborait une coupe de cheveux vraiment étonnante. Un mélange de court et de long, un peu comme s'il s'était fait couper les cheveux dans le noir. Ses habits étaient propres, ses bottes cirées et sa chemise repassée. C'était rare de croiser quelqu'un avec une coupe de cheveux pareille et des vêtements aussi soignés dans le coin. Et puis il y avait ces drôles de tâches qui parsemaient son visage et sa main droite.
– Merci beaucoup. Pour le cheval. Et je suis vraiment désolé ! sa voix, un peu aiguë pour un garçon, le sortit de ses pensées. Devant lui, le petit gars faisait une sorte de courbette forcée. Quel étrange phénomène ! On aurait cru qu'il sortait tout droit d'une foire.
– Ne t'inquiète pas pour ça ! Au fait, moi c'est Silas. Et toi ? il lui tendit sa grande main et lui offrit un sourire qui se voulait chaleureux.
– Euh Lark. Lark Fokke.
– Et bien enchanté Lark. Mais dis-moi, qu'est-ce qu'un aussi petit gars comme toi fais tout seul avec un cheval dans ce coin de la ville ?
– Je... Je m'enfuis.
– Oh. Sympa. Tu veux venir avec moi ? Je suis un pir...
– Où sont passé les autres ? le coupa Isobel. Elle avait l'air furieuse et était complètement décoiffée. Ses yeux petits yeux verts lançaient des éclairs.
– Les autres ?
– L'équipage, Yúchǔn. quand elle était énervée, les mots chinois sortaient tous seuls de sa bouche. Même elle ne se rendait pas compte qu'elle ne parlait plus anglais. Comprenant tout de même qu'elle n'hésiterait pas à le tuer s'il ne lui donnait pas une vraie réponse, Silas radoucit sa voix et se voûta un peu pour réduire la différence de taille qu'il y avait entre eux.
– Je t'ai déjà dit tout à l'heure que j'en savais rien, Bell.
– Je ne te crois pas. Et qu'est-ce que tu veux, toi ? De l'argent ? son nouvel ami sursauta et fixa Isobel comme un petit animal effrayé.
– N-non ! C'est juste que... commença-t-il avant de se faire couper par le grand rouquin.
– J'lui ai proposé une place à bord !
– Quoi ? Sans en parler au capitaine ? cette fois, c'en était fini de lui. Pourtant il se redressa légèrement et prit son air le plus nonchalant possible.
– Oh ça va, arrête de faire ça.
– Et qu'est-ce que je fais, Silas ? il la pointa du doigt, désignant toute sa personne.
– Tu croises les bras, tu fronces les sourcils et tu plisses le nez. Tu es juste fâchée, pas de quoi en faire un plat. Hurle un coup et ensuite partons à la recherche des autres ! il rit doucement et se tourna vers le tout petit gars pour voir s'il riait aussi. Mais Isobel ne l'entendait pas de cette oreille. Elle l'attrapa par le col de sa chemise malgré le fait qu'il mesurait une bonne trentaine de centimètres de plus qu'elle et fronça tellement ses sourcils qu'il était presque sûr qu'elle avait dû s'entraîner devant son miroir pour arriver à ce résultat.
– Je te jure que je vais te jeter à un requin dès que j'en verrai un, quand nous retrouverons l'équipage. Enfin, si nous retrouvons l'équipage.
– T'inquiète pas ! Ils doivent pas être partis bien loin. Y'a pas de vent aujourd'hui, ils sont encore dans le coin !
– Il y a intérêt à ce que tu aies raison. Sinon... elle glissa lentement son pouce sur sa gorge et tourna le dos, repartant vers les quais. Silas roula des yeux et vit qu'il avait réussi à faire apparaître un sourire sur le visage de Lark. Fier de ce succès, il emboîta joyeusement le pas à la tortionnaire qui lui servait d'amie.
Dans ses bons jours, Isobel était une fille très agréable à vivre. Elle ne criait pas tout le temps et ne lançait pas des tonnes de jurons incompréhensibles dans sa langue natale.Et parfois même, elle se mettait à sourire. Ce n'était pas quelque chose d'énorme, juste un léger rehaussement des commissures de ses lèvres. Mais c'était déjà mieux que rien. Sauf que ce n'était pas un bon jour et l'humeur de son amie était meurtrière. C'était dommage que Lark la rencontre à ce moment-là. Il se ferait sûrement une mauvaise image d'elle.Parce qu'à part sa beauté, quand elle agissait comme ça, Isobel avait plus l'air d'un chien enragé que d'une jeune fille. Silas se disait toujours qu'il faudrait lui trouver un homme pour adoucir son cœur. Mais tout ceux qu'il lui faisait rencontrer partaient en courant. Il baissa les yeux vers Lark mais ce n'était pas du tout le style d'Isobel. Déjà, le tout petit gars n'était pas bavard pour un sou. Il gardait le nez pointé vers le sol et repoussait sans cesse sa mèche pour qu'elle couvre son visage. Ensuite, il semblait déjà terrifié par elle alors qu'ils ne se connaissaient même pas depuis une journée ! C'était peine perdue.
Isobel leur ordonna d'aller chercher le capitaine de l'Alouette, Georges. Puis elle était partie retrouver les autres membres de l'équipe et, le plus important, leur navire. Silas ne comprenait pas vraiment cette histoire de disparition mais bon, s'ils voulaient repartir il leur faudrait bien retrouver l'Alouette.
Dans le genre bateau pirates, très peu de navires pouvaient faire face à l'Alouette. En fait, l'unique brick qui était plus rapide que l'Alouette était La Sevilla, l'immense propriété de Sirena. Ils s'étaient déjà frottés à elle et Silas n'en gardait que des mauvais souvenirs. Mais son bateau... C'était une œuvre d'art. Plus grand qu'un brick normal mais deux fois plus rapides, La Sevilla était dotée de voiles étranges et l'on disait que son capitaine avait enchanté des sirènes pour qu'elles l'aident à devenir le meilleur pirate de tous les temps. Et cela était sûrement vrai parce qu'à vingt ans seulement, Sirena était l'une des brigands les plus craints des océans. Elle avait élu domicile sur une île non loin du triangle des Bermudes et clamait là son empire. Et malgré tout ça, Silas la détestait. Non pas par jalousie ou envie, bien qu'il aurait voulu avoir autant de renommée qu'elle, non. C'était à cause de son caractère de cochon.
Plus jeune que lui, plus vaillante aussi, elle ne manquait jamais une occasion pour lui rappeler d'où il venait. Parce que oui, au grand dam du rouquin, ils avaient un passé ensemble. Pas amoureux, loin de là. Ils avaient seulement grandis dans le même orphelinat sale et miteux dans un coin de Barcelone. Ils possédaient les même traits physiques marquants ; de nombreuses tâches de rousseurs, des cheveux roux presque rouges et une taille démesurée. Un mètre quatre-vingt-dix-neuf pour Silas et un mètre quatre-vingt-douze pour Sirena. Et quand ils s'étaient enfuis ensemble, à l'âge de dix ans, elle avait refusé de le suivre. Il ignorait ce qu'elle était devenue jusqu'à ce que l'un des marins avec qui il travaillait, sur le pont d'un navire français, parle d'une mystérieuse pirate aux cheveux plus rouges que le noyau du soleil. Elle ne s'appelait pas Sirena quand ils se connaissaient. Mais rien qu'une brève description lui avait suffit pour comprendre de qui il s'agissait. Il était donc parti à sa recherche. Et c'est à Londres qu'il l'avait retrouvée, après huit ans. Et il gardait toujours un souvenir amer de cette rencontre. L'égoïsme et le caractère lunatique de la jeune fille qu'il connaissait s'étaient empirés. Donnant naissance à un monstre de narcissisme. Et en plus, elle n'engageait que des femmes dans son équipage !
Mais maintenant, Silas n'y pensait plus. Si Sirena voulait parcourir les mers avec sa bande de copines, alors qu'elle le fasse ! Et si elle voulait piller des navires et libérer des esclaves, grand bien lui fasse. Mais il ne pouvait s'empêcher de grincer des dents quand on évoquait son nom ou celui de son merveilleux bateau magique. De toute manière, il préférait largement l'équipage de l'Alouette à celui de La Sevilla.
– Silas ? il tourna la tête vers Lark, se rappelant soudainement que ce n'était pas le moment de penser à cette sorcière de Sirena. Il fallait qu'ils retrouvent le bateau pour l'améliorer et mettre la pâté à La Sevilla.
– Oui ?
– Ces filles nous suivent depuis un moment... On dirait qu'elles veulent nous attaquer... souffla le petit gars en pointant discrètement trois personnes à quelques mètres d'eux.
– Putain. Cours petit ! s'exclama le rouquin en attrapant le bras de son nouvel ami.
À la base, tout ce qu'elle voulait c'était s'enfuir. Elle n'avait pas vraiment réfléchi à un plan, elle se disait juste qu'elle aviserait le moment venu. Mais quand il avait été temps et que son cheval s'était mit à galoper à travers les rues, Leigh avait compris qu'elle venait de faire sa première erreur de la journée. La seconde avait été d'accepter, un peu contre son gré, la proposition de ce louche garçon aux cheveux étrangement rouges. En fait, elle ne lui avait pas dit grand chose. Mais quand il s'était éloigné, en suivant la fille aux cheveux noirs et à l'air renfrogné, elle s'ajouta elle-même dans leur équation. Après tout, elle n'avait pas vraiment autre chose à faire et apparemment ils avaient un bateau. Ils pourraient la déposer sur une île lointaine où elle pourrait quitter son déguisement et reprendre une vie convenable. Et pour le moment, il lui suffisait seulement de suivre ces drôles de personnes jusqu'à leur bateau qui semblait avoir disparu.
D'abord, il y avait Silas, le géant bagarreur qui l'avait aidée. Il mesurait facilement quarante centimètres de plus qu'elle. Sur son visage hâlé, les tâches de rousseurs et les cicatrices semblaient mener un combat de longue date pour décider de qui prendrait le plus de place. Ses deux yeux verts, soulignés par de larges cernes marquées, brillaient d'une lueur qui lui rappelaient Philip. Et, pour couronner le tout, il était doté d'une coupe de cheveux catastrophique. Il devait être roux mais cela ressemblait beaucoup plus à du rouge qu'autre chose. C'était étrange. Mais il n'avait pas l'air méchant, même s'il se battait quand son cheval avait fui et qu'il semblait aimer tenir tête à son amie. Il avait un joli sourire et était gentil avec elle. Peut-être était-ce idiot mais Leigh avait décidé de lui faire confiance.
D'ailleurs, son amie était aussi détonante que lui. Mais dans un style bien différent. Ses longs cheveux noirs avaient été rapidement noués en tresses lâches et ses yeux bridés, verts eux aussi, dégageaient une émotion indescriptible. Un mélange d'inconnu et de familier. Elle était petite. Beaucoup plus petite que le géant, mais restait tout de même plus grande que Leigh. Ce que la jeune fille trouvait presque injuste. Sinon, son visage était doux. Extrêmement doux. Elle n'avait pas l'air d'un marin ou de quoi que ce soit d'autre. Si elle portait d'autres vêtements, n'importe qui aurait pu penser qu'il s'agissait d'une poupée qui venait de prendre vie. C'était une sensation singulière. Mais pas désagréable. Et sa voix, rauque et puissante faisait sortir son accent. Elle s'était exclamée au chinois, quelques minutes avant. Leigh avait reconnu la langue car un ami de son père possédait deux serviteurs asiatiques. Et même si elle était restée à Londres, entre et elle son ami, Leigh se sentait comme si elle avait déjà voyagé loin, très loin de chez elle et de son monde strict et autoritaire.
Sa troisième erreur se trouvait dans le fait de ne pas avoir couru assez vite. Parce que chez elle, l'exercice était réservé aux garçons, sa condition physique laissait franchement à désirer. Alors quand Silas lui avait dit de courir, elle n'avait pas réussi pas à garder le rythme. Au bout d'une centaine de mètres, ses pieds s'étaient pris dans un pavé et tout son corps fut brutalement projeté à terre. Le géant ne le remarqua que trop tard ; quand il se retourna, elle était déjà encerclée par les filles qui leur couraient après. Elles étaient trois. Chacune dotée d'une beauté à faire rougir une marquise et chacune pointant un sabre sur elle.
– J-je ne le connais pas ! s'exclama Leigh en essayant de se relever. Mais c'est là qu'une quatrième fille était arrivée. Enfonçant la pointe de sa botte dans ses côtes pour la forcer à rester à terre, elle ne pouvait pas voir son visage. Juste entendre le rire dans sa voix.
– Alors c'est ça, ton équipage Silas ? Pathétique.
– Laisse-le tranquille, Vida. Il n'a même pas encore rencontré le capitaine. le géant était revenu sur ses pas et s'avançait vers elles. Le poids disparu de son corps et Leigh se leva directement, allant se ranger aux côtés de Silas. La dernière arrivée était assurément la plus charmante des quatre. Avec ses cheveux blonds coupés au carré, ses yeux noisette et son sourire narquois elle montrait un air dangereux. Leigh ne savait pas ce que ces dangereuses filles armées leur voulaient mais elle était prête à tout leur donner. Rien que pour leurs beaux yeux.
– Normal, ton capitaine est avec Sirena. Et elle m'a personnellement demandé de t'amener jusqu'à elles.
– C'est votre bande de sorcières qui a volé l'Alouette ? s'énerva Silas en avançant un peu plus. Il devait vraiment beaucoup aimer son bateau...
– Nous ne somme pas des voleuses. Ni des sorcières. On emprunte et on rend. Contre une petite somme. Les affaires sont les affaires. Allez, viens. Et emmène ton chien avec si tu veux. elle leur tourna le dos et se mit à avancer. Sa démarche était légère, comme si elle flottait un tout petit peu en dessus du sol. Leigh était captivée par le mouvement de ses hanches.
– Tu devrais rester là, petit. Désolé. Mais Sirena est dangereuse. Ce serait bête que tu meures si jeune ! il lui tapota la tête et la jeune fille se dégagea de son contact.
– Nous avons sûrement le même âge, tu sais ?
– Quoi ? Non, je n'ai pas douze ans ! il rit un petit coup.
– Moi non plus, j'en ai dix-neuf. rétorqua-t-elle. Le rouquin la dévisagea, écartant ses yeux avec exagération avant de hausser les épaules et de se retourner.
– Alors tu fais c'que tu veux ! il souffla et partit à la suite de Vida et des trois autres filles.
La quatrième erreur de Leigh fut de leur emboîter le pas. Elle ne savait pas vraiment pourquoi elle l'avait fait. Sûrement qu'elle voulait voir ce bateau dont Silas semblait si fier et aussi... Elle ne voulait plus être seule. Surtout maintenant qu'ils avaient vendu son cheval. Peut-être, s'était dit la jeune fille, qu'elle pourrait devenir marin. Ces personnes avaient l'air gentilles et puis elle le demanderait seulement de l'emmener un peu plus loin. Ils pourraient la déposer sur la côte. Tout ce qu'elle voulait, c'était quitter Londres. Et un bateau serait plus pratique qu'un cheval !
Silas lui avait bien dit que Sirena pouvait se comporter de manière audacieuse, dans le mauvais sens du terme. Et qu'elle était frappée. Sur le chemin jusqu'au quai un peu retiré où ils allaient, il lui avait aussi expliqué que son équipage n'était composé que de femmes. Et qu'elles préféraient toutes les sirènes aux marins. Les sabres aux pistolets. Mais il ne l'avait pas prévenue que Sirena était sublime. Elle n'avait pas pu se préparer à ça. Ni à ces deux joyaux d'un bleu limpide qui brillaient, ni à ces cheveux d'un rouge vif éclatant qui tombaient en lourdes boucles jusqu'à la chute de ses reins. Et encore moins à ce sourire. Ses lèvres étaient pleines et pulpeuses. Son teint bronzé et son joli nez droit couvert de tâches de rousseurs. Elle ressemblait un peu à Silas. Mais une sorte de version améliorée de lui. Sans les dents cassées et l'air hagard. Non, Sirena était purement et simplement la plus belle femme que Leigh ait jamais pu voir. Et pourtant dans la même journée, elle en avait croisé plusieurs qui auraient pu rivaliser. Comme Isobel et sa pureté de porcelaine qui ferait rougir n'importe quelle poupée. Ou encore Vida et son charisme à couper le souffle. Sirena n'avait rien à envier aux deux autres. C'était plutôt l'inverse. Même sa voix était chaleureuse. Silas devait forcément se tromper, comment une femme pareille pourrait être frappée ? Et tout ce qui était dangereux chez elle, c'était son physique.
Elle se tenait sur le pont du bateau, un magnifique navire cela dit, une main sur la rambarde et l'autre sur son chapeau. Derrière elle, sûrement son équipage. Une bande de filles arborant toutes un air féroce ou des sourires moqueurs. Voire les deux. Sans mentir, elles terrifiaient un peu Leigh. Heureusement, Silas était là. Et Isobel aussi. Elle avait ramené une bande de pirates. Parce qu'apparemment c'est ce qu'ils étaient tous. Et sûrement elle aussi maintenant vu qu'elle avait décidé de les suivre. Mais c'était tout de même très impressionnant pour la jeune fille. C'était la première fois qu'elle se trouvait en présence de tant de personnes armées.
– Silas ! Isobel ! Vous êtes venus. Mais que vois-je, vous m'avez même amené un bébé chat ! J'apprécie grandement l'attention. elle était à peu près aussi grande que Silas et quand elle planta ses prunelles limpides dans celles de Leigh, cette dernière retint sa respiration, presque embarrassée de se retrouver face à elle.
– Qu'est-ce que tu nous veux ? grogna un gaillard tout en muscles qui arborait une jambe de bois et un cache-œil. Bien que Leigh était persuadée de l'avoir vu utiliser ses deux yeux juste avant.
– Moi ? Rien. Enfin, si. J'ai votre capitaine.
– Quoi ? le costaud fronça les sourcils et Sirena fit un léger coup de tête. Ses filles s'écartèrent pour laisser apparaître une autre femme, encore. Leigh ignorait que les femmes pouvaient être pirates. Mais celle retenue par Sirena était plus âgée, sûrement dans la quarantaine. Attachée à une chaise et bâillonnée, elle gardait néanmoins un sang froid exemplaire. Leigh aurait déjà tenté de sauter du bateau. Mais bon. C'était un pirate. Un capitaine qui plus est. Elle ne devait pas se comparer à elle.
– Relâche Georges ! s'exclama un homme en sortant du rang. Lui aussi devait avoir vers les quarante ans. Une barbe grisonnante avalait la moitié de son visage et d'épais sourcils s'occupaient du reste.
– Oh William, tu devrais me parler un peu poliment. Sois respectueux, vieillard. Je suis un capitaine, après tout. Et pas toi.
– Tu n'est qu'une pauvre enfant, Sirena. Une gamine avec des rêves de grandeurs.
– Dis simplement que tu es jaloux de ma renommée, será más fácil, William. son rire retentit dans les oreilles de Leigh. Elle ne comprenait pas vraiment ce qu'il se passait. Ni ce qu'elle venait de dire. De l'espagnol ? Incroyable. Et qui était ce William ? Se retrouvaient-ils fréquemment face à la jeune capitaine ? Elle aurait voulu poser la question mais le climat ne semblait pas vraiment... Propice aux interrogations. Alors elle se fit encore plus petite qu'elle ne l'était déjà.
– Tout ce que je veux, c'est votre carte. expliqua-t-elle en se tournant vers Isobel, qui était apparemment la navigatrice de l'Alouette, le fameux bateau de Silas.
– Notre carte ? Quelle carte ? demanda la concernée en levant les yeux vers Sirena.
– Bell. Tu sais très bien de quoi je veux parler. Et de pourquoi je la veux.
– Mais pourquoi maintenant ?
– L'alignement des planètes. C'est pour bientôt. Ce qui avait disparu des flots renaîtra. Para la vida eterna. Ma richesse et ma gloire rendront jaloux les plus grands rois. Mis hijas y yo nous serons enfin libres. Pour de vrai. Et vous, pauvres petits matelots détruits par la vie, usés par le temps... Je vous y enfermerai. Vous resterez là-bas jusqu'à ce que même vos os ne soient plus.
– C'est un mythe ! Tu sais comme moi qu'il n'y a que très peu de chance qu'elle existe.
– Mentirosa ! La Lemuria existe. Et mon équipage et moi allons la trouver. Reviens. Tu pourrais en faire partie, Bell. Tu n'as pas besoin de rester avec ces ratés. Et ce capitaine trop faible pour se défendre. Et pour vous protéger.
– Dans tes rêves, Rena. Tu as trahi ma confiance une fois, pas deux. Je te donne la carte mais d'abord tu vas libérer Georges. Quand elle sera à nos côtés, je déposerai le parchemin sur le sol.
– Tu me prends à ce point pour une idiote ?
– Je n'oserai pas, Gōngzhǔ. soutenant le regard que lui lançait Isobel, la capitaine secoua la main et Vida défit les liens qui retenaient Georges. Elle attrapa la chaise et la balança plus loin, sur le pont. L'objet en bois s'éclata dans un fracas terrible et Leigh aurait pu jurer qu'elle avait vu un marin, ou plutôt un pirate, sursauter. La femme, le regard sombre et les cheveux blancs, se débarrassa de son bâillon et n'attendit pas plus longtemps pour descendre du bateau et rejoindre son équipage. Elle marchait la tête haute, le dos droit et le regard fixé sur sa troupe.
– Voilà, tu as récupéré tu mamá ! Donne-moi cette carte, ahora. ordonna Sirena, penchée par dessus la rambarde. Isobel fouilla à l'intérieur de sa chemise et en sortit un rouleau poussiéreux. Comment faisait-elle pour garder ça dans ses vêtements et être quand même à l'aise ? C'était sûrement un truc de pirate. Comme tout le reste d'ailleurs. La noiraude déposa la carte à terre et leva le bras.
Ce devait être le signal car, directement après, Silas attrapa Leigh par l'épaule et l'entraîna à sa suite. Ils couraient à nouveau. Mais au moins, il l'avait prise avec lui cette fois-ci.
– Où allons-nous ? lui demanda la jeune fille tandis qu'ils se déplaçait rapidement entre la rocaille.
– Tu vas enfin rencontrer l'Alouette ! répondit simplement Silas en accélérant un peu. Isobel avait sûrement donné une fausse carte à Sirena. Ce devait être pour cela qu'ils couraient. Ou alors, courir était juste une activité de pirates. Peut-être que Leigh pourrait tout leur avouer. Qu'elle était une fille, pas une orpheline, pas un pirate. Qu'elle détestait courir et voulait éviter de mourir. Mais encore une fois, le moment semblait être mal choisi. Elle décida donc qu'elle avouerait tout quand ils seraient sur ce fameux navire. En sécurité, loin de la plus belle fille de la planète et de son équipage de rêve.
Après avoir retrouvé tous les bras cassés qui lui servaient d'amis, Isobel s'était rendue compte qu'on les suivait. Depuis un certain moment déjà. Sans peine, elle avait reconnu l'équipage de La Sevilla ; Claes, James et Rachel. Elle fut surprise de constater qu'Alvilda, la seconde de Sirena, ne se trouvait pas avec elles.
– Où est passée Vida ? Encore en train de persécuter des enfants ? Ou alors d'égorger un mignon petit chat ?
– Non. Elle s'occupe de l'idiot aux cheveux rouges. répliqua Claes avec un certain agacement. Elle ne gardait certainement pas un bon souvenir de sa dernière rencontre avec la noiraude. En même temps, Isobel la comprenait. Ce n'était jamais agréable de se prendre un seau d'eau bouillante en plein visage. La marque qui s'étendait la racine de ses cheveux jusqu'à sa mâchoire en était d'ailleurs la preuve. Mais bon, toutes les filles de La Sevilla la détestait, alors une de plus ou de moins, cela ne changeait rien pour Isobel.
– Toujours énervée par mon cadeau d'adieu ? Oh Claes, tu devrais te refroidir un peu...
– C'est toi que je vais refroidir si tu continues à te moquer de nous. grogna James, la petite amie de la première et aussi son chien de garde. Isobel roula des yeux et accepta de les suivre. Elle se doutait bien que si Sirena envoyait sa garde pour les chercher c'est qu'elle était la voleuse de l'Alouette. Après tout, la jeune fille n'était même pas étonnée. Cela ressemblait bien aux agissement de la pirate. Elle volait toujours tout et n'acceptait de rendre ses nouvelles possessions qu'en échange d'une somme d'argent, souvent colossale. C'était sa manière d'agir.
– Comment va Rena, depuis la dernière fois ? demanda poliment Isobel tandis qu'elle et ses amis se laissaient guider dans la ville.
– Pourquoi ça t'intéresse ? répondit James avec froideur. Toujours aussi agréable.
– Je sais pas, pour savoir. Est-ce que Vida s'est enfin jetée à l'eau ?
– Pourquoi Vida sauterait du pont ?
– C'est une manière de parler, Rachel. Tu sais, une expression.
– Ah. Et qu'est-ce que ça veut dire ?
– Est-ce que Rena sait qu'elle est folle amoureuse d'elle ? les trois pirates se tournèrent vers elle, lui lançant des regards assassins. Isobel dû réprimer un rire à cause de leur parfaite synchronisation.
– Alors quoi ? Elle s'est faite remballer ?
– Ne joue pas à la plus idiote, Isobel. Tu sais très bien ce qu'il en est.
– Ça va bientôt faire deux ans. Elle n'est toujours pas passée à autre chose ?
– Non. Bien sûr que non. Pourquoi poses-tu la question ? Tu es au courant.
– Je ne vois pas de quoi vous parlez...
– Le capitaine ne peut pas t'oublier ! Et on ne pourra jamais te pardonner ce que tu as fait. s'énerva James en se retournant une nouvelle fois, plus brusquement. Elle avait empoignée la noiraude par le col de la chemise et la fixait dans le blanc des yeux.
– Du calme, Jazz. Elle ne vaut pas la peine que tu gâches ton énergie pour elle. Si Rena la voulait morte, elle nous l'aurait dit. la jolie brune au visage brûlé posa une main sur l'épaule de sa compagne et la força à reposer Isobel à terre. Cette dernière savait bien qu'elle n'aurait pas dû les quitter comme elle l'avait fait. Mais elles ne pouvaient pas comprendre qu'on ne lui avait pas laissé le choix.
– Bon, emmenez-moi voir Rena avant que l'une de vous fasse quelque chose de vraiment, vraiment, regrettable. J'ai encore d'autres tours en stock. Si tu veux Claes, je peux te repeindre l'autre moitié du visage. elle leur offrit un sourire narquois et se remit à avancer, la tête haute. Elle savait très bien où elles l'emmenaient.
Avant d'intégrer l'équipage de l'Alouette, Isobel avait navigué durant deux ans avec Sirena. Elle était sa seconde, sa meilleure amie et surtout, la source de tous leurs problèmes, sa fiancée. C'était déjà quelque chose de stupide que de tomber amoureux en étant pirate. Alors vouloir épouser une autre pirate ? Il s'agissait certainement de la chose la plus idiote qu'elle avait jamais faite. Mais elle ne pouvait pas se contrôler quand la rouquine se trouvait dans les parages. Leur attirance mutuelle les rendaient folles. Elles s'aimaient à s'en consumer. Et c'est ce qui arriva. Un soir, Isobel prit la décision de quitter La Sevilla. C'était abrupt, inattendu. Une rixe éclata entre elle et le reste de l'équipage. Elle brûla le visage de Claes, arracha un bout de l'oreille d'Alvilda, découpa trois doigts à James, détruisit la moitié du bateau et s'en alla. En dérobant le cœur du plus impétueux des pirates avec elle.
Depuis cet incident, elle évitait soigneusement de se retrouver face à Sirena et sa bande. Cela arrivait, à quelques rares occasions. Mais Silas se trouvait toujours là pour parler à sa place et la défendre. Elle savait qu'elle était en tort mais comment l'admettre après tant de temps ? C'était impensable. Sa fierté l'en empêchait. Alors elle laissait couler, provoquant ses anciennes camarades d'armes et jouant avec leurs sentiments. Elle savait bien que c'était mal, qu'elles ne le méritaient pas. Mais elle s'en tenait à l'image qu'elle s'était construite.
Elle pensait pouvoir garder la face devant Sirena comme elle le faisait si bien avec les autres. Mais c'était bien plus compliqué. Elles partageaient tant de choses à l'époque... Alors quand ils rejoignirent le quai où était amarrée La Sevilla, son cœur rata un battement. Bien sûr que ses sentiments pour la rouquine n'avaient pas disparus. C'était quelque chose d'indélébile. Mais elle ne s'attendait pas à ça.
Sirena se tenait sur le pont de son bateau, l'œil brillant et le dos droit. Ça se passait toujours comme avec elle ; son aura explosait autour d'elle, la rendant presque divine. Même Georges, qui possédait un caractère similaire au sien n'était pas aussi étouffante.
– Isobel. sa voix la fit frémir. Elle se remémora toutes les fois où elle lui avait susurré son prénom dans le noir. C'était trop.
– Bonjour. répondit froidement la noiraude, incapable de dire plus.
– Alors quoi, tu as perdu ta langue ? On te l'a volée ? elle fronça les sourcils. Ses parfaits sourcils roux. Et le sourire qu'elle lui adressa la rendit folle. C'était trop douloureux. Heureusement pour elle, l'arrivée de Silas et son nouveau meilleur ami la sauva. La rouquine fit comme si de rien n'était et la salua une nouvelle fois.
– Silas ! Isobel ! Vous êtes venus. Mais que vois-je, vous m'avez même amené un bébé chat ! J'apprécie grandement l'attention. une nouvelle fois, Isobel faillit perdre la face. Elle devait se ressaisir de toute urgence.
– Qu'est-ce que tu nous veux ? grogna Salomon, le géant à sa droite. Sirena glissa son regard sur lui et haussa nonchalamment les épaules.
– Moi ? Rien. Enfin, si. J'ai votre capitaine.
– Quoi ? le costaud fronça les sourcils et Sirena fit un léger coup de tête. Les filles s'écartèrent et Georges apparut. Elle était attachée à une chaise et bâillonnée. La colère enfla en Isobel ; l'humilier elle, Silas ou le reste de l'équipage passait encore. Mais s'en prendre à Georges, c'était dépasser les bornes. Et Sirena le savait très bien.
– Relâche Georges ! s'exclama le second de l'Alouette, la voix tremblante de rage.
– Oh William, tu devrais me parler un peu poliment. Sois respectueux, vieillard. Je suis un capitaine, après tout. Et pas toi.
– Tu n'est qu'une pauvre enfant, Sirena. Une gamine avec des rêves de grandeurs.
– Dis simplement que tu es jaloux de ma renommée, será más fácil, William. elle aimait faire ça, mélanger l'espagnol à l'anglais. Elle n'était pas comme Silas, honteux de ses origines. Oui, elle avait changé de prénom. Oui, elle était née sans mère ni père. Mais l'Espagne était sa patrie. Et comme Isobel, elle maniait sa langue avec habileté. Pourtant, la noiraude savait très bien que quand elle se mettait à parler espagnol, c'est que Sirena était contrariée. Ou alors dépassée. Ce qui n'avait pas lieu d'être pour le moment.
– Tout ce que je veux, c'est votre carte. expliqua-t-elle finalement en se tournant vers l'asiatique qui leva le regard vers elle. Furieuse, les derniers souvenirs de leur relation s'étaient enfouis dans sa mémoire.
– Notre carte ? Quelle carte ?
– Bell. Tu sais très bien de quoi je veux parler. Et de pourquoi je la veux.
– Mais pourquoi maintenant ? elle ne comprenait pas.
– L'alignement des planètes. C'est pour bientôt. Ce qui avait disparu des flots renaîtra. Para la vida eterna. Ma richesse et ma gloire rendront jaloux les plus grands rois. Mis hijas y yo nous serons enfin libres. Pour de vrai. Et vous, pauvres petits matelots détruits par la vie, usés par le temps... Je vous y enfermerai. Vous resterez là-bas jusqu'à ce que même vos os ne soient plus.
– C'est un mythe ! Tu sais comme moi qu'il n'y a que très peu de chance qu'elle existe. s'énerva Isobel, désormais elle ne pouvait plus contenir ses sentiments. Pourquoi lui parlait-elle de ça maintenant ? Bien sûr qu'elle savait de quoi elle parlait, c'était leur rêve. Trouvez la Lemuria et devenir riches, ensemble. Mais ça avait prit fin avec leur histoire. Enfin, c'est ce qu'elle pensait. Pourquoi s'acharner ?
– Mentirosa ! La Lemuria existe. Et mon équipage et moi allons la trouver. Reviens. Tu pourrais en faire partie, Bell. Tu n'as pas besoin de rester avec ces ratés. Et ce capitaine trop faible pour se défendre. Et pour vous protéger.
– Dans tes rêves, Rena. Tu as trahi ma confiance une fois, pas deux. Je te donne la carte mais d'abord tu vas libérer Georges. Quand elle sera à nos côtés, je déposerai le parchemin sur le sol.
– Tu me prends à ce point pour une idiote ?
– Je n'oserai pas, Gōngzhǔ. finalement, tout en soutenant son regard Sirena secoua la main. Alvilda défit les liens qui retenaient Georges et balança la chaise plus loin. C'était bien elle ça : de la violence. Comme si elle ne savait pas faire autrement. Georges, le regard plus sombre que d'habitude descendit rapidement et rejoignit son équipage.
– Voilà, tu as récupéré tu mamá ! Donne-moi cette carte, ahora. ordonna Sirena, penchée par dessus la rambarde. Isobel soutint son regard et sortit délicatement un rouleau de parchemin de l'intérieur de sa chemise. Elle le déposa à terre, recula d'un pas et leva le bras en l'air. Il n'en fallut pas plus aux autres pour détaler comme des lapins, bousculant les jeunes filles qui se trouvaient encore à leurs côtés. Ils ne fuyaient pas, ils rejoignaient leur navire. Car désormais, une course contre la montre était lancée.
La carte n'était pas fausse ; Isobel n'aurait pas pu berner l'œil avisé de son ancienne amante. Mais elle ne pouvait pas non plus la lui laisser aussi facilement. Avant qu'Alvilda ne l'ait atteinte, elle la reprit furtivement et en déchira tout un pan. Elle lui avait promis la carte, mais pas forcément entière.
– Repose ça tout de suite, stodder. grogna la blonde, menaçante. Elle lui avait toujours fait peur mais depuis la mutinerie, elle était dix fois plus imposante.
– Désolée, Vida. Mais je ne peux pas vous laisser faire ça. la jeune fille esquiva le sabre rutilant de son adversaire et roula sur le côté jusqu'aux pieds de James. Celle-ci l'attrapa par le col de sa chemise et la souleva avant de la balancer à terre. Le souffle coupé, Isobel réussit néanmoins à se redresser. Les autres étaient déjà tous retournés à l'Alouette. Il ne restait plus qu'elle et cette bande de filles qui souhaitaient toutes sa mort. Plutôt rassurant.
– Écoutez les filles, je fais ça pour votre bien. Chercher la Lemuria c'est du suicide. Demandez-lui vous-mêmes. commença-t-elle avant de se faire frapper une nouvelle fois par Claes, retombant sur les pavés humides.
La brune était certainement la plus tempérée de toutes mais aussi celle qui avait le plus de raisons de lui en vouloir. Maintenant qu'elle prenait le temps de l'observer, Isobel remarqua que la brûlure n'avait pas atteint que sa peau. Son sourcil gauche et la racine de ses cheveux étaient blancs, contrastant fortement avec le brun chocolat de ses cheveux. Son œil, autrefois bleu était recouvert d'un cache-oeil en cuir, certainement un cadeau de Rena. Et ce n'était pas difficile d'entendre comme les mots prenaient leur temps pour sortir de sa bouche. Elle l'avait détruite, elle s'en voulait. Mais elle y avait été contrainte. Si elle n'avait pas quitté La Sevilla, qui aurait pu savoir ce qui leur serait arrivé ? Claes était douce et attentionnée pour une pirate. Bien sûr, elle n'hésitait jamais à prendre part à une attaque mais elle ne méritait pas ça.
– Je suis désolée, d'accord. Voilà. Je l'ai dit. Je suis désolée et je m'en veux de ce que je vous ai fait. Mais ce n'est pas ma faute.
– Tu mens. Tu continues de mentir. Comme toujours. s'énerva James en pointant son pistolet sur elle. Un beau modèle qui faisait sa fierté à l'époque où elle traînait encore dans les bars pour piller les soûlards. Maintenant, c'était une fille bien. A qui il manquait trois doigts par la faute d'une chinoise idiote.
– Je vous promets que mes excuses sont sincères.
– Personne ne te croit plus, Isobel. la voix de Sirena s'éleva au dessus des autres. Les jeunes pirates s'écartèrent pour la laisser passer. Elle tendit sa main à la noiraude pour l'aider à se relever mais celle-ci préféra se débrouiller seule.
– Pourquoi tu ne leur as pas dit ?
– Il n'y a pas de raisons qu'elles sachent. les mots jonglaient sur ses lèvres, ils glissaient sur sa langue avec une aisance incroyable. Isobel avait toujours envié son éloquence. Et maintenant plus que jamais. Elle s'était à nouveau rapprochée, leurs visages se frôlaient presque à présent.
– Je dois y aller. Je dois retourner voir mon équipage.
– C'était nous, ton équipage. Vas-tu les quitter comme tu l'as fait auparavant ? Vas-tu les marquer à vie de ton passage ? Si c'est le cas, profites-en pour couper la langue à William, il est insupportable. en disant cela, la rouquine avait prit sa main dans la sienne, la serrant légèrement. Elles savaient toutes les deux ce que cela signifiait.
– Laisse-moi partir, Rena. elle ne pouvait plus que murmurer. Elles étaient trop proches. Finalement, Sirena relâcha son emprise et s'écarta un peu. Sans un mot, les autres l'imitèrent.
La jeune fille courut. Elle courut vite. Tellement vite que le vent lui brûlait le visage et que les larmes qui s'échappaient de ses yeux glissaient sur ses joues. Elle ne retourna pas directement à l'Alouette. Ils pourraient bien attendre. Au lieu de cela, elle se rendit en dehors de la ville. Le plus loin qu'elle put. Au fil du temps, elle avait bâti une réputation de dure, un cœur de pierre. Les gens la craignaient. Elle possédait ce regard féroce qu'ils redoutaient tous. Mais ils ignoraient que la vérité était toute autre ; Isobel était encore bien trop attachée à Sirena pour lui tenir tête de la sorte. Cela faisait mal. Voir ses anciennes amies comme ça. Lire la haine dans leurs regards. Comment leur faire comprendre qu'elle agissait dans leur intérêt. Elle était partie parce qu'on le lui avait ordonné. Il avait été décidé qu'elle devait quitter La Sevilla ou alors elle causerait la mort de toutes ces filles qu'elle aimait tant. Alors Isobel obéit. Elle détruisit tout ce qu'elle possédait. Et c'est Georges qui la recueillit. Errante, perdue. Elle lui offrit une chance sans questionnement. Silas ignorait tout de la relation qu'elle avait eue avec Sirena et sa bande. Il pensait juste qu'elle avait tenté de les piller et que cela avait mal tourné. Il n'était pas très malin alors cette histoire suffisait. Parfois, il lui racontait leur enfance, à Barcelone. Leurs courses dans les rues, leurs rires, leurs pleurs. Il parlait de la manière dont elle agissait comme une grande sœur avec lui alors qu'elle était la plus jeune. Il se laissait aller jusqu'à confesser leurs rêves d'enfants avant d'ajouter à quel point elle était devenue détestable. Isobel aurait pu l'écouter ainsi pendant toute une vie. Peut-être même deux. Découvrir et redécouvrir cette Sirena qui lui était inconnue. Et admettre qu'elle lui manquait énormément.
Avoir une réputation était bien plus difficile qu'il n'y paraissait. Toujours devoir agir en conséquences, ne jamais baisser sa garde. Seul son équipage savait que Sirena n'était pas la guerrière impitoyable qu'on lui prêtait. Elle préférait laisser la violence pure à Alvilda et James, elles aimaient ça. Et pour être parfaitement honnête, le sang lui donnait un peu envie de vomir. Elle ne supportait difficilement la vue d'une personne en train de mourir. Et la pauvre jeune fille ignorait pourquoi tout le monde racontait à qui voulait l'entendre qu'elle était dangereuse. Bien sûr, c'était une pirate, elle se devait d'être impitoyable. Elle faisait des trucs de pirates comme piller des navires, boire de l'alcool et détrousser des hommes. Elle appréciait grandement humilier la gent masculine. C'était là son pêché mignon. Mais il était rare qu'elle les tue. Cela arrivait seulement si l'un de ces porcs osait s'en prendre à son équipage. Dans ce cas-là, elle devenait vraiment, vraiment, sans pitié. Mais cela n'avait dû arriver qu'une petite dizaine de fois. Pas de quoi fouetter un chat. S'ils arrivaient à se contrôler et rester courtois, il n'y avait pas de raisons pour elle de leur donner une bonne leçon.
Alors souvent, elle se demandait pourquoi tout le monde avait en tête cette image biaisée d'elle. Claes pensait que c'était à cause de sa beauté frappante. Alvilda avançait la thèse de l'aura écrasante. Et pour James, le seul problème était le manque d'apparitions en publique. Mais elle ne voulait pas se montrer en spectacle. Les autres pirates ne montaient pas de spectacles. Elle ne le ferait pas sous prétexte que son équipage était exclusivement féminin. Et puis, cela l'arrangeait. Rare étaient les impétueux idiots qui osaient venir se frotter à La Sevilla. Sa bande et elles pouvaient naviguer tranquillement sans que personne ne vienne les déranger. En fait les seuls qui ne capitulaient pas quand ils croisaient leur chemin étaient les bras cassés de l'Alouette. Bien qu'elle admirait Georges comme une idole, elle ne comprenait pas comment elle faisait pour diriger un équipage aussi médiocre. La moitié d'entre eux étaient des soûlards et l'autre des simplets. Et parmi eux se trouvaient Silas, celui qu'elle considérait jadis comme son frère, et Isobel, son ancienne seconde et fiancée. Et l'un comme l'autre la détestaient désormais. C'était une coïncidence tellement surprenante que quand Alvilda le lui avait appris, elle n'avait pu s'empêcher d'éclater de rire. C'était nerveux.
Depuis qu'elle était née, dans une ruelle sombre et insalubre de Barcelone, sa vie avait été un enchaînement de tests plus sadiques les uns que les autres. D'abord, il y avait eu l'orphelinat. Les enfants qui se moquaient d'elle, les adultes qui la regardaient comme une nuisance. Puis la fuite avec Silas. Son abandon. Ils s'étaient promis de toujours rester ensemble et pourtant il l'avait laissée tomber à la première opportunité. Sa meilleure amie contre un bateau français ! Lui qui ne savait même pas nager. Elle s'était jurée de devenir meilleure marin que lui. Âgée de seulement neuf ans et chétive, personne ne voulait d'elle. Errant pendant des jours entiers dans les rues, c'est une prostitué qui la recueillie finalement. Trinidad s'occupa d'elle avec les autres filles du bordel. Elle la nourrit, lui donna un nouveau nom et lui apprit à se débrouiller seule. Vivant cachée sous un lit, elle passa les trois meilleures années de sa vie avant que des officiers anglais ne débarquent et les tuent toutes. C'est là qu'elle fût forcée de prendre la mer. Elle n'y connaissait rien en bateaux mais sa grande taille l'avantageait. Elle avait beaucoup grandit et la plupart des gens ne s'imaginaient pas qu'elle avait seulement douze ans. Elle se fit donc engager sur un petit navire marchand à défaut d'autre chose et le capitaine, un vieil homme bougon et sexiste lui enseigna tout ce qu'elle devait savoir. Ils prévoyaient de se rendre jusqu'en Inde. Mais leur épopée se termina dans une tempête à l'autre bout du monde. Le maigre radeau ne survit pas aux vagues fracassantes et Sirena cru mourir noyée. Ce fût sa rencontre avec Razia qui changea sa vie de manière drastique.
Malgré son prénom, un cadeau de Trinidad, la jeune fille avait depuis longtemps cessé de croire aux fables et contes de fées. Les sirènes en faisaient partie. Se faire sauver par l'une d'elle était bien la dernière chose à laquelle Sirena pouvait s'attendre. Mais cette femme, mi-poisson mi-humaine était belle et bien vivante. Devant ses yeux. Au début, elle avait cru à une hallucination. L'eau qui s'était accumulée dans ses poumons avait dû lui faire perdre la tête. Mais ce n'était pas ça. Razia l'emmena sur la berge et s'occupa d'elle jusqu'à celle qu'elle reprenne des forces. Elle était la figure maternelle dont la jeune adolescente avait toujours eu besoin. Elle était douce, prévenante et intelligente. A chaque pleine lune, elle pouvait troquer ses nageoires bleues resplendissantes de Betta Splendens contre une paire de jambes humaines. Elles passaient alors la nuit ensemble sur la côte. La sirène s'occupa de son éducation, lui parlant aussi bien de la flore et de la faune que des coutumes et langues humaines qu'elle avait pu observer au fil des années. A l'âge de quinze ans, Sirena savait parler cinq langues, manier le sabre et discuter de politique. Elle passait ses journées dans l'eau ou sur la plage. La nuit, elle se rendait dans la ville voisine pour y dérober des livres. Elle les ramenait toujours.
Et un jour, le chemin de Sirena croisa celui d'Alvilda. Elle débarqua au port à bord d'un navire étranger immense. Des chaînes entravaient les mouvements des personnes qui en descendirent, ne leur permettant pas de faire quoi que ce soit. Voulant mettre à profit son entraînement, la jeune rouquine libéra les esclaves. Habile et rapide, personne ne parvint à l'attraper. Trois d'entre elles la suivirent jusqu'à la crique où elle vivait. Alvilda la danoise, Claes la turque et Charlie l'irlandaise avaient été arrachées à leurs familles et emmenées de force comme présent pour le Sultan de la part de la reine d'Angleterre. Il ne fallut pas longtemps pour que Sirena leur face une confiance aveugle. Mais ce rapprochement inopiné l'éloigna de Razia qui craignait d'être découverte et tuée. Quand les adolescentes décidèrent de quitter l'Inde pour rentre en Europe, chez elles, Sirena dû se résoudre à lui dire adieu. Avant de la laisser partir, la sirène lui fit don d'un navire. Un Brick splendide aux voiles resplendissantes. Sirena ignorait où elle l'avait trouvé et comment elle avait fait pour récupérer un tel bateau mais elle lui promis d'en prendre soin.
Et maintenant, La Sevilla, nommée ainsi après son ancienne amante, voguait fièrement en direction de son plus grand rêve: la Lemuria. Un continent perdu qui, d'après les dires, ne réapparaitrait qu'une seule fois avant de sombrer à jamais dans le néant. Mais même si l'adrénaline et le vent lui fouettaient le visage, elle ne pouvait s'empêcher de penser à Isobel. Elle savait bien que leur relation se trouvait dans le passé. La jeune fille avait visiblement déjà tourné la page. Mais c'était dur. Parce qu'il ne se passait pas une journée sans qu'elle ne pense à elle. A comment elles étaient, avant. Cela énervait James et Alvilda qui n'arrivaient pas à lui pardonner. Leur haine pour Isobel semblait enfler de jour en jour, devenant toujours plus toxique et empoisonnante. Et Sirena savait bien qu'elle leur devait des excuses, des explications. Mais comment tout leur avouer après tant de temps ? Comment leur expliquer, avec trois ans de retard, que si Isobel avait agit de la sorte c'était pour toutes les protéger ? En y repensant, elle poussa un lourd soupir. La jolie blonde à ses côtés dans la cabine haussa les sourcils et se tourna vers elle.
– Qu'est-ce qu'il se passe, Rena ?
– Rien. Ne t'inquiète pas pour moi. D'ailleurs comment vont les filles ? Pas trop fatiguées ? elle fit réapparaître un sourire sur son visage, détendant immédiatement les traits inquiets d'Alvilda.
– Bien sûr que non ! Nous sommes à l'aube de la plus grande aventure de notre vie, comment voudrais-tu que nous soyons fatiguées ? la rouquine acquiesça en souriant.
Son équipage avait toujours été ainsi, dès le commencement. Téméraires, intrépides, courageuses. D'abord il y avait eu Alvilda, Claes et Charlie. Puis elles avaient rencontré Isobel juste après avoir quitté l'Inde. Puis les autres suivirent ; James, Elena, Rachel, Anne et Aria. Toutes venaient d'horizons différents. Toutes portaient dans leurs cœurs le poids de leur vécu. Mais maintenant, elles construisaient leur avenir ensemble. Et Sirena se fichait bien qu'Isobel soit partie. Elle s'inquiétait encore pour elle; de demandait si elle mangeait correctement et si son rythme de sommeil était convenable. Elle craignait souvent d'apprendre sa mort, au détour d'une discussion dans un pub miteux. Mais Isobel n'était pas comme ça. Elle savait se battre. Et Silas était là pour elle. Sirena lui faisait confiance. Même si son abandon lui laissait encore un goût amer dans la bouche, elle l'estimait. Il avait toujours aimé utiliser ses poings plus que sa tête. Lui et Isobel faisaient la pair. Un duo d'idiots pour qui elle nourrissait encore des sentiments profonds.
– Oh non Rena, je connais ce regard. Ne me dis pas que tu penses encore à elle. la voix rauque d'Alvilda gronda dans ses oreilles.
– C'est juste...
– Non, non, non. Ne recommence pas avec ça. Est-ce que tu as besoin de revoir le visage de Cla' ou la main de James ? Ou encore mon oreille ? Tu as tant besoin de ça de te souvenir de tout ce qu'elle nous a fait ?
– Vida, ce n'est pas ça. Je sais très bien que ce qu'elle a fait était mal. Mais je ne peux pas effacer tant de bons souvenirs d'un seul coup. Ça prend du temps. Et ça...
– Ne le dis pas. le ton d'Alvilda se fit menaçant mais la rouquine termina tout de même sa phrase.
– Ça fait mal.
– Tu sais ce qui fait vraiment mal, Rena ? C'est de te voir morfondre sur cette traîtresse. Encore et encore. Tu ne changes jamais de refrain !
– Ne parle pas d'elle comme ça. elle fronça les sourcils, signe qu'elle était énervée. Elle ne supportait pas qu'on dise du mal de la noiraude.
– Tu continues de la défendre hein ? Comme toujours. Isobel et Sirena contre le reste du monde. Sauf que la première a failli toutes nous tuer dans notre sommeil. Et que la deuxième est devenue une lavette.
– Si c'est ce que vous pensez toutes vraiment alors allez-vous en. s'exclama la capitaine en se retournant brusquement. Elle pointa la porte et planta ses prunelles vibrantes dans celles d'Alvilda.
– Tu es ma meilleure amie. Mais ce n'est pas pour autant que tu peux me manquer de respect. Je suis ton capitaine. Et je préfère que vous quittiez mon navire avant de vous rebeller. Maintenant sors de ma cabine avant que je ne t'explose quelque chose à la figure. la blonde n'attendit pas plus et sortit de la pièce en faisant claquer ses talons.
Une fois la porte refermée derrière elle, Sirena se laissa tomber sur son sofa. C'était plus un amas de mousse et de tissus déchirés qu'autre chose mais elle l'adorait et refusait de s'en séparer. Comme du drôle de bibelot qui se trouvait sur son étagère ou du tapis moisi au sol. Les filles lui répétaient sans cesse que cela ne servait à rien de tout garder. Mais elle était comme ça, incapable de se séparer de tout ce qui composait sa zone de confort. Il en allait de même pour ses sentiments. Isobel et Silas en faisaient partie. Alvilda aussi d'ailleurs, même si il lui arrivait d'être insupportable. Ils étaient sa famille, passée et présente.
– Capitaine ! s'exclama Rachel en faisant irruption dans sa cabine. Elle était la plus jeune à bord mais du haut de ses quinze ans elle s'en sortait plutôt bien. Avec ses longs cheveux blonds et ses grands yeux verts, on aurait pu facilement la prendre pour une de ces jolies filles de bonnes familles. Mais sa frimousse dégageait une toute autre impression d'elle.
– Qu'est-ce qu'il se passe ?
– O-on a pensé que vous aimeriez voir ça... elle la guida sur le pont où le reste de l'équipage était regroupé autour de quelque chose.
– Que faites-vous ? On est en plein mili— C'est quoi ça ? devant elles, étalée sur le bois humide se trouvait une femme. Ou plutôt, la moitié d'une femme.
Emmaillotée dans un filet, incapable de bouger, elle secouait frénétiquement sa queue de poisson. Elle était immense. Bien plus que celle de Razia. Et elle ne reconnaissait pas cette sorte de nageoires aux couleurs criardes. Elles n'étaient pas très loin de Londres, que faisait une sirène dans ces eaux ? Et surtout: pourquoi son visage était-il couvert de sang ?
Les trois choses que Silas aimait le plus dans la vie étaient les jolies filles, les beaux garçons et l'Alouette ; le navire et son équipage. Ils composaient sa maison et sa famille. Il se délectait de voir les regards envieux que leur lançaient les autres personnes dans les ports où ils jetaient l'ancre. C'était un brick immense, aux voiles blanches toujours propres et arborant un étendard rouge sang sur lequel on pouvait admirer une alouette. Moins légendaire que la Sevilla, il n'en restait pas moins un bateau connu de tous. Et quand ils arrivèrent face à lui, accompagnés du tout petit gars, il ne pût s'empêcher de sourire tellement les yeux de leur nouvelle recrue brillaient. Ou alors il s'agissait de larmes, Silas n'aurait pas su le dire. Néanmoins, le petit bonhomme semblait vraiment intimidé par l'Alouette. Et quand ils montèrent à bord, il se tint droit comme un mât, ce qui fit rire l'équipage.
– Détends-toi, gamin. Ici, t'es comme chez toi ! s'exclama Salomon en lui donnant une petite tape dans le dos. Ce ne devait pas être la plus judicieuse des idées parce que le pirate était vraiment immense et massif et que l'autre était tout frêle. Alors il éjecta pratiquement à l'autre bout du pont.
– Doucement Sal, ce serait idiot que tu nous casses... Comment t'appelles-tu petit ? demanda Georges en l'aidant à se relever.
– L-Lark. Je m'appelle Lark Folke. répondit-il de sa toute petite voix. Il avait une sorte d'accent étrange comme les gens fortunés. Et au vu de ses vêtements, il devait sûrement venir d'un de ces quartiers brillants de Londres où les gens sont bien trop préoccupés par leur apparence pour s'inquiéter des vraies choses de la vie.
– Enchantée, Lark. Je suis Georges, le capitaine. Le gros balourd, c'est Salomon. Le barbu c'est William, mon second. Et tu as déjà fait la rencontre d'Isobel et Silas. Je ne sais pas ce qui t'as mené jusqu'à nous mais sache que tu peux te sentir chez toi en notre compagnie.
– Il y a juste quelques règles que tu dois savoir, termite. ajouta William en s'approchant de lui. Il faisait cet air sévère mais conciliant qu'il avait quand il se méfiait de quelque chose.
– O-oui ? Je suivrai toutes vos règles ! s'empressa de répondre Lark en se baissant bien bas.
– Nous sommes une famille donc pas de secrets entre nous. Et tout le monde doit servir à quelque chose. Tu sais naviguer ? Te battre ? Cuisiner ? Ou alors peut-être que tu es du genre à récurer ?
– Je n'ai jamais pris la mer... Mais j'ai quelques notions en bagarre... Et je m'y connais en cuisine.
– Notions ? C'est que t'as du vocabulaire, petit. Fais gaffe, Bell, le gamin va te voler ta place de grosse tête ! ricana Salomon mais Isobel était déjà partie depuis longtemps. Comme le reste de l'équipage, ils s'affairaient à faire partir le navire. Tous ignoraient encore ce qu'ils allaient faire. Suivre la Sevilla jusqu'à ce continent étrange dont Sirena parlait ? Voguer tranquillement jusqu'à tomber sur un beau bateau doré ? Isobel en déciderait.
– Silas, montre-lui où il peut dormir et poser ses affaires s'il en a. Je vais voir avec Isobel où nous allons.
– Bien capitaine ! le rouquin laissa ses lèvres s'étendre en un large sourire et invita Lark à le suivre.
En passant sur le pont, il lui présenta les autres membres de l'équipage. Tous saluèrent la nouvelle recrue avec enthousiasme. Ils étaient toujours ainsi ; plein d'entrain et de camaraderie. La première fois qu'il les avait rencontrés, Silas s'était dit qu'ils ne devaient pas faire très peur, comme pirates. Mais le jeune garçon apprit bien vite qu'il avait eu tort. Sous leurs airs de gentils matelots amicaux, l'équipage de l'Alouette cachait des criminels dangereux. La grande majorité d'entre eux étaient des tueurs. Les autres, des voleurs. Georges leur avait offert une seconde chance, un salut. Mais on ne change pas une tortue de mer. Et même s'ils paraissaient accueillants, Silas les avait déjà vu tuer tout un équipage de sang froid, faisant des plaisanteries sur comment leurs opposants étaient morts. C'est là qu'il avait compris ce que signifiait être un pirate. Bien sûr qu'il y avait des règles, mais la première et la plus importante de toutes restait bien évidemment la suivante :
– Ne te fais pas tuer.
– Q-quoi ? le petit gars sursauta et failli glisser dans une flaque d'eau.
– William a oublié une règle. Évite de mourir.
– Je ferai de mon mieux... le rouquin ne put s'empêcher de rire.
– J't'aime bien toi, t'es un marrant. On va bien s'entendre ! il lui tapota la tête et le conduisit dans la cale du navire.
– Bon, en général on fait des rondes. Genre, un dans le nid de poule, deux à la barre, tu saisis ? Les hamacs sont à tout le monde alors... Essaie d'en trouver un avant que les autres aillent dormir !
– Il y a assez de hamacs ? demanda Lark en comptant à voix basse.
– Non, mais le capitaine et William se partagent la cabine sur le pont supérieur et Bell dort dans la cuisine.
– La cuisine ? Pourquoi ça ?
– Alors là, ne me demande pas ça. Cette fille est bizarre. Je l'aime beaucoup mais elle a, tu sais, des lubies. Elle refuse de dormir avec nous sous le prétexte qu'on est des garçons ! Et elle a tout un tas de secrets alors que William n'aime pas les secrets.
– Qu'es-ce qu'elle a, comme secrets ? la curiosité pointa dans la voix fluette de Lark, qui baissa immédiatement la tête après avoir parlé. Peut-être se disait-il que ce n'était pas ses affaires.
Or, Silas adorait parler des mystérieux secrets d'Isobel avec les autres. C'était comme une sorte de petite chasse au trésor : au premier qui réussirait à percer à jour la vie de leur camarade. Il se frotta donc les mains et fit s'asseoir son nouvel ami sur un baril. Il en traîna un jusqu'à lui et s'installa dessus à son tour.
– D'accord ! Alors pour commencer, personne ne sait rien sur ses parents. Ni où elle est née. Aaron pense qu'elle vient de Londres mais moi je dirais plutôt une petite île de Chine. Elle est très intelligente, dans le genre livre sur pattes. Mais pourtant je l'ai jamais vue lire un livre. Enfin, elle est apparue un jour sur le pont, comme ça, sans explications. Et depuis elle est plus jamais partie ! C'est une sorte de... Nuisance. Mais pas dans le mauvais sens du terme ! il ricana avant de froncer les sourcils, pourquoi Lark faisait une tête pareille ? Comme s'il avait peur de quelque chose ? Silas se retourna et compris.
– Alors comme ça je suis une nuisance, Silas ?
– Tu sais bien que je te taquine, Bell ! le regard qu'elle lui lança était assassin. Mais le jeune homme avait l'habitude d'être traité avec froideur par son amie. Après tout, elle se comportait ainsi avec tout le monde. Bien sûr, il lui arrivait de sourire ou même de s'esclaffer mais c'était rare. Aussi rare que de voir Erik sobre ou Nicholas sans son sabre.
– Je vais faire comme si je n'avais rien entendu et vous demander de me suivre. Ordre de Georges. elle devait être dans un de ses mauvais jours, son ton tranchant ne laissait pas la place à une hésitation.
Les deux garçons la suivirent jusqu'au pont principal où tous les autres étaient déjà réunis. Ils parlaient fort et riaient grassement, sûrement à quelque blague douteuse.
– Bell, explique le plan. ordonna gentiment Georges en se mettant en retrait, donnant toute l'attention à la jeune fille. Même si elle était petite, beaucoup plus petite que lui, Silas trouvait que cela ne se voyait pas. Car son corps et tous ses gestes étaient remplis de finesse. Comme une sorte de chat, élégant et sournois. Au premier coup d'œil, il lui avait facilement donné le mètre quatre-vingts. Avant de se rendre compte qu'elle en faisait onze de moins. Contrairement au tout petit gars qui, lui, faisait beaucoup moins que sa taille réelle. A côté d'Isobel, il mesurait seulement une dizaine de centimètre de moins qu'elle. Mais cela ne se voyait absolument pas.
– En conclusion, on va suivre la Sevilla jusqu'à ce que leur moitié de carte ne nous serve plus. Et à partir de ce point-là, on suivra notre bout de parchemin. Compris ? le rouquin n'avait pas écouté l'allocution d'Isobel mais il opina tout de même du chef.
– Mais comment est-c'qu'on va faire pour les suivre sans qu'elles nous repèrent ? demanda Erik en fronçant les sourcils, semblant très concerné par l'affaire.
– Je sais où elles se dirigent. La carte en possession de Sirena, je l'ai étudiée pendant des années. Elle est gravée dans ma tête. Alors ne vous inquiétez pas pour les détails. De toute manière, depuis quand vous vous intéressez au plan ?
– Il veut faire l'intéressant ! ricana Aaron.
– Pour intimider l'petiot ! ajouta Salomon en tapotant la tête de Lark. Silas pouffa en voyant comme son nouvel ami s'était figé au contact du géant. Il devait encore avoir le souvenir de la tape dans le dos donnée auparavant.
Finalement, Georges leur ordonna à tous de retourner vaquer à leurs occupations mais demanda à Lark et Isobel de rester. Tout naturellement, Silas s'ajouta lui aussi au duo mais le regard de William lui fit comprendre qu'il n'était pas le bienvenu dans cette réunion. Il s'en alla alors sur le pont, attrapa une serpillère et récura le bateau. La plupart des autres étaient nés sur un bateau, ils savaient tout faire. Bien sûr chacun possédait son rôle comme Orvyn et Aloïs à la cuisine ou Alexander aux munitions. Ils connaissaient leur place. Même Isobel, qui était arrivée après lui avait sa tâche. Mais lui, il aidait là où les gens le lui demandait. Il était grand et costaud, peut-être pas autant que Salomon mais il pouvait quand même servir. Il portait souvent des charges lourdes, déplaçait les objets encombrants. Mais la plupart du temps, il nettoyait. Il grattait, frottait, essuyait. C'était un bateau de pirates, il n'avait en aucune façon besoin d'être si propre ! Mais Silas avait l'impression que c'était là la seule chose pour laquelle il pouvait vraiment être utile. On lui déconseillait souvent de s'approcher de l'eau ou de faire des manœuvres compliquées, de peur qu'il tombe la tête la première dans l'océan. Le rouquin savait bien qu'ils faisaient ça pour le protéger parce qu'ils étaient une famille mais ce comportement lui tapait parfois sur les nerfs. Il était assez âgé et fort pour se débrouiller seul ! Et l'écarter uniquement parce qu'il était incapable de nager n'était pas quelque chose qu'il appréciait. Même durant les assauts, on lui conseillait d'attendre avant d'embarquer sur le navire des adversaires. Alors il restait là, sur le pont, son sabre en main, attendant sagement que quelqu'un veuille bien lui ouvrir la route. Tout le monde se moquait toujours de lui ! Mais c'étaient les ordres de Georges et quoi qu'elle dise, on lui obéissait. Si elle décidait que Silas ne devait même plus utiliser autre chose qu'un balais ou un éplucheur alors personne ne le laisserait s'approcher de quelque arme qui soit. Tandis que pendant ce temps Isobel faisait la belle en marchant sur les mains au bord de la balustre, virevoltait dans les airs au bout d'une corde et le narguait en s'accrochant à la figure de proue. Elle savait très bien à quel point tout ça le mettait hors de lui. Et pourtant, elle continuait.
– Ah super, j'suis énervé maintenant... grogna-t-il en passant la serpillière encore plus frénétiquement.
– Eh ! s'exclama Lark qui venait de se faire bousculer par le géant, trop concentré sur son ménage pour faire attention au tout petit gars qui passait devant lui. C'était moins une, à quelque centimètres près il passait par dessus bord.
– Désolé ! J't'avais pas vu, ça va ? le rouquin abandonna l'arme du crime et s'approcha de lui. Levant complètement le visage vers lui pour la première fois, le petit gars opina du chef et lui sourit timidement.
– Plus de peur que de mal comme on dit ! Tu veux de l'aide ? ajouta Lark en pointant la serpillière. Mais Silas ne pouvait détacher son regard du visage de son nouveau compagnon de route. Il y avait quelque chose de vraiment troublant dans sa conception. Derrière la coupe de cheveux catastrophique et les larges tâches blanches de cachait autre chose. Il avait la réponse sous le nez mais était incapable de la donner. Et cela l'énervait encore plus.
Elle ne savait pas encore combien de temps elle devrait continuer à jouer la comédie. En plus, le barbu, William, lui avait bien dit que les secrets étaient interdits à bord. Techniquement, il lui suffirait d'enlever son chapeau, écarter ses cheveux et parler normalement pour qu'ils se rendent compte de la supercherie mais tous la prenaient déjà tellement pour un garçon, elle se sentait mal. Alors quand le capitaine lui demanda de rester après la petite réunion, elle obéit docilement. Leigh n'était pas certaine d'être prête à vivre cette vie mais si cela lui permettait de ne pas penser à son frère, alors ça lui allait. Et puis, il lui suffirait de tenir seulement jusqu'à leur prochaine escale. Là, elle trouverait bien quelque chose de mieux que de traîner dans les pattes de pirates.
– Voilà Lark, je comprends bien que tout cela doit être un peu étrange pour toi, surtout que tu n'y connais rien. Alors à partir de maintenant, tu vas rester avec Isobel. Tu vas observer ce qu'elle fait et tu partageras sa cabine.
– Quoi ? Mais pourquoi moi ? C'est Silas qui l'a ramené ! s'insurgea la noiraude en croisant les bras sur sa poitrine.
– Oui. Mais tu connais Silas tout autant que moi, voire bien plus. Tu es la mieux placée pour apprendre à notre nouvelle recrue tout ce qu'il faut qu'elle sache. Je te fais confiance, Bell. cette dernière grogna mais finit par acquiescer avant de sortir en coup de vent.
– Ne t'inquiètes pas, elle peut paraître bourrue mais elle est gentille. Il suffit juste de lui laisser du temps pour s'accommoder.
– J-je comprends ! balbutia Leigh, intimidée par la présence de Georges. Elle se décida à imiter Isobel et quitta à son tour la cabine du capitaine. Repérant l'autre fille qui filait déjà à l'autre bout du bateau. En quelques enjambées, elle la rattrapa et se glissa à ses côtés. Isobel se retourna d'un coup sec vers elle et la dévisagea.
– Ecoute. Je sais que Georges a dit que je devais m'occuper de toi. Mais c'est pas mon genre alors... Tu devrais aller voir Silas. Il sera ravi de te parler de ce qu'il a mangé hier matin ou de la manière dont son immense organisme digère les aliments. sur ce, elle n'attendit même pas sa réponse et se mit à grimper en direction du haut des voiles.
Leigh lança un regard circulaire et n'aperçut pas le rouquin. Elle décida donc de continuer à suivre Isobel. Sauf qu'à la différence de la jeune asiatique, elle n'avait jamais escaladé de filet. A vrai dire, les seules fois où ses pieds avaient quitté le sol étaient en général pour monter quelques branches dans les pommiers de leur propriété avec Louis et Philip. Les arbres étaient durs et fixes. Le filet auquel elle s'accrochait avec désespoir tanguait sous son poids et le vent la faisait suffoquer. Elle nota mentalement cette idée dans le carnet des choses à ne plus jamais refaire et héla Isobel qui se trouvait déjà au sommet, calée sur la poutre, une jambe enroulée dans du cordage et l'esprit rivé sur une boussole. Sa voix trahit sa peur. Quand l'autre jeune femme baissa ses grands yeux verts foncés vers elle, l'échine de Leigh frémit. Il y avait quelque chose d'incompréhensible dans ce regard. Quelque chose d'immense. Toute l'intensité du monde se trouvait là, bercée dans la pupille brillante d'Isobel. Et ce fût la dernière chose que la jeune fille pu voir avant de glisser du filet et de heurter le pont dans un bruit sourd, la plaquant au sol.
– Par le bon vieux kraken ! s'écria quelqu'un en accourant près d'elle.
– Nom de bleu, petit ça va ? s'inquiéta une autre personne dont elle ne discernait pas le visage tant tout lui semblait à mille lieux de sa carcasse.
– Qu'est-ce qu'il faisait là-haut ? les voix s'entrechoquaient quelque part au dessus de son crâne, lointaines, la noyant dans un brouhaha étouffant.
– Laissez-lui de la place ! s'exclama un timbre vibrant, bien au-delà de tous les autres. Le visage symétriquement parfait d'Isobel apparu dans son champ de vision flouté par la douleur. Silas était là lui aussi. Elle sentit ses bras autour de son corps et quelques secondes plus tard, elle quittait à nouveau le contact presque réconfortant du pont. Ils parlaient mais pas à elle. Plutôt d'elle. Lark. Alouette. Quelle drôle de coïncidence tout de même.
– Où est Georges ? demanda le rouquin, sa voix devenant plus forte, moins floue. Il la déposa sur quelque chose de dur qui craqua sous le poids de la jeune fille.
– Elle parle avec William, ne les dérangeons pas. répondit simplement Isobel en posant sa main sur le front de Leigh. Le contact raviva une douleur dont elle ne connaissait même pas l'existence. Ou qu'elle avait omise.
– Lark ? Tu m'entends ? Tu n'es pas tombé de haut mais il va falloir qu'on t'examine. Pour voir si tu n'as rien de cassé, d'accord ? Tu me donnes le droit de regarder ? le ton de la jeune fille, si indifférent auparavant était teinté d'attention.
Encore à moitié consciente, Leigh murmura une réponse positive. Elle avait oublié le rôle qu'elle devait jouer. Depuis toujours, elle n'avait jamais su mentir. Cela se prouvait une fois encore par son incompétence à garder un secret. Mais les paumes sensibles d'Isobel ouvraient déjà sa chemise avec délicatesse. Le temps qu'elle puisse réagir correctement, l'asiatique avait déjà vu les bandages. Leigh se redressa, les yeux entrouverts et croisa une fois encore son regard. Silas, qui se trouvait à l'autre bout de la pièce (la cuisine, vide à cette heure-ci), fouillait dans une pile d'objets. Isobel referma rapidement la chemise et se leva brusquement, faisant sursauter l'autre jeune fille ainsi que le rouquin qui se tourna, surpris, une casserole à la main.
– Silas. Je vais regarder s'il n'a rien mais il faudrait que tu sortes.
– Quoi ? Pourquoi ? Ce ne serait pas plus logique que ce soit moi qui l'examine ? il fronça ses sourcils broussailleux et planta ses prunelles dans celles de son amie.
– Fais-le. C'est tout. ils se toisèrent un instant. Le géant grogna et s'en alla, claquant la bancale porte en bois gonflée par l'humidité. L'autre pirate pivota à nouveau en poussant un lourd soupir.
– Pourquoi avoir menti ? sa voix trahit de l'incompréhension et cela se lisait aussi dans ses yeux.
– Je voulais vous le dire... J'ignorais juste quand. marmonna Leigh en s'installant un peu mieux sur les caisses où elle avait été déposée. Maintenant que son esprit était moins embrouillé, elle ressentait vivement la douleur dans son dos et ses articulations. Sa tête aussi la faisait souffrir.
– Qui es-tu ? la question semblait sortir de nulle part mais la jeune fille s'y attendait.
– Leigh de Beaumont.
– Beaumont... Je connais ça... D'où viens-tu ? Qui sont tes parents ? Pourquoi t'êtres travestie ainsi ? elle fronçait furieusement les sourcils, son esprit semblant réfléchir à toute vitesse.
– Si je te le dis, tu voudras bien garder mon secret ?
– Je n'ai aucune raison de le faire. Tu n'as rien à m'offrir alors pourquoi je devrais te couvrir ?
– Tu l'as bien fait avec Silas, non ? Tu aurais pu tout lui dire.
– Je voulais d'abord entendre ce que tu avais pour ta défense avant. Pour jauger moi-même de la situation. Silas est trop bête, il est incapable de tenir sa langue. Je ne cautionne pas les mensonges mais je comprends parfaitement que tu n'aies pas forcément envie que tout une bande de pirates lourds et indélicats sachent tout de ta situation.
– Tu es beaucoup plus gentille que tu n'en n'as l'air.
– Tu ferais mieux de te mettre à parler avant que je ne perde patience, Leigh. acquiesçant, la concernée raconta finalement ce qui l'avait poussée jusqu'à l'Alouette.
Elle lui parla de Philip, de tout ce qu'il se passait dans cet endroit qu'elle avait appelé sa maison. Étrangement, le dire à haute voix lui fit du bien. Elle ne portait plus ce fardeau toute seule. Et Isobel l'écoutait sans rien dire. Elle ne l'interrompit pas une seule fois, hochant la tête et suivant sa narration avec une attention toute particulière. Jamais, durant toute sa vie, Leigh n'avait eu autant l'impression d'exister. Elle n'avait pas l'habitude d'être traitée de la sorte. Personne ne s'inquiétait pour elle, personne ne l'aidait à se relever. Une chaleur nouvelle naquit dans son estomac alors qu'elle terminait son récit.
– Donc tu as fui ? demanda finalement Isobel, après quelque minutes d'un silence épais. Elle braqua ses prunelles dans le gris des yeux de Leigh. Un instant suspendu dans le temps, loin des relents de poissons, d'alcools en tous genres et de sel marin, juste elles.
– Oui. Je n'aurais pas pu rester là-bas plus longtemps. Ils m'auraient tuée. Ou alors je l'aurais fait toute seule. murmura simplement la jeune fille en baissant la tête.
– Sur ce bateau, la mort n'est jamais une option. Tu te bats. C'est tout. elle commençait à retrouver son masque d'indifférence et de distance. Leigh aurait voulu profiter encore un peu de sa gentillesse et de son attention. Mais c'était sûrement trop en demander.
– Et si je ne suis pas assez forte ?
– Nous sommes une famille. On s'entraide. J'accepte de garder ton secret...
– Qu'est-ce que tu demandes en échange ? conclut la jeune fille en tentant de se relever ; essai rendu infructueux par la douleur.
– Tu me dois une faveur.
– Laquelle ?
– Je ne sais pas encore. Je te la demanderai le moment venu. elle haussa les épaules puis la força à se recoucher sur les caisses en bois pourri.
– Aller, laisse-moi t'examiner maintenant. Il s'agirait de ne pas te faire mourir avant notre prochaine escale, Leigh de Beaumont.
Son prénom sur ses lèvres sonnait étrangement familier et quand ses paupières se fermèrent à cause de la douleur, Leigh se concentra sur la légèreté des doigts d'Isobel contre sa peau meurtrie. Elle visualisa les tâches disgracieuses qui parsemaient sa peau et se retint de la repousser. De toute manière, elle n'avait pas assez de force.
– Ta peau... Elle est belle. Enfin, ce n'est pas quelque chose dont tu devrais avoir honte. les paroles d'Isobel résonnèrent dans la cabine et Leigh rouvrit les yeux en fronçant les sourcils.
– Quoi ? Ne me regarde pas comme ça ! Je ne suis pas une menteuse ! se défendit Isobel tout en continuant de vérifier que rien n'était cassé.
– Je n'ai pas dit ça.
– Ton regard parle beaucoup tu sais.
– Ah bon ? Alors je me tais. elle haussa à nouveau ses paupières mais ne put s'empêcher de les rouvrir. Isobel esquissa un sourire et haussa à son tour un sourcil.
– Ne sois pas si bruyante, tu m'empêches de me concentrer ! elle leva la main face au visage de Leigh et posa sa paume sur ses yeux, continuant son inspection.
– Bon ! Tu n'as rien. Plus de peur que de mal. Rhabille-toi et rejoins-moi sur le pont. Je t'apprendrai à faire des noeuds. s'exclama finalement Isobel après une dizaine de minutes. Leigh acquiesça et obéit docilement, il valait mieux pour elle qu'elle fasse profil bas.
Elle avait déjà beaucoup trop attiré l'attention depuis qu'elle se trouvait à bord. De plus, elle ignorait jusqu'à quand Isobel accepterait de s'occuper de son apprentissage et elle voulait devenir son amie alors elle décida de faire tout ce que l'autre jeune fille lui dirait.
– De quoi vous avez parlé ? à peine avait-elle fait un pas à l'extérieur de la cuisine que Silas lui tombait dessus. Pas dans le sens littéral du terme bien évidemment. Mais il était si grand et moins souriant qu'avant alors Leigh se sentit acculée.
– Parler ? On n'a pas parlé ! Elle a juste regardé si je l'avais rien... sa voix chevrotait pathétiquement. Il fallait qu'elle apprenne à mentir si elle voulait s'en sortir. Le rouquin la dévisagea pendant quelques secondes avant de se pencher jusqu'à son oreille, se courbant presque en deux.
– Tu sais... Si tu veux je peux t'aider à attirer son attention ! Je ne me serais jamais douté que tu es son genre de garçons... il se redressa et il avait retrouvé son sourire habituel, chaleureux et communicatif. Le visage de Leigh était devenu rouge pivoine.
– Quoi ? Non ! Tu n'y es pas du tout ! Noooooon ! elle se gratta la gorge et balbutia quelques mots sans vraiment de sens avant de rejoindre Isobel en trottant. Si seulement Silas pouvait se mêler de ses affaires !
Après avoir vécu trois années aux côtés de Razia, la jeune capitaine connaissait à peu près tout ce qu'il fallait savoir sur les sirènes. Par exemple, elles étaient plutôt solitaires et craintives. Contrairement aux croyances populaires, rares étaient celles qui s'attaquaient directement aux marins. Pour la plupart, elles préféraient largement rester cachées à l'abri des embruns et des algues. Aussi, toute sirène avait un jour été humaine. Manatee, la toute première était une jeune birmane. Rouée de coups par son époux en colère puis noyée, son corps avait commencé à sombrer quand les poissons autour eurent pitié d'elle. Ils l'entourèrent et la ramenèrent à la surface, auprès de sa mère sanglotante. Les larmes d'amour sincère de la femme et les nageoires des poissons, spécimens particulièrement beaux de Zanclus cornus, sauvèrent la jeune fille. Elle troqua sa mémoire contre une queue de poisson et dû vivre cachée durant un siècle. Elle sauva à son tour de pauvres âmes nourries par le désespoir, leur offrant un salut. C'était là la légende la plus connue concernant les sirènes.
La jeune rouquine savait aussi que les nageoires dépendaient de la zone géographique où se trouvait la sirène avant sa mort. Razia, par exemple, était décédée au large de Bangkok, là où vivaient les Betta Splendens. Néanmoins, son prénom était celui d'une sultane indienne. Donc elle savait d'où elle venait. Et c'était tout ce qu'elle avait. Sa mort et son prénom. Cela s'appliquait à toutes. Mais en général, ça leur suffisait. Elles ne cherchaient pas à retrouver leur précédente vie. Elles savaient qu'elle avaient assez souffert. Et même si être une sirène s'apparentait à une malédiction, beaucoup s'en contentaient.
Sirena avait un jour demandé à Razia s'il leur était possible de revenir humaines. Elle lui avait dit que, oui, il y avait une solution. Mais pour se faire, la personne concernée devait ingurgiter l'équivalent d'une cuillère de miel d'hibiscus noir, une variété trouvable seulement sur une "île au bout du monde". Cette île, c'était la Lemuria. Un continent présumé disparu. Se renseignant comme elle le pût, l'adolescente découvrit qu'aux prix de certaines conditions, la Lemuria ne réapparaîtrait qu'une ultime fois avant de sombrer à tout jamais. Et outre les espèces rares ou totalement inédites qui continuaient de proliférer là-bas, on en ventait aussi les richesses tellement incroyables qu'aucun homme ne pourrait les supporter. C'est de là qu'avait germé l'idée dans la tête de la rouquine. Puis elle l'avait partagée avec Isobel. Elles en avaient fait leur rêve. Mais elle n'était plus là. Et une sirène blessée et couverte de sang gisait sur le pont de son bateau.
S'agenouillant près d'elle, Sirena l'examina rapidement ; sa queue ne ressemblait à aucune autre. Elle était droite et serrée, d'une coulée verte étrangement scintillante qui se reflétait sur la peau cuivrée de la jeune fille. Elle devait se trouver en dehors de l'eau depuis un moment car des écailles commençaient déjà à apparaître sur son visage blessé. Son épaule baignait dans le sang, le répandant partout autour d'elle. Il fallait qu'elle puisse retourner au contact de l'eau au risque de suffoquer. La capitaine se releva et donna ses ordres à son équipage.
– Claes et James, rassemblez le matériel médical. Rachel, Elena et Anne vous descendez le radeau. Charlie tu prends la barre. Vida, Aria, aidez-moi à la remettre à l'eau.
Sans broncher, elles s'exécutèrent rapidement. Elles ignoraient tout à propos de Razia et du passé de Sirena. Seules Isobel et Alvilda avaient été mises au courant. Pourtant, pour tout l'équipage de la Sevilla, cela ne faisait aucun doute que leur capitaine se connaissait en "femmes poissons". Alors, comme pour tout le reste, elles lui vouaient une confiance aveugle.
Quelques minutes plus tard, Sirena, Alvilda, Claes et James se trouvaient dans le radeau de la Sevilla. Les deux dernières soutenaient tant bien que mal la sirène —qui restait étonnamment docile— tandis que la capitaine et son second tentaient tant bien que mal de nettoyer et soigner les plaies ouvertes.
– C'est une morsure. Je dirais un requin mako. Elle s'est bien défendue... observa la blonde en entourant l'épaule blessée avec un bandage fait à partir d'algues sèches.
– Un mako ? On est en Angleterre !
– Elle peut s'être déplacée. Même si avec cette blessure...
– Mais la dernière fois qu'un mako à été aperçu dans la région ça remonte à des années ! s'exclama doucement Sirena en nettoyant le sang séché sur le visage de leur patiente. Cette dernière ouvrit les yeux et grogna, sûrement de douleur. Contre l'eau, sa peau cuivrée émanait des reflets d'or. Sa longue chevelure brune semblait parsemée de perles et de fils d'argent. Elle entrouvrit ses lèvres délicatement rosées et se mit à parler en espagnol, surprenant les quatre jeunes femmes.
– Je viens de la part de Razia. Ses jours sont comptés. La lune s'avance rapidement. Elle dit que ton rêve va te glisser entre les doigts, enfant naïve. sa manière de parler, erratique, était ponctuée de halètements de souffrance.
– Quoi ? Que veux-tu dire ? Comment va Razia ? la jeune fille fronça les sourcils. En guise de réponse, la sirène leva le bras en direction du ciel. Suivant son indication, Sirena posa les yeux sur une étoile étonnamment visible considère le fait que la journée était déjà bien entamée. Mais à peine eût-elle aperçu l'astre scintillant que celui-ci disparu dans un clignement d'œil.
Les légendes les plus anciennes racontent que le destin de tout homme est lié aux étoiles. Et que, par conséquent, quand une étoile s'éteint c'est qu'une vie s'est achevée. Razia était une sirène friande d'histoire. Elle adorait celle-ci. Mais elle chérissait encore plus particulièrement celle de l'homme tombé amoureux d'une étoile. Fou d'amour pour elle, il passa sa vie à la rechercher. Il parcouru mille contrées et rencontra mille personnes. Au crépuscule de sa vie, il avait vécu plus d'aventures que quiconque mais son cœur se sentait encore vide et attristé car il était resté incapable de trouver cet astre qui lui tenait tant à cœur. Mais sur son lit de mort, alors que ses paupières s'abaissaient pour une dernière fois, il l'aperçut. Elle étincelait de mille feux. Et l'homme partit en paix car il prit conscience que ce qu'il cherchait depuis si longtemps, cette étoile qu'il chérissait tant, était la sienne. Sirena trouvait cette fable quelque peu démoralisante. Mais pour Razia, c'était autre chose. Un conte plus fort que ça. Parce que si les sirènes ne connaissaient pas l'amour. Elles vivaient de relations platoniques. Elles s'aimaient elles-mêmes avant d'aimer les autres. Et Razia aimait aussi les étoiles plus que toute autre chose.
– Je n'ai pas pu lui dire au revoir. murmura Sirena, la voix brisée. Baissant le regard sur la sirène, elle s'aperçut que les perles de ses cheveux disparaissent, rendant ses cheveux de plus en plus blancs. Il n'y avait plus rien à faire pour elle non plus. Les sirènes pouvaient vivre des centaines d'année si elles faisaient attention. Razia avait toujours été prudente, elle ne prenait des risques qu'en dernière recours. Qu'est-ce qui l'avait poussée à se mettre en danger ? A demander à une autre sirène de s'aventurer si loin juste pour elle ? Il y avait trop de questions et si peu de temps. Sirena ne savait pas quoi faire.
– Quel est ton prénom ? demanda-t-elle doucement en replaçant correctement les cheveux de la fille dans ses bras.
– Naagin.
– Tu ne seras pas oubliée, Naagin. Merci mille fois pour ce que tu as fait.
– Il ne te reste plus beaucoup de temps. Plus que moi mais cela reste peu. Méfie-toi. elle posa sa main légèrement palmée sur la joue de Sirena, ses écailles râpant sa peau. Finalement, elle se dégagea du contact des jeunes femmes et plongea gracieusement dans l'eau malgré sa blessure.
– Qu'est-ce qu'elle t'a dit ? s'empressa de demander James, son regard encore fixé sur l'endroit où la sirène venait de disparaître.
– Une... Prophétie. Et des salutations. elle secoua la tête et leur demanda de remonter le radeau. Aidant leur capitaine, les trois autres s'échangèrent des regards interrogatifs. Aucune d'elles ne comprenaient ni ne parlaient l'espagnol mais Alvilda avait clairement entendu le prénom de Razia. Et la lueur dans les yeux de Sirena ne mentait jamais.
Les autres membres de l'équipage, qui avaient suivi la scène depuis en haut, se pressèrent autour de Sirena. Elles parlaient toutes en même temps, posant des questions et lui faisant tourner la tête.
– Calmez-vous et fermez-la. ordonna Alvilda d'une voix grave. Les filles la dévisagèrent mais obéir et s'écartèrent.
– Vous n'avez plus quinze ans, pas de quoi s'exciter pour un rien. ajouta-t-elle avant d'escorter Sirena jusqu'à sa cabine, dans un silence rempli de frustration et de questionnements.
– Qu'est-ce que tu ne me dis pas, Rena ? demanda la jolie blonde en refermant la porte derrière elle tandis que la rouquine s'appuyant contre la parois.
– Razia va mourir. Et je ne pourrai pas la revoir une dernière fois.
– Pourquoi ? Allons-y ! C'est sur notre route ! elle s'approcha d'elle et lui prit les mains, les yeux brillants.
– Nous n'avons pas le temps, Vida.
– Mais Rena...
– C'est non. N'insiste pas. la dureté de son ton surprit son amie qui se recula. Elle n'avait pas l'habitude que Sirena s'énerve contre elle. Elle ne comprenait pas.
– Désolée... Je vais te laisser. Il faut que quelqu'un surveille cette bande d'enfants. elle lui sourit tendrement et quitta la pièce.
Se laissant glisser sur le sol, la capitaine soupira lourdement. Elle tenta de retenir ses larmes mais c'était trop compliqué. Trinidad lui manquait. Razia lui manquait. Même Silas lui manquait. Elle voulait revoir Isobel, qu'elle la rassure, qu'elle la prenne dans ses bras et la réconforte. Mais aucun d'eux n'étaient à ses côtés. Ils l'avaient tous abandonnée. Les sanglots l'étouffaient. La solitude lui comprimait la poitrine et ses mains étaient remplies de fourmillements inarrêtables. Bien sûr, elle n'avait qu'à sortir pour être entourée de personnes l'estimant et l'appréciant. Mais ce n'était pas la même chose. Elle aimait ces filles, comme sa famille. Elle serait prête à donner sa vie pour les leurs, les protégerait jusqu'au bout du monde. Mais pour elles, au-delà de tout ça, elle restait leur capitaine. La grande Sirena. Elle ne pouvait pas se laisser aller à être faible et misérable de la sorte. Elle devait être brave pour que ses amies aient toujours une épaule sur laquelle se reposer. Son incompétence la faisait enrager. C'était une pirate ! Elle devait être impitoyable. Mais elle en était tout simplement incapable. À côté d'Alvilda ou James elle semblait pathétique, elle le savait bien. Elle n'avait pas la bonté de Claes, la fougue de Rachel ou l'imagination de Charlie. Elle n'était pas drôle comme Aria ou Elena, et ne savait pas raconter les histoires comme Anne. Tout ce qu'elle pouvait leur apporter c'était une protection, une image, un nom. Et même ça, elle n'arrivait pas à bien le faire. Souvent, elle enviait Georges. C'était une femme increíble. Même si son équipage se composait d'imbéciles.
Mais tout ce qu'elle voulait vraiment, c'est que Razia la prenne dans sa bras. Au moins une dernière fois.
Depuis son plus jeune âge, Isobel avait toujours été autonome. Elle savait se débrouiller seule et préférait travailler en solitaire. Cela ne l'empêchait pas de proposer son aide ou de laisser les autres lui donner des conseils. Son passage à bord de la Sevilla lui avait montré que tout le monde pouvait lui apprendre quelque chose et qu'il y avait sans cesse de nouvelles choses à découvrir. Mais malgré ça, Isobel n'aimait pas en apprendre plus sur les autres. Elle se fichait de leur taille ou du nom de la fille dont ils étaient amoureux. Et, par dessus tout, elle détestait qu'on veuille la connaître. Ses secrets n'appartenaient qu'à elle.
C'était sûrement leur plus grande différence avec Silas. Lui qui passait son temps à fouiner dans le passer des gens. Bien sûr qu'elle connaissait le plat préféré de Salomon (le pâté au rhum, une recette familiale !) et la saison que Nicholas aimait le plus (l'été). Après avoir vécu tant de temps avec eux, c'était obligatoire d'être familière avec le reste de l'équipage. Même Silas, qui s'était déclaré tout seul comme son meilleur ami, ignorait beaucoup à propos d'elle. Pourtant, ils se faisaient confiance. Il n'avait pas besoin de savoir qu'elle venait d'une famille royale ou qu'elle avait failli tuer l'entièreté de son ancien équipage en quittant leur navire. Ces choses-là ne concernaient qu'elle. Du moins jusqu'à ce que son passé la retrouve.
C'est pour toutes ces raisons qu'elle était mal à l'aise à l'idée de devoir garder le secret de Lark. Enfin, Leigh. Pas qu'elle ait peur de ne pas réussir à se taire. Mais plutôt le fait que la jeune fille avait une dette envers elle. Et Isobel n'aimais pas ça. Elle aurait pût lui dire qu'elles étaient quitte. Mais elle avait vu dans son regard, dans ses grands yeux noirs, qu'elle ne l'aurait pas laissée faire.