– Si je te montre les meilleures parties de moi, ne seras-tu pas déçue ? Déçue de voir qu’il n’y a rien de mieux à espérer ? Rien de plus à attendre ? Je suis un tout petit peu. Un peu de rien. Un brin de tout. Il n’y a rien d’autre. Est-ce que cela suffira ? Ne me quitteras-tu pas ?
– Non. Car... Car je t’aime pour tout ce que tu es. Et aussi pour... Non, euh... Tout ce que tu seras toujours ! Quoiqu’il advienne !
– Je t’aime tellement... plongeant son regard dans celui de la jeune fille en face d’elle, Agnès s’approcha avec envie. Quelques centimètres seulement séparaient leurs lèvres. Elle s’apprêtait à seller leur union dans un baiser quand Fedora la repoussant en gloussant.
– Ta main ! Elle me chatouille ! elle éclata de rire en l’obligeant à enlever ladite main, posée dans le creux de ses reins. Agnès soupira lourdement et lui lança un regard furieux tandis que Marco éteignait la caméra et Nicola baissait sa perche son. Le trio s’échangea un coup d’œil ennuyé tandis que la noiraude essuyait une larme sur sa joue.
– Je sais, je sais. C’est la cinquième fois qu’on reprend cette scène. Mais elle me déconcentre à chaque fois ! se défendit-elle en pointant un doigt accusateur dans la direction d’Agnès. L’adolescent haussa les sourcils et fit papillonner ses longs cils d’indignation.
– Moi ? Tu rigoles ? Si c’est comme ça ne comptez plus sur moi ! elle attrapa ses affaires et quitta la salle de classe en claquant la porte derrière elle.
– Super... grogna Nicola en se laissant tomber sur une chaise.
– Quelle diva. Elle est tellement égoïste !
– Et toi alors ? Tu ne penses qu’à toi. Ça fait depuis huit heures ce matin qu’on est ici ! Tu es arrivée en retard et tu ne connaissais même pas la moitié de ton texte ! s’énerva le caméraman en commençant à ranger son équipement. Fedora plissa le nez et secoua la tête.
– Non, attendez ! Ne rangez pas. Je vais aller la chercher et m’excuser, d’accord ? Tout le monde travaille dur. Je suis désolée. Attendez-moi ! elle ne leur laissa même pas l’opportunité de répliquer et s’engouffra dans le couloir.
L’hiver approchait à grands pas et le temps s’était déjà considérablement refroidit. À cause de la jupe de son uniforme, les jambes de la jeune fille étaient congelées alors qu’elle venait à peine de mettre un pied à l’extérieur. Elle soupira, laissant s’échapper un petit peu de buée d’entre ses lèvres et secoua la tête pour dégager les cheveux qui pendaient devant ses yeux. Au bout du chemin, juste avant le portail, elle repéra la chevelure rousse de l’adolescente qui avançait rapidement. Elle accélérait toujours le pas quand il s’agissait de l’esquiver.
Serrant les poings et les dents, elle s’élança dans le froid et rattrapa rapidement son amie.
– Agnès ! Je suis désolée ! Ne pars pas !
– Et pourquoi ? Pour que tu sois incapable, encore une fois, de tourner une scène simplissime ? J’en ai assez. elle continua d’avancer, implacable.
– Je te jure que cette fois-ci je resterai sérieuse ! elle attrapa sa main et la serra. Agnès roula des yeux mais acquiesça doucement.
– C’est la dernière fois. Sinon, je m’en vais.
– Merci ! C’est promis ! l’adolescente souffla de soulagement et ensemble, elles retournèrent dans la classe où les garçons les attendaient.
Cette fois-ci, ils réussirent à tourner la scène finale de leur réalisation et quand ils quittèrent enfin l’école, la nuit était déjà tombée. Fedora les remercia de lui avoir laissé une chance et les quitta. Elle habitait à l’opposé des trois compères qui vivaient dans le même quartier.
Ils faisaient tous partie du club de cinéma de leur lycée. Marco entamaient sa dernière année, Nicola n’avait plus que deux ans à tirer tandis qu’Agnès et Fedora avaient fait leur rentrée à la fin de l’été précédent. Dans le club, il y avait aussi Luca. Il était dans la classe de Nicola et tout le monde était d’accord pour dire qu’il s’agissait du meilleur acteur de l’école. Mais à cause de problèmes personnels dont il n’avait pas voulu leur parler, ils se retrouvaient à devoir tourner leur cours-métrage avec Fedora. Pas qu’elle soit catastrophique, loin de là ! Elle prenait des cours de théâtre depuis son plus jeune âge. C’est juste qu’elle était loin d’avoir le charisme et le talent de leur ami. De plus, c’était une fille. Ils avaient donc dû modifier tout le script pour rendre leur histoire d’amour homosexuelle. Ils auraient pu décider que Marco ou Nicola tiendraient le rôle de Luca mais ils n’étaient pas de grands acteurs et préféraient s’occuper de la technique. Agnès avait donc accepté de tourner avec Fedora. Fedora et sa maladresse, ses retards incessants, ses longs cheveux noirs et ses grands yeux verts. Elle avait beau faire de son mieux, ce n’était jamais assez pour contenter l’autre fille du groupe. Agnès était une diva. D’après les dires de la noiraude. Elle la trouvait arrogante. Mais la vérité c’est qu’elle était jalouse de sa confiance et de sa classe. Elle l’enviait beaucoup. Mais ça elle ne le lui aurait jamais dit. Elle avait beaucoup trop de fierté pour courber l’échine face à elle.
Et aussi, depuis le premier jour, depuis la première fois où elle l’avait vue, elle était tombée amoureuse d’elle.
Ils avaient passé leur dimanche à l’école afin de terminer le cours-métrage. Et le samedi, Fedora avait ses cours de théâtre et de piano. Parfois, cela l’énervait de ne pas avoir de temps pour elle durant le week-end. Mais au moins, cela lui permettait de passer du temps avec Agnès. Et elle aimait l’idée d’errer seule dans le lycée. Tous les couloirs s’enchaînaient, vides, un peu tristes. Elle pouvait passer sa main sur les murs, ouvrir toutes les portes, visiter toutes les salles de classe. C’est pour cette raison qu’elle était arrivée en retard. Mais ça, elle n’avait pas osé l’avouer aux autres. Elle s’était contentée d’une excuse bateau qu’ils avaient simplement crue parce qu’ils n’avaient pas envie de découvrir les vraies raisons de son regard. En grande partie parce qu’ils s’en fichaient complètement et qu’elle parlait toujours beaucoup trop à leur goût.
Mais c’était enfin dimanche soir et elle pouvait enfin rester étalée dans son lit sans rien faire. Elle avait fait ses devoirs la veille et attendait simplement que le temps passe. Que quelque chose arrive. Un message, peut-être. Mais rien. Comme toujours. Elle portait un pyjama en coton qui sentait l’adoucissant et ses cheveux, fraîchement lavés, tombaient, humides, dans son dos. Elle se leva en traînant des pieds et se rendit sans toquer dans la chambre de sa sœur.
– Fed’ je t’ai déjà dit de ne pas venir comme ça ! pesta l’aînée en observant la cadette se laisser glisser sur son tapis.
– Giorgia... Tu peux me faire des tresses... S’il te plaît...
– Tu vois pas que je suis occupée ? répondit-elle en pointant son écran d’ordinateur. Valentin, son petit ami, apparaissait dessus, souriant.
– Salut Valentin ! s’exclama Fedora en levant mollement le bras avant de continuer à voix basse pour sa sœur:
– S’il te plaît... Demain on va présenter notre film ! Je dois être jolie... c’était un mensonge. La présentation ne serait que vendredi. Mais elle voulait avoir de jolies ondulations pour espérer peut-être qu’Agnès les remarque et fasse un commentaire dessus. Mais ses cheveux étaient trop longs et ses tresses ne ressemblaient jamais à rien.
– Va plutôt demander à Béatrice, elle se fera une joie de t’aider. elle la chassa gentiment de sa chambre et Fedora grogna, passant la main dans sa chevelure sombre. Héritage de son père. C’était bien la seule chose qu’elle savait sur lui. Qu’il avait les cheveux noirs. C’est sa grand-mère, un peu sénile mais très gentille, qui le lui avait dit. Puis sa mère lui avait lancé un regard plein de sous-entendus et elle n’avait plus jamais parlé de lui.
– Béa ! Ouvre ! C’est une urgence ! Il y a des rats ! sa cadette déverrouilla sa porte avec précipitation et passa la tête à l’extérieur, déjà prête à exterminer quelque rongeur qui soit. Mais bien vite elle se rendit compte que sa sœur lui avait menti et venait de se glisser à l’intérieur de la pièce.
Contrairement à la chambre de Giorgia, remplie de posters et de vêtements sales. Sentant les encens et la cigarette. Celle de Béatrice était toujours tirée à quatre épingles. Comme si elle vivait dans un catalogue. Elle n’avait que douze ans mais agissait déjà comme une personne âgée, ce qui avait le don d’irriter Fedora.
– Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-elle tout en s’installant à son bureau, à la manière d’un parrain de la mafia. S’agenouillant devant elle, les mains jointes, Fedora prit son plus bel accent et se mit à susurrer.
– Oh je t’en supplie grande Béatrice, accepterais-tu de me faire des tresses ?
– Ça te coûtera dix euros.
– Tu rigoles ?
– C’est ça ou rien.
– D’accord, d’accord. elle soupira mais couru quand même jusqu’à sa chambre pour lui rapporter la somme demandée. Avec un sourire en coin, Béatrice rangea soigneusement les billets dans sa tirelire puis fit signe à sa sœur de s’approcher. Délicatement, elle brossa ses cheveux puis les tressa avec habileté. Une fois terminé, elle tourna autour avec un air satisfait.
– C’est bon. Maintenant déguerpis je veux plus te voir dans ma chambre. et à son tour, elle la chassa sans rien ajouter. Fedora arpenta le couloir jusqu’au salon où sa grand-mère tricotait. Elle s’assit à côté d’elle sur le canapé et regarda sans trop d’attention ce qui défilait sur l’écran de télévision. Une vieille série italienne que la vieille femme appréciait tout particulièrement. L’adolescente ignorait pourquoi elle l’aimait autant alors que ce devait bien être la trentième fois qu’elle la voyait en entier. Elle devait avoir un goût pour la routine.
– Dis-moi, nonna. Pourquoi tu regardes sans arrêt cette série ?
– Parce que j’aime bien le générique, bella.
– Tu pourrais le trouver sur youtube, tu sais ? elle lui sourit mais la grand-mère secoua la tête et se reconcentra sur son tricot. Une énième écharpe que personne ne porterait jamais. Elles s’empilaient dans les armoires et ne sortaient qu’une fois par an, pour noël.
Vu qu’elle n’avait plus rien à faire, Fedora décida d’aller se coucher. Elle se prépara, souhaita une bonne nuit à ses sœurs et sa grand-mère et se glissa dans son lit. Contre elle, le duvet en plume composait un nuage agréable. Elle enfonça sa tête tressée dans son oreiller et souffla. La fatigue se faisait ressentir dans l’entièreté de son corps. Elle voulu fermer ses yeux mais dès qu’elle le faisait, la scène du baiser lui revenait en tête. C’était quelque chose de stupide, vraiment. Ils devaient simplement tourner une scène de baisers pour leur cours-métrage. Mais elle était incapable de le faire. Il lui suffisait de penser aux lèvres d’Agnès sur les siennes pour la faire devenir chèvre. Elle s’était imaginée cette sensation au moins un millions de fois depuis leur rencontre. Elle voulait sentir sa peau contre la sienne, passer sa main dans ses cheveux. Elle s’était trouvée bizarre et, au moment où elle avait décidé de faire une croix sur elle, Luca avait disparu. Enfin, pas vraiment disparu. Mais il leur avait dit de tourner ce film sans lui. Et elle avait été obligée de prendre sa place. Tourner toutes ces scènes presque intimes avec Agnès. C’était trop. Elle n’avait pas arrêté d’oublier son texte, de faire des erreurs. Son regard la troublait bien trop pour qu’elle puisse se concentrer. Ils avaient dû la prendre pour une idiote finie. Plus jamais ils ne lui confierait de rôle. Elle retournerait faire l’assistante technique pendant qu’Agnès et Luca se pavaneraient sur le devant de la scène en parfait petit couple...
Finalement, elle parvint à chasser le visage si parfait d’Agnès de son esprit. Éloignant avec peine son petit carré roux, ses jolis yeux gris, ses lèvres douces, si douces, son adorable nez légèrement épaté et ses innombrables tâches de rousseurs. Elle relégua le tout dans une jolie boîte au fond de sa tête et laissa Morphée l’entraîner au pays des songes.
Le lendemain matin, elle se réveilla en avance à cause de sa sœur cadette qui répétait sa flûte. A sept heures du matin. Elle aurait pu l’étrangler si elle n’était pas si fatiguée. Béatrice avait de la chance, sa mort n’arriverait pas tout de suite.
Fedora se traîna dans la salle de bain et se débarbouilla le visage, effaçant les traces de fatigue qui s’agglutinaient sous ses yeux et au coin de sa bouche. Derrière elle, Giorgia apparu, une tête encore plus terrifiante que la sienne. Elle avait encore dû passer la nuit à parler avec Valentin. Ces deux-là vivaient collés l’un à l’autre. C’est à se demander ce qu’il se passerait s’ils habitaient dans le même appartement. Leurs corps finiraient sûrement par fusionner, ne formant plus qu’un amas difforme d’amour et de cellules.
– Salut. grogna l’aînée en peignant ses longs, longs cheveux blonds. Cadeau maternel. Fedora la regarda faire tout en se brossant les dents. Puis elles échangèrent leurs places. Défaisant les tresses avec douceurs, elle découvrit joyeusement que les ondulations donnaient un bon résultat. Elle passa la main dans ses cheveux, doux et embaumants le shampoing à la vanille. Béatrice s’arrêta enfin de pratiquer pour préparer le déjeuner tandis que la noiraude enfilait son uniforme. Cette fois-ci, apprenant des erreurs de la veille, elle mit une paire de collants épais sous sa jupe et troqua sa veste légère contre un manteau et son écharpe. Elle déjeuna rapidement, croquant dans une pomme et partit pour l’école.
Béatrice était encore au collège donc elle commençait plus tard. Quant à Giorgia, elle travaillait dans une papeterie du centre-ville. Leur grand-mère était à la retraite, elle passait donc ses journées à la maison ou chez ses amies, à discuter de tricot et de séries télés dépassées. Leur mère faisait bien partie du tableau. Mais elle travaillait loin pour leur apporter de l’argent. Elle cumulait plusieurs petits travails et rentraient seulement à la fin du mois pour prendre de leurs nouvelles et s’assurer que tout allait bien. Du plus loin que Fedora s’en souvenait, ça avait toujours été comme ça. Et ça leur convenait plus ou moins.
Dehors, le froid lui mordit les joues et le bout du nez, les rendant tous rouges. Elle rehaussa donc un peu son écharpe et s’y blottit confortablement. Autour d’elle, les gens s’éveillaient lentement. Vêtus de lourds manteaux, coiffés de bonnets. Ils ressemblaient étrangement à des astronautes d’une autre sorte. Elle rit doucement face à cette observation et continua sa route, trottinant avec légèreté entre les flaques et les tas de feuilles mortes qui gisaient çà et là.
Quand elle arriva devant les grilles de son lycée, il n’était même pas huit heures. Les cours commençant à huit heures vingt, elle maudit férocement sa sœur et s’adossa au muret de pierre en soupirant. Les élèves arrivaient, les uns après les autres, rejoignant leurs groupes d’amis. Fedora n’en avait pas. Ce n’est pas qu’elle n’arrivait pas à se faire d’amis ou que les gens l’évitaient. C’est juste que, depuis le début de l’année, elle ne s’était pas assez approchée de quiconque pour se faire appeler amie. Il y avait bien le club de cinéma mais c’était différent. Eux étaient amis ensemble. Pas avec elle. Mais ça lui allait. De cette manière, elle pouvait se concentrer sur ses études et le club. Elle n’avait pas besoin d’autre chose.
– Fedora. Très jolis tes cheveux. la tignasse légèrement bleue hérissée et les yeux bruns, fatigués, de Nicola venaient d’apparaître dans son champ de vision. Elle ne l’avait même pas vu arriver.
– Merci ! elle lui sourit et il le lui rendit avant de se laisser tomber à son tour contre le muret en bâillant. Il n’était pas très bavard et plutôt râleur mais il avait toujours un mot gentil pour elle. Pas comme Agnès qui ne la ménageait jamais ou Marco qui préférait son équipement d’audiovisuel aux vrais êtres humains. Et puis il y avait Luca aussi, avec ses grands sourires et sa franchise. Il disait tout ce qu’il pensait. Mais d’une manière plus agréable que les mots tranchants qu’Agnès pouvait parfois offrir.
– Tu as appris pour Luca ? demanda finalement Nicola en pivotant légèrement son visage fatigué vers elle. Fedora secoua la tête, attendant qu’il lui raconte. Avec un autre bâillement, l’adolescent lui expliqua alors.
– Des gens l’ont vu samedi. Il était en ville. Avec un autre garçon. Ils se tenaient par la main. Du coup les gens sont allés les tabasser.
– Quoi ?
– Ouais. C’est pour ça qu’il n’est pas venu hier. il souffla et passa la main dans ses cheveux chaotiques.
– J’espère qu’il va bien...
– Je crois que c’est plus l’autre garçon qui a pris. Mais bon, après c’est que des rumeurs.
– De quoi est-ce que vous parlez ? demanda soudainement Marco en apparaissant devant eux, bien trop énergique pour un lundi matin. Nicola lui répéta donc ce qu’il avait entendu et Marco fronça les sourcils, pas vraiment convaincu de la véracité de ses propos.
La cloche sonna, annonçant le début des cours. Les murmures s’échappaient partout autour d’eux pour toujours revenir au même point. La prétendue homosexualité de Luca. Marco n’y croyait pas. Nicola s’en fichait. Fedora craignait que cela lui arrive aussi un jour. A vrai dire, elle se sentait profondément désolée pour son camarade et tout aussi terrifiée de devoir essuyer les mêmes remarques assassines qui papillonnaient tout autour d’elle. Les surnoms et les insultent lui faisaient froid dans le dos. Pourquoi tout le monde prenait autant à cœur cette affaire ? Tout cela ne les concernaient pas. Pourquoi se donnaient-ils le droit de porter un jugement ?
Elle réussit à tenir durant les deux premières périodes mais quand la pause arriva, les larmes coulèrent d’elles-mêmes. Se précipitant aux toilettes, elle s’enferma dans une cabine. Elle ne pouvait pas laisser les autres deviner ce qui la mettait dans cette état. Ils l’enverraient alors elle aussi sur le bûcher.
Alors qu’elle essuyait ses larmes avec du papier toilette, assise sur la cuvette, deux filles dont elle ne connaissait pas les voix entrèrent dans la pièce. Comme tout le reste de l’école, elles parlaient de Luca.
– Je l’aimais bien mais là... C’est dégoûtant. s’exclama la première en poussant un soupir.
– Et dire que je l’ai laissé m’embrasser ! Quel menteur. grogna la seconde avant d’ouvrir le robinet, couvrant la suite de leur conversation.
– Pauvre Agnès... Elle qui est amoureuse de lui depuis le début de l’année ! reprit finalement l’une des deux avec un longs soupir.
– Sérieux ? Je savais pas ! s’exclama l’adolescente, avec une voix qui suppliait son amie de lui en dire plus.
– Oui ! C’est une de mes amies qui me l’a dit. Il paraît qu’elle les a vu s’embrasser une fois !
Dans la cabine, le cœur de Fedora se serra. Mais elle avait toujours sûr que ses sentiments étaient vains. Que ce soit en amour ou en théâtre, elle ne pourrait jamais rivaliser contre Luca. Agnès lui appartenait. Enfin, appartenir ce n’était pas le terme adéquat. Mais elle lui vouait une admiration telle que personne ne pourrait se mettre dans son chemin.
De toute manière, Agnès obtenait toujours tout ce qu’elle voulait. Tout le monde le savait et elle était bien réputée pour arriver à ses fins. Fedora regarda ses cheveux vainement coiffés et étouffa une énième vague de sanglots. Elle se trouvait pathétique de se mettre dans un état pareil pour des choses qu’elle savait déjà.
Finalement, les adolescentes s’en allèrent. Elle en profita pour se glisser à l’extérieur et s’essuyer abondamment les yeux pour les faire dégonfler. Et Agnès l’imita. Elle ne l’avait pas entendue rentrer, elle devait donc se trouver là avant elle. La jolie rouquine avait dû l’entendre pleurer. Fedora baissa encore plus la tête dans le lavabo, prête à se noyer pour esquiver la gêne. Mais l’adolescente ne dit rien. Elle se lava les mains en silence avant de soupirer.
– Tu ne devrais pas pleurer, Luca va bien. Et ces filles sont stupides. Je n’ai jamais été amoureuse de lui !
– Ah bon ? sa curiosité l’emportant, Fedora releva la tête et croisa le regard orageux de la jeune fille dans le miroir. Celle-ci secoua vivement la tête, faisant voleter légèrement ses boucles rousses.
– Luca n’est pas du tout mon genre. Trop... Dramatique.
– Dramatique ?
– Gentil.
– Comment est-ce que tu peux trouver quelque trop gentil ? demanda la noiraude en riant. Agnès haussa les épaules et s’appuya contre la rangée de lavabos. Tout sentait le savon ici. Et la cigarette. Parce que certains élèves plus âgés venaient se cacher dans les toilettes pour fumer. Mais l’odeur ne dérangeait pas Fedora. Car le parfum de fleurs séchées qu’Agnès apportait partout avec elle prenait le dessus. Elle passa ses doigts délicats sur son visage puis pointa celui de l’autre jeune fille.
– Tes yeux sont beaucoup trop rouges. Pourquoi te mettre dans un tel état pour lui ? Tu ne serais pas celle amoureuse par hasard ?
– Quoi ? Moi ? Amoureuse de Luca ? Pas du tout ! Tu te trompes sur toute la ligne ! prise de panique, elle chercha un millions d’excuses mais Agnès la prit de cours en éclatant de rire. La plus agréable des mélodies.
– Pas la peine de réagir comme ça. Tu as peur que j’aille le lui dire ?
– Mais je te dis que je ne suis pas amoureuse de lui !
– Nicola peut-être ? J’ai vu la manière dont il te regardait hier, pendant ton monologue. Tu as totalement ta chance. secouant la tête Fedora ne savait plus quoi faire. Et pourquoi est-ce qu’Agnès était aussi persuadée qu’elle était amoureuse d’une personne de leur club ? C’était ridicule.
– Marco alors ! C’est vrai qu’il est plutôt mignon avec ses lunettes et ses cheveux courts... Mais désolée de te le dire, je crois qu’il s’y connaît bien plus en caméras qu’en filles.
– Je ne suis pas amoureuse d’eux !
– Mhhhhh il ne reste donc plus que moi... Est-ce que tu es amoureuse de moi ? elle pencha son joli visage sur le côté et posa un doigt verni de rouge sur son menton, pensive. Fedora déglutit avant de répondre, tentant désespérément de cacher la panique dans sa voix.
– Quoi ? Non ! Je ne suis amoureuse de personne ! Pourquoi je devrais l’être ? Et toi ? Tu es amoureuse de quelqu’un ?
– Oui. répondit-elle en opinant doucement du chef. Mais, avant que Fedora puisse répliquer quoi que ce soit elle rajouta:
– Mais on parle de toi, là.
– Écoute Agnès... C’est très gentil de te préoccuper de ma vie sentimentale mais... Je dois y aller ! À plus tard ! elle lui fit un petit sourire et fila rapidement, sortant des toilettes en courant presque.
D’habitude, Agnès ne lui parlait presque pas. Alors pourquoi est-ce qu’elle lui avait posé toutes ces questions ? Ça n’avait aucun sens ! Peut-être qu’elle avait deviné ? Si c’était le cas, elle était fichue. Elle ne pouvait pas laisser les gens connaître son secret. Et encore moins Agnès. Elle la trouverait repoussante et la forcerait peut-être à quitter le club. Voire l’école. Peut-être même la ville.... Non ! C’était hors de question ! Jamais personne ne saurait.
Le reste de la journée fut une vraie torture pour l’adolescente. Elle était incapable de se concentrer sur les leçons, son esprit divaguant toujours soit vers Luca, soit vers Agnès. C’était trop pour elle. À midi, elle ne mangea presque rien et le soir, quand les cours furent terminés et qu’elle dû se rendre à la salle du club c’est en traînant les pieds qu’elle y alla.
Les couloirs se vidaient doucement des élèves et des murmures les accompagnants. Le soleil était déjà en train de disparaître, laissant sa place à la déprime hivernale et à la fatigue constante. Elle croisa des professeurs, les bras remplis de livres ou de devoirs à corriger. Salua une fille de sa classe, monta les escaliers menant au troisième étage. Des éclats de voix lui parvenaient déjà de la salle, tout au bout. Elle prit une grande inspiration et poussa discrètement la porte.
Nicola se tenait debout entre Marco et Agnès, tentant vraisemblablement de les séparer. Mais cela n’empêchait pas les deux adolescents de s’hurler dessus. A sa grande surprise, Luca était là. Un large hématome s’étirait de son œil droit à son oreille et il était en béquilles.
– Salut... Comment tu te sens ? lui demanda à voix basse Fedora dont la présence n’avait pas encore été remarquée.
– J’ai connu mieux. répondit simplement l’adolescent en lui offrant un sourire douloureux. Finalement, Nicola la repéra et lui lança une supplication silencieuse. Elle se redressa donc, malgré sa petite taille, et s’interposa à son tour.
– Qu’est-ce qu’il se passe ? sa voix tremblotait un peu mais elle avait parlé assez fort pour faire taire les insultes et la colère. Les deux adolescents se tournèrent vers elle, prêts à se jeter à la gorge de l’autre.
– Agnès veut diffuser notre film à la séance de vendredi ! s’énerva Marco.
– Je ne vois pas le problème...
– L’école entière va nous lyncher ! il parlait du fait que c’était une histoire d’amour entre deux filles. C’est sûr que s’ils décidaient de donner la bande aux professeurs et qu’ils passaient le film, toute l’école prendrait ça comme un acte de provocation suite à l’histoire de Luca. Mais ils avaient travaillé tellement dur ! Et c’était presque impossible de tourner un autre film en cinq jours. Mais de toute manière, ils étaient obligés de donner un rendu vendredi s’ils voulaient garder les subventions accordées à leur club. C’était la règle. Chaque premier vendredi du mois, ils diffusaient un film dans le gymnase. Quelques élèves choisis au hasard devaient ensuite le noter selon des critères définis et puis les professeurs décidaient ensuite de continuer à financer ou non le club.
– Il faut qu’on recommence ! Depuis le début.
– Marco, non ! On a pas le temps. Quoi qu’on fasse, ça ne pourrait jamais être aussi bien que notre film ! le pauvre Nicola, monteur en chef, ne voulait pas repartir pour une nuit intense de montage. Mais Marco était le chef du club. Et c’était lui qui décidait.
– Je ne tournerai pas dans un autre cours-métrage. prévint Agnès en s’éloignant un peu.
– On a pas besoin de toi. Luca est de retour et il y a Fedora.
– Je ne peux pas, Marco. Je n’arrive même pas à tenir debout. Et tu as vu ma tête ? le blondinet lui offrit un sourire désolé.
– Mais toi t’es avec moi, non ? désespéré, l’adolescent se tourna vers Fedora.
– J-je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée, capitaine. Mais qui ne tente rien n’a rien ! elle lui tapota timidement l’épaule et il grogna de frustration. Il travaillait si dur pour son club, il refusait de se le voir fermer alors qu’il était en dernière année.
Un silence de mort engloba l’espace, toute la bande réfléchissant à la meilleure solution. Finalement, Agnès se racla la gorge et reprit la parole. Plus posée qu’auparavant.
– J’ai une proposition. On a qu’à essayer. Mais si vendredi matin le résultat n’est pas concluant, alors on diffusera notre premier film. Qu’est-ce que vous en pensez ?
– Ça me va. secouant la tête, Nicola se rangea de son côté.
– C’est une bonne idée ! la noiraude lui sourit et s’installa près d’elle. Mais Marco ne semblait pas aussi emballé que ses amis.
– D’accord, mais à une seule condition. finit-il par soupirer après un long silence.
– Laquelle ?
– Je veux tourner un documentaire. la déclaration de l’adolescent laissa un blanc.
– Un documentaire ?
– Oui, Agnès. Un documentaire. un sourire satisfait s’étala sur les lèvres de Marco qui croisa les bras devant sa poitrine. Tous savaient très bien à quel point la jeune fille vouait une haine infondée pour les documentaires. Ce qu’Agnès appréciait c’était le jeu d’acteur, les retournements dramatiques. Elle aimait jouer la comédie, laisser libre court à ses émotions face à la caméra. Et tout ça, elle ne pouvait pas le faire dans un documentaire.
Depuis son entrée dans le club, elle avait toujours réussis à fournir assez d’idées de scénarios et aidé Luca à l’écriture des scripts pour éviter de devoir tourner un documentaire. Mais cette fois-ci, elle était dos au mur. Bien sûr, à la base elle ne voulait même pas recommencer un nouveau film. Et les documentaires prenaient moins de temps dans la conception vu qu’il ne fallait pas écrire de scripts ni répéter les scènes. Mais elle faisait partie du club et devait assister à la conception. Et elle aimait les challenges. Mais un documentaire ? C’était une déclaration de guerre.
– Et sur quoi veux-tu faire ton documentaire ? demanda-t-elle, les sourcils froncés. Marco pointa alors son doigts sur Luca puis sur Fedora.
– On va suivre Fedora le temps d’une journée normale. Mais à la fin, plot twist, on découvrira qu’en fait c’est une super-héroïne !
– Quoi ? M-moi ? la noiraude bégaya. Elle n’avait encore jamais été le premier rôle dans une de leurs productions. Rien qu’un personnage secondaire, voire même pas présente.
– Oui, toi. Vu qu’Agnès n’est pas douée pour les documentaires tu seras notre sujet principal. On va suivre ta journée.
– Mais ce ne sera pas intéressant !
– Bien sûr que si. Fais-moi confiance. Ce film sera génial et ce sera un documentaire. il s’avança et lui tapota les cheveux avant de se laisser sur une chaise, face à ses amis. Il arborait toujours ce sourire fier tandis qu’Agnès fulminait. Il avait fait exprès de la piéger.
– Est-ce qu’on va continuer à se regarder dans le blanc des yeux pendant une heure ou je peux tenter chez moi ? demanda finalement Nicola, son regard allant de Marco à Agnès.
– Oui, on va tous rentrer chez nous. Demain on se retrouve à sept heures chez Fedora pour commencer à filmer. tout en disant ça, Marco se leva et commença à rassembler le matériel dont il avait besoin. La noiraude se redressa subitement.
– Q-quoi ? Chez moi ?
– Oui ! C’est important de filmer toute une journée. Comme ça on est sûrs d’avoir assez de matière. Agnès. Tu iras plus tôt et tu la maquilleras un peu.
– Si c’est un documentaire pourquoi veux-tu qu’elle change sa routine ? souligna la rouquine.
– Je te demande pas de sortir toute ton armoire à maquillage, juste de faire en sorte qu’elle ne brille pas comme un lampadaire à l’image. Compris ?
– Oui, c’est bon, j’ai pigé. À demain. elle attrapa son sac et s’en alla sans même leur offrir un dernier regard. Marco roula des yeux et Nicola se recoucha sur la table devant lui.
– Cette fois, t’as réussi à vraiment l’énerver. ricana doucement Luca.
– Tant pis. Jusqu’à la fin de l’année, elle devra faire ce que je lui dis.
– Mais... On va vraiment faire ce documentaire... Sur moi ?
– Bien sûr, Fedora. Sur quoi d’autre tu voudrais le faire ? en guise de réponse, l’adolescente gigota dans tous les sens.
– Il y a un million de sujets bien plus intéressants que moi !
– Justement. C’est un défi. Et j’aime ça. Bon, à demain. il tapa dans la paume de Luca, salua les deux autres et s’en alla, emportant avec lui sa caméra, des batteries et plusieurs autres trucs dont il risquait d’avoir besoin. Le trio le regarda partir puis Nicola bâilla une nouvelle fois.
– Vous voulez aller manger un truc avant de rentrer ? proposa-t-il en triant à son tour les affaires dont il risquait d’avoir besoin.
– Ma mère vient me chercher, désolé. répondit gentiment Luca en lui passant un micro.
– Pas grave... Et toi Fed’ ? le garçon aux cheveux chaotiques se tourna vers elle, lui offrant un petit sourire timide. Normalement, elle aurait tout de suite accepté. Mais les mots d’Agnès lui revinrent en tête.
« J’ai vu la manière dont il te regardait hier, pendant ton monologue. Tu as totalement ta chance. »
Elle n’était pas sûre de ce qu’elle voulait dire mais elle préférait ne pas tenter le diable. Elle lui rendit une moue désolée et se leva aussi.
– Désolée mais j’ai un tas de devoirs... Demain peut-être !