« Nous faisons aujourd'hui appel à tous nos bons concitoyens. Aujourd'hui, en ce 9 octobre 2417, quatre jeunes filles se sont enfuies après avoir souillé l'honneur de leurs familles en assassinant froidement leurs tuteurs. Si vous les voyez, maîtrisez-les et appelez les brigades. Tout habitant coopératif se verra recevoir une prime de mille roubles sur sa ration alimentaire. »
Je coupe la télé et soupire, balançant ma tête vers l'arrière. Irina me sourit tout en replaçant ses boucles blondes derrière ses oreilles. Je tourne mon regard vers la gauche où Yulia farfouille dans sa sacoche en pestant. À droite, Natasha aiguise ses lames. J'ai de la chance d'être tombée sur elles. Seule, je n'aurais pas tenu une seule nuit dehors.
Je me redresse et m'étire. Je suis toute courbaturée. Cela fait des jours que je dors mal. Ou que je ne dors pas du tout. Je n'arrive pas. Elles non plus d'ailleurs. Mais nous ne pouvons pas nous arrêter. Nous sommes à deux doigts de la liberté, plus qu'un petit effort et la vie sera supportable.
C'est ce qu'on espère en tout cas. C'est cet espoir qui nous permet d'avancer.
Irina prend ma main. Elle caresse mes cheveux. J'aime quand elle fait ça. Et puis je me rappelle que nous ne pouvons pas nous permettre de baisser notre garde. Natasha l'a bien comprit. Alors je lui souris, frôle ses joues rosies et me lève pour aider Yulia. L'enfance me manque. L'insouciance qui l'accompagnait aussi. Les petits bonheurs simples et purs. Mais tout ça, c'est terminé.
Je m'appelle Natalya Novitchkova. J'ai dix-sept ans et, il y a quinze jours, j'ai tué mon père.
Depuis que nous sommes toutes petites, on nous a toujours enseigné quelle était notre place dans la société. Nous ne sommes rien face aux hommes. Nous leur devons obéissance et respect. Ils nous entretiennent, s'occupent de nous. Dans notre société, une fille ne peut pas ne pas avoir de tuteur. D'abord, c'est son père. Ensuite, son époux. Et si elle devient veuve alors son fils aîné prend le relais ou alors elle est dans l'obligation de se remarier.
Les femmes sont la propriété de l'homme. Une femme qui n'est pas capable d'offrir un fils à son mari se retrouve abandonnée. Et les femmes délaissées deviennent les objets de l'état. Les soldats, les politiciens, les brigadiers, ils peuvent les utiliser à leur bon vouloir. Sur le marché, une femme ne coûte pas cher. Seulement une rouble. Voire deux si elle est encore vierge.
C'est bien cela que l'on nous apprend à l'école. Mais moi, ça me répugne. Comment peut-on penser ça ? Je les vois, toutes malheureuses, se plier aux règles de cette société abjecte. Deux roubles pour une vierge ? C'est pathétique. Mais je ne peux pas le dire. Je ne peux rien dire. Parce que je suis une femme. Et que je fais partie du système. Et que mon père est un politicien haut-placé dans l'état. Chef des brigadiers, la milice particulière du Tsar, c'est un homme important. Moi, je le déteste. Ma mère, elle l'admire. Elle me répète sans arrêt qu'elle est heureuse d'avoir été mariée à lui. Quelle idiote. Quant à mon frère, lui aussi c'est un vrai con. Comme il est l'unique fils de la famille, c'est un enfant roi. Il est âgé d'à peine une année de plus que moi et pourtant il se prend déjà pour mon tuteur. Ridicule. Ils le sont tous. Mon père, mon frère et cette stupide femme qui me sert de mère. En même temps, si ils réduisent leurs cerveaux c'est normal que les femmes soient idiotes ! S'ils nous laissaient notre chance, nous dirigerions ce monde sûrement mieux vieux qu'eux. Mais ces cafards on peur que nous—
– Natalya ? Tu m'écoutes à la fin ? je tourne la tête, maman me fixe avec ses gros yeux globuleux. Heureusement que j'ai hérité du regard persçant de mon foutu géniteur. Je n'aurais pas réussi à me regarder en face avec des yeux pareils.
– Oui mère ?
– Je te demandais ce que tu penses de ces perles. elle me tend deux colliers. Ils sont presque identiques. Ils ont dû coûter un bras. Je m'en fou après tout, ce n'est pas mon argent.
– Lui, il est bien. je lui en tends un au hasard et sourit. Elle me jauge du regard avant de le prendre et le placer autour de son cou. L'autre était plus joli en fin de compte.
Ce soir, comme tous les vendredis, nous dînons en famille. Les femmes doivent être présentables pour faire plaisir à leur tuteur. Les hommes, peuvent venir habillés comme ils veulent. Si j'étais un homme, je me baladerai nue. Tout le temps. Juste pour emmerder les autres. Après tout, la nudité n'est passable de prison que pour les femmes. Si les hommes veulent exhiber leurs abdos, libres à eux. Et s'ils veulent enlever leurs pantalons, qui va les en empêcher ? Réponse : personne. Parce que c'est toujours comme ça. Je déteste les hommes. Et je déteste les femmes aussi. Je déteste cette société. Et pourtant je souris en m'installant à côté de mon frère. Lui et moi, on se ressemble beaucoup. Nous avons les mêmes yeux verts perçants, le même nez trop droit, les mêmes cheveux noirs trop raides et les mêmes lèvres trop fines. Parfois, les gens nous demandent si nous sommes jumeaux. Ça l'énerve beaucoup. Moi, j'aime bien. Ce qui m'énerve en revanche, c'est qu'on nous dit souvent que nous sommes le portrait craché de notre père. Mais je ne veux pas lui ressembler. Je veux être moi-même.
– Passe-moi le sel, Natalychka ! s'exclame Anatoly, mon frère, en me donnant un coup de coude dans la côte. Je soupire et attrape la salière, me retenant de la lui lancer en pleine tronche. Je déteste ce sourire suffisant qu'il arbore. Je vais prendre cher ce soir. Je le sens. Je le déteste.
En plus, c'est toujours lui qui gagne quand on se bat. Pas que je sois plus faible que lui mais je n'ai pas le droit de gagner. C'est la loi. Les femmes doivent toujours être en position de soumission face à un homme. Même si l'homme en question est notre propre frère. Et qu'il vous plante des crayons dans le nez. Je déteste quand il fait ça. La dernière fois, j'ai cru qu'il avait déclenché une hémorragie interne. Alors pour me venger, j'ai laissé le chat faire pipi sur son lit. Je suis peut-être une fille mais ce n'est pas ça qui va m'obliger à me laisser faire. Je me bats pour moi-même.
– Demain je suis invité à jouer au tennis par Grigory et Kolya. Ils m'ont demandé d'emmener Natalya, je peux ? mon frère parle à mon père comme si je n'étais pas là. M'emmener ? On dirait qu'il parle d'un chien. Je déteste ses copains. En plus d'être hideux, ils n'arrêtent pas de mettre leurs mains là où elles ne devraient pas se trouver. Et je n'ai rien à dire sinon Anatoly le rapportera à notre père et je me ferai punir. Quel crétin.
– Bien sûr. Natalya, tu te feras belle pour eux. Grigory et Kolya sont tous deux les fils d'hommes influents, un mariage avec l'un d'eux pourrait nous être très bénéfique. après le chien de compagnie, je ne suis plus que Natayla l'objet de négociations.
Un fils pour régner et une fille pour étendre son territoire. C'est ce que notre professeur d'histoire nous a apprit de la loi 2222 énoncée par Vladimir Poutine III. Trois enfants maximum par foyer. Trois enfants utiles. Avoir au moins deux fils permet à la lignée de prospérer. Avoir deux filles, c'est la pire des hontes. Avoir un fils et une fille, c'est l'idéal. Ça permet l'équité de la lignée.
J'aurais pu avoir une petite sœur mais ma mère s'est shootée aux médicaments avant que mon père ne puisse s'en rendre compte. Quelle idiote. Elle a finit par faire une overdose et a faillit mourir. Juste pour ne pas perdre la face. Vous vous imaginez risquer votre vie pour des apparences ? Moi pas. J'aurais aimé avoir une sœur. Je lui aurai apprit comment aiguiser une brosse à dent avec des ciseaux. On se serait enfuies d'ici ensemble. Je l'aurais toujours protégée des garçons comme Grigory ou Kolya. Mais je suis toute seule. Et je commence à être à bout.
Ce soir je vais me venger. Mais pour l'instant, je savoure mon repas. Car s'il y a bien quelque chose pour laquelle j'aime vivre ici, c'est la nourriture. Notre chef est étoilé et sûrement le meilleur de toute la ville. Il va me manquer.
21h. Je salue tout le monde et quitte la table. Je me dirige dans ma chambre et soupire de soulagement en enlevant ma robe et ce corset qui me coupe la respiration. Nous sommes en 2417 alors pourquoi est-ce que tout le monde régresse ? Je déteste ces tenues qui ne sont faites que pour plaire aux autres. Je déteste plaire aux autres.
Je me change, lance mes vêtements dans un coin de la pièce et vérifie que j'ai correctement fermé la porte à clé. C'est interdit mais ce soir, je me contrefous des interdictions.
Je m'accroupis face à mon lit. Je tire la lourde malle d'en dessous. Un sourire naît sur mon visage. La simple vision de ce revolver me réchauffe le cœur. Un Jericho 941. Je l'ai volé lors d'une représentation des brigades. C'est fou ce qu'on peut cacher sous les jupons d'une femme sans que ces idiots ne s'en rendent compte.
Son poids dans sa main me rassure. Je n'ai jamais tiré mais je sais comment ça fonctionne. J'ai longtemps observé les brigadiers de la milice. Au départ, c'est un peu dur mais je pense que je m'y habituerai rapidement. De toute manière, je ne vais pas faire un attentat exceptionnel. Je vais seulement tirer trois fois. Je considère ça comme un cadeau. Mais je suis une vraie égoïste, je ne pense qu'à moi. J'ai lu un jour qu'il faut beaucoup de volonté et de courage pour tuer quelqu'un. Je ne sais pas si j'ai du courage mais je déborde de volonté et, dès ce soir, je serai libre.
J'ai enfilé un col roulé noir bien chaud et un pantalon noir lui aussi. Avec ça, j'ai des bottines de combat que j'ai volées à Anatoly. Dans mon sac à dos, il y a toute la nourriture que j'ai pu amasser et des tas d'objets me permettant de me protéger. Des brosses à dents aiguisées en pointes, des balles pour mon revolver, un gaz étourdissant de ma propre confection et une petite bombe artisanale. J'ai passé plus d'un an à récupérer tout ça. Mais ça y est ! Je suis prête.
Je passe les bretelles sur mon dos, planque l'arme à l'arrière de mon jean et me rend dans le salon. C'est maintenant que je prend le contrôle de ma vie.
– Natalychka ? Tu ne dors pas ? ma mère fronce les sourcils, elle est prête à me gronder. Elle est seule. Je ne lui laisse le temps de rien dire, sort le pistolet et le braque sur elle. Mon index se pose sur mes lèvres pour lui montrer qu'elle doit se taire. Elle tremble. Pathétique jusqu'au bout. J'attrape un coussin. C'est une grande marque. Il a dû coûter cher. Tout comme le canapé sur lequel je lui indique de se coucher. Elle m'obéit. C'est jouissif. Je me sens si puissante. Je ne peux pas m'empêcher de sourire.
Sa tête posée contre un autre coussin, je pose le mien sur sa tempe, le pistolet muni d'un silencieux par dessus et sans réfléchir plus, j'appuie sur la détente.
Je ne saurais pas expliquer ce que je ressens. Mais tout ce que je sais c'est que, putain, le canapé est foutu.
Je la regarde encore un peu. Je devrais me sentir mal. Mais ce n'est pas du tout le cas. Sa mort est à l'image de sa vie : pathétique. Mais bon, j'ai des choses plus intéressantes à faire que d'avoir pitié de ma mère.
Je me dirige vers la salle à manger. Anatoly et papa s'y trouvent encore. Lequel mérite-il le plus de souffrir ? Les deux en fait. Mais je veux montrer à Anatoly que ses crayons ne m'ont rien fait. Je suis plus forte que lui. Je l'ai toujours été. Je vais le leur prouver.
Je me glisse derrière le siège de mon père et sans lui laisser la peine de dire quoi que ce soit je sors la ceinture de mon sac et la lui passe autour du cou. Non, lui n'aura pas droit à une mort rapide.
– Natalychka ! Qu'est-ce que tu fais ! les yeux d'Anatoly sont remplis de panique. Il se lève. Mais ne sait pas quoi faire. Parce que j'ai braqué mon arme sur lui.
– Rassois-toi, grand frère. Profite du spectacle. jamais je n'ai été capable de parler aussi fort et durement. À personne. Parce qu'on ne m'en a pas laissé le droit. Alors voir mon frère obéir c'est... Exaltant. Pendant ce temps, j'attrape les poignets de mon père et le menotte à la chaise. Celle du bout. Il adore cette place. Ça lui permet de montrer sa puissance. Sa puissance en carton.
Une fois que je suis sûre qu'il est bien attaché aux mains et aux pieds, je repasse la ceinture autour de sa gorge et l'attache au dossier.
– Natalya... Knopka... il me parle doucement mais je sens la colère dans sa voix. Quel con. Je balance mon pied entre ses jambes. Ça lui apprendra à vouloir m'amadouer.
– Non. Vous allez apprendre qui décide désormais. Et c'est moi. Natalya. j'attache mon frère comme je l'ai fait avec lui. Puis place leurs chaises face à face et me mets au milieu.
– J'ai déjà tué maman. Vous êtes les prochains sur ma liste.
– Tu ne vas pas seulement être vendue à l'état, tu vas être torturée. C'est un crime passible de la peine de mort que de toucher à son père, l'as-tu oublié ? Ingrate ! Je t'ai offert un toit, une éducation et voilà comme tu me remercies ?
– Oh ferme-la, le vieux. Tu me dégoûtes. je me penche, enlève les pantoufles d'Anatoly, lui prend une chaussette et la fourre dans la bouche de mon père.
– Maintenant, c'est moi qui parle. je me gratte la gorge et les dévisage un après l'autre. Mon père avec ses yeux verts perçants, les mêmes que les miens, ses lèvres pincées, son nez tordu et ses joues bouffies. Je déteste sa barbe. Elle pique. C'est désagréable. Ses baisers sentent l'alcool. Il a des sourcils trop épais et fournis, eux aussi je les déteste.
Mon frère est plus beau. Mais sa mâchoire est trop carrée. En fait, mise à part ça on est pareils. Je ne dis pas que je suis belle. Mais au moins, moi je ne suis pas un homme. J'aime mon nez légèrement retroussé et mes lèvres remplies. J'ai déjà entendu cet idiot de Kolya dire à Grigory qu'il voulait m'embrasser. Rien que d'y penser j'ai envie de vomir. Mais je pense qu'il est important de s'aimer. Si je ne m'aimais pas, j'aurais sûrement fini ma vie comme ma mère. Un homme m'aurait sûrement persuadée que je suis faible et inutile et que j'ai de la chance de l'avoir. Or, je veux que les hommes pensent qu'ils ont de la chance de m'avoir, moi. Pas le contraire. Je veux quelqu'un qui me comprenne, qui partage mes idées et qui ne me voit pas comme un simple objet. Parce que je suis plus que ça.
– Est-ce que vous ressentez du plaisir à voir les femmes courber l'échine face à vous ? Ça vous fait sentir puissants ? ils ne bougent pas alors je pointe mon pistolet sur eux et ils acquiescent rapidement. Ridicules.
– Es-tu triste ? De savoir que ta femme est morte. D'ailleurs, le canapé est rempli de son sang. Et sûrement de sa cervelle. j'enlève le bâillon de mon géniteur, attendant une réponse cohérente de sa part.
– Je... Non.
– Tu n'es pas triste ?
– Ce n'était qu'une femme, elle m'a déjà donné un descendant.
– Mauvaise réponse. je lui décoche un coup de poing dans la mâchoire. Décidément cette barbe est vraiment désagréable. Il me lance un regard noir.
– Tu vas le regretter, Natalya.
– Oh, pour le moment je m'amuse plutôt bien. je lui souris et il s'apprête à répliquer autre chose mais je ne lui laisse pas le temps et enfonce à nouveau la chaussette dans sa bouche. Anatoly pue vraiment des pieds c'est immonde
.
Je vais me remettre à parler quand le son significatif d'une sirène d'alarme retentit. Les brigadiers. Merde. Quel lâche.
– Tu n'es donc pas capable de te défendre face à une pauvre jeune fille, papa ? La honte ! je ricane amèrement. Je dois me dépêcher.
Sans plus de cérémonies, je presse le canon de mon arme sur son front, juste entre ses deux yeux et lui enlève le bâillon une nouvelle fois.
– Une dernière parole, truslivyy ? Quelque chose à me dire ? Je le transmettrai au reste du monde.
– Quoi que tu fasses, tu payeras. Les femmes sont et seront toujours inférieures aux hommes. Tu peux tuer des gens mais cela ne fera pas de toi une meilleure personne.
– C'est dommage, je m'attendais à quelque chose de moins con venant d'une personne sur le point de mourir. je lève les yeux au ciel et appuie sur la détente. Je n'ai pas pensé à la distance, le sang gicle sur mon visage et mes habits. Moi qui avait pensé à bien m'habiller ! Bref, les brigadiers se rapprochent. Je me tourne vers Anatoly et ce que je vois me fait sourire : il s'est pissé dessus. Et il pleure. Pathétique.
– Pitié, Natalychka, je t'en supplie ! il sanglote comme un gros bébé. C'est vraiment trop drôle.
– Quoi ? Tu veux que je t'épargne ?
– Écoute, Natalya ! Je... Je n'veux pas faire de mal aux filles, d'accord ? Je... il lance un regard désespéré en direction du cadavre paternel avant de planter ses prunelles dans les miennes.
– Je n'aime pas les filles. Mais pas... Emmène-moi avec toi.
– Tu n'aimes pas les filles ? Et tu veux que je—
– J'aime les garçons, Natalya. S'ils l'apprennent, tu ne crois pas que moi aussi je risque gros ? je fronce les sourcils. Mon frère aime les... Garçons ? Non. Impossible. Enfin. Non, c'est tout à fait possible. Et c'est vrai que si les autorités l'apprennent il sera envoyé dans un camp de travail. Et même si c'est mon grand-frère et que je le déteste... Il me fait pitié. Je ne vais pas le tuer. Mais je ne vais pas le laisser venir avec moi. J'ai une bien meilleure idée.
– Tu ne mourras pas ce soir, Anatolychka. Mais tu vas devoir me rendre un service. je lui adresse non plus beau sourire, le détache et lui tend mon arme. Il me regarde sans comprendre.
– Anatoly Novitchkov, ce 24 septembre 2417, tu as assassiné tes deux parents avant d'abandonner ta pauvre petite sœur dans la nature. Et si tu ne racontes pas ça aux brigades, je raconterai à tout le monde ton petit secret.
– Natalya, je t'en prie, non...
– Oh ça va, tu es un homme, oui ou non ? Tout ce que tu risques c'est quelques coups de fouet. il déglutit et je lui tapote l'épaule avant d'attraper mon sac à dos.
– Bonne chance grand frère. je le salue comme un soldat et m'enfuis en courant par l'issue de secours. Désormais, je vais devoir me battre encore plus furieusement si je veux survivre. Je le sais. Ce soir n'était qu'un amuse-bouche.
Le vrai festin commence maintenant. Et je meurs de faim.
Mon plan est réglé comme du papier à musique. Si on ne prend pas en compte le fait que j'aurais dû tuer Anatoly, tout se déroule comme sur des roulettes. Je file dans la nuit froide de Moscou, me rendant au point de rendez-vous. J'entends les sirènes des brigadiers qui braillent. Je vois les lumières des habitations qui s'allument. Je sens une fraîche odeur. Celle du sang. Ça empeste en fait. Berk. J'espère que je pourrai vite m'en débarrasser. Je souffle.
À peine dix minutes après avoir quitté la maison, j'arrive au lieu de la rencontre. Je distingue une chevelure dorée et un gros manteau de fourrure rose. Je ne peux m'empêcher de sourire. Même dans ce genre de situations elle arrive à garder la classe. Elle a toujours du panache.
– Irina ! je m'exclame en sautant sur elle, la prenant dans mes bras, la serrant fort contre moi. Elle répond à mon étreinte en passant ses bras autour de mon corps.
– Natalya. sa voix est remplie de larmes. Et ses yeux sont nuageux. Je caresse son doux visage, soulignant les contours du bout de mes doigts gantés et lui sourit.
– On est libres. elle acquiesce en reniflant. Un bruit affolant se fait entendre dans notre dos. Par réflexe, je me retourne et brandit mon arme, me plaçant devant Irina. Un rire retenti et je soupire de soulagement en rangeant mon pistolet à l'arrière de mon pantalon.
– Je ne pensais pas que tu réussirais, Platonov. ricane la nouvelle venue à l'attention d'Irina. Ses longs cheveux auburn sont ramenés en un chignon brouillon et je vois sur son visage qu'elle est tout de même soulagée de nous voir.
– Il ne manque plus que Yulia... marmonne Irina en regardant autour de nous, un peu inquiète. Mais je pense que Yulia n'est pas un problème. Son fort caractère et sa débrouillardise la sortiront de n'importe quel faux pas.
En parlant du loup, elle est là. Elle boite. Elle est maculée de sang. Mais elle est là. Avec nous. Enfin.
Irina Levena Platonova, Natasha Alekseievna Kosma, Yulia Nikolaievna Dvornikova et moi-même sommes toutes les filles d'hommes influents dans la métropole de Moscou, capitale du monde. Mon père faisait de la politique, celui d'Irana était un styliste à la renommée mondiale et Natasha a été élevée par le meilleur boxeur du pays. Quant à Yulia, elle est la fille bâtarde d'un cousin du Tsar.
Et ce soir, ce 24 septembre 2417, nous avons tué nos familles et fuit cette vie de cage et de paraître.
– Comment ça tu n'as pas tué ton frère ? la rousse, Natasha, m'hurle dessus.
– J'ai des informations compromettantes sur lui.
– T'es trop conne.
– Natasha, Natalya... Ne vous battez pas...
– Laisse tomber, Irina.
Natasha est sûrement celle qui a le plus souffert du plein pouvoir de son père. Son corps en garde encore toutes les séquelles. Au départ, il la prêtait à ses amis. Ceux qui ont des goûts louches. Puis il a voulu essayer. Elle n'avait que douze ans et pourtant son enfance était déjà terminée. De la petite fille qui jouait à la poupée, il ne restait plus rien. Elle n'avait pas le droit de pleurer. Elle a apprit à encaisser sans rien dire. Que ce soit des coups de poings ou de reins. Son désir de vengeance lui brûlait les doigts. C'est elle l'inquisitrice de notre geste. Elle nous a repérées, nous à contactées. Elle nous fait pleinement confiance.
– Putain mais Natalya, que va-t-il se passer à ton avis ? elle fulmine et je la comprends. J'ai eu pitié. Je n'aurais pas dû.
– Je suis désolée.
– J'm'en contre-fou de tes excuses minables. Ton frère va sûrement tout nier en bloc et on est foutues.
– Peut-être pas ?
– Ta gueule Irina.
Irina. Elle est la plus douce d'entre nous. Elle n'avait pas vraiment de raison de tuer son père. Après tout, il lui offrait tout ce dont elle rêvait. Rien que le contenu de sa penderie devait dépasser le salaire annuel de mon géniteur. Mais son état d'esprit a changé quand il a fait assassiner la personne qu'elle aimait le plus au monde : sa mère. C'était une française qu'il avait rencontrée lors d'un voyage. Il l'avait ramenée ici et l'a gardée dans son building jusqu'à ce qu'elle lui fasse des enfants. Et même après cela, il a continué à la séquestrer. Alors qu'elle tentait de rentrer chez elle, il a appelé la mafia pour l'exécuter. Depuis ce jour, Irina déteste son père.
– Je te jure que si un jour je le vois, je le tuerai sans même te laisser le temps de cligner des yeux.
– Natasha, je crois qu'il est dans notre camp !
– Comment veux-tu qu'une ordure d'homme soit dans notre camp ?
– Ils ne sont pas tous des tyrans. Et puis mon frère, il aime les garçons. Tu vois ? Il est comme nous.
– Je n'aime pas les hommes... murmure Irina.
– Oh mais fermez-la ! s'écrie Yulia en nous foudroyant du regard.
Je ne sais pas grand chose sur elle. Yulia est la plus énigmatique. Sa peau est remplie de tatouages et son esprit de fumée. Elle a toujours une cigarette perchée sur l'oreille. Malgré ça, elle sent comme un pot pourri. Des tas d'odeur de fleurs se mélangent dans ses cheveux châtains. Elle parle peu mais crie beaucoup. C'est une amie de Natasha à la base. Elle a tué son père parce qu'elle en a eu l'occasion alors qu'elle ne le connaissait même pas. Apparement, elle en a profité pour tuer tous ceux qui se trouvaient sur son chemin. Elle est tombée en venant nous rejoindre, c'est pour ça qu'elle boite. Je l'admire. Elle n'a peur de rien. Quand Natasha nous a fait part de son plan un peu fou, elle n'a pas hésité une seule seconde pour accepter.
– T'as fait une connerie, Natalya. Tu devais tuer tout le monde. Mais ce n'est pas la peine de lui hurler dessus pour ça, Natasha. Pour le moment, on doit s'barrer d'ici. Qu'est-ce que vous avez emporté avec vous ?
– J'ai un Jericho et des munitions. Et d'autres petits trucs. je réponds en montrant mon arme. Natasha continue.
– J'ai pu récupérer un poing américain, trois gros couteaux de cuisine et un couteau papillon.
– Euh... J'ai des tenues chaudes, des pulls, des écharpes et... la blonde renverse son sac devant nous et s'accroupit pour nous en faire l'inventaire.
– Un pic à barbecue, des couvercles de boîtes de conserves taillés comme des shuriken, vous savez ces armes japonaises... Une râpe à fromage, un tire-bouchon, un câble électrique et... elle me tend une bouteille en verre remplie d'un liquide épais et noir.
– Qu'est-ce...
– Un mélange de produits que donnait mon père à ses mannequins. Il fait perdre la tête et obéir à toutes les volontés. Et, à trop forte dose, il peut tuer. elle nous sourit, fière d'elle. Yulia et Natasha se regardent avant d'hocher la tête.
– T'as un grand potentiel, Irina. elles ont parlé en même temps. Nous l'aidons à ramasser ses affaires. Il faut que nous partions dès maintenant pour éviter de nous faire attraper.
– On a rendez-vous avec une équipe qui nous fera passer la frontière. Si on est séparées, allez à l'endroit indiqué par la croix jaune sur vos cartes ! nous explique Natasha tandis qu'on se met en route en direction de ladite croix jaune.
Tout en trottinant, j'attache ma longue crinière d'un brun sombre tirant vers le noir et soupire. Il va falloir que je la coupe. En attendant, je me fais une queue-de-cheval. J'emprunterai un couteau à Natasha quand nous pourrons nous arrêter.
On passe par les plus petites ruelles qui existent et on doit souvent avancer à moitié pliées pour éviter que les gens nous remarquent. On s'arrête aussi dès que les sirènes des brigadiers se rapprochent. Ce qui est assez fréquent. Natasha nous a concocté un plan pour chacune si on se retrouvait séparées. Dessus, il y a les grands monuments de la ville comme le musée dédié à la dynastie des Poutine ou le palais impérial. Moscou est la plus grande ville du monde et on m'a toujours répété d'être consciente de la chance que j'avais d'y habiter. Mais tout ce que je voyais en lorgnant à la fenêtre c'étaient des buildings surdimensionnés, surplombants les quartiers sombres et les petites ruelles. Quand Moscou a été presque entièrement rasée de la carte par un dirigeant nord-coréen, je crois, il y a de cela 400 ans, le premier Vladimir Poutine a décrété qu'il reconstruirait sur les cendres de l'ancienne ville, la plus grande citadelle qui soit. Pour l'époque, ce qu'il a accompli était remarquable. Et, au fil du temps, les guerres se faisant de plus en plus violentes et le peuple de plus en plus libéral, la ville qui avait bien grandi et s'était développée dans tout le pays a été entourée d'une énorme barrière métallique: la muraille. Et les autres pays ont fait pareil. L'humanité vit en cage.
Néanmoins, il paraît qu'en Océanie, les gens sont encore libres. C'est donc là que nous nous rendons.
Nous pourrions aussi rejoindre l'Europe, le lieu de naissance de la mère d'Irina mais nous savons que le roi de France, Jean-Luc VII,actuel dirigeant de la moitié du continent, entretient des relations amicales avec le Tsar. Ce serait donc trop dangereux pour nous d'y aller.
– Couchez-vous ! s'exclame soudainement Natasha avant de se jeter par terre. Les balles fusent au dessus de nos têtes, l'une d'entre elles m'a frôlée. Mon oreille droite siffle. Je cherche les autres du regard et voit Irina a quelques mètres de moi. Yulia s'est déjà relevée et court le plus vite possible.
– On se retrouve au point de rendez-vous ! Vivantes ! s'écrie-t-elle avant de disparaître dans une ruelle. Les balles s'arrêtent mais ils se rapprochent, il faut y aller. Je me lève à mon tour et me met à courir dans l'autre direction. Je lance un regard en arrière et je suis soulagée de voir qu'Irina et Natasha ont elles aussi disparues. Maintenant, il faut juste espérer que nous nous retrouvions toutes au point de rendez-vous.
J'ai choisi le bon chemin. Ici, il n'y a personne, les brigadiers ne m'ont pas suivie et je ne suis pas loin de ma destination.
J'entends des éclats de voix tout en m'en approchant. Je redouble donc de vigilance et observe la scène qui se déroule sous mes yeux : quatre garçons tournent autour d'une fille qui semble leur crier dessus. Je n'ai jamais vu une personne pareille, sa peau est sombre et ses cheveux épais et bouclés. Elle a de grands yeux verts, magnifiques je dois le dire, et tout plein de tâches de rousseurs. Les garçons quant à eux sont plutôt banals. Un grand avec des cheveux blonds très courts et des yeux noirs, un brun avec des cheveux ni vraiment courts ni vraiment longs et un regard clair, un autre blond avec un chignon et des yeux gris. Le quatrième a la moitié du visage caché par un masque de chirurgien, ses yeux sont eux aussi camouflés par une paire de lunettes et je ne vois pas ses cheveux car ils sont cachés sous un bonnet, je ne distingue absolument pas son visage.
– Attendez ! Y'a quelqu'un ! j'ai trébuché en voulant me rapprocher pour entendre ce qu'ils disaient. Natasha me tuerait si elle me voyait. La fille se tourne d'un coup vers moi et les autres font de même. Je pose instinctivement ma main gauche sur mon arme tout en avançant lentement vers eux.
– T'es qui ? demande l'étrangère en fronçant les sourcils.
– Je... Natalya.
– Novitchkova ? c'est le grand blond qui a parlé. Ne sachant pas quoi faire, j'acquiesce. Les brigadiers ont déjà donné un signalement ? Ça m'épate.
– Je m'appelle Stanislav ! Elle c'est Estelle.
– Enchanté, je m'appelle Raoul. se présente le brun en faisant une petite courbette.
– Tu peux m'appeler Ivan ! s'exclame le blond au chignon en me tendant la main. Je la serre timidement sans trop savoir ce que je suis en train de faire.
– Lui c'est Vyacheslav, il ne parle pas beaucoup. Tout le monde l'appelle Ches.
– Mais... Qui êtes-vous ?
– Ils vont nous faire passer la frontière. la voix de Natasha retentit dans mes oreilles. Je me retourne, soulagée mais c'est de courte durée. Irina est appuyée sur Yulia et toutes deux ont l'air d'aller vraiment mal.
– On a eu un contre-temps. Les brigadiers arrivent, faut qu'on se tire, maintenant. la grande rousse parle sèchement mais je décèle facilement la tension dans sa voix. Les garçons s'organisent pour aider Irina et Yulia tandis que, carte en main, Natasha prend la tête. Je ne suis pas sûre de comprendre ce qu'il se passe et toute ma confiance s'est un peu réduite.
Le visage de mon père, mort, me revient en tête et je respire un grand coup. Le prochain homme que je vois, je le descend. Il ne faut pas que j'aie peur de mourir. C'est con. Je suis la meilleure. Je vais gagner ma liberté car personne ne va jamais me l'offrir sur un plateau doré.
Ils nous ont emmenées dans une planque. Je ne sais pas si on est en sécurité ici mais je n'arrive pas à leur faire confiance. Natasha m'a dit qu'elle les a trouvés sur le marché noir. Une « équipe spécialement formée pour vous aider à sortir de toutes vos emmerdes » apparement. Mais quand je les regarde, je ne vois qu'une bande de garçons comme tant d'autres. Sauf qu'eux ne sont pas riches et ils n'ont pas les mêmes regards lubriques comme Grigory ou Kolya. Mais quelque chose chez eux me dérange. Je ne saurai pas dire quoi. Peut-être est-ce à cause de "Ches" dont je n'ai pas aperçu le visage une seule fois alors que cela fait plus de trois heures que j'essaie de voir quelque chose. En plus, il ne parle jamais. Quand on lui adresse la parole, il se contente simplement de secouer la tête.
– Il est muet ? Sourd ? je demande finalement au géant, Stan je crois, ou alors Ivan. J'ai de la peine ils se ressemblent. Peut-être est-ce Raoul ?
– Qui ? il se tourne vers moi et je pointe Ches du doigt.
– Lui.
– Non, il est juste timide. Ne fais pas attention à lui ! il me sourit puis recommence à... Je ne sais pas ce qu'il faisait en fait.
Nous sommes tous assis dans une sorte de cave, en plus lugubre. Le brun s'est occupé de soigner Irina et Yulia. Apparement elles se sont faites attraper par les brigadiers mais heureusement Natasha est arrivée à temps. Elle les a abattus, comme ça, comme si de rien n'était. Elle m'épate. À ma droite se trouve le géant, à côté de lui il y a la fille à la peau étrange. En face, Ches est immobile. Peut-être qu'il est mort ? Bref. À côté les deux autres garçons sont en grande discussion avec Natasha et Yulia. Tandis qu'Irina dort dans un coin de la pièce sur un matelas miteux. La liberté à un prix mais j'ignorais qu'elle avait aussi une odeur. En l'occurrence, celle de la pisse et de la sueur. Et du sang aussi. En gros, ça pue. Je plisse le nez. On a pu se laver mais l'odeur infecte du sang colle encore à ma peau. Je n'aurai pas dû tirer dans la tête de mon père de si près, j'ai encore l'impression que son sang et sa cervelle se trouvent sur mon visage. Ça me dégoûte. Je soupire. Je n'aime pas attendre. En plus je ne sais même pas ce qu'on attend.
– Pourquoi on ne part pas tout de suite ?
– On est en train de réfléchir au meilleur itinéraire. répond Natasha sans lever les yeux de sa carte. J'acquiesce et souffle à nouveau. J'enroule mes cheveux autour de mes doigts quand une idée me vient. Je me tourne à nouveau vers le géant.
– Hey, tu pourrais me prêter un couteau ? Ou une paire de ciseaux ?
– Pour quoi faire ? je pointe mes cheveux et il sourit avant d'appeler l'autre blond au chignon, Ivan apparement.
– Quoi ?
– La demoiselle a besoin d'un coiffeur ! je fronce les sourcils tandis qu'il se lève en souriant et s'assoit près de moi. Il prend mes cheveux dans sa main et je recule d'un coup.
– Eh, du calme ! Mon père était coiffeur, je sais couper les cheveux ! Tu veux un carré ? Ou tout rasé ? tout en parlant, il attrape une sorte de trousse et en sort une paire de ciseaux dorés. Je caresse mes cheveux avant de murmurer.
– Un carré ? En dessous des oreilles...
– Ça joue ! il me sourit et se place derrière moi. Délicatement, Ivan —c'est bien son prénom— prend mes cheveux et les peigne tout aussi doucement. Ses gestes sont légers et précautionneux. Je n'avais jamais vu un garçon être ainsi. Même notre coiffeur personnel ne faisait pas comme ça.
– Ça va, je ne te fais pas mal ?
– N-non. C'est bon. j'esquisse un petit sourire puis il laisse mes cheveux retomber dans mon dos et je l'entends qui commence à couper. Rapidement, les mèches s'amassent sur le sol et je commence à avoir peur. Et si ça ne m'allait pas ? Au pire, les cheveux ça repousse et puis je ne suis pas ici pour être jolie !
Je souffle et je vois que Ches se met à bouger dans son coin. Il s'étire, se craque la nuque puis les mains. D'ailleurs ses doigts sont cachés. Est-il lépreux ? Estelle, la fille étrange, s'approche de lui et chuchote quelque chose dans son oreille. Il acquiesce et retire ses lunettes de soleil. Sa peau est sombre. Plus sombre que celle d'Estelle. Il enlève son masque et ses gants. Toute sa peau est ainsi. Je n'ai jamais vu de personnes pareilles. Ils ne sont pas russes, c'est sûr.
– Eh, ne le dévisage pas comme ça ! me dit Stanislav, en riant.
– Ils ne sont pas russes, hein ?
– Ils viennent d'outre-mer. Enfin, Ches est né ici mais pas Estelle. Elle a été déportée. Le Tsar se sert de leur peuple pour travailler dans les usines, on les aide aussi à s'enfuir.
– Outre-mer ?
– Oui, des colonies russes qui se trouvent en Afrique. Enfin, sur ce qu'il en reste... c'est vrai que les guerres nucléaires ont détruit beaucoup de territoires. Dont la moitié d'un continent. Mais j'ignorais qu'ils en exportaient les habitants. J'ignore beaucoup de choses sur notre monde en fait. Comme ma famille était fortunée, j'ai eu le droit à une éducation plutôt riche avec des cours de langues, le russe approfondi, l'anglais et le chinois, les trois seules qui sont encore fréquemment parlées, de manières, de mathématiques aussi et le reste ne me servaient qu'à apprendre à être une femme parfaitement soumise et sage. Je regrette de ne pas avoir appris l'histoire et la géographie comme Anatoly. Ou le sport. Tout ça, j'ai dû le travailler seule c'est pour cela que j'ai encore beaucoup de lacunes.
– Voilà printsessa, j'ai terminé ! s'exclama Ivan, me tirant hors de mes pensées. Je tourne la tête et je ne peux m'empêcher de sourire en sentant mes cheveux chatouiller ma nuque. Je la secoue doucement et rigole. C'est drôle. Je n'ai jamais eu les cheveux autant courts ! Les filles n'ont pas le droit de les avoir en dessous des épaules. C'est... déstabilisant. Mais j'adore. Ivan me tend un miroir et je me regarde. On dirait une autre personne mais en même temps pas.
– Et bien, je crois que ça lui plaît ! ils rigolent et je rigole avec eux. Mais soudainement je me sens étrange. Et je regarde Irina qui dort encore. Est-ce que j'ai vraiment le droit de rire ? Je... Il y a moins de douze heures, j'ai assassiné mes parents, je ne devrais pas agir comme ça. Je dois rester sur mes gardes. Être frivole et rire, ce n'est que pour ces idiotes qui dorment paisiblement là-haut et se laissent marcher dessus. Je soupire et me tourne à nouveau vers Ivan.
– Merci. C'est gentil de ta part.
– De rien ! il me sourit à nouveau mais je ne répond pas à sa mimique. Je préfère me lever et me coucher à côté d'Irina. Je suis fatiguée. Tout ce que je peux faire c'est dormir et espérer qu'ils ne nous tueront pas dans notre sommeil. Ce serait vraiment bête de mourir comme ça... Je m'endors et la dernière chose à laquelle je pense c'est le visage de Ches. Qui a l'air si dur et tendre à la fois. À ses yeux verts. Je me demande quel âge il a. Ce qu'il a vécu.
Quand je me réveille, un silence pesant règne dans la pièce. Irina est blottie contre moi, sa respiration régulière et sa chaleur me réconfortent ; elle n'est pas morte. Je me redresse légèrement et lance un coup d'œil circulaire. Seule Natasha est encore réveillée. Dans son coin, toujours penchée sur sa carte, elle observe, trace, écrit, efface et recommence. Je me détache délicatement d'Irina et m'installe à côté d'elle.
– Tu travailles toujours sur notre itinéraire ? elle secoue la tête sans pour autant me regarder.
– Tu savais pour eux ? je pointe Estelle et Ches du doigt, elle secoue à nouveau la tête.
– Ça va être plus compliqué avec eux. Nous pouvons nous travestir mais ils ne peuvent pas changer de couleur de peau ! M'enfin... Il paraît que le garçon est une sorte de génie ou je ne sais quoi... D'après Stanislav, il sait parler toutes les langues du monde et possède une mémoire exceptionnelle en plus d'une force peu banale. Je vais tenter de transformer ce boulet en atout ! elle relève la tête et je vois une étincelle briller dans ses yeux. Natasha déborde de confiance en elle et de courage, je trouve ça fantastique. En plus, son sang froid est incroyable.
– Natasha ?
– Mhhh ?
– Comment tu fais ?
– Comment je fais quoi, Natalya ?
– Pour ne pas avoir peur ? Enfin... Je n'ai pas peur, pas vraiment mais... Je repense à ma famille... Je me dis que... Ils l'avaient mérité c'est indéniable mais... Non, oublie.
– J'ai peur, tu sais ? Mais je me sers de cette peur pour être plus forte. Je m'en alimente. Je la déguise en confiance et me délecte de la peur des autres. J'ai tué un brigadier dans la ruelle. Il allait tirer sur Yulia. J'aurais pu être tétanisée par la peur. Mais, au lieu de ça, je m'en suis servie pour courir plus vite et lui enfoncer un pieux dans le crâne.
– Comment tu fais ?
– Dis-toi que si tu ne te forces pas à avancer, tu crèves. Et si toi tu crèves alors... Irina aussi sûrement. Et tes rêves. Tes espoirs. Tu veux être libre, non ? Alors continue d'avancer pour que ton cœur batte encore. Sinon, t'es foutue. Et, je te le jure, ta mort sera vaine. Personne ne te fera de sépulture, les gens te verront comme une terroriste. elle soupire et replonge sur son plan. Ses mots me font mal. Parce qu'ils sont vrais. Je dois vivre. Si je meurs, je n'aurai été qu'inutile durant toute ma vie. Alors qu'aujourd'hui, j'ai une chance de tout changer. Je peux y arriver.
Nous sommes le 27 septembre. Ça fait maintenant trois jours qu'on se terre dans cette sombre cave, bien trop exiguë pour contenir neuf personnes. Au moins, Irina s'est réveillée et elle va mieux. On mange des trucs qui ressemblent plus à du plastique qu'à de la nourriture mais d'après Stan, c'est du luxe de pouvoir manger. Je connais les conditions de vie quand on est une femme mais j'étais complètement ignorante quant à celles des plus démunis. Suis-je vraiment si bête ? Même Irina était au courant.
– Ma mère faisait du bénévolat dans le dos de mon père. Elle vendait ses plus beaux manteaux de fourrure pour acheter des vivres à des orphelins dans la Moksva-city. elle sourit en pensant à sa mère. Moi, je ne pourrais pas en faire autant. Je revois son sang et sa cervelle d'oiseau qui maculent le canapé en daim. Et je me convainc qu'elle le méritait. Ils le méritaient tous les deux. Ils l'avaient cherché. Ils n'avaient qu'à pas détruire ma vie. Et j'aurais épargné la leur. Ils ont voulu faire de moi un pantin. Mais je suis plus forte qu'eux.
– Ce soir on s'en va. s'exclame soudainement Natasha en se levant, me tirant de mes pensées. Je la regarde et soupire. Elle a des cernes terribles sous les yeux et semble vraiment à bout de force. Yulia se lève à son tour et l'accompagne jusqu'au matelas le plus épais que nous ayons. Elle a besoin de repos. Il faut qu'elle soit prête car sinon, sans elle, nous n'y arriverons jamais. La brune l'aide à se coucher et la couvre d'un édredon. Nous nous écartons de l'autre côté de la pièce pour les laisser dormir.
Pour faire passer le temps, Irina nous a appris à jouer aux cartes. C'est un jeu très simple qui s'appelle Boy. Chaque joueur possède un petit paquet de cartes faces vers la table, ainsi personne ne sait qui possède quoi comme cartes. Simultanément, tous doivent abattre la carte qui est sur le dessus de leur tas, face relevée sur la table. Celui dont la carte a la plus grande valeur peut récupérer celles des autres. Un joueur perd quand il ne lui reste plus une seule carte dans son paquet.
– Der'mo ! T'as encore gagné... râle Ivan en soufflant tandis que je lui prend sa dernière carte, triomphante. Je suis trop forte ! Je ne suis toujours pas à l'aise à l'idée d'être avec des garçons mais, pour le moment, ils ont su se montrer courtois. Ils sont plutôt sympas même si certaines de leurs blagues laissent à désirer. Stanislav nous a donné des vêtements propres et de quoi nous laver, ce qui a soulagé Irina, elle qui déteste la saleté. Ivan adore jouer avec nos cheveux, il voue une fascination pour ceux d'Irina. Et, je dois l'avouer, c'est relaxant de se faire masser le crâne. Estelle et Ches ne se mêlent pas à nous. Je ne sais pas vraiment pourquoi mais ils nous évitent. Ches en tout cas, Estelle, elle, adore s'embrouiller avec tout ce qui bouge. Elle hurle sans arrêt sur tout le monde sans raison, c'est vraiment insupportable. Et puis il y a Raoul. Il est gentil mais on dirait qu'il a quelque chose contre nous.
L'autre soir, alors que tout le monde dormait, Natasha m'a demandé d'essayer de me rapprocher de lui. Je ne sais pas pourquoi mais apparement elle a des doutes le concernant.
– J'ai besoin que tu deviennes amie avec Raoul. m'a-t-elle soufflé dans l'oreille, me surprenant.
– Pourquoi ?
– Fais ce que je te dis, c'est tout. j'ai grogné mais ai tout de même acquiescé. Il vaut mieux que je reste dans les bonnes grâces de Natasha. Pour ma survie.
Je regarde Raoul. Il n'a pas l'air méchant. C'est bien le plus poli d'entre tous mais, sous toute cette politesse je sens quelque chose de louche. Comme si il était trop gentil. Les autres s'occupent désormais chacun de leur côté. Irina lit, Estelle et Ches restent muets à leur habitude et Ivan et Stanislav discutent.
- J'ai un truc sur le visage ? me demande Raoul en plissant le nez, passant ses doigts sur ses joues et autour de la bouche. Je secoue la tête et lui adresse un sourire. De ceux que j'ai appris à perfectionner en côtoyant mon frère et ses copains.
- Non, non, tu n'as rien.
- Pourquoi est-ce que tu me mens, Natalychka ? je grimace à l'entente de ce surnom. Il me rappelle Anatoly et mon père. Pourtant, il l'a dit d'une manière différente d'eux. Plus douce et affectueuse. Alors qu'on ne se connaît pas du tout. Il rigole doucement et attrape un petit miroir avant de se regarder dedans.
- Tu ne mens pas.
- Je ne mens pas.
- Super alors, on peut se faire confiance ! il me tend sa main, sûrement pour que je la serre.
- Mais je ne peux pas être sûre que toi, tu ne me mens pas. Je ne connais même pas ton âge ou ton nom de famille.
- Raoul Mishaevitch Sivakov, pour vous servir miss. J'ai eu 18 ans le jour de la Svyatoy Lyudmila. Et toi ?
- Natalya Andreïevna Novikotcha, je suis née il y a 17 ans. C'était un jour sans Saint.
- Ta mère s'en est voulu ?
- Elle m'a haït. je ne sais pas pourquoi je lui en parle. Après tout, ce sont des choses dont je ne devrais pas parler avec un homme. Surtout un que je ne connais depuis trois jours à peine. Mais j'ai envie de croire que je peux lui faire confiance. Et qu'il ne me trahira pas. C'est puéril et Natasha me tuerait sûrement si elle pouvait lire dans mes pensées mais, après tout, c'est elle qui m'a demandé de me rapprocher de lui.
Sa main est toujours en l'air, il l'agite doucement. Haussant les épaules, je l'attrape et la serre doucement. Il fait de même avec la mienne mais rajoute sa deuxième paume par dessus et capture mes doigts entre les siens. Sa peau n'est pas douce. Il a des coupures partout. Mais ce n'est pas désagréable. Je n'ai pas l'habitude, c'est tout. Mes mains se sont posées à des tas d'endroits depuis ma naissance. Les joues de ma mère, les multiples étoffes de mes robes, une pâte à gâteau, la fourrure de mon chat, un pistolet. Mais, c'est sûrement le plus agréable. Je lève le regard dans le sien mais ne croise pas les yeux clairs de Raoul. Je tombe sur le regard percant de mon père. J'entends sa voix. Natalychka. Je tressaille et retire ma main de son emprise avant de me lever d'un coup. Tout le monde me regarde. Je bafouille une excuse bidon. J'ai besoin d'air. Cela fait trop longtemps que mon oxygène est réduit dans cette cave.
Je sors juste quelques instants pour me rafraîchir et je retournerai à l'intérieur directement après. Stanislav nous a dit qu'on avait le droit de monter les escaliers et de passer la tête à l'extérieur mais pas longtemps. Il ne faudrait pas alerter les gardes.
Les bruits de la ville m'apaisent. Je ferme les yeux et profite de la brise fraîche de septembre. C'est agréable. Et puis Irina me rejoint. Elle glisse délicatement sa main dans la mienne comme l'a fait Raoul auparavant mais c'est complètement autre chose. La main d'Irina est douce comme la peau d'un petit bébé. Elle pose sa tête sur mon épaule et je la prend dans mes bras. Je me sens mieux.
– Tu ne devrais pas faire confiance à ces garçons. murmure la blonde dans mon oreille. J'acquiesce.
– Je me suis dit qu'il n'y aurait pas de mal à essayer...
– Sans offense mais... Tes idées ne sont pas toujours glorieuses. je rigole et me sépare d'elle pour la regarder d'en face.
– Qu'est-ce que ça veut dire exactement ? elle paraît embarrassée. Je pose ma paume sur sa joue pour lui faire comprendre que je ne suis pas fâchée, juste intriguée.
– Et bien... Tu as laissé ton frère en vie et... Tes cheveux... elle prend une mèche de mes cheveux à présent courts entre ses doigts et soupire en l'enroulant autour de son index.
– Je les préférais longs. ajoute-t-elle. Je lui souris gentiment.
– Les cheveux, ça repousse.
– C'est vrai.
– Et puis, même avec les cheveux courts tu restes ma meilleure amie, Irina. Même si j'essaie de faire confiance aux autres, tu es la plus importante à mes yeux. On va s'en sortir ensemble ou pas du tout. c'est à son tour de sourire. Elle se colle à nouveau contre moi et je passe mes bras autour de son corps. Elle est si douce, je me dois de la protéger. Je n'adresserai plus la parole aux garçons à part si j'en suis obligée. Parce que j'ai l'impression que, où que j'aille, l'ombre de mon père va me poursuivre. Et je ne veux plus de cette vie-là. Je veux pouvoir fixer les gens dans les yeux et y voir le bleu d'un lac ou le brun du chocolat. Pas le vert couleur de la mort et de la peur qui pèse sur mes épaules. Je veux m'en débarrasser. Je m'arracherai les yeux s'il le faut. Mais je n'en aurai pas besoin. Je le sais. Au fond de moi. Je suis une femme. Je suis forte. Et je suis libre.
Irina et moi sommes retournées à l'intérieur juste au moment où Natasha et Yulia se réveillaient. Les garçons préparaient déjà nos affaires. On s'est appuyées contre le mur, les épaules collées et les doigts entremêlés avant d'écouter Yulia.
– On doit quitter cet endroit à vingt heures tapantes ! s'exclame la tatouée tandis que Natasha se penche une dernière fois sur ses cartes avant de nous les tendre.
– Avec Stanislav, on a composé des équipes. Ce sera plus facile d'arriver au mur si on est séparés mais aussi plus dangereux d'être seul. elle se tourne vers le blond qui hoche de la tête et s'avance.
– Ivan, Estelle et Irina vous serez ensemble. Ensuite ce sera Raoul, Ches et Natalya. Puis Yulia, Natasha et moi. On ne part pas tous en même temps mais les itinéraires font qu'on devrait tous se retrouver au point de rendez-vous au même moment.
– Sachez que si vous n'êtes pas là à l'heure, on vous attendra seulement dix minutes avant de partir. ajoute Natasha en fermant son sac à dos.
On acquiesce tous et je me tourne vers Irina qui semble bien embêtée. Je serre gentiment sa main pour lui transmette du courage puis je me prépare. J'enfile un col roulé par dessus mon débardeur et lace fermement mes souliers. J'aurais préféré tomber avec Stanislav ou Ivan. Pas Raoul. Et encore moins Vyacheslav. Mais bon, les équipes sont plutôt équilibrées et notre but est d'arriver tous vivants donc je ne vais pas me plaindre. Je ne comprends toujours pas pourquoi ces garçons risquent leur peau comme ça pour nous mais apparement Natasha leur fait plutôt confiance. Alors, même si ce n'est pas mon cas, je suis les ordres.
Je serre une dernière fois Irina contre ma poitrine, embrasse légèrement le haut de son crâne et serre sa main. Elle a passé ses bras autour de ma taille et, bien que Natasha ait donné l'ordre de départ, elle refuse de me lâcher. Et malgré moi, je la garde un peu plus contre mon corps. Sa chaleur est réconfortante.
– Eh ! On bouge ! grogne Yulia en attrapant Irina. Mais je lis dans le regard de la brune une lueur de compassion. Et sur ses lèvres, je devine des mots réconfortants à l'adresse de la blonde. Je souris et me tourne vers mes compagnons d'infortune.
Ches place son attirail sur son visage; un masque de chirurgien, une paire de lunettes de soleil et une large capuche rabattue sur la tête. Il porte une paire de gants noirs aussi. À côté de lui, je vois Raoul qui aiguise des tonnes de couteaux et les range soigneusement dans un large manteau noir qu'il enfile. En dessous, il porte un col-roulé identique au mien et a passé une sorte de harnais qui traverse son torse, se croisant au centre. Là dessus, il y a aussi des couteaux. Tout comme dans dans ses manches. Ceux-là son reliés à des fils de nylons. Presque invisibles à l'œil nu mais extrêmement résistants. Ça, c'est Anatoly qui me l'a apprit quand on était plus jeunes. Je ne me rappelle même plus pourquoi.
– Tu es prête ? me demande le grand brun en fermant son manteau. Il lace ses bottes. Là aussi il y a sûrement des couteaux. Ces derniers jours je l'ai vu jouer avec. Il les fait tournoyer entre ses doigts comme si les lames ne l'atteignaient pas. Ça me fascine. J'hoche la tête à sa question. Il opine du chef et range ses lacets à l'intérieur de ses chaussures. Pas bête. Je l'imite. Il me regarde et pouffe. Si c'est comme ça... Je ressors mes lacets. Il rigole encore plus et donne un coup de coude à Ches pour partager son hilarité. Quel con. D'ailleurs c'est ce que doit penser l'autre vu qu'il ne réagit pas. Mais difficile à dire vu que je ne vois rien de son visage...
– Aller, on bouge, première équipe ! On se retrouve demain au coucher du soleil sur le versant sud. Prenez garde aux brigadiers et aux chiens surtout. Vous êtes actuellement les personnes les plus recherchées par la milice. nous hochons tous la tête. J'échange un dernier sourire avec Irina. Puis un regard à Yulia et Natasha. Elles me sourient aussi, ce qui est plutôt rare je dois l'avouer. Je les imite. Et les regarde quitter notre cachette les unes après les autres, à quinze minutes d'intervalles. Puis c'est notre tour. Raoul ferme soigneusement la porte et on s'en va. En silence.
L'air à l'extérieur est froid. Nous sommes en septembre après tout. Le milieu de l'hiver. Je suis mes compagnons qui filent déjà dans la nuit. Ils sont silencieux, comme des ombres. J'essaie d'être comme eux mais j'ai l'impression de faire un vacarme épouvantable. Face à la légèreté des pas de Raoul je me sens stupide. Et je trébuche. Cela fait à peine dix minutes que nous sommes sortis de la cave et je fais déjà tout merder. Je me relève rapidement sous les regards noirs du brun qui pose son index sur ses lèvres. Silence. Oui, je sais. Je soupire silencieusement et nous reprenons notre route. Heureusement, ici nous sommes encore dans la Moskva, les milices s'y attardent beaucoup moins que dans le reste de la ville. Le problème, c'est que pour arriver à destination, il faut qu'on passe obligatoirement par le centre ville. Et c'est là que tout se corse. Parce que Moscou est une ville qui ne dort jamais. Les brigadiers veillent jours et nuits en son cœur.
Bien sûr, on pourrait contourner le centre mais ça nous prendrait trop de temps et il y a des barrages de sécurités partout. Alors que de la Moksva au Cœur, il n'y en a aucun. D'ailleurs je n'ai jamais compris pourquoi. C'est stupide. Mais bon, je ne suis pas le Tsar, ce n'est pas moi qui décide.
On se faufile dans des ruelles plus étroites les unes que les autres. Parfois, on passe par un toit ou une cave avant de revenir sur la terre ferme. Je suis un peu fatiguée mais je garde le rythme soutenu de notre course. Notre seule chance réside dans cette nuit. Il ne nous reste que six heures pour atteindre notre but. Je sais que c'est drôle de dire ça de cette manière mais, la ville est tellement grande. Pour la traverser dans son entièreté à pied il nous faudrait plus de deux jours. Heureusement que ce n'est pas notre cas. On a beaucoup couru la première nuit, nous rapprochant considérablement de la porte Ouest. Là, il paraît que Stanislav a un contact qui pourra nous aider à obtenir de fausses identités pour pouvoir quitter la cité. Ensuite, il nous faudra revêtir de nouveaux vêtements et rejoindre une troupe de marchands jusqu'au port de la nebol'shaya moskva. C'est le meilleur plan que Natasha a pu avoir. Mais les brigades sont bien plus fermes au centre. Et elles ont sûrement été renforcées à chaque porte. Il paraît, d'après Stan, qui a pu discuter avec son contact, qu'il y a plus de cent gardes armés jusqu'aux dents à chaque porte de sortie. Je ne sais pas trop comment ils vont se débrouiller mais... On doit absolument partir. Sinon, nous finirons sûrement comme bêtes de foires dans les prisons. Les gardiens de serviront de nous pour assouvir leurs pulsions sexuelles ou sadiques. Et, après, si Anatoly le veut, je rentrerai sûrement à la maison où je serai obligée de lui obéir jusqu'à ma mort car aucun homme ne voudra de moi comme épouse. Peut-être qu'il me vendra sur le marché. Une fille de politicien peut avoir un bon prix, surtout si elle a un joli minois. Mais une fille qui a tué son père, ça n'intéresse que les sauvages aux idées étranges et sombres.
Alors que ces idées tournent et retournent dans ma tête, on m'attrape soudainement à l'épaule. Je me retrouve violemment jetée à terre, ma tête heurtant le sol. Je suis complètement sonnée. Mais malgré la douleur, je me relève rapidement et tente de dégainer mon arme. Ma vue est trouble mais j'essaie de viser. Un brigadier se tient face à moi, il fait facilement trois têtes de plus que moi. Et il est large comme un immeuble. Il se jette sur moi et j'esquive maladroitement, retombant à nouveau à terre sur mon épaule. La douleur me fait hurler. Où sont donc Raoul et Ches ? Me redressant, j'essaie de courir mais il me bloque contre le mur, sa main enserrant ma gorge. Je me débats, balançant mes jambes dans tous les sens. Mon pistolet a glissé à terre, je l'aperçois derrière le colosse. Mais l'air vient à me manquer. C'est donc cela qu'à ressentit mon père quand j'ai passé cette ceinture autour de sa gorge ? J'aurais aimé que ça le fasse encore plus souffrir. Ça me paraît trop doux pour une ordure comme lui.
Trouvant finalement le point faible du brigadier avec mon pied, il me lâche sous le coup de la surprise. Je roule au sol et attrape mon arme et tente à nouveau de viser mais ma vision me fait défaut.
– Tire ! s'exclame la voix de Raoul quelque part derrière moi. Mon doigt obéit de lui-même, appuyant sur la gâchette et la balle se loge directement dans la gorge du soldat. Il s'accroche désespérément à son arme et tente de me tirer dessus mais Ches intervient et balance harmonieusement sa jambe dans les airs, son pied percutant avec précision le poignet de l'homme qui hurle de douleur. Je le regarde tomber à terre. Ses yeux sont révulsés et sa bouche remplie de sang. Je n'aperçois que maintenant les fins couteaux qui sont plantés dans son dos. Quand est-ce que Raoul les a-t-il lancés ? Et comment a-t-il fait pour tirer avec une telle précision ? À cheval sur le corps qui tressaute encore un peu, il les retire un à un et range son attirail à l'intérieur de son manteau avant de se relever et de s'approcher de moi.
– Ça va ? Il t'a fait mal ? j'hoche la tête doucement.
– Ma tête a frappé le sol et... Je crois que mon épaule est démise... il fait signe à Ches de venir. Ce dernier nous rejoint, enlève un de ses gants et pose sa main sur ma joue. J'essaie de reculer mais le regard de Raoul me fige. Et mon mal de crâne disparaît soudainement. Comme si je n'étais pas tombée juste avant. Il pose ensuite ses doigts sur mon épaule et appuie. Je serre les dents pour ne pas hurler et il baisse son masque.
– Elle est luxée. Tu dois éviter de la bouger. Je vais te la mettre en écharpe. Je ne peux rien faire d'autre. sa voix est grave et profonde, je suis surprise. C'est agréable de l'entendre parler. Il devrait prendre plus souvent la parole. Raoul lui tend un châle et il manipule mon bras avec douceur. C'est le gauche. Comment suis-je censée me défendre si je ne peux pas tirer ?
– T'inquiète pas, Vyacheslav et moi on est là pour t'escorter. il me sourit gentiment avant d'attraper son sac à dos. Ches replace son masque et ses gants et nous repartons rapidement. Les sirènes des brigadiers retentissent déjà dans la ville, notre position a sûrement déjà été signalée à l'entièreté de la milice du Tsar.
Mon bras me fait terriblement mal. J'essaie de suivre le rythme mais j'ai de la peine. Et même si Ches a effacé mon mal de tête avec sa technique magique —je ne comprend toujours pas comment ça marche mais on a pas le temps pour les questions— ma vision est encore un peu trouble. Et mon souffle est court. Nous ne pouvons ni ralentir, ni nous arrêter. Les brigadiers sont tous prêts. On a entendu les sirènes se rapprocher à une vitesse affolante. Je n'ai jamais eu aussi peur. Mais j'étais prête à me battre. D'ailleurs il faudrait que je demande à Vyacheslav de m'apprendre des techniques de combat au corps-à-corps. Mais d'abord, je dois attendre que mon bras se soit remis.
– Aller, dépêche-toi Novitchkova ! Tu veux crever ? je secoue la tête et rattrape Raoul qui se glisse dans une ruelle. Ça fait seulement deux heures qu'on est partis mais le temps passe lentement et courir est épuisant. Finalement, alors qu'on quitte la Moskva, on se met à marcher. Bientôt, si on suit le plan, nous devrons nous changer. Revêtir de nouveaux vêtements. Ceux dont j'ai passé mon existence à vouloir fuir. Mais si on veut passer par le Cœur sans se faire repérer c'est la seule solution. Et puis, c'est Irina qui a choisi nos tenues. Je lui fais entièrement confiance. Je sais qu'elle m'a sûrement préparé quelque chose de confortable et de pratique, comme je les aime. Après tout c'est Irina, toujours là pour penser aux autres à leur place.
– Stop. Je connais un gars qui bosse dans cette auberge, je vais lui demander si on peut se changer chez lui. nous restons à couvert avec Ches, regardant Raoul qui s'éloigne vers la taverne. S'il n'est pas revenu dans dix minutes on partira sans lui. C'est sévère mais c'est la règle.
Heureusement, quelques instants plus tard, le brun nous fait signe de le rejoindre.
– On a quinze minutes pour quitter les lieux, la ronde des brigadiers passe par ici et ils fouillent tous les bâtiments. j'acquiesce et attrape le sac de vêtements qu'il me tend. J'en sors le contenu et ne cache pas ma surprise. Pas de robe extravagante aux jupons outrageusement épais ni de corsets. Dans mon sac se trouve une tenue de brigadier. Je lève un sourcil et me tourne vers Ches qui en sort une identique.
– Ça fait partie du plan ? demande mon compère.
– Apparement. Mais il y a dû avoir une erreur, il y a une robe dans mon sac. s'exclame Raoul. Pourtant, en comparant les tailles, ces tenues nous sont vraiment destinées. Je rigole à m'en tordre les boyaux en voyant la tête déconfite du brun. Il a l'air vraiment dégoûté. Et j'oublie durant l'espace de quelques secondes la douleur de mon bras et notre situation.
– Comment est-ce que je suis censé me battre en portant une robe ? s'énerve-t-il tandis que j'essaie de me reprendre.
– Je ne crois pas que se battre fasse partie du plan. lance Ches et je sens dans sa voix un petit rictus.
– Et si on doit protéger l'autruche là, comment on va faire ? il parle de moi ? Eh, je ne suis pas un animal !
– Techniquement nous ne devrions pas avoir à nous battre si on fait correctement notre job. rétorque le noiraud. je lève mon pouce dans sa direction et je jurerais l'entendre pouffer.
– Ta pote, blondie là, à quoi elle pensait ? cette fois il s'adresse directement à moi. J'hausse les épaules et renverse complètement mon sac. Une feuille tombe sur le sol et je la ramasse. Ah bah voilà, un mot d'Irina. Son écriture est soignée et douce. Je me racle la gorge et me met à lire à haute voix.
« Bonjour, j'imagine que vous avez dû être déstabilisés en vous retrouvant face à vos tenues, c'est normal. Ça fait partie du plan de Stanislav et Natasha. Ils ne m'ont pas dit grand chose donc je ne peux rien vous dire à part que vous devez totalement vous fondre dans la masse. Il y a une perruque pour Raoul et Natalya va devoir se coiffer de telle sorte à ce qu'elle passe pour un garçon. Quant à Vyacheslav, il faudra qu'il fasse très attention. J'ai placé une boîte de lentilles dans son sac. S'il les mets, il passera plus facilement pour un brigadier. Si on vous le demande, vous êtes deux brigadiers spéciaux issus de la branche secondaire qui doivent escorter une femme dans le Cœur. On ne vous a pas donné plus d'informations. Bonne chance, on se retrouve bientôt. »
Je me tais et lis les derniers mots dans ma tête, souriant pour moi-même:
« Fais attention à toi Natalya. Je t'aime. »
Je regarde mes complices qui soupirent. Raoul n'est toujours pas résigné à mettre une robe et je crois que Ches n'est pas à l'aise à l'idée d'enlever ses lunettes de soleil et son masque. Mais on doit le faire. Je commence donc à me déshabiller un peu difficilement à cause de mon bras, enlevant mes chaussures et mon pantalon quand le brun me jette un regard horrifié. Qu'est-ce que j'ai fait encore ?
– Quoi ?
– T-tu vas te déshabiller comme ça ? Alors qu'on est encore dans la pièce ? il est en train de virer au rouge.
– T'as un problème avec l'anatomie féminine, Raoul ? je le défie du regard tout en continuant d'enlever mon pantalon. Je n'ai pas de problème avec mon corps. Je ne vois pas en quoi la nudité devrait gêner les autres. Enfin, techniquement il n'y a que ma nudité qui les gêne. Parce que si Ches s'était déshabillé devant lui, Raoul aurait trouvé ça normal. Mais comme je ne suis qu'une femme je n'ai pas ce droit ? Foutaises. Et puis j'aime mon corps.
– N-non c'est juste que... il cherche ses mots et je ne peux m'empêcher de lever les yeux au ciel.
– Bon, est-ce que l'un d'entre-vous aurait l'obligeance de m'aider à enlever mon haut ? J'ai de la peine, avec mon bras. c'est le noiraud qui s'approche de moi, Raoul se tournant pour nous montrer son dos. Quel enfant.
Finalement, on s'en sort à deux. Ches bouge mon bras délicatement, faisant passer la manche en douceur. Puis il m'enfile la chemise qui compose l'uniforme de la brigade. Avec, il y a un pantalon de toile brune et des bottes renforcées par des plaques de métal. Par dessus on ajoute un gilet par-balle et une jolie petite veste. Je l'aime bien elle. Je suis sûre qu'Irina trouverait le moyen de rendre cet ensemble glamour mais moi je m'y sens un peu à l'étroit. Mais nous n'avons pas le temps de pleurnicher sur la tenue. J'aide Raoul, qui a tout de même décider d'arrêter de bouder, à mettre sa robe. Il est à mourir de rire mais pourtant ça lui va plutôt bien. Son corps est fin et bien qu'il soit musclé, avec sa belle perruque brune on pourrait le prendre pour une vraie fille.
– T'es belle ! lui lance Ches en ricanant. Je crois que c'est la première fois que je le vois blaguer. Moi qui avait peur, on s'amuse plutôt bien avec eux. Je n'ai pas l'impression d'être avec des hommes. En tout cas, ils sont différents de Grigory et Kolya. Avec eux, je ne me sens pas constamment en danger. Avec Ches en tout cas. Raoul... Il me fait penser à un enfant maladroit qui veut faire croire qu'il est sûr de lui. Je me demande pourquoi il est ainsi.
Après avoir tiré mes cheveux vers l'arrière à l'aide de laque et d'épingles, les garçons admirent leurs « chef d'œuvre » comme ils l'appellent, sous toutes les coutures.
– T'es sûr que ça va tenir ? demande Raoul, passant la main à deux centimètres de mon crâne. Ches hausse les épaules et s'approche à son tour. Ils me tournent autour comme des corneilles avant d'opiner du chef ensemble.
– Ça devait durer si on ne doit pas se battre. conclut celui à la voix grave avant de fourrer son masque et ses lunettes dans la poche intérieure de sa veste. Il paraît différent sans tout son attirail. Il est pas mal. Sa peau est sombre, couleur chocolat. Je n'avais jamais vu personne comme lui avant. Il a une mâchoire bien dessinée et un nez un peu large, il est vraiment différent de ceux qu'on croise aux soirées mondaines. Avec leurs teins blafards et leurs petits nez tous fins, ils se ressemblent tous.
Nous sommes prêts. Raoul tends sa main vers nous, paume vers le sol. On le regarde sans comprendre. Il soupire et attrape nos mains pour les placer sur la sienne.
– En guise d'encouragement. explique-t-il voyant qu'on ne comprend pas plus.
– Revolyutsiya ? j'hasarde. Il sourit et acquiesce.
– Revolyutsiya ! nous nous exclamons alors en cœur, soulevant nos mains dans l'air. On va y arriver. J'en suis sûre.
Raoul a de la peine à avancer à cause de sa robe. Je ris sous cape tandis qu'il se gèle les doigts à force de devoir tenir son jupon. Voilà ce que ça fait d'être dans le corps d'une fille ! Et voyant que je rigole, il me lance des regards noirs ce qui lui vaut de recevoir un léger coup de coude de la part de Ches, qui se retient de rire aussi.
– Les dames, ça ne regarde pas comme ça. lance mon compagnon en accélérant un peu le pas, forçant Raoul à tenir encore plus fermement sa robe. Mais malgré l'ambiance légère qui semble régner dans notre trio, la tension est à son maximum. Plus nous approchons le Cœur, plus il y a de brigadiers. Et même si elles ne se voient pas, les armes lourdes qu'ils dissimulent sous leurs manteaux me donnent la chair de poule. Un seul faux pas et c'est foutu pour nous. Mais heureusement, la situation reste sous notre contrôle jusqu'au Cœur.
Le Cœur de Moscou est, à mes yeux, le plus bel endroit de la ville. Bien que je haïsse ma vie d'avant, j'ai toujours aimé venir ici. C'est une place immense pavée entourée par deux rangées de saules pleureurs et de lampadaires. Au centre, se trouve un kiosque à musique surmonté par un gigantesque aigle royal en or. Et tout autour s'étendent des stands de marchands en tous genres ; des fleuristes, des bouquinistes, des jouets artisanaux, des cafés. La nurse qui s'occupait d'Anatoly et moi quand nous avions tout juste six et sept ans nous emmenaient ici très souvent. Il y a une place de jeux un peu plus loin et un très beau manège avec des chevaux en bois. Et, autour de tout ça, se trouvent le Kremlin et le centre des affaires de la ville. Les buildings s'étendent à perte de vue dans le ciel gris. Si on ne se concentre pas dessus, le Cœur ou plus communément appelé Serdtse, semble presque tout droit sortit d'un conte de fée. Avec ses lampadaires anciens et son bois, ça m'a toujours fait penser aux clairières décrites dans mes livres d'enfants. Je m'imaginais rencontrer mon futur mari ici, devant le stand d'une fleuriste qui ne vend que des roses blanches. Puis j'ai grandis et je me suis rendue compte que ça ne fonctionnait pas comme ça.
Et maintenant, la place ne me renvoie plus du tout cette image de rêve. Les stands, le kiosque, le manège et la place de jeu sont toujours là mais... J'ai vieilli. Et désormais, je remarque tous les brigadiers qui font leurs rondes. Je vois les femmes qui cachent des larmes sous leurs sourires, qui échangent des regards de désespoirs tout en saluant courtoisement leurs amies. Certaines parmi elles ne mentent pas, elles sont satisfaites de la vie qu'elles mènent. D'autres sont en train de mourir à petit feu. J'ai envie d'ouvrir les yeux aux premières. Elle me rappellent ma mère. Je veux les secouer, leur montrer à quel point cette vie n'est pas normale. Et je veux prendre la main des deuxièmes. Les sauver. Les emmener loin de tout ça, pour voir leurs sourires. Être une bonne épouse est bien plus dur que d'être une bonne mère. Car l'amour maternel n'a pas de limite comparé à l'amour charnelle qu'on éprouve pour son mari. Je l'ai vu de mes propres yeux; certaines mères sacrifient tout ce qu'elles ont pour être des femmes irréprochables aux yeux de leur époux. Elles, plus personne ne peut les sauver. Mais si une de ces femmes préfère ses enfants à son mari, alors elle a encore de l'espoir. Celui d'un monde meilleur où sa fille pourra s'épanouir. Et je veux les y emmener.
Ma mère ne m'aimait pas. Elle n'aimait pas non plus spécialement Anatoly même si elle faisait passer tous ses désirs avant les siens, car c'est comme ça que ça marche. Non. La femme qui m'a engendrée n'aimait que l'homme qui passait toutes ses nuits à la faire crier. Parfois de plaisir. Souvent de douleur. À quel point faut-il aimer souffrir pour être ainsi ? À quel point faut-il être conditionnée pour ne pas se rendre compte de la stupidité de cette existence ? Je soupire et ferme les yeux. Si seulement ma mère n'avait pas été comme ça, peut-être que j'aurais pu l'emmener avec moi dans ma fuite. Elle serait ici avec moi.
– Désolé ! quelqu'un vient de me percuter. Je manque de perdre l'équilibre mais Ches me rattrape par l'épaule. Raoul se place instinctivement derrière nous. Je me tourne vers la personne en question et fronce les sourcils. Je connais ce garçon. Il s'appelle Igor. C'est un ami d'Anatoly. Stupide et méchant. Je l'ai déjà battu à un tournois de bras-de-fer quand nous avions douze ans. Comme je n'avais pas le droit de participer, je me suis faite punir et battre par mon père tandis que ce petit con est reparti avec la coupe.
– Ce n'est rien, monsieur. répond Ches à ma place. J'ai envie de le frapper mais j'acquiesce. Ce n'est pas le moment de faire d'esclandre. Quand je serai en territoire libre, je lui enverrai un colis piégé. J'espère qu'il lui explosera à la figure et qu'il ne mourra pas tout de suite. Qu'il souffrira tout de même un moment.
– Il ne parle pas ? demande Igor et s'approchant un peu trop de moi. Est-ce qu'il m'a reconnue ? C'est vrai que même si mes cheveux sont coiffés en arrière et caches sous le képi des brigadiers je garde tout de même mon visage féminin. On aurait dû me maquiller un peu mais nous n'avions pas le temps.
– C'est un nemoy, monsieur. explique sobrement le brun. Les nemoy sont des brigadiers à qui on a coupé la langue en guise de blâme.
Il y a plusieurs types de blâmes dans la milice du Tsar. D'abord on vous enlève la faculté de vous exprimer. Si vous continuez, ce sont vos doigts qui vous sont enlevés. Et la troisième fois, on vous arrache un œil. Tout dépend de votre crime. Mais les slepoy sont les personnes les plus méprisées par la société après les femmes et les esclaves. Si vous avez perdu la vue alors c'est que vous avez fait quelque chose de très grave. Mais au lieu de vous envoyer en prison ou en camp, on continue de vous exposer. C'est ça, la punition. Vous devenez un avertissement pour tous les autres. Vous devez vous lever chaque matin, astiquer votre arme et monter la garde et tout ça avec le rappel constant de votre erreur. Il paraît qu'en plus, ils n'anesthésient rien avant de vous retirer votre œil. Ils le prennent et vous laisse avec votre douleur. Les plus braves n'émettent aucun son, ne tremblent pas. Certains hurlent. Un jour, Anatoly m'a raconté qu'il avait été emmené par notre père pour voir un châtiment et que l'homme à qui on avait retiré son œil s'était fait pipi dessus.
– Un nemoy hein ? C'est drôle, son visage me rappelle quelque chose. De quelle garnison faites-vous partie ? il me scrute un peu plus et je serre les dents pour éviter de le dégager à coups de pieds. Détail non-négligeable, Igor est le fils d'un des commandants brigadiers. Mais dans mes souvenirs, son père travaille dans l'est de la ville.
– Septième garnison de l'Ouest, monsieur. ici, à Moscou, les brigadiers sont repartis sur tous les secteurs la ville. Il y a tout d'abord les casernes du Nord, du Sud, de l'Est puis de l'Ouest. Et dans chaque caserne on trouve des garnisons. Plus le numéro de votre garnison est élevé, moins vous êtes proches du Kremlin et haut gradé.
Igor recule un peu, me fixe à nouveau et secoue la tête.
– Et que faites-vous ici ?
– Nous escortons cette dame, monsieur. il pointe Raoul du doigt qui s'efforce de le saluer gracieusement en effectuant une révérence. C'est qu'il a des manières de duchesse le bougre. Si nous n'étions pas dans une telle situation, j'aurais sûrement éclaté de rire.
– Et bien, bonne journée messieurs. enfin, Igor nous salue et s'en va, non sans nous lancer un dernier regard suspicieux.
– Tu le connais ? Il te regardait étrangement. me demande Ches après être sûr qu'Igor a disparu. J'opine du chef.
– Un ami de mon frère.
– On ferait mieux de filer d'ici et en vitesse. chuchote Raoul en pointant discrètement du menton des brigadiers qui nous fixent. Nous acquiesçons et nous remettons en route. Il faut qu'on se dépêche de partir avant qu'ils ne viennent nous demander de leur montrer nos cartes officielles. Il doit y avoir plus d'une centaine de brigadiers ici, on ne peut pas se battre. Si on engage quelque chose ici, c'est la mort assurée.
On accélère le pas et je devine le mouvement des brigadiers. Ches se place à côté de moi et murmure:
– Deux derrière, un devant et un à gauche. Il faut qu'on rejoigne la bordure des arbres au plus vite. Au pire, entraînons-les dans une ruelle et tuons-les discrètement. je le regarde sans savoir quoi répondre. Je tente de me concentrer sur notre objectif mais la place me semble s'étirer en longueur. J'ai beau marcher plus vite, je n'ai pas l'impression de me rapprocher des arbres. Coup d'œil en arrière ; les brigadiers sont toujours là. Igor a-t-il signalé à son père que trois individus suspects se trouvaient sur le Cœur ? Je soupire et maintient le rythme. Mais Raoul va vraiment doucement. Il a de la peine avec sa traîne, ses pieds se prennent dans les pavés et il n'arrête pas de tituber. On pourrait presque croire qu'il est complètement saoul. Il y a vingt minutes je me serais moquée de lui. Maintenant je prie le ciel pour qu'il avance plus vite.
Mais il tombe. Raoul s'étale de toute sa longueur sur les pavés. Dans un bruit métallique. Celui de ses couteaux. Nous sommes à peine à quelques mètres des arbres. Cinq, peut-être six. Il nous suffit de courir. D'entraîner les brigadiers dans les ruelles exiguës. De les tuer sans faire de bruit. Mais mon cœur rate un battement. Et je suis pétrifiée. J'entends un coup de feu. Mon prénom. Prononcé trois fois. Une main qui se glisse dans la mienne. Je suis perdue. Et je cours. Plus vite que je n'ai jamais couru.
Raoul a complètement déchiré sa robe et me tient la main gauche tandis que Ches a attrapé la droite. Ils me tirent derrière eux dans les ruelles. Anatoly était là-bas. Au dessus de Raoul. Pointant une arme sur lui. Ce n'était pas un brigadier, c'était mon frère. Il faut que je le leur dise. Qu'ils sachent. Mais je n'arrive pas à parler, ils vont trop vite. Et puis il y a des bruits de tirs partout autour de moi. Une impasse. Raoul lâche ma main et me propulse derrière lui. Il fait volte-face et relève complètement ce qu'il reste de sa robe. Il attrape une sorte de ceinture remplie de couteaux et tire à toute vitesse. A côté de moi, Ches prend son élan et s'appuie sur le mur pour se jeter sur les brigadiers. Il tombe sur l'un d'eux, sort son arme et lui tire une balle dans la tête. Je reste stupéfaite. C'est la deuxième fois qu'ils me sauvent. J'ai fait ma fière mais tuer ma famille était bien plus simple que de me défendre contre des brigadiers. Et alors que je tente de sortir maladroitement mon arme, je la fais tomber dans la neige. Mais quelle conne. Mon bras me lance. Ma tête tourne. Et Ches surgit devant moi. Il est si rapide. J'entends un bruit sourd et cherche plus frénétiquement.
– Natalychka ! Tu vas crever ! Reviens avant de faire d'autres conneries ! s'exclame une voix que je connais bien. Anatoly. Il est là. Je le savais. Prise d'une bouffée de courage et, je l'avoue, d'une pincée d'idiotie, je pose mes doigts sur la crosse de mon pistolet. Je me relève, contourne Ches et me lance sur mon frère. À moins de vingt mètres de moi, Anatoly me toise. L'adrénaline éclate dans ma poitrine. Je dois finir ce que j'ai commencé. Je dois le tuer lui aussi. Ramener sa dépouille à Natasha. Mais Raoul me barre la route et pointe l'échelle au dessus de nos têtes.
– On s'arrache. il attrape ma main. Je regarde mon frère. Anatoly. Je pourrais le tuer. Un simple tir dans la tête. Dans le cœur. Mais il est soudainement trop loin. Et d'autres brigadiers arrivent. C'est dangereux. Alors je grimpe. Ches est déjà en haut. Raoul me suit.
Un projectile me frôle et j'accélère. Arrivée au sommet, mon acolyte m'attrape par mon épaule valide et me hisse.
– Va falloir sauter. annonce Raoul tandis que Ches tire à l'aveuglette sur les brigadiers restés en bas.
– Sauter ?
– Oui, printsessa, sauter.
– J-je je suis pas musclée comme vous, j'y arriverai jamais. déjà, mon regard se perd dans le vide. L'immeuble sur lequel Raoul veut prendre la fuite est au moins à sept, voire huit mètre de nous. Je sais que c'est la seule alternative mais... Je ne veux pas mourir. Pas comme ça. Ce serait la honte. Natasha serait terriblement fâchée.
– Vas-y d'abord. je regarde Raoul en soufflant.
– Tu veux que je te rattrape ? il rigole, je lève les yeux en l'air mais secoue la tête à contre cœur. J'ai toujours eu peur du vide. Tomber, heurter le sol, mourir, tout ça. Mais si je ne saute pas c'est les brigadiers qui vont me sauter et je refuse de me laisser avoir. Je dois au moins revoir Irina. Une dernière fois. Lui dire d'être forte. Que je l'aime aussi.
Je prend une respiration et Ches accourt à nos côtés. Ils sont en train de monter. C'est notre dernière chance. Je souffle et m'élance. Raoul est déjà de l'autre côté, il a sauté avec une légèreté épatante. Je le suis. Mes pieds quittent le sol. La neige ne craque plus sous mon poids. L'espace d'un instant, j'ai l'impression d'être plus que vivante. Toute ma peur s'envole avec mon corps. Je ne fais plus qu'un avec moi-même. Je suis tellement libre que ça me fait peur. J'étends mon bras valide, ferme les yeux, savoure la liberté. Et retombe violemment sur le toit d'en face. Ou plutôt, un peu plus en bas. Sur la passerelle des escaliers de secours. Mon corps me fait mal. Est-ce que je peux encore bouger ? La douleur me fait comprendre que dans tous les cas, je suis vivante. C'est déjà ça.
– Passe par en bas, printsessa, on les emmène plus loin. On se retrouve à la Spasskaya ! je n'ai pas le temps de rétorquer que le visage de Raoul a déjà disparu. Je force mon corps à se mouvoir malgré l'engourdissement qui en a prit possession et me plaque contre la paroi en briques froides du bâtiment. Les brigadiers sont sur le toit d'en face. Heureusement, je suis cachée dans une zone d'ombre et le rebord du toit me couvre mais il ne faut pas que je bouge. J'en profite pour reprendre un rythme de respiration normal et vérifier que je suis encore en mesure de marcher. J'ai mal mais mes jambes vont bien. Mon bras gauche me fait encore plus souffrir qu'avant; je devrais réussir à me défendre en tirant avec mon droit. Mes cheveux sont en pagaille; je les ramène nonchalamment sous le képi que j'ai réussi miraculeusement à garder avec moi. Je respire et lance un regard vers les toits. Des brigadiers ont sauté à la suite de Ches et Raoul. J'espère qu'ils vont s'en sortir. Je suis stupide. Bien sûr qu'ils vont s'en sortir. Je baisse les yeux; la rue est déserte. Je descend le plus silencieusement et rapidement possible, me glissant presque avec aisance en bas des escaliers métalliques. Ils m'ont donné rendez-vous à l'une des tours emblématiques du Kremlin. Bien sûr c'est la version 2.0 mais les noms n'ont pas changé. Les russes peuvent être très conservateurs quand ils le veulent.
– Bah alors, Natalychka, tu te promènes ? je me retourne en frissonnant. Je déteste le ton qu'il utilise.
– Anatolychka.
– Tu oses te moquer de moi ?
– Tu n'as pas tenu ta parole. Tu leurs a dit que je les avais tués.
– Très jolie ta nouvelle coupe de cheveux, ça te rend plus mature. il me décoche un de ces sourires que je connais si bien. Il me prend de haut.
Je m'approche de lui. Nous sommes seuls dans cette ruelle, face l'un à l'autre. Je ne doute pas qu'un ou deux brigadiers sont prêts à intervenir si jamais mais... Je sais qu'il ne les appèlera pas. Car mon frère a sa fierté. Il en déborde. Elle l'étouffe. Si j'arrive à le tuer, il mourra en silence. Alors je lève mon bras droit et pointe mon arme sur lui. Si je tire, ma balle ira se loger directement dans sa carotide. Le sang giclera un peu comme quand j'ai tué mon père. Il lève lentement les mains en l'air pour me montrer qu'elles sont vides. Sa voix résonne dans la rue.
– Alors ça y est ? Tu es prête, cette fois ?
– J'ai peut-être mûri mais toi t'es toujours autant chiant.
– Tu dis des injures maintenant ? Maman serait fâchée, ce n'est pas digne d'une demoiselle, Natalychka.
– Ne parle pas d'elle. Ne m'appelle pas comme ça. je me rapproche encore, remonte mon pistolet. Entre les deux yeux. Elle traversera son crâne, saccagera son cerveau.
– Tu ne vas pas me tuer ce soir, petite sœur.
– Pourquoi pas ? Il n'y a rien qui m'en empêche. pour toute réponse, il glisse sa main dans son manteau. Je raffermis ma prise sur mon arme.
– Relaxe, c'est un cadeau. Pour toi. il sourit et me tend une enveloppe. Je la prend sans le lâcher du regard.
– Qu'est-ce que c'est ? il secoue la tête pour que je l'ouvre. Difficilement, oubliant la douleur qui traverse mon bras, je déchire le papier un peu humide. Maladroitement, je tente de l'ouvrir mais le contenu s'échappe et tombe sur la neige.
Des photos d'Irina. Il y en a au moins vingt. Elles sont récentes. Irina dans notre cave. Irina dans sa fourrure rose. Irina qui sourit. Irina qui dort. Irina. Irina. Irina.
– C'est quoi ce bordel ? mon ton est plus dur et haut que je ne le voudrais. Je me contiens tout juste pour ne pas crier.
– Tu ne peux faire confiance à personne, Natalychka. Tes copines, elles te trahiront tôt ou tard. Je ne suis pas là pour te menacer ou te tuer. Je veux te ramener à la maison. il tend sa main droite vers moi et m'offre un sourire. Il se veut doux et sincère mais je ne distingue que de la perfidie.
– Je ne peux pas te faire confiance, Anatoly.
– Soit. Je te laisse partir. Va. Vagabonde avec tes amies, joue aux justicières. Mais sache que quand tu seras fatiguée de t'inventer une vie, je serai là pour toi. il marque une pause, baisse son bras. Son regard glisse vers les photos. Ma main se met à trembler au bout de mon arme. Que dois-je faire. Ma gorge se serre. Pourquoi suis-je incapable de le tuer ?
– Tu m'appartiens, après tout. son rictus et le pétillement de ses yeux me ramènent dans le passée. Quand nous étions petits. Que nous étions encore amis. Pourquoi a-t-il fallu que la société nous éloigne à ce point ? Je sais que sous toute cette couche de pourriture, mon grand frère est encore là. Quelque part. J'ai besoin de savoir qu'il y est. Ces mots, ces gestes, ce ne sont pas mon Anatoly. Rien qu'un imposteur. Une pourriture causée par l'âge. Avant, il m'aurait caressé les cheveux, séché mes larmes. Il m'aurait promis que je serais libre quoi qu'il en coûte. Son discours n'a pas changé mais son intonation et ses mimiques m'hurlent le contraire. Dans ses yeux, je lis les mensonges. Et je tire. Pas dans sa tête. Ni sa gorge. Une tâche rouge gonfle sa chemise. Le sang la macule déjà. Il tombe sur les genoux. Il ne mourra pas ce soir. Je vais encore me faire engueuler par Natasha. Mais j'en suis incapable.
– Désolée, Anatolychka. je le regarde et ne voit que le petit garçon qui semblait me comprendre. Est-il doux avec les autres garçons ? Se montre-t-il docile ou ressentit-il toujours le besoin d'avoir le dessus. Sait-il faire preuve d'empathie quand il caresse leurs cheveux ? Ou alors peut-être n'a-t-il jamais connu l'amour d'une personne comme lui. Peut-être qu'il est rongé de l'intérieur par la crainte que son secret ne soit découvert. Ça pourrait être des conneries mais... Quand il me l'a dit, il avait ce regard. D'enfant blessé. Le même qu'il a maintenant. Je veux le serrer dans mes bras. Mais au lieu de ça, je me dépêche de récupérer les photos qui sont trempées par la neige et m'enfuis en courant. Je ne le regarde pas. Je dois aller de l'avant. Je dois retrouver Irina. Être sûre qu'elle va bien. Et dénicher la personne qui a prit ces photos. Et surtout qui les a données à mon frère. Peut-être s'agit-il de Ches ou Raoul ? Auquel cas les retrouver serait encore plus stupide que d'avoir laissé mon frère en vie. Mais je n'ai pas le choix. Sans eux, je ne suis même pas sûre d'y arriver toute seule. Il faut que je m'endurcisse. Que je devienne plus forte. Pour pouvoir protéger Irina. Et moi-même. Pour être un exemple pour toutes celles qui sont comme moi. Et pour que la prochaine fois que je verrai Anatoly, je le tue sans lui laisser le temps de me reconnaître.
J'essaye de me rappeler de tous les mauvais coups qu'il m'a fait mais je n'arrive pas à n'y voir que de la pure méchanceté. Lui et moi, on était comme ça. C'était notre façon à nous de nous montrer qu'on s'aimait. On se faisait mal pour se rendre plus forts l'un l'autre. On a survécu ensemble. Mais je serai la seule qui vieillira heureuse. J'en fais le serment. Anatoly ne connaîtra plus jamais le bonheur.
Je file le plus vite possible. Notre point de rencontre est à moins de dix minutes en marchant. J'y serais bientôt. Après ça, on s'enfuira. On rejoindra la porte. Je reverrai Irina. Anatoly fera partie du passé. Mon estomac se serre. Je ne sais pas si c'est à cause de la peur ou de la faim. Traverser ainsi à découvert dans les rues désertes me donne envie d'accélérer encore plus. Le silence règne, la nuit domine. Et je ne dois faire qu'un avec l'obscurité. Me fondre dans l'ombre. Parce que même si je les vois pas, les brigadiers sont tout autour de moi. Et tandis que je glisse dans les artères découlant du Cœur, le mien bat de plus en plus vite. Et si Raoul était le traître ? Ou Ches ? Je ne dois pas leur parler de ma discussion avec Anatoly ni des photos. Je vais garder ça pour moi jusqu'à être sûre de qui il s'agit. Natasha ? Yulia ? Non, je ne pense pas. Elles ont passé tout leur temps penchées sur les plans avec Stanislav. J'exclue donc ces trois-là. Ce n'est pas Irina bien sûr. Il reste donc mes deux compagnons d'infortune, Ivan et Estelle. Peut-être que Natasha est au courant de quelque chose ? Elle m'a bien demandé de me rapprocher de Raoul sans m'en dire plus. Elle m'a subtilement indiqué de le surveiller. Elle doit savoir. Et si elle ne sait pas alors... Je dois trouver un moyen de le démasquer avant qu'il ne sache que je suis au courant.
Imposante, la Spasskaya se dévoile devant moi. Une foule de badauds se presse en bas. Sûrement à cause des visites ou peut-être d'une représentation de rue ? Il y a souvent des troupes d'artistes ambulants qui s'installent aux pieds des tours. C'est un bon spot pour soutirer de l'argent aux pigeons. Je pourrais me glisser parmi la foule en attendant de repérer mes acolytes ou... Je lance un regard circulaire. Il n'y a pas de point assez en hauteur sur lequel je pourrais grimper sans attirer les regards des curieux et avec mon bras... Je suis forcée à rester au sol. Je vais faire profil bas.
Me recroquevillant contre un mur, je sors les photos qu'Anatoly m'a donnée. Il faut que je trouve des indices. Sur la première, elle sourit. Elle porte le manteau en fourrure qu'elle aime tant. Ses cheveux sont relevés en un chignon lâche et c'est presque comme si elle regardait l'objectif. Ses yeux pétillent. La seconde photo la montre endormie. Je reconnais ma main dans la sienne, elle serre ses paumes autour de la mienne, contre son cœur. Sur les trois suivantes, on la voit concentrée, en train de jouer aux cartes. Ivan est à côté d'elle. Je l'exclue donc des suspects. À la sixième, mon cœur rate un battement. Ses mains si douces sont posées sur mon visage, son nez collé contre le mien. Sa lèvre supérieure est retroussée en un sourire. Elle rayonne. Ses cheveux blonds forment un halo lumineux autour de son visage. Comme un ange. Mais ce n'est pas dans la cave. Je me rappelle de ce jour-là. Nous étions censées être à un gala mais on s'était cachée dans une remise. Il n'y avait qu'elle et moi. Comment quelqu'un aurait pu prendre une photo dans un espace si exiguë ?
J'aimerais avoir plus de temps pour cogiter là-dessus mais des éclats de voix me parviennent. Je lève les yeux vers l'attroupement et me redresse d'un coup. L'Elita. Ce sont des soldats, comme les brigadiers mais leurs uniformes sont noirs et rouges au lieu d'être vert sapin. Et surtout, ils sont bien plus sanguinaires et violents que les soldats de la Brigade. Les élitiens comme on les appelle plus souvent, ne retiennent jamais leurs coups. Qu'ils se trouvent face à un vieillard ou un enfant, ils n'hésitent pas. Ils accomplissent leur mission. Et le problème, c'est que face à trois de ces monstres se trouvent Ches et Raoul. Ils sont forts mais il ne font clairement pas le poids face à l'Elita. Personne ne fait le poids face à eux. C'est comme si on plaçait des puces face à des chiens fous. Mais je ne peux pas les laisser. J'ai besoin d'eux. Je dois retrouver mes amies. Et lever le voile sur ce mystère.
Je fourre les photographies dans la poche intérieure de mon manteau et m'élance dans leur direction. Je dois penser à un plan. Vite. Pourquoi ne pas attirer leur attention ? Prendre un otage ? Après tout j'ai encore mon arme. Et je peux me servir de mes jambes. Et de ma tête. Aller, réfléchis Natalya. Réfléchis. Réfléchis. Réfléchis. Un coup de feu éclate, la foule se tait. Et tout est étrangement silencieux. D'un coup, une lumière aveuglante me coupe la vue et je tombe sous le choc. C'est quoi ce bordel. Je me relève mais mon équilibre est perturbé et j'ai beau cligner des yeux, je ne vois plus rien. Soudainement on m'attrape par les hanches et je me sens soulevée dans les airs puis balancée sur une épaule. Par réflexe, je me mets à frapper de toutes mes forces la personne qui me porte. Elle me relâche un peu et passe un de ses bras sous mes jambes et l'autre dans mon dos. Je me tortille mais elle resserre sa prise autour de mon corps. J'essaie de parler mais je n'entends toujours rien et ma voix me parvient comme un croassement. On avance vite. Soit j'ai été récupérée par Raoul et Ches, soit je suis actuellement portée comme une princesse par un élitien qui compte m'utiliser comme monnaie d'échange ou jouet sexuel.
On s'arrête. J'ai perdu le fil du temps. Combien de temps est-ce que ça fait que je suis ballottée ainsi ? J'ai fermé les yeux, la blancheur éclatante du néant me donnait mal à la tête. Je n'ai toujours pas retrouvé l'ouïe. Peut-être que je vais rester sourde et aveugle jusqu'à ma mort. Auquel cas j'espère qu'ils vont penser à m'achever rapidement. Mais s'il s'agit des brigadiers, je doute qu'ils se débarrassent d'une infirme sans défense avant d'avoir visiter chaque parcelle de son corps. Je frissonne à cette idée et je sens un contact contre ma joue. J'ai envie de me battre mais mes bras sont toujours coincés dans l'étreinte de mon porteur. Et puis je devine la forme d'une main. Elle n'est pas grosse et velue ni abîmée. C'est une paume délicate, chaleureuse. Elle laisse une empreinte familière sur mon corps. Je sais à qui elle appartient mais... Que fait Irina ici ?
– I...Irrrrina... je coasse toujours mais le son me parvient déjà plus distinctement qu'avant. J'ose donc ouvrir un œil. Tout est flou; je devine pourtant les contours de sa silhouette parfaite.
– Oui, je suis là Natalya. son souffle chaud se fait ressentir contre ma tempe, sa voix résonne dans mon esprit. Je tourne la tête et me rend compte que je suis dans les bras de Ches. J'ai évité l'Elita et les brigadiers alors. Je suis soulagée. Et plus encore de voir Irina.
– Raoul a lancé une grenade aveuglante, pour contrer les élitiens. Il ne pensait pas que tu serais dans les parages. Comme tu étais assez éloignée, ça ne t'a pas trop atteinte. Tu devrais bientôt retrouver tous tes sens. elle murmure tout doucement dans le creux de mon oreille. Sa voix est délicate et veloutée, quand elle parle on dirait qu'elle chante. Les mots rebondissent entre ses lèvres, s'écoulent de sa gorge.
Je voudrais qu'elle me parle encore, qu'elle me raconte comment ça s'est passé pour elle mais Ches m'emmène plus loin et me couche sur quelque chose de très confortable, un canapé ? Mais où sommes-nous ? Quelqu'un se penche au dessus de moi. Les longs cheveux rouges de Natasha chatouillent mon visage. Elle les écarte et s'approche aussi de mon oreille, se rendant sûrement compte que je ne dois rien entendre.
– Comment tu te sens ? Est-ce que ça va ? Secoue la tête de haut en bas si oui et de droite à gauche si non. j'obéis, balançant légèrement mon visage vers le haut puis vers le bas.
– Repose-toi. Je t'expliquerai la situation plus tard. Ne t'inquiète pas, on est en sécurité ici. elle me tapote gentiment le front et je ferme à nouveau les yeux. J'entends les échos d'une conversation mais tout me semble étrangement lointain. On dispose une couverture sur mon corps blessé et je tente de m'endormir. Nous n'avons passés qu'un peu moins de six heures éloignés ainsi les uns des autres mais ça m'a suffit. Natasha et Irina avaient l'air d'aller bien. Est-ce que ça veut dire que je suis faible à ce point ? Sans parler que j'ai encore été une fois incapable de supprimer mon frère. Et de me défendre seule. Alors que je sombre dans le sommeil, je me demande s'ils sont en train de parler de mon incapacité à me débrouiller toute seule. Je vais peut-être me réveiller au milieu du Cœur, attachée nue au sommet du kiosque à musique. Les gens me jetteraient des pierres.
Je me relève en sursaut. Et je suis heureuse de constater que ma vue est redevenue pareille qu'avant. Je suis toujours dans cet endroit inconnu et non pas sur le toi du kiosque à musique. Je soupire de soulagement. Raoul est en train de somnoler au bout du canapé. Il cligne des yeux et tourne la tête vers moi, me souriant. Il a mauvaise mine.
– Les autres dorment dans la pièce d'à côté, ils m'ont chargé de te surveiller.
– Tu me surveilles en dormant ?
– Je ne dormais pas. il rigole avant de se lever et de s'étirer.
– Où est-ce qu'on est ?
– A l'extérieur de la ville.
– On a réussi ?
– En quelques sortes. m'adressant un autre sourire, il sort de la pièce. Quelques secondes plus tard, Natasha est là. Ses cheveux sont ramenés en une queue-de-cheval et ses yeux entourés de larges cernes. Elle me tend des vêtements qui sentent bon la propreté.
– Il y a une salle de bain au bout du couloir. Lave-toi et mets ça puis je t'expliquerai la situation, d'accord ? elle agit avec moi comme une grande sœur. Et ça me réchauffe le cœur. Malgré nos différents, je l'aime vraiment beaucoup. J'aimerais tellement pouvoir être aussi forte qu'elle...
Je me lève et me rend jusqu'à la salle de bain en titubant un peu, comme si j'étais sur un bateau. Mes jambes flageolent mais ça va, je tiens le coup. Un bain a déjà été coulé. Sans attendre plus longtemps je me déshabille et m'y glisse. L'eau chaude brûle mon corps et mes plaies. Je me retiens de hurler en constant que la douleur dans mon bras gauche est encore plus présente qu'auparavant. Je me concentre sur la douce chaleur qui enrobe mon corps et soupire. Combien de temps cela fait-il que je n'ai plus vu de baignoire ? J'ai l'impression que tout ça dure depuis des années mais il s'est écoulé moins de deux semaines depuis notre acte de rébellion. Je pensais que nous serions déjà loin de la ville mais je crois que j'ai été naïve. Je ne suis qu'une pauvre petite bourgeoise qui veut bousculer les règles. Je suis incapable de m'occuper de moi-même. Je compte toujours sur les autres. Mais je ne peux pas continuer comme cela éternellement. Ils ne me le permettront pas.
Malgré moi, les larmes coulent sur mes joues. Je suis inutile.
J'ai séché mes larmes, ai frotté le plus de crasse possible avant de sortit du bain. En attendant que l'eau s'écoule dans le siphon je me suis séchée et habillée avec les vêtements que Natasha m'a donné. Un simple bas de pyjama en toile et un pull en laine épaisse. Il gratte mais je ne vais pas me plaindre. A l'heure qu'il est, je pourrais me trouver dans une situation bien pire qu'un pull désagréable.
Mon corps est tout endolori et à chaque pas, je ressens une vive douleur qui part de la plante de mon pied pour parcourir tout mon être jusqu'à ma tête. C'est horrible.
Je retourne au salon où sont rassemblés Natasha, Ches et Yulia. Ils parlent à voix basse et s'arrêtent quand j'entre dans la pièce.
– Si je vous dérange je peux sortir.
– Non, assieds-toi. Vyacheslav va te soigner et on va t'expliquer la situation. j'obéis et m'installe donc entre eux. Et ça recommence. Au seul contact des paumes de Ches sur ma peau, tout mon corps se détend. Je me sens comme enroulée dans un énorme plaid invisible et chaud. Comment arrive-t-il à faire ça ? C'est... C'est de la magie !
– Natalya. à ma surprise c'est Yulia qui a parlé. Je ne me rappelle pas avoir souvent eu des discussions avec elle. C'est mon amie mais elle est tellement dans l'ombre de Natasha que parfois j'en viendrais même à oublier sa présence. Pourtant elle est bien là. Assise en tailleur sur la table basse, une cigarette pendant entre les lèvres. J'observe timidement ses tatouages avant de relever le regard et de capter le sien. Si c'est Yulia qui prend la parole, c'est que nous sommes loins d'être sorties d'affaire. Et je prend conscience que je dois leur parler du traître. Peut-être qu'il est dans cette pièce, peut-être pas. Mais je dois prendre le risque. Pour nous sauver toutes.
Des volutes de fumée s'échappent dans le silence de la nuit. Ses yeux couleur chocolat m'intriguent. Ils renfermement des secrets. Et j'ai peur d'en savoir trop.
– Comme tu as dû t'en douter, on a pas réussi à sortir de la ville.
– On est où alors ?
– Dans les quartiers ouest, près de la forêt de Zamsha.
– Comment... Comment ça se fait ? la brune lance un regard vers Natasha qui incline la tête sur le côté. Elle attrape la cigarette, tire une taffe et la lui rend.
– Les personnes qui étaient censées nous aider à sortir nous ont balancé.
– Alors les brigadiers...
– Non. Ici personne ne nous retrouvera. ses yeux d'un bleu profond me fixent. Elle me sonde. Puis se tourne vers Yulia. Quand elle la regarde, tout change en elle. Son expression se fait plus douce, son aura aussi. Elles discutent sans avoir besoin de mots. Je suis un peu jalouse. Leur relation est si forte... Mon subconscient m'indique alors qu'Irina dort sûrement dans la pièce d'à côté et je soupire. Tant qu'elle est saine et sauf, tout me va.
Ches a fini de me « réparer ». Je ne ressens presque plus aucune douleur. Il s'écarte un peu et m'adresse un léger sourire.
– Comment tu fais ça ? je lui demande alors qu'il se lève. Il me fixe quelques instants sans rien répondre.
– La drogue.
– Comment ça ?
– Les blancs aiment bourrer les esclaves noirs de drogues en tout genre. Ça nous rend plus forts. Plus endurants. Ça change la couleur de nos yeux, ça renforce nos sens. La plupart d'entre nous sont esclaves de père en fils depuis des générations. Cela a causé quelques... Modifications génétiques. J'ai acquis le pouvoir de guérir les maux rien qu'avec un simple contact physique. il cherche ses mots et parle bas. Sa voix grave résonne en moi. Les esclaves. Je n'avais aucune idée de tout ce que cela voulait dire. Je savais qu'on les considérait différemment de nous mais pas à ce point. Et ça a l'air de faire mal. Les yeux verts si beaux de Ches me frappent soudainement. Je ne m'étais jamais dit qu'ils pouvaient être le résultat de tant de souffrance.
– Est-ce qu'Estelle...
– Non. Elle vient directement du continent, là-bas ils utilisent beaucoup moins de drogues alors les cas comme le mien sont plutôt rares. il plonge son regard profond dans le mien et je me sens étrange. Bien. Comme s'il n'y avait plus que lui et moi. Mais la fumée traverse mon visage et Yulia tend sa cigarette à Ches qui tire une taffe avant de la lui rendre. Elle me la propose, je décline. Et soudainement, elle se met à parler. De sa voix craquée mais agréable.
– Je m'excuse, Vyacheslav.
– Pourquoi ?
– Mon père était l'un des plus gros financier de la drogue qui donnée aux escl– aux gens comme toi. Si... Si j'avais agis plus tôt... elle soupire bruyamment et baisse la tête. On dirait vraiment qu'elle s'en veut, je ne l'ai jamais vue comme ça. Natasha pose une main sur son épaule et la lui caresse délicatement tandis que la brune continue de parler.
– Je suis vraiment désolée. Pour tout. J'aurais dû faire quelque chose plus tôt, plus vite. J'en étais capable mais... Je n'ai pas bougé le petit doigt.
– Ce n'est pas de ta faute. il lui sourit mais quelque chose est coincé dans sa gorge. Je ne comprend pas ce qu'il se passe. Pourquoi s'excuse-t-elle si soudainement ? Ils échangent un regard silencieux qui pèse sous les regrets. J'ai l'impression de rater quelque chose. Puis je me rappelle des photos. Il faut que je leur en parle. Je me lève d'un coup et va chercher la veste qui traîne sur une table, j'attrape les photos que j'ai soigneusement cachées à l'intérieur et revient m'asseoir sous leurs regards inquisiteurs. Mais comment leur parler des photos sans parler d'Anatoly ? Si elles savent que je l'ai revu, Natasha va m'étriper. Mais pourtant... Si je ne leur dit pas, elles pourraient penser que c'est moi qui ai monté tout ça. Je dois leur faire confiance. Leur montrer qu'elles peuvent compter sur moi. Je ne suis pas qu'un poids mort.
Alors je sors les photographies et les disperse sur la table. Voir tous ces moments que nous pensions intimes ainsi éclairés me fait mal mais le plus important c'est toujours les preuves.
– Anatoly m'a donné ça. je parle avant qu'elles ne puissent dire quoi que soit. Leurs yeux sont fixés sur les images, les détaillant.
– Comment a-t-il eu ces photos ? demande posément Yulia en en attrapant une, la regardant de plus près.
– Je pense qu'il y a un traître permis nous.
– Tu as vu ton frère ? je n'arrive pas à déceler l'intonation dans la voix de Natasha.
– Je l'ai blessé. Mais je n'ai pas eu l'occasion de le tuer. Mon bras me faisait trop mal je n'arrivais pas à viser... un petit mensonge ça ne fait de mal à personne.
– Et c'est lui qui te les a données ? En main propre ?
– Oui. je m'attends à des réprimandes, à un regard noir mais il n'y a que de la douceur dans ses yeux. Pour la première fois, j'ai l'impression qu'elle me comprend. Elle baisse le ton de sa voix et s'approche de moi.
– Tu as des idées de qui pourrait vouloir nous trahir ? je secoue la tête.
– J'y ai réfléchi mais... A part Raoul, Ches et Estelle... Je ne vois pas. elle acquiesce et soupire. Une ombre passe dans ses yeux.
– Dis-moi, Natalya... Pourquoi ne pas se venger de tous les hommes ?
– Comment ça ? je fronce les sourcils et une expression inquiétante naît sur son visage.
– Tu veux être libre, n'est-ce pas ? Mais tu ne voudrais pas plutôt libérer toutes les autres femmes avec nous ?
– C-ce n'est pas possible, hein ?
– Et si ça l'était ? Et si on te donnait l'opportunité d'être la sauveuse de cette nation ? je ne comprends pas où elle veut en venir. Je veux lui poser la question mais un bruit se fait entendre derrière nous et Irina apparaît dans le clair de lune. Elle porte une robe de nuit blanche et ses longs cheveux blonds sont lâchés ; elle a l'air d'un ange. Yulia ramasse à la hâte les photos et Ches s'éclipse. Il nous laisse un peu de notre intimité j'imagine. C'est gentil de sa part.
Cela fait longtemps qu'on ne s'est plus retrouvées exclusivement toutes les quatre ensemble. Irina vient s'asseoir à côté de moi et pose sa tête sur mon épaule valide, pressant ses jambes contre sa poitrine. La dernière fois, c'était il y a un mois ou deux, à un gala. Nous nous étions cachées ensemble dans un coin de la grande propriété de notre hôte, un aristocrate quelconque. On rigolait sous l'effet de l'alcool, comme les gamines insouciantes que nous aurions dû être.
– Comment est-ce que tu vas ? murmure la blonde dans mon oreille.
– J'ai connu pire. je lui souris et pose ma tête par dessus la sienne. Yulia s'est déplacée à côté de Natasha, étrangement assise sur l'accoudoir d'un large fauteuil. Sur celui-ci, notre petite commandante est à moitié recroquevillée. Il n'y a que la lune qui éclaire la pièce. Mais ça nous suffit. La cigarette de Yulia brille dans la pénombre et la fumée passe devant les rayons qui traversent la fenêtre. Si je me concentre juste sur nous quatre, si je ne pense plus à autre chose, alors si presque l'impression de goûter à la liberté. Mais ma tête me hurle que je suis une lâche car je n'ai pas tué mon frère et mon cœur a mal. Je soupire.
– Je veux rester avec vous. s'exclame timidement Irina en se redressant. Nous nous tournons toutes vers elle, sans trop comprendre où elle veut en venir. Alors elle s'explique.
– Je ne veux pas qu'on soit à nouveau séparées, blessées ou que l'une de nous risque sa vie et en paie le prix plein. Vous êtes toutes les trois importantes pour moi. je devine le sourire timide qui pointe dans sa voix. Étonnamment, Natasha se lève de son fauteuil et s'approche de nous. Je me demande ce qu'elle va faire. Mais elle ne me laisse pas le temps de réfléchir plus longtemps. Elle prend Irina dans ses bras et la serre fort. Je lance un regard à la brune qui est restée sur l'accoudoir ; elle ne comprend pas non plus ce qui lui a prit apparement. Et puis je les entends. Les sanglots. D'abord timides puis incontrôlables. La grande Natasha Kosma, l'indomptable guerrière à la chevelure de braise se laisse aller dans les bras de ma meilleure amie. Alors Yulia les rejoint. Elle les prend à son tour pour les serrer contre elle et je décide de l'imiter.
Et, encore plus surprenant, Yulia aussi se met à pleurer.
– Je ne veux pas mourir... murmure-t-elle entre deux séries de larmes. Moi non plus. Je ne veux pas qu'elle meurt. Je veux pouvoir être vraiment son amie avant que ça arrive. J'espère qu'on aura le temps de vivre toutes ensembles. En dehors de cette vie qui nous étouffe. Je veux les voir épanouies et heureuses. Je veux que mes amies aillent bien.
Et je ne veux pas mourir non plus.
« Nous faisons aujourd'hui appel à tous nos bons concitoyens. En ce 9 octobre 2417, quatre jeunes filles se sont enfuies après avoir souillé l'honneur de leurs familles en assassinant froidement leurs tuteurs. Si vous les voyez, maîtrisez-les et appelez les brigades. Tout habitant coopératif se verra recevoir une prime de mille roubles sur sa ration alimentaire. »
Je coupe la télé et soupire, balançant ma tête vers l'arrière. Irina me sourit tout en replaçant ses boucles blondes derrière ses oreilles. Je tourne mon regard vers la gauche où Yulia farfouille dans sa sacoche en pestant. À droite, Natasha aiguise ses lames. J'ai de la chance d'être tombée sur elles. Seule, je n'aurais pas tenu une seule nuit dehors.
Je me redresse et m'étire. Je suis toute courbaturée. Cela fait des jours que je dors mal. Ou que je ne dors pas du tout. Je n'arrive pas. Elles non plus d'ailleurs. Mais nous ne pouvons pas nous arrêter. Nous sommes à deux doigts de la liberté, plus qu'un petit effort et la vie sera supportable.
C'est ce qu'on espère en tout cas. C'est cet espoir qui nous permet d'avancer.
Irina prend ma main. Elle caresse mes cheveux. J'aime quand elle fait ça. Et puis je me rappelle que nous ne pouvons pas nous permettre de baisser notre garde. Natasha l'a bien comprit. Alors je lui souris, frôle ses joues rosies et me lève pour aider Yulia. L'enfance me manque. L'insouciance qui l'accompagnait aussi. Les petits bonheurs simples et purs. Mais tout ça, c'est terminé.
Les garçons sont sortis, ils organisent notre nouveau plan et chassent pour qu'on puisse manger ce soir. Et nous, on est consignées à l'intérieur. Ce coin de la ville est très peu peuplé mais on ne doit pas prendre de risques. Alors Yulia et Natasha m'apprennent à me défendre, je joue à des jeux avec Irina et tente de m'occuper du mieux que je peux. On a accès à la télévision et l'eau courante, c'est agréable. Raoul dit que je regarde trop le journal télévisé; c'est sûrement vrai. Mais ça me rattache à la réalité. Ça me permet de ne pas oublier que nous sommes en danger.
– Tu cherches quoi ? je demande en rejoignant la brune qui grogne à voix basse.
– Un bracelet en cuir.
– Je t'aide ? elle acquiesce et on farfouille partout. C'est une petite maison de plain-pied. Elle se trouve juste en bordure de la forêt, il y a de belles fenêtres qui donnent sur la plaine enneigée mais on doit garder les rideaux tirés. Il y a trois chambres, une salle de bain, un salon et une cuisine. C'est un peu exiguë mais beaucoup moins que notre ancienne cave. Et ici, il y a des lits pour tout le monde. Stan, Raoul et Ivan partagent une chambre.Yulia, Natasha, Irina et moi avons la plus grande et la dernière à été attribuée à Estelle et Ches. Mais la plupart du temps il s'endort sur le canapé.
– Trouvé ! je m'exclame en attrapant la fine lanière de cuir qui s'était glissée sous un lit. Quelque chose attire mon œil. Je tends le bras et attrape un petit objet. Un appareil photo. Je reste interdite tandis que Yulia me rejoint.
– Merci ! elle garde son air renfrogné mais je vois la reconnaissance dans ses yeux. Je le lui donne son bracelet mais ne la laisse pas partir, pointant l'appareil. Elle fronce les sourcils et m'indique de le remettre à sa place. Je m'exécute puis la suis dans le salon où Natasha, assise par terre, aiguise ses armes et les regarde sous toutes leurs coutures. La brune se glisse à côté d'elle tout en lançant un regard à Estelle qui est avachie sur le sofa. Irina doit sûrement être en train de prendre une douche.
La rouquine se lève et braque ses yeux dans les miens. Cela fait depuis que je leur ai dit pour le traître qu'on enquête en toute discrétion. Vyacheslav était là quand je leur ai montré les photos, quand j'ai dis que je le considérais comme un suspect. Mais je n'aurais jamais pensé que ce serait vraiment lui... Ou même trouver l'appareil sous son lit... Je suis déçue. C'était le premier garçon que je trouvais vraiment intéressant et avec qui j'aimais parler. Il me comprenait en un sens. Ça m'aurait moins embêtée que ce soit Raoul.
– Il faut qu'on transmette l'info aux autres. me dit Natasha tandis que je récupère l'objet. Yulia est restée dans le salon avec Estelle pour surveiller qu'elle ne vienne pas voir ce qu'on fabrique dans sa chambre.
– On doit attendre qu'ils rentrent. Sinon... je la regarde. Elle vient de poser son index sur mes lèvres.
– Est-ce que tu l'aimes ?
– Qui ça ?
– Ne joue pas à l'idiote, Natalya. est-ce que j'aime Irina ? Oui. C'est ma meilleure amie, la personne en qui j'ai le plus confiance sur cette planète. Je veux la prendre dans mes bras. Être toujours avec elle. La protéger. Mais est-ce de l'amour ? Blizkiy. C'est un mot qui n'a plus vraiment de sens à notre époque. Les gens ne s'aiment plus. Les âmes sœurs sont un concept révolu, oublié. Pourtant... Elle m'y fait croire. J'ai envie de la voir heureuse et épanouie. Pas traquée à cause d'un rêve et d'espoirs stupides.
– Oui.
– Oui quoi, Natalya ?
– Oui, je l'aime. mon regard est braqué dans le sien et sa main s'enfonce dans mon épaule. Où veut-elle en venir ?
– Alors ne la laisse jamais. Elle est fragile malgré tout. je me prépare à lui rétorquer que non, bien sûr je ne laisserai jamais tomber Irina quand la voix de cette dernière retentit dans le salon. Elle hurle. Et mon sang se glace.
Natasha se précipite, je la suis. Je n'arrive pas à croire ce que je vois; Yulia est assise à moitié sur la poitrine d'Irina, tenant un des couteaux de Natasha juste sous sa gorge. Qu'est-ce qu'elle fabrique ? Estelle s'est réfugiée dans un coin de la pièce et ne lâche pas la scène des yeux. Pourquoi ne l'aide-t-elle pas ?
– Lia qu'est-ce que tu fous ? s'exclame Natasha en s'approchant mais à peine fait-elle un pas que la brune attrape violemment la blonde à la gorge, lâchant son couteau.
– Arrête ! je m'écris. Irina semble suffoquer. Ses yeux sont exorbités.
– Pourquoi. sa voix est étrange, comme si elle se retenait d'hurler.
– Pourquoi quoi ? demande la rousse en plissant les yeux.
– Pourquoi m'arrêter. La tuer serait plus simple.
– Mais tu délires ! je tente de m'approcher mais Natasha me retient. Yulia a reprit son couteau en main. Je fulmine.
– A quoi ça te sert de faire ça ? Laisse Irina tranquille !
– Ne joue pas la chevalière, Natalya. elle lève son regard vers moi et je comprend que quelque chose cloche. Ses yeux sont vides. Enfin, elle a toujours ses pupilles et tout le reste mais... Ce n'est pas Yulia. C'est quoi ce bordel ?
– Novitchkova ! J'espère que ton arme est chargée.
– P-pourquoi ? je me tourne vers Natasha, elle est entourée d'une aura dangereuse. Elle me ferait presque peur si je ne la connaissais pas. J'acquiesce donc en repérant mon pistolet que j'ai laissé sur la table basse. J'ai à peine le temps de relever les yeux que je la vois filer.
Elle fonce sur nos amies, attrapant ses couteaux au passage. Ce sont des tantos, des couteaux japonais. Ils sont de taille moyenne mais je les ai déjà vus à l'œuvre, elle les aiguise tellement bien qu'ils peuvent découper la chair comme du beurre. C'est assez stupéfiant quand on y pense. Alors imaginer qu'elle puisse les utiliser contre Yulia... Pourtant elle semble déterminée. Elle est si rapide que la concernée ne semble même pas avoir remarqué ses mouvements. Et elle tombe à la renverse face à la surprise. Cependant Natasha n'a pas visé la brune. Elle a lancé un couteau en direction d'Estelle... Je ne comprend pas trop ce qu'il se passe mais profite du fait que Yulia soit loin d'Irina pour aller la récupérer. Je me glisse auprès d'elle et l'entraîne dans la chambre alors que dans le salon, Natasha est accroupie au dessus de Yulia.
– C'est pas elle ! Il faut... Estelle... Il faut tuer Estelle ! s'exclame Irina en tentant de retourner dans la pièce d'à côté. Mais elle a de la peine à s'exprimer; de larges traces violacées ont prit place sur sa délicate gorge.
– Je m'occupe de prévenir Natasha, d'accord ? Toi, essaie de contacter les garçons. Enfin, Stan. Ça marche ? elle secoue la tête et soupire tout en se tournant pour attraper le talkie-walkie d'urgence. On a pas le droit de l'utiliser normalement mais là ce n'est pas une situation normale. Alors je la laisse dans la chambre et attrape une des lances de Yulia avant de retourner discrètement dans le salon. Natasha a un couteau pointé en direction d'Estelle et un autre plaqué sur la gorge de la brune. Un simple geste et elle meurt. Je tressaille. Pourquoi Yulia voudrait-elle tuer Irina ? Est-elle la traîtresse ? Moi qui pensait qu'il s'agissait de Vyacheslav... Je suis perdue.
– Novitchkova ! Occupe-toi de l'esclave. je sursaute mais m'exécute et m'avance lentement en pointant l'arme de Yulia dans la direction d'Estelle qui me toise d'un air narquois. Pourquoi est-ce qu'elle n'a pas peur ? À l'instant même où ses pupilles se fixent dans les miennes, je comprend tout.
Les mensonges de Ches. Les manipulations. Anatoly.Et sans même le vouloir, je me précipite sur Natasha. Je l'agrippe par derrière et, dotée d'une force soudainement incroyable, je la balance de l'autre côté du canapé. Elle tombe dans un bruit sourd et je m'en veux. Mais mon corps ne m'obéit plus. Je lève le bras et l'abaisse, visant la poitrine de la rouquine. Heureusement, elle l'évite habilement et se relève d'un coup.
– Qu'est-ce que tu fous, Novitchkova ?
– C'est ta faute.
– De quoi tu parles, putain ? énervée, elle raffermit sa prise sur ses couteaux. Je m'accroche désespérément à la lance de Yulia.
– Si Irina est en danger, c'est ta faute. elle fronce les sourcils et je fonce à nouveau sur elle. Tout ce que je viens de dire, je le pensais. Mais je ne voulais pas qu'elle le sache. Elle n'a pas besoin de le savoir. Pourtant je n'arrive pas à me retenir. Tout ça, c'est à cause d'Estelle.
C'est elle la traîtresse. Elle nous manipule. Depuis le début.
Ma conscience m'appartient mais c'est comme si mon corps n'était plus mien. Je ne contrôle plus mes mouvements. Mes gestes sont violents et saccadés.
Mes pensées sont partagées avec celles d'Estelle.
Vyacheslav nous a menti. Elle aussi a des pouvoirs. Et ils sont bien plus développés que les siens. Sur le continent, ils entraînent les esclaves pour en faire des machines de combat grâce à la drogue. Elle leur a échappé. Et a vendu ses services contre de l'argent et des cadeaux. Mais elle ne me laisse pas voir pour qui elle travaille. Elle me montre son passé, comme si c'était mes propres souvenirs. C'est étrange. J'entrevois quelque chose de familier aussi. Un désir enfoui. Un secret inavouable.
Malgré moi, je me rue à nouveau contre Natasha qui semble un peu perdue. Pourtant elle se bat avec hargne et je comprends qu'elle n'hésitera pas à me trancher avec ses couteaux si elle en a l'occasion. J'aimerais bien pouvoir tressaillir mais ce n'est plus dans mes compétences désormais. Je ne peux que crier dans ma tête. Et je me débats le plus fort que je peux en pensées. Alors que je mène une guerre intérieure avec moi-même, Natasha grogne face à mon corps manipulé.
– Putain Novitchkova, ressaisis-toi, on est dans le même camp ! m'hurle-t-elle alors que je tente à nouveau d'enfoncer la lance de Yulia dans sa poitrine. D'ailleurs, en parlant de la brune, elle est toujours couchée par terre. Je crois que Natasha l'a assommée. Tant mieux. Par contre, il faudrait qu'elle parvienne à se débarrasser de moi aussi. En temps normal, elle m'aurait déjà mise au tapis mais là... J'ai bien plus de force et de puissance que d'habitude. Ce n'est pas moi qui me bat mais Estelle. Et elle est entraînée. Mes —ses— gestes sont rapides, fluides et précis. Elle sait où abattre mon —son— arme. Heureusement Natasha semble préparée. Elle est plus forte.
– Mais merde quoi, qu'est-ce que vous avez toutes ? s'énerve-t-elle. Mais elle n'est pas stupide, elle essaie de viser Estelle, en vain. La manipulatrice m'utilise exprès pour se protéger. C'est ainsi que l'un des tantos s'enfonce dans ma chair, au niveau de ma cuisse. Je suis vêtue d'un simple pantalon en toile et d'un débardeur, pas vraiment des vêtements adaptés pour se battre. La douleur est violente. Pourquoi est-ce que je la ressens ? Et je comprends, elle l'a touchée. Je me retourne vers Estelle et sans réfléchir plus j'enfonce la lance dans son estomac.
J'observe le sang qui salit sa chemise en une tâche opaque et rouge. Elle grossit. Et je ne peux pas détacher mes yeux de ce spectacle. J'ai encore la sensation de ressentir ses organes transpercés dans mes doigts. Comme si c'étaient mes mains qui se trouvaient plantées dans sa chair. Comme si ma peau frôlait ses entrailles. Je vais vomir.
– Bien joué Natalya. la rouquine me rejoint et me tapote sur l'épaule, me faisant sursauter légèrement, avant de me prendre la lance des mains. Je les joins immédiatement devant ma bouche pour éviter à mon repas de s'échapper.
– Qu'est-ce qu'on va en faire ? je murmure.
– Il faut qu'on sache ce qu'elle nous veut. tout en acquiesçant, je l'observe retirer lentement la lance. La blessure semble moins grave que je ne l'imaginais. Je baisse les yeux vers ma cuisse, là aussi la plaie semble bénigne. J'imagine que Natasha l'a fait exprès. Elle s'y connaît.
Nous avons installé Estelle sur le sol, appuyée contre le mur. On lui a bandé les yeux, pour éviter de retomber sous son contrôle. Apparement, elle a besoin d'un contact visuel pour nous tenir sous son joug.
Après s'être réveillée, Yulia a passé une quinzaine de minutes à s'excuser envers Irina, c'était plutôt drôle à voir vu que d'habitude, elle ne dit jamais pardon. Maintenant, nous allons questionner Estelle en attendant que les garçons reviennent. Elle est encore capable de parler, sa blessure est profonde mais plutôt superficielle en fait.
– Pourquoi t'as fait ça ? demande Natasha en s'accroupissant face à elle, un couteau pointé sur son cœur. Mais elle ne répond pas. Un rictus mauvais apparaît sur ses lèvres. Ça ne plaît pas à notre cheffe qui fait pivoter son arme entre ses doigts et la frappe avec l'arrière du couteau.
– Parle !
– Sinon quoi ? marmonne Estelle, toujours souriante.
– On va t'y obliger. Par la force. elle lance un regard vers moi et ouvre grand ses yeux. Je me rapproche en attrapant au passage le reste de son attirail, faisant s'entrechoquer le métal pour tenter de l'intimider un peu.
– Vous aurez votre réponse bien assez tôt si vous voulez mon avis. grogne notre otage en se dandinant; elle se fiche complètement de nous.
– Explique. là c'est Yulia qui a parlé. Son regard est noir. Son ton est sec. Elle s'en veut pour avoir blessé Irina mais elle sait que ce n'est pas vraiment de sa faute. Alors elle dirige sa colère vers Estelle. Et cette dernière éclate de rire. On dirait qu'elle n'a pas du tout peur de nous. C'est un peu frustrant au fond. J'aimerais qu'elle tremble, qu'elle nous supplie. Qu'elle fonde en larmes et nous explique tout.
– Que veux-tu que je t'explique ? Tu sais déjà tout, non ? Tu as reçu mes pensées en échange du contrôle de ton corps. s'exclame-t-elle finalement en soufflant. Mais ça ne satisfait pas Yulia qui lui décoche un coup de pied dans les côtes avant d'attraper ses cheveux et de lui coller brutalement la tête contre le sol. À côté de moi, Irina sursaute. Moi aussi, ça m'effraie un peu. Yulia peut-être vraiment violente et impitoyable quand elle le veut.
– Parle ou je t'explose la cervelle, esclave. ses mots sont froids, durs. Et à la moue qu'affiche Estelle, je devine qu'elle est allée trop loin.
Me sentant soudainement très audacieuse, je m'approche d'elles et écarte un peu mon amie qui me fixe en fronçant les sourcils.
– Estelle, pourquoi nous as-tu trahies ? Nous sommes comme toi, des femmes. On peut t'aider si tu n'as pas confiance en Stanislav et sa bande. On va s'enfuir. Tu pourras venir avec nous ! ma voix se fait la plus tendre possible, je caresse délicatement sa joue en la redressant. Le contact de son visage avec le sol a été si violent qu'un bleu est déjà en train de naître sur sa pommette.
– Toi, moi, Irina, Yulia et Natasha. On va être libres. C'est ce que tu veux aussi, non ? Ta liberté, c'est ce pourquoi tu te bats, je me trompe ? Je l'ai vue. Dans mon esprit. Tu veux retourner là-bas. Laisse-moi t'aider. On t'accompagnera si c'est trop dur pour toi. Mais laisse-nous une chance. Il n'y a pas besoin de faire couler plus de sang que nécessaire. Tu n'es plus une esclave et tu ne le seras plus jamais. Tu es Estelle Artemiev. je me relève et soupire, attendant sa réponse. Elle ouvre la bouche, la referme. J'aimerais pouvoir voir ses yeux mais ce serait trop risqué. Pourtant j'ai envie de croire en elle. J'aimerais lui faire confiance.
– Non.
– Quoi, non ?
– Tes belles paroles de justicière, garde-les pour toi. Ce n'est pas comme ça que le monde tourne, Natalychka. Tu vas bientôt l'apprendre. Ici, on se ment et quand les mensonges sont révélés on se tue pour que les secrets le restent. Tu vas souffrir toute ta vie. Parce que ça n'existe pas une histoire qui se finit bien. Sauf si tu es un homme.
– Ou que tu sais bien t'entourer ! je sursaute et me retourne. Quelqu'un vient d'entrer dans notre maison en fracassant la baie vitrée. Et je ne reconnais que trop bien cette voix. Je me jette sur Irina et la place derrière moi. Il ne l'aura pas. Je la protégerai même au péril de ma vie.
– Qu'est-ce que tu fais là ? Anatoly !
– Oui, toi aussi tu m'as manqué Natalychka mais je ne suis pas ici pour faire la discussion ou les politesses. Je viens récupérer ce qui m'appartient.
Il apparaît dans la lumière éclatante du jour. Un ange de la mort. Entouré de six hommes armés jusqu'aux dents, ils pénètrent et envahissent l'espace. Alors comme ça il s'est concocté une garde rapprochée ? Je frémis. Mais cette fois, je ne reculerai pas. J'ai encore les couteaux de Natasha, la lance de Yulia est à portée de main et mon pistolet se trouve sur la table. Je me battrai.
– Ce qui t'appartient ? c'est Natasha qui grogne, menaçante. Instinctivement Yulia se place juste derrière elle, en position de combat. Ainsi, elles forment une mini barrière entre les envahisseurs et Estelle.
– Je veux ma sœur et cette rabynya. je ne sais pas tellement si il s'adresse à nous ou à ses hommes. Mais nos regards se croisent et je lis la détermination. Cette fois, il ne faut pas que je flanche. Je dois le tuer. Je dois leur prouver que je suis aussi fortes et dignes qu'elles. Je suis Natalya. Je suis puissante. Je suis libre. Je ne dois pas échouer.
– Je ne t'appartiens pas ! ce cri vient tout droit de mon cœur. Je m'élance, attrape mon arme, saute par dessus le canapé et me propulse sur lui. Mes gestes ne sont sûrement pas aussi harmonieux ou légers que pourraient l'être ceux de Natasha ou Ches mais je parviens tout de même à atterrir sur Anatoly, le faisant tomber à la renverse. Son crâne frappe le sol dans un bruit sourd.
Mon arme chargée est pointée sur son front.
– Je vais nettoyer ton cerveau étriqué avec du plomb. ma voix est un murmure à son oreille. Mes doigts se glissent sur sa gorge. C'est mon heure. Et la sienne. Il est la clé ultime de ma liberté. Sa mort signera le commencement de ma vie. Je suis trop bête de ne pas l'avoir réalisé avant. Le petit garçon pour qui j'avais tant de pitié n'est plus là depuis longtemps. Il n'y a plus aucun espoir pour lui. Je vais le libérer de ce fardeau. Je vais nous libérer tous les deux.
Mais je n'ai pas le temps d'appuyer sur la détente. Des bras musclés me soulèvent et me jettent durement aux pieds d'Irina avant d'aider Anatoly à se relever. Il époussette son scintillant costume et ricane, me lançant un regard dédaigneux.
– Tu sais Natalychka, il y a quelque chose en toi que j'ai toujours admiré : l'espoir. Tu étais vraiment une moins-que-rien et pourtant tu n'as jamais cessé d'espérer t'élever à ma hauteur. C'est mignon. je me redresse, prête à lui bondir dessus sauf que Yulia me barre le chemin.
– Laisse-le. Il n'en vaut pas la peine.
– Mais ! Je dois le tuer ! Sinon... Je ne serai pas digne d'être avec vous ! mes murmures sont rageurs. Je me débats mais elle est bien plus forte que moi et resserre ses bras autour de mon corps comme un étau.
– Non, Natalya. Même si tu n'arrives pas à le tuer, tu es notre amie. Tu n'as pas besoin d'être digne de nous, sois juste toi-même. elle me sourit et je crois bien que c'est la première fois qu'elle est aussi gentille avec moi.
– Adorables, vraiment. la voix, quelque peu enrouée, d'Anatoly brise notre silence confortable. Je me retourne vers lui et tente de lancer des éclairs avec mes yeux. Je veux rétorquer quelque chose mais je me retiens.
Et Estelle se lève. Elle s'étire, fait craquer ses articulations et le rejoint, un sourire aux lèvres. Elle a enlevé le bandeau qui lui entravait la vue. J'ai peur qu'elle nous utilise à nouveau pour tenter de nous entretuer.
– Je suis contente que tu sois enfin venu, glupyy, j'ai bien cru que j'allais devoir passer encore plus de temps avec eux. la manière qu'elle a de se coller à mon frère me répugne. Ils étaient donc de mèche depuis le début.
– Appelle-moi encore une fois comme ça et tu finira attachée nue sur l'aigle de la Serdtse. à l'entente de ces menaces, n'importe quelle personne censée opinerait et se tairait mais Estelle est folle. Alors elle éclate de rire. Et aussi étonnant que cela puisse paraître, Anatoly rigole avec elle. C'est étrange de le voir ainsi. Il a l'air si... Authentique ? Qu'est-ce qu'il se passe à la fin ?
– Aller viens Natalychka, on rentre. mon frère me tend la main, son rictus toujours plaqué sur les lèvres. Malgré ça, je ressens la haine dans ses yeux.
– Non. Je te l'ai déjà dit. Je n'ai plus rien à faire avec toi. je m'avance en grondant. Yulia et Natasha sont juste sur mes talons. Je sais qu'elles me couvrent et je me sens en sécurité.
– Et ne m'appelle pas Natalychka.
– Veux-tu vraiment que tes amies payent les conséquences de tes caprices ? me demande-t-il d'un ton calme. Je fronce les sourcils et tourne subtilement la tête vers Irina ; c'est bon, elle s'est armée et reste dans le coin de la pièce, derrière nous. Je ne les laisserai pas me la prendre.
– Mes amies ne payeront rien.
– Tu en es vraiment sûre ?
– Certaine. je réponds d'une voix claire et sûre de moi. C'est mon erreur. C'est là que tout s'effondre.
Je vois son sourire satisfait. Le feu dans ses yeux. Sa main plonge vers nous mais ce n'est pas moi qu'il attrape. C'est Yulia. Et je peux rien faire car ses hommes nous tiennent en joue. La brune est bloquée dans les bras de mon frère et Estelle et un garde sont postés à côté d'eux, prêts à intervenir. Un des soldats a bloqué Irina dans le coin, contre le mur. Un autre m'a refaite tomber sans ménagement et s'est assis sur moi, s'il continue à s'appuyer il va briser ma cage thoracique. Et les derniers se sont regroupés autours de Natasha. Ils savent à quel point elle est dangereuse.
– Tu n'es qu'un lâche ! vocifère-t-elle. Trois armes sont braquées sur elle; une contre chaque tempe et la dernière sur le front. Elle est rapide, elle est forte mais elle sait tout aussi bien que moi qu'au moindre mouvement sa cervelle finira étalée sur le sol. Elle tremble. De rage mais sûrement de peur aussi. Elle veut protéger Yulia autant que je veux protéger Irina. Je le devine dans ses yeux.
– Moi ? Un lâche ? il appui délicatement le couteau qu'il tient sur la gorge de Yulia. Avant de lui lancer un regard de défi.
– Répète un peu ça. elle ne dit rien et il rit à nouveau. Mon regard croise celui de Yulia et j'y devine quelque chose d'indescriptible. Une lueur qui me prend aux tripes. J'ai peur sans même savoir pourquoi.
– Il y a quelque chose de bien plus gros que votre petite liberté. Je ne veux pas que ma vie soit dérangée. Alors je vais étouffer la rébellion dans l'œuf. Broyer la coquille. Mais ne t'inquiète pas Natalychka, quand tu te seras rendue compte d'où est ta vraie place tu pourras toujours revenir à la maison.
– Je t'emmerde, Anatoly. ma voix n'est que murmure mais je sais qu'il m'a entendue. Je le déteste.
– Bon. Sur ce, à la revoyure chères amies. il me salue d'un geste de la main et s'en va soudainement en entraînant Yulia. Je tente de me relever mais le poids de l'homme est pesant et il abat la crosse de son fusil sur ma nuque. La dernière chose que je distingue ce sont les hurlements de Natasha. Elle se casse la voix. Jusqu'à s'en déchirer la poitrine. On dirait une tempête. Elle se débat. Et tombe finalement, inconsciente, sur le sol. Des larmes dévalent ses joues en traçant des sillons. Un nuage rempli de tristesse.
– Natalya ? Eh ! Natalya ! quelqu'un m'appelle. C'est lointain. On me tapote les joues et j'ai la tête qui tourne. Qu'est-ce qu'il se passe ?
– Eh princesse, il est temps de se réveiller. murmure une autre voix près de mon oreille. J'aimerais bien ouvrir les yeux mais mes paupières sont lourdes. Au prix d'un effort surhumain, je les soulève légèrement. Les visages de Ches et Raoul apparaissent face à moi. Et je me rappelle.
– Yulia ! Il faut aller la chercher ! je me redresse brutalement et tente de me lever complètement mais je n'y arrive pas. J'ai la tête qui tourne d'une manière atroce. Doucement, le brun me repousse contre les coussins et je gémis de douleur. Mes souvenirs sont confus mais je n'arrive pas à me sortir les cris de Natasha de la tête.
– Ils ont prit Dvornikova. Qu'est-ce qu'on est censés faire maintenant ? s'énerve quelqu'un dans la pièce d'à côté. Je reconnais la voix de Stanislav. Est-ce qu'il parle à Natasha comme ça ? Ou Ivan ? Je ne sais pas. A vrai dire, je suis fatiguée. Je n'ai pas très envie de réfléchir. Pourtant il faut aller sauver Yulia ! Ches et Raoul me parlent mais je n'entends rien. Mes yeux se ferment tous seuls et je me sens replonger.
Je rêve d'Anatoly, d'Irina et de Natasha. Et de Yulia. Mais c'est étrange. La sensation est identique à ce qu'il m'est arrivé quand Estelle contrôlait mon corps. Je ne suis pas maître de moi-même. Les images se mélangent, se modifient. Ces souvenirs ne m'appartiennent pas. Mais ils ne semblent pas appartenir à Estelle non plus. Je reconnais Yulia. Quand elle était enfant. Elle embrasse une femme sur la joue. On l'étreint, on la félicite. Pour quoi au juste ? Je n'en sais rien. Je la vois plus grande. Autour des douze ans. Des marques sont apparues sur son corps. Elle a les yeux brillants; débordants de diamants de tristesse. Mais elle sait pertinemment à quel point ils sont précieux, que personne ne doit les voir. Alors elle les ravale. Et elle vieillit à nouveau. Quinze ans. Ses cheveux sont longs, soigneusement brossés. Elle porte une longue robe verte. Elle sourit. Mais c'est rempli de mensonges. Sa gorge est nouée. Et me voilà à nouveau propulsée dans le temps. Yulia est jeune. Des rubans parsèment ses cheveux blonds clairs. Elle rigole à en pleurer. Je ne l'ai jamais vue ainsi. Les visages autour d'elle sont flous, comme effacés. Je saisis des bribes de souvenirs, ou de rêve, je n'en sais rien. C'est trop étrange pour être nommé. Je la vois en train de s'entraîner. Elle lit. Elle s'amuse avec un chien. Court après une femme qui semble venir d'ailleurs. Elle se coupe les cheveux, seule devant sa coiffeuse. Elle se brûle la peau pour y tracer ses sentiments. L'encre noire s'écoule. On dirait qu'elle essaie de ne faire plus qu'une avec la pointe. Ses cicatrices sont devenues des œuvres d'art. Sur sa peau naissent autant de coups que d'esquisses. Elle a su transformer sa peine et sa douleur avec imagination.
Une main se pose sur la sienne. Natasha est là elle aussi. Leurs regards se croisent lors d'un gala. Elles se sourient pendant une partie de croquet. Se saluent à l'occasion d'un dîner officiel. Et puis leurs doigts s'entremêlent derrière un arbre. Leurs lèvres se rencontrent dans un placard. Elles sont timides, jeunes. Leurs joues rosies par l'émotion. Elles sont inconscientes de ce qu'elles font.
Deux enfants de quinze ans. Qui créent une rébellion.
Elles ne comprennent rien. C'est plus qu'un simple baiser. Plus qu'un amour défendu entre une bâtard et la fille d'un boxeur connu. Elles auraient pu s'arrêter là. Peut-être c'est ce qu'elles auraient dû faire. Mais à quoi bon ?
Mais comment leur en vouloir ?
Sont-elles au courant qu'elles goûtent là aux derniers rayons de ce bonheur innocent ? Elles se cajolent, se réconfortent. Yulia aime Natasha. Natasha aime Yulia.
Ça aurait pu être simple. Ça aurait dû le rester.
Mais la vie n'est pas simple. C'est un enchevêtrement de problèmes qui n'ont que rarement une solution.
Et la couronne que je distingue sur le crâne de Yulia me fait comprendre que depuis le début, j'étais aveugle. La vérité dormait sous mes yeux mais j'étais trop concentrée sur ma personne pour m'en rendre compte.
Pourtant, désormais, je le sens dans mes tripes. Ce que j'ai ressenti en croisant son regard chocolat c'était le poids de ce secret.
Ce n'est pas ma liberté qui est en jeu. Loin de là.
Il ne s'agit plus de nous.
Quand mes paupières se soulèvent à nouveau, je sais ce que je dois faire. Poser des questions. Tout de suite.
– Oh, tu es enfin réveillée ! s'exclame Ches en voyant que je suis en train de me redresser. J'acquiesce et il se précipite sur moi avec un bol rempli d'un liquide visqueux.
– Mange, c'est de la soupe. je m'empare du récipient et brûle mes lèvres sur la porcelaine, engloutissant le mélange. C'est étrange mais pas mauvais.
– Tu as dormi trois jours, comment est-ce que tu te sens ?
– Où sont les autres ? je termine mon repas et pose le bol doucement sur la table basse.
– À côté, mais ça ne répond pas à ma question.
– Je me sens bien. Mais il faut que je leur parle. À Stanislav et Natasha. il fronce les sourcils et me considère quelques instants avant de se lever. Ches les appelle depuis le cadre de la porte et revient s'asseoir près de moi.
– Natalya ! Comment ça va ? Tu nous as inquiétés ! s'exclame la rouquine en se jetant sur moi. C'est étrange, elle n'est pas du tout comme ça d'habitude.
– J'ai besoin de réponses. Et je sais que vous les avez.
Vyacheslav s'est levé. Il a fermé la porte et s'est appuyé contre le cadran. Stanislav se tient face à moi, droit et froid. Je n'ai pas souvent eu l'occasion de le détailler ou de discuter avec lui. Mais je dois dire que dans le genre intimidant, il fait fort. Avec ses cheveux courts, ses yeux noirs et son air patibulaire malgré ses sourires, on dirait un ex-prisonnier. Peut-être que c'est le cas. Pourtant, il ne me fait pas peur. J'ai retrouvé en moi toute la haine et les émotions que j'ai ressenties le soir de notre fuite. Je me rappelle l'exaltation du pouvoir. Je ne vais plus laisser personne prendre le dessus sur ma propre vie. Quoi qu'il m'en coûte.
– Qu'est-ce qu'il y a ? me demande alors le blond en tentant un sourire bancal.
– Qui est vraiment Yulia Dvornikova ?
– Y-Yulia ? Bah c'est notre Yulia... Qu'est-ce que tu veux dire ? malgré elle, Natasha cache très mal sa perturbation.
– Je sais que c'est bizarre mais... J'ai rêvé d'elle. Je l'ai vue mais ce n'était pas des rêves, plutôt des souvenirs.
– Quoi ?
– Ça doit faire partie des pouvoirs d'Estelle j'imagine ? Je n'en sais rien mais tout ce que je sais c'est que c'était vrai.
– Dis-moi ce que tu as vu. me demande la rouquine en fronçant les sourcils. Bien sûr qu'elle ne me croit pas.
– Il y avait plein de parties de son passé. Je ne saurais pas comment l'expliquer, c'était vraiment étrange. Mais tu étais là aussi. Vous deviez avoir quatorze ans ? Vous vous cachiez pour vous embrasser. Elle avait des cheveux blonds et à la place des tatouages, des traces de coups. elle secoue la tête avant de soupirer.
– Est-ce que tu as vu autre chose ? demande Stan.
– Une couronne.
– Quoi ?
– A la fin de mon rêve, elle portait une couronne. Enfin plutôt une tiare. Dans le même style que celle de la Tsarine. Et avec ce qu'a dit mon fr— Anatoly...
– Tu es perspicace comme personne.
– Vous allez me dire ce qu'il se passe à la fin ? je m'énerve un peu, je sens la tension dans la pièce. Ils se lancent des regards qui se veulent discrets. Un long silence s'impose dans la pièce et ça m'agace encore plus. Je m'apprête à parler mais au final, Ches s'approche de nous et sa voix brise la paix froide du lieu.
– On est pas vraiment des hommes à tout faire. On fait partie de la rébellion, de ceux qui veulent changer le monde. En commençant par la Russie. Et vous êtes la clé de notre plan. Enfin, Yulia est la clé. Ce n'était pas la fille d'un cousin du Tsar mais sa fille légitime. Il a préféré s'en débarrasser à sa naissance. Notre plan était de dégager la couronne toute entière et de mettre Yulia sur le trône. Mais maintenant qu'elle s'est faite capturée... il pousse un soupir et observe l'extérieur à travers la baie vitrée.
– Attends. Est-ce que tu le savais, Natasha ?
– Bien sûr. C'est moi et Yulia qui vous avons proposées pour notre plan. Mais on avait peur que toi ou irina vous fassiez attraper, craquiez ou je ne sais quoi encore. Alors on avait décidé de ne vous révéler le plan qu'au dernier moment. elle se tort les mains et fronce les sourcils. Qu'est-ce que c'est que cette histoire de fous ?
– Il n'a donc jamais été question de partir loin d'ici ?
– Jamais.
– Pas de liberté ?
– Si. Une liberté entre ces murs. Tu sais, les autres pays ne vous auraient jamais accueillies. Si vous sortiez, vous étiez mortes. On vous a sauvées. le grand blond tente à nouveau un sourire. Quel con. C'est vraiment ce qu'il croit ?
– Sauvées ? C'est une blague ? Vous nous avez menti ! Et toi aussi Natasha ! Irina et moi, on vous faisait confiance.
– C'était pour votre bien ! Avec Yulia, on vous a choisies parce que vous comptiez pour nous et qu'on voulait vous protéger !
– C'est que des conneries ! je me suis mise à hurler. Mon corps s'est levé de lui-même. Comment ose-t-elle affirmer qu'elle a fait ça pour nous protéger ? Fuir la Russie c'était une chose mais prendre le contrôle en tuant le Tsar ? C'est de la folie pure. On va tous y laisser notre peau. Défendre l'autorité suprême ainsi est un crime encore plus grave qu'un parricide. Là, même les garçons vont mourir.
– Calme-toi, Natalya. Notre plan était réglé comme du papier à musique. Tout aurait fonctionné à merveille si ton frère ne s'en était pas mêlé.
– C'est vous qui avez embauché une traîtresse.
– On ne savait pas qu'Estelle était de mèche avec lui. rétorque Stan en grognant. La trahison de notre ex-compagne semble lui être resté en travers de la gorge.
– Et combien de vos complices vont vous laisser tomber ? Est-ce que vous vous rendez compte que c'est du suicide ? Aucune personne sensée n'accepterait de vous aider !
– Je préfère mourir en ayant essayé d'être un homme libre que de vivre sans jamais oser lever les yeux. là c'est Ches qui a parlé. Son ton et son regard sont glaciaux, je ne l'ai jamais vu comme ça. Je crois que je devrais comprendre sa logique, du moins essayer, mais je n'y arrive pas.
– Pourquoi forcément devoir mourir ?
– Natalya. Tu veux libérer les femmes, non ? Tu veux offrir à toutes ces pauvres victimes une chance de salut, n'est-ce pas ? Alors pourquoi est-ce que tu ne comprends pas ce qu'on essaie de faire ?
– Parce que c'est un plan de cinglés ! On ne défie pas le Tsar comme ça ! Il y a l'Elita ! Les brigadiers !
– On est préparés. quelqu'un vient d'entrer dans la pièce. C'est Raoul. Il soupire et vient se poster à côté de moi.
– J'ai tout entendu. Et je te le dis, moi : on ne se lance pas dans cette histoire à la légère. Mes parents ont créé la rébellion pour que les gens puissent avoir un espoir. Ils sont morts mais Stan et moi on a reprit le flambeau. Yulia est la clé. C'est notre chance. Si on a Yulia alors...
– Il n'y a aucune chance pour que cela échoue. conclue Ches.
– Pourquoi je devrais vous croire ? Pourquoi vous faire confiance ? On m'a menti durant toute ma vie ! Ce n'est pas parce que Natasha est avec vous que je fais partie du coup. La preuve, Estelle est une fille et elle nous a quand même trahis. Ça fait dix-sept ans que je suis sur cette terre. Et depuis tout ce temps j'ai compris que les hommes ne sont que des menteurs. Vous manipulez votre vérité pour la rendre plus avantageuse. Vous êtes... Des rats.
Je pousse Raoul qui est sur mon chemin et sort de la pièce en claquant la porte. Irina et Ivan qui discutaient dans la chambre en face sursautent. Ils se lèvent et viennent à ma rencontre mais je file m'enfermer dans la salle de bain. Mon esprit est embrouillé comme si j'avais aspiré du brouillard. Je ne comprend rien. Comment ça se fait ? Tout ce que je veux c'est partir d'ici. Prendre Irina par la main et quitter cet endroit, quitter ce pays. Aller me réfugier dans les terres libres. Pas rester ici avec cette bande de fous qui veulent détruire l'empire. Et comme à chaque fois que je suis perdue, j'éclate en sanglots. C'est trop pour moi.
Tout était simple à la base : tuer ma famille, nous enfuir, fin. Mais là... Il faudrait se battre contre l'entièreté du pays ? C'est... Purement et simplement n'importe quoi. Mais qu'est-ce que je suis censée faire ? Rentrer à la maison ? Et Irina alors ? Je ne veux pas qu'Anatoly gagne. Je ne veux pas non plus rentrer dans le délire de Natasha et des garçons.
– Natalya ? Ça va bien ? la douce mélodie qui sert de voix à Irina transperce la brume de mon esprit. Je renifle en silence et relève la tête. Sans y faire attention je me suis recroquevillée contre la baignoire.
– Ça va, ne t'inquiète pas ! je contrôle difficilement mon ton rempli de larmes. J'espère qu'elle n'a rien entendu.
– Ouvre-moi, s'il te plaît.
– J-je suis aux toilettes.
– Je sais quand tu me mens. en soupirant, je me lève et vais lui ouvrir. J'essuie rapidement mes yeux avec ma manche. Tout de suite, elle se jette contre moi et me sert fort en me poussant à nouveau à l'intérieur de la pièce.
– Je ne sais pas ce qu'il s'est passé mais je suis avec toi, d'accord ? j'acquiesce, refermant mes bras autour d'elle.
– C'est pas aussi simple ! je m'exclame alors.
– Tu sais, j'ai toujours peur. Puis je me rappelle qu'on est ensemble. Toi et moi. Avec Natasha et Yulia. Et alors je sais qu'on peut tout vaincre. Si on se fait confiance, tout est simple. elle me sourit et j'enfouie profondément ma tête dans sa nuque. Elle sent bon. Un mélange de sapin et d'orange. C'est agréable. Son corps est chaud. Le contact de nos peaux qui se frôlent est réconfortant.
Je relève lentement mon visage et fait face au sien. Ses yeux ont toujours la couleur de l'océan. Elle a de longs cils plutôt fins. Et des sourcils bien taillés naturellement. Ses joues se trouvent légèrement rosies. Son nez me donne envie de le pince délicatement. Mon regard se dirige alors sur ses lèvres. Couleur pêche.Elles sont douces, je le sais. Et comme prise d'un besoin vital, je pose les miennes dessus. C'est maladroit. Je n'ai jamais fait ça. Mais elle ne s'éloigne pas. Elle répond à ce contact et l'approfondi. Mes yeux se ferment d'eux-mêmes jusqu'à ce qu'elle se détache doucement.
– Irina, je t'aime.
– Moi aussi, Natalya. Depuis longtemps. elle pose ses paumes sur mes joues et chasse mes larmes du bout des pouces. Je presse mon visage contre ses mains et un sourire naît sur mes lèvres. Il faut que je trouve un moyen pour l'emmener loin d'ici. Loin de mon frère, loin de ces fous, loin de la Russie.
– Partons. Ce soir. je murmure tandis qu'elle caresse toujours mon visage avec ses doigts délicats.
– Où ça ?
– Comme tu veux tant que c'est loin d'ici.
– On ne peut pas laisser tomber Natasha et Yulia.
– Elles nous laisseront tomber tôt ou tard. ses sourcils se froncent et elle semble réfléchir au sens de ma phrase. Elle s'apprête à rétorquer quelque chose mais je ne lui laisse pas le temps et l'embrasse à nouveau. C'est tout aussi doux qu'avant. Je resserre mon emprise sur ses hanches, rapprochant son corps du mien. Comme si ce n'était pas vraiment Irina mais rien qu'une vague imitation. Un pâle souvenir qui risque de s'évaporer si je ne m'y accroche pas assez fort. Je suis terrifiée.
– On ne peut pas s'enfuir. lâche finalement Irina au bout de quelques instants.
– Pourquoi ?
– Je te l'ai déjà dit, Natalya. Il y a nos amies et on ne peut pas abandonner nos amies. Surtout que... elle baisse le regard et soupire.
– C'est mon frère qui a capturé Yulia ? Alors parce qu'on partage un lien de sang c'est à moi de la délivrer ?
– Tu ne veux pas la sauver ? son ton est doux mais je sais reconnaitre la pointe de reproches qui s'y trouve. Si je veux sauver Yulia ? Bien sûr que je le veux ! Mais... Elle nous ment depuis le début. Je ne veux pas rentrer dans son jeu. Et elle-même a dit, quand elle était sous le contrôle d'Estelle, que ce serait mieux sans Irina. Elle n'est pas franche avec nous et je n'aime pas ça.
Je n'ai pas le temps de répondre car quelqu'un toque à la porte. C'est Ivan. Il la pousse légèrement et nous nous détachons l'une de l'autre. Déjà son corps me manque.
– Natalya, ton frère nous a envoyé un message pendant que tu dormais...
– Qu'est-ce qu'il veut ?
– Il accepte de nous rendre Yulia seulement si... Tu prends sa place.
– J'imagine que je vais devoir y aller. Vous n'allez pas laisser passer votre... Chance comme ça, n'est-ce pas ? il baisse le regard et je soupire. On se sert de moi. Encore. Je ne suis qu'un objet.
– Non ! Nous allons récupérer Yulia mais pas en cédant aux caprices d'Anatoly ! s'exclame Irina en se plaçant entre Ivan et moi. Je souris et la prends sans mes bras, les passant autour de sa taille. Mon menton vient se poser sur son épaule.
– Ce n'est pas comme ça que ça se passe, Ira. je dépose mes lèvres sur sa joue puis me détache d'elle et suis Ivan jusqu'au salon. Les autres y sont toujours. Natasha, Stanislav et Ches sur le sofa. Raoul debout, derrière eux. Ivan ressort, je suppose qu'il va tenir Irina loin de notre conversation. Je préfère aussi qu'elle n'y participe pas.
– Anatoly me veut en échange de Yulia, c'est ça le deal ? je m'installe face à eux, sur la table basse.
– Oui.
– J'imagine qu'il n'y a pas vraiment d'hésitation alors ?
– Non... commence Stanislav avant de se faire couper par Natasha.
– Bien sûr qu'il y en a ! On va trouver un plan pour que tu n'aies pas à y retourner ! le blond lui lance un regard froid.
– On avait déjà un plan, pourquoi ne pas s'en tenir ?
– Parce que la situation a changé, Stas. intervient Raoul en levant les yeux au ciel. Une tension est palpable entre eux. Natasha se lève alors et je prend le temps de la détailler ; elle parait bien différente de d'habitude. Ses longs cheveux sont toujours attachés en un chignon mais ça se voit qu'ils sont sales. Son visage est pâle, des cernes opaques ont prit place sous ses yeux. La perte de Yulia l'a vraiment affectée.
– On va récupérer Yulia sans abandonner Natalya. Parce que nous sommes une équipe. Après ça, elle pourra choisir si elle veut toujours être avec nous. Sinon, nous l'aiderons à fuir.
– Notre temps est précieux, Natasha. On ne peut pas tout modifier parce que l'une de tes petites copines refuse de se tenir au plan. en disant ça, Stanislav se lève. Comme s'il voulait prouver que, de part sa taille, il nous domine. Son regard est froid.
Il est bien différent de la première fois que je l'ai vu, des jours qu'on a passé dans la cave. On dirait que son masque s'est ébréché au moment même où son plan est tombé à l'eau. Par ma faute. Ses yeux me scrutent et glissent jusqu'à Natasha. Cette dernière s'est aussi redressée. Elle est grande mais pourtant il y a bien vingt centimètres de différences entre eux. Malgré ça, elle ne flanche pas. Elle doit certainement être en train de le traiter de tous les noms mentalement. Ou alors elle cherche un moyen de se débarrasser de lui. Je connais Natasha. Elle est sûrement la plus intelligente d'entre nous et sait reconnaître quand une situation est hors de contrôle.
– Ecoute-moi bien, Loukjov. On va récupérer Yulia et aider Natalya et Irina à s'en aller si elles le veulent. A moins que préfères les emmener avec toi contre leur gré et traîner derrière-toi deux poids morts qui ne feront que nous ralentir et augmenter les risques ? Je suis d'accord avec toi; on a assez perdu de temps. C'est pour ça que je vais aller prendre un bain et réfléchir à un plan qui tiens la route pendant que toi et tes petits copains vous réfléchirez à quel point vous pouvez être cons quand vous le voulez.
Sans rien ajouter de plus, Natasha s'en va. Raoul et Ches s'échangent un regard tandis que je ris sous cap. Stanislav serre ses poings tellement fort que ses jointures sont blanches. La porte se referme dans un claquement et il abat sa main droite sur la table basse qui s'ébranle légèrement.
– Si cette suka croit qu'elle va s'en tirer comme ça... il lance un regard meurtrier à son meilleur ami qui tente de le calmer et s'en va à son tour. L'appartement est petit, je me demande bien où est-ce qu'il pense pouvoir se cacher pour bouder.
Je suis restée avec Raoul et Ches dans le salon. Irina nous a rejoints pendant qu'Ivan s'occupait de Stanislav. On a trouvé un paquet de cartes dans un coin de la pièce. La tension qui étouffait l'air auparavant a laissé place aux rires. Irina semble aller bien même si elle se retient toujours un peu face aux garçons. Il a été convenu de ne rien lui dire jusqu'à ce qu'on aie récupéré Yulia. Quand ce sera fait, quand Anatoly sera mort et qu'ils se seront vengés d'Estelle, alors seulement à ce moment elle saura la vérité. Vyacheslav m'a expliqué que c'est plus pour la protéger que parce qu'ils pensent qu'elle n'est pas digne de confiance.
– J'ai gagné ! s'exclame Raoul en riant. C'est un pro des jeux de cartes. Il les connait tous et ne perd que rarement, ce qui est, je l'avoue, assez rageant.
– Aussi tu es le seul à connaître les règles, comment peut-on être sûrs que tu ne triches pas ? l'accuse Irina en plissant le nez. Ches redistribue une tournée de carte et je sourie en voyant mes cartes.
– Est-ce que c'est vraiment de ma faute si j'ai une chance incroyable aux cartes ? demande le brun tout en saisissant son nouveau jeu. Mais rapidement il fait la grimace. Finalement, c'est Irina qui gagne cette partie. Elle lui lance un petit regard désolé tout en posant ses cartes sur la table basse branlante. Le jeu nous a lassé mais ce n'est pas comme si il y avait autre chose à faire alors on joue encore quelques parties avant que Vyacheslav nous propose d'arrêter. C'est avec un soulagement non dissimulé que nous acceptons avant de nous laisser aller contre le canapé.
– Qu'est-ce que vous auriez aimé faire ? Si notre monde n'était pas le même ? demande Raoul, couché par terre, en regardant Ches ranger les cartes. J'hausse les épaules tandis qu'Irina pose sa tête sur mon épaule.
– J'aurais voulu devenir créatrice de vêtements. Ou professeur de langue. J'aurais voyagé.
– Où ça ?
– Japon, France, Italie, Espagne. Et dans tous les pays qui n'existent plus. J'aurais créé une école pour filles où elles auraient pu être et faire ce qu'elles auraient voulu. Apprendre ce qui leur aurait plu. Et toi ?
– Je serai allé en Grèce. Avec ma mère. dit-il en fermant les yeux.
– Qu'est-ce que c'est ?
– C'était un pays. Au bord de la mer. Il a disparu il y a longtemps mais certains de mes ancêtres y avaient habité. J'ai retrouvé des photos dans les affaires de ma mère. Elle en parlait souvent, elle rêvait de partir là-bas. Je n'ai pas pu garder les images mais elles sont gravées dans ma tête ! il tapote sa tempe en soupirant puis tourne son regard vers moi dans une question silencieuse.
– Je ne sais pas vraiment...
– Oh aller, tout le monde ici y a déjà pensé au moins une fois ! Pas vrai, Ches ? le concerné hoche la tête en s'installant à côté de l'autre garçon.
– Si l'esclavage avait été aboli, j'aurais fait des études. Médecin peut-être ou professeur, comme Irina. J'aurais voulu aider les gens. Je serais allé dans le village de mes parents et j'aurais fait de mon mieux pour que tout le monde aille bien.
– Tu vois ? Même lui a un rêve, alors toi ? le brun se tourne à nouveau vers moi.
– J'aurais essayé de tout détruire pour prendre un autre départ j'imagine. Je n'aurais jamais fait confiance à Anatoly et je me serais habillée comme je l'aurais voulu. Mais je serais tout de même devenue amie avec Irina. Je l'aurais suivie dans ses voyages.
– On serait allées en Grèce. Pour voir la mer ! s'exclame alors Irina et Raoul sourit.
Je ne sais pas si nous serons capables d'avoir l'avenir que nous voulions mais je suis heureuse de voir qu'elle arrive encore à rêver. Elle a des buts, des ambitions, des envies. Alors que moi, je m'en rends désormais compte, tout ce que j'ai toujours voulu c'était fuir. Fuir, tuer Anatoly, vivre avec Irina. Fuir sans avoir un but au bout du chemin. Me débarrasser de mon dernier lien de sang. Protéger la seule personne que j'aime vraiment. Mes désirs sont égoïstes. Raoul veut retrouver sa mère et la rendre heureuse. Ches veut connaître son passé et aider les autres. Irina aussi.
Tout ce que j'ai toujours voulu c'était voir changer les choses. Mais si on arrive à fuir, si on parvient à notre fin, est-ce que je vais aussi me lasser ? Est-ce que je me mettrai à regretter le passé ? Est-ce que je mérite Irina ? Elle qui pense toujours aux autres avant son propre bien-être. Elle est pure et douce. Trop bonne pour le monde dans lequel on vit. Parfois elle pleure pendant la nuit parce que sa mère lui manque. Je n'ai pas versé une seule larme pour mes parents. Quand je repense à la satisfaction que j'ai eue de tirer cette balle dans la tête de la femme qui m'a mise au monde, je n'éprouve presque pas de remords. Juste du dégoût envers moi-même.
Natasha est revenue et, après avoir prit un bon bain et s'être reposée, elle a bien meilleure mine. Le sommeil habite encore son visage mais la tristesse semble avoir été camouflée. Ivan propose de lui faire des tresses tandis qu'en cuisine Raoul et Irina forment un duo plutôt étrange pour nous préparer le dîner. Ce qui nous laisse, Ches, Stanislav et moi sur le canapé, le regard dans le vide, silencieux. Je ne veux pas parler au grand blond. Et je ne pense pas qu'il veuille m'adresser la parole non plus. Alors on ne dit rien. Parfois je capte le regard de Ches et on se sourit mais ça s'arrête là. Je pourrais aller aider Irina et Raoul en cuisine mais je me dis que ça ne peut pas lee faire du mal de passer un peu de temps ensemble pour apprendre à se connaître.
- Bon, ton plan, Kosma ? demande Stanislav pendant que nous nous installons autour de la table pour manger. Sa voix est froide, il ne la regarde même pas.
- C'est simple : on va remplacer Natalya par Raoul.
- Quoi ?! le concerné se lève et plaque ses paumes sur la table.
- Ne t'inquiète pas, une fois que Yulia sera de nouveau parmi nous, en sécurité, on viendra te récupérer.
- Pourquoi ne pas directement envoyer Natalya dans ce cas ? il a vraiment l'air contrarié, et je le comprends.
- Parce que tu as plus d'expérience au combat, tu es sûrement l'un des meilleurs ici, et Natalya n'arriverait pas à se battre contre son frère. cette fois, c'est moi qui me lève.
- C'est faux !
- Peut-être. Mais dans notre plan tu es comme une inconnue alors que Raoul est une valeur sûre. elle n'a pas tort. Nous nous rasseyons en soupirant. Stanislav, au bout de la table, secoue pensivement la tête.
- Ça pourrait marcher.
- Ça va marcher ! Ça doit marcher... elle soupire et commence à manger. Tout le monde l'imite et le silence se fait autour de la table. Ce plan est rempli de failles, on risque gros mais Anatoly n'attendra pas sagement qu'on en trouve un meilleur.
Cette nuit-là, je reste pressée contre Irina dans le noir. Sa respiration m'apaise mais je suis incapable de m'endormir. Stan et Ivan sont partis à l'extérieur, à la recherche de ce qu'il nous faut pour le bon déroulement de cette mission. Quand nous sommes allées nous coucher, Natasha, Irina et moi, Raoul vérifiait soigneusement l'état de ses couteaux et du système de fils de nylon qu'il a lui-même mit au point. Il semblait songeur et tout en faisant courir ses doigts sur les câbles, il murmurait tout bas. Je ne sais pas ce qu'il se racontait, peut-être des pensées ou des prières.
À mon réveil, je suis seule dans la chambre. Du bruit me parvient du salon. Je me lève, m'étire et m'y rends discrètement. Un sourire prend place sur mes lèvres ; Raoul est debout sur la table basse, droit comme un piquet, vêtu d'une robe qu'irina semble réajuster. Il porte une perruque à laquelle Ivan apporte quelques modifications. Natasha est perchée face à lui et le maquille tandis que Ches se moque gentiment, assis sur le canapé. Je ne peux pas m'empêcher de rire à mon tour ; lui qui déteste porter des robes ! Je scrute la pièce mais Stan n'est nulle part.
- Rigole encore une fois et je découpe un de tes doigts pour l'offrir à ton frère ! grommelle Raoul avant de se faire pincer la joue par Natasha. Je les rejoins et m'installe à côté de Ches.
- Où est passé le rabat-joie ?
- Parti transmettre la réponse à l'invitation de ton frère.
- Tout seul ?
- Il est fiable, tu sais.
- J'en doute pas. il me fait un sourire que je lui rends.
Quarante-cinq minutes plus tard, le travail est terminé. De loin, il pourrait vraiment me ressembler mais de près... Natasha semble remarquer ma grimace car elle rit doucement en se tournant vers moi.
- On s'en fiche que ce ne soit pas ta copie conforme. Le temps qu'Anatoly se rende compte de la supercherie, Yulia sera déjà en sûreté.
- On devrait lui ajouter un voile, non ? propose Irina.
- Et comment on fait si il veut le voir de près ?
- J'ai envoyé Stas avec des indications précises: exécuter l'échange avec une distance de vingts mètres entre chaque partie et ne rien demander de plus. Si ton frère veut tout de même nous tester, Irina a cousu un micro à l'intérieur de la robe. Tu n'auras qu'à parler quand il te le demande. nous acquiesçons tous en observant à nouveau Raoul. Il est en train d'installer ses couteaux sous sa robe avec Ches. Ils rient ensemble tout en démêlant les câbles qui s'emmêlent sous l'épais jupon de tulle noir.
Irina prend ma main et m'emmène jusqu'à la cuisine où un petit déjeuner m'attends. Je l'embrasse sur la joue et elle me sourit.
- Est-ce que tu penses que ça va fonctionner ? me demande-t-elle tout en s'asseyant sur le plan de travail. Je secoue la tête.
- Je sais pas... J'espère.
- Moi aussi. elle bat légèrement des jambes dans l'air et je commence à manger.
Si tout se passe bien, notre plan se déroulera ce soir. Il faut qu'on prenne des forces et qu'on soit préparés à toute éventualité. Le rendez-vous a lieu dans un hangar à l'ouest de la ville, entre la première frontière et la forêt. Je ne sais pas comment Anatoly a réussi à dégoter cet endroit, peut-être appartenait-il à notre géniteur, en tout cas c'est plutôt pratique. Natasha et Stanislav accompagnerons Raoul jusqu'à l'entrée et procéderons à l'échange à l'intérieur du bâtiment. Irina, Ivan, Ches et moi les attendrons à l'extérieur, prêts à intervenir si quelque chose se passe mal. Quand on aura récupéré Yulia, elle quittera les lieux le plus rapidement possible avec Natasha, Ches et Stan. Nous attendrons Raoul et l'aiderons à sortir si il en a besoin. Ensuite, nous nous rejoindrons dans notre nouvelle planque, de l'autre côté de la ville. Là-bas, tout sera avoué à Irina et elle prendra la décision : partir ou rester.
Le plan est simple mais rempli d'incertitudes. Aura-t-on le temps de protéger Yulia ? Raoul pourra-t-il s'enfuir ? Arriverons-nous à l'aider ? Je soupire et termine de manger. Le temps que je range la vaisselle, Irina est retournée vers les autres. Ils font l'inventaire et l'entretien de leurs armes, discutent des derniers détails. Natasha se tient droite, le menton haut, mais pourtant je vois dans ses yeux qu'elle a tout autant peur que moi. Quand Yulia est en jeu, elle est aussi vulnérable que nous.
Sur les coups de dix-huit heures, Stanislav revient. Nous revoyons une dernière fois le plan tous ensemble autour d'une carte posée sur la table basse.
- Je les retiendrai le plus longtemps. résume Raoul en enfilant un manteau de fausse fourrure qu'Irina a bien voulu lui céder.
- C'est ça. la grande rouquine lui sourit et pose une main sur son épaule. Le géant qui se trouve à sa gauche replie la carte et la fourre dans sa poche. Ches lève sa paume et il claque la sienne dedans. Irina s'approche et lui fait une étreinte. Tout le monde est surpris, moi la première, mais malgré ça il y répond en pressant sa main contre son dos. Ivan met en place le voile noir sur sa perruque et lui offre un sourire chaleureux. Puis nous nous armons.
J'aide Irina a enfiler un kevlar sous sa tenue et elle noue mes lacets pour être sûrs qu'ils ne se détachent pas. Ses longs cheveux blonds sont regroupés en une queue-de-cheval soignée. Elle porte un col-roulé et un pantalon noirs rentré dans ses bottes, la même tenue que moi. Mais avec son manteau en fourrure blanche et ses gants noirs elle est tellement plus chic que nous tous réunis. On pourrait presque croire qu'elle se rend à un dîner mondain.
Natasha aussi est classe. En haut elle n'a qu'un débardeur rouge sous sa veste en cuir. Son jean noir, ses bottes de soldats et les couteaux qui pendent à sa ceinture renforcent le côté dangereux de sa personne. L'air déterminé qui se lit sur son visage la rend intimidante. Avant de sortir, elle attache sa chevelure rouge en chignon désordonné et place des poings américains dans sa poche.
C'est Stan qui ouvre la marche. Solennellement, il nous guide à travers les bois. Il y a rarement des patrouilles dans les environs mais il vaut mieux se méfier. Personne n'ose parler, on rumine tous nos pensées en silence. Nous sommes encore en automne et pourtant le gel a déjà recouvert une bonne partie du paysage par ici. De la buée sort de ma bouche à chaque respiration. Et c'est quand je n'y crois plus que l'entrepôt se profile à l'horizon. Notre groupe se sépare alors en deux; Natasha, Raoul et Stan continuent d'avancer tandis que nous autres restons en retrait. Ches nous entraîne dans la forêt et on se remet en marche, suivant parallèlement les autres. A première vue, Anatoly a respecté les closes de notre accord : il n'y a personne d'autre dans les parages.
On se stoppe à une centaine de mètres du bâtiment désaffecté, sur une corniche. Ce perchoir nous offre une belle vue dégagée sur l'entrée nord, celle que prendront nos compagnons pour entrer et sortir. Raoul a adopté une démarche plus féminine, son dos est droit, sa tête haute. D'ici, je pourrais presque le confondre avec moi, il fait du bon travail. Je ne peux m'empêcher d'espérer que tout ça sera terminé bientôt. Peut-être même que je pourrai saisir l'opportunité de tuer Anatoly une fois pour toutes. Je me surprends à ressentir du réconfort à cette idée. La chaleur qui gonfle en moi me fait du bien et en même temps, je me demande si je n'ai pas tort d'être ainsi.
- Regardez ! Ils entrent ! s'exclame Ivan, me sortant de mes pensées. Je sors l'appareil que Stan nous a dégoté et le connecte ; c'est une sorte de téléphone sans fil. Un micro est attaché aux vêtements de Raoul, il nous permet d'entendre tout ce qu'il se passe dans un rayon de 30 mètres. Mais à peine ai-je allumé le processus qu'une détonation retentit. A la fois dans l'appareil et dans l'entrepôt, en face de nous. Un cri strident perce mes oreilles. En contrebas, Natasha se met à crier et ses hurlements rejoignent ceux de la radio. Je ne peux pas rester comme ça. Je dois les aider.
Oubliant le plan, oubliant les indications strictes de Stanislav et les remarques de Natasha, je me dresse d'un coup et me met à courir. Irina m'attrape le poignet mais sa tentative est vaine, déjà je me laisse glisser au bas du talus et me précipite dans la fumée âcre et épaisse. J'ai de la peine à distinguer ce que je vois mais les cris de Natasha me guident jusqu'à elle. Je pose ma main sur son épaule et elle me repousse violemment avant de se détendre en me voyant. Sa main tremblante pointe alors quelque chose dans le brouillard. Raoul est couché à terre. Et plus loin de trouvé Yulia. Je plisse les yeux. Des chaînes ont été attachées autour de ses poignets et de ses chevilles. Il y a aussi quelque chose autour de sa gorge qui semble l'empêcher de bouger la tête. Je suis les chaînes et mon cœur se stoppe en voyant ce à quoi elles sont attachées.
Des engrenages.
La fumée se disperse et Anatoly apparaît dans mon champ de vision. Il porte un ensemble noir très chic et un sourire éclatant habite son visage. Il me donne envie de vomir.
- Faites le bon choix, mesdames. Sinon elle mourra. Et la rébellion toute entière avec elle.
Mon cœur tambourine si fort dans ma poitrine que je n'entends plus que lui. Natasha est toujours à genoux, agrippée à ma jambe. Raoul n'a montré aucun signe de conscience depuis que je suis arrivée. Il n'y a qu'Anatoly, Yulia et moi. Mon frère me regarde, un sourire cynique traversant son visage. Mais il ne peut pas me duper, dans ses yeux je ressens toute la haine qu'il éprouve à notre égard. Ces yeux verts perçants et désagréables. Ceux d'une personne incapable d'aimer. Ceux de mon père.
– Votre petit plan aurait pu fonctionner si j'avais été extrêmement stupide. Ça me blesse que tu aies pu penser ça de moi, Natalychka. je serre les poings. Pas besoin de regarder en bas pour deviner que Natasha ne viendra pas m'aider. Elle est trop dévastée. Alors je dois agir comme elle le ferait. Je soutiens le regard de mon frère et élève mon menton. Mes jambes voudraient trembler mais je les en empêche et fais un pas en avant. C'est un peu compliqué vu que la rouquine est toujours en train de serrer mon tibia mais je ne me laisse pas dépasser par les événements.
– Détache-la, Anatolychka. j'ordonne d'une voix qui est bien plus autoritaire et claire que je n'aurais pu l'espérer.
– Tu crois vraiment que je vais le faire ? Laisser partir votre unique chance de prendre le contrôle du pays ? Comme tu es naïve, petite sœur.
– Je ne te le demanderai pas deux fois, grand frère. S'il te plaît. ces derniers mots me restent en travers de la gorge. Mais je dois tout tenter, même lui laisser croire qu'il a gagné.
– Ça ne prends plus. Tu as choisi ton camp, Natalya. Maintenant tu dois en payer les conséquences. son sourire a fané. Il s'approche de Yulia et attrape durement son menton entre ses doigts. Ce n'est que maintenant que je remarque toutes les ecchymoses qui couvrent sa peau. Elle ne porte qu'une robe de nuit en coton. Les tatouages qui parcourent son corps sont visibles et je sais à quel point elle doit détester être ainsi ; vulnérable. Natasha a dû le voir. Elle est incapable d'agir de manière cohérente quand il s'agit de Yulia. Je vais endosser le rôle de la leader. Pour elles.
– Prends-moi à sa place. J'ai aussi un rôle important dans leur plan. Si tu la laisses partir alors je te raconterai tout.
– Qu'est-ce qui me dit que tu n'es pas en train de me mentir ? Tu es devenue douée pour ça. vite, je dois trouver une vérité. Pas une qui puisse se retourner contre nous. Mais une qui soit assez vraie pour qu'il me fasse confiance.
– Le garçon, allongé par terre, c'est le chef des rebelles. Capture-nous ensemble et tu immobiliseras la rébellion toute entière. c'est le mensonge le plus crédible que j'aie trouvé.
– Quoi ?
– Raoul Mishaevitch Sivakov. Fils de Lyudmila et Misha Sivakov.
– Impossible... il se détourne de Yulia et s'approche de Raoul. J'en profite pour faire moi aussi quelques pas en avant et me rapprocher d'eux. Maintenant que j'y pense : Stanislav n'est nulle part. J'espère qu'il a pu rejoindre les autres et les prévenir. Je prie pour qu'Irina soit en sécurité.
Anatoly est penché au dessus du brun. Il lui donne un coup de pied dans les côtes et le fait rouler pour voir son visage. Je ne sais pas ce qui l'a mit dans cet état mais Raoul semble profondément endormi. Néanmoins, après quelques autres coups, il gémit de douleur et ouvre les yeux en se redressant.
– Bordel... marmonne-t-il. Mais il n'a pas le temps d'ajouter quoi que ce soit car déjà Anatoly l'attrape par la gorge et le force à se lever. Il le maintient debout face à lui.
– Raoul Sivakov ?
– J'aime pas quand un enfoiré comme toi prononce mon prénom. répond mon acolyte avec un sourire narquois. Il est stupide mais son idiotie me permet de me rapprocher encore un peu. Mon frère ne détache plus son regard du garçon en face de lui.
– Je te connais. la voix d'Anatoly est étrange comme... troublée ? Son air aussi. On dirait qu'il est perdu.
– Oui, je suis assez connu c'est vrai.
– Non. Non, pas comme ça.
– Oh... Oh ! Toi ? s'exclame Raoul. Ils se connaissent ? Enfin, ce serait logique si Anatoly a fait ses recherches sur la rébellion, il le connaît forcément. Mais c'est étrange, là, ça a l'air différent. On dirait une autre histoire. Le regard dans les yeux de mon frère a changé.
– Comment vas-tu, Angelotchek ? demande le brun d'une voix mielleuse.
– Ferme-la.
– Qu'est-ce qu'il y a ? je me décide à intervenir en voyant que la poigne de mon frère se resserre autour de la gorge de Raoul.
– Ce qu'il y a ? C'est que ton frère est un sacré bon coup ! violemment, il se retrouve à nouveau par terre. Je reste bouche-bée. Anatoly se jette sur lui mais Natasha n'avait pas tort quand elle disait que Raoul est sûrement le meilleur combattant. Il retourne rapidement la situation et se retrouve au dessus, mettant tous son poids pour immobiliser mon frère.
– On s'est retrouvés dans la même position il y a quelques mois, tu te rappelles ? il affiche à nouveau ce sourire arrogant. Je suis perdue. Anatoly n'est que plus énervé par sa remarque et se débat pour se libérer de son emprise mais soudainement Raoul se penche en avant et... Il l'embrasse ? Quoi ? Je m'apprête à dire quelque chose mais mon frère ne bouge plus. Il reste calme. Je m'approche légèrement et m'aperçoit qu'en fait il est sonné. Mais quelques instants après, il reprend sa lutte. Sauf que le brun est plus lourd que lui.
– C'est quoi ce bordel ? je demande à nouveau en secouant les bras pour les désigner tous les deux.
– Du calme, printsessa. Je ne suis pas du genre à sympathiser avec l'ennemi. Je te raconterai tout en détail mais avant ça... il me regarde avant de pointer Yulia.
– Vaut mieux la détacher rapidement, je m'occupe de ton frère. j'acquiesce, la tête encore un peu embrouillée et me dirige vers Yulia. Mais Estelle est là. La main posée sur ce qui semble être une manette de contrôle et un sourire éclatant plaqué sur le visage.
– Estelle.
– Natalya ! Comment vas-tu depuis la dernière fois ? sa voix est faussement enjoué mais je sens la rage qui doit siffler dans ses tempes. Je veux rétorquer quelque chose mais je ne sais pas quoi lui dire alors je me serre les dents.
Natasha m'a rejoint. Je ne sais pas comment vu que ses jambes tremblent encore. Elle se jette sur Yulia pour la prendre dans ses bras et l'embrasser. Estelle les observe d'un œil songeur, se demandant sûrement si elle doit les séparer ou non. Apparement la réponse est négative car elle concentre à nouveau toute son attention sur moi pendant que Natasha embrasse délicatement chacun des hématomes de Yulia. Elle lui murmure des choses que je n'entends pas.
– Tu sais, c'était prévu. Que vous ne suiviez pas les règles.
– Quoi ?
– Il fallait que vous veniez tous. Pour que vous voyiez de vos yeux les conséquences de vos actes.
– Qu'est-ce que tu racontes ?
– Je t'aimais bien Natalya, tu es comme ton frère : une dure à cuire.
– Ne me compare pas à lui.
– Pourtant, vous êtes pareils. elle me sourit avant de plonger son regard dans le mien.
– C'est faux ! je rétorque. Mais elle ne prend pas la peine de me réponde. J'ouvre la bouche mais elle lève une main pour me faire taire et désigne quelque chose derrière moi avec son menton. Je me retourne et reste sans voix. Irina et Ches sont là. Inanimés, leurs corps reposent côte à côte sur le sol. Des hommes armés nous entourent. Comment se fait-il que je n'aie rien entendu ?
Son pouvoir. J'avais oublié le pouvoir d'Estelle. Elle a dû me manipuler pour m'isoler de l'extérieur de notre conversation. Raoul semble toujours se battre avec Anatoly mais il se fait attraper par un des soldats de mon frère. Il pousse des hurlements rageurs et tente, tant bien que mal, de se défaire de l'emprise du soldat. Un autre s'approche de nous mais il ne prend même pas la peine de s'attarder sur moi. Il arrache Natasha et la balance violemment contre le sol. Avant de se diriger vers Estelle. Il prend sa place devant la manette et presse sur un bouton, déclenchant un bruit mécanique terrifiant. J'ai mal partout dans mon corps. Sans même savoir pourquoi je suis engourdie par la douleur. Je ferme les yeux pour combattre ce qui pourrait être un des effets secondaires des pouvoirs d'Estelle mais le mal-être ne s'estompe pas.
– Qu'est-ce que vous allez faire ? s'écrie notre leader, semblant plus perdue qu'énervée. Elle se relève et tente d'approcher de Yulia à nouveau mais Estelle secoue la tête en claquant la langue d'un air désapprobateur. Natasha riposte vainement. Je ressens la terreur dans sa voix. Elle se contient. Pour ne pas crier à nouveau. Mais son visage craque, se décompose. Mes oreilles bourdonnent à cause de ce sentiment intérieur qui me ronge. Et Estelle continue de parler. Elle déblatère des inepties. Je ne saisis plus ce qu'elle raconte. Comme si elle s'exprimait dans une langue inconnue. Et c'est le coup de grâce.
– Ton amie va mourir, Natalya. Elle va mourir si tu ne tue pas la blondinette. je tourne un regard affolé vers Irina qui est couchée à terre, inerte. Qu'est-ce que je dois faire ? Sauver l'avenir de notre pays ou la seule personne que j'aie jamais aimée ? Ma tête tourne, je lutte pour ne pas craquer. Je fais un pas en arrière et un autre en avant. Je vacille. Le monde tangue autour de moi. Je tombe sur mes genoux. Anatoly est là, à côté d'Estelle et du soldat. Ils me regardent en souriant. Mais la flamme dans leurs yeux est brûlante d'un désir de vengeance. Je tente de trouver les mots mais c'est trop tard.
Tout se brise. Les machines se mettent en marche et lentement, les os de Yulia se disloquent les uns des autres dans un bruit affreux. Ses vêtements tombent en lambeaux. Sa peau s'étire jusqu'à se déchirer. Son corps implose. Le sang jaillit. Elle hurle. Elle hurle de douleur. Mais aussi elle hurle de nous enfuir. Comment parvient-elle encore à parler alors que son corps entier est en charpie ? Ses hurlements sont rejoints par ceux de Natasha qui a écarquillé les yeux. Dans un instinct maternel, je me jette sur elle et la prend dans mes bras, faisant de mon corps une barrière entre elle et la dépouille décomposée de Yulia. Mais je ne peux pas détacher les yeux de la scène. Le sang est partout. Rouge. Ses organes sont répandus sur le sol. Je ne peux pas contenir mon envie de vomir. C'est trop. J'ai déjà vu la mort. Mais pas comme ça. Yulia. Pas Yulia. Ma respiration s'accélère et je serre Natasha encore plus fort contre moi. Il ne faut pas qu'elle voit pas. Elle n'a pas besoin de ça. Elle ne le mérite pas. Elles rêvaient d'un avenir ensemble. D'un avenir libre. Leur plan était dangereux et un peu naïf mais elles n'ont jamais abandonné. Et par ma faute... Oh mon dieu. C'est ma faute. Tout ça est de ma faute. Si j'avais tué Anatoly, si je n'avais jamais eu pitié de ce monstre alors Yulia serait encore là. Elle deviendrait la Tsarine et elle pourrait enfin être heureuse avec celle qu'elle aime.
Mais Yulia n'est plus là.
C'est ma faute. J'ai été lâche et Yulia en a payé le prix. Natasha ne pourra jamais me le pardonner. Et Irina ? Je ne pourrai jamais la protéger. J'ai échoué. J'ai tout raté.
Elle est morte par ma faute.
Et Natasha hurle son prénom. Elle l'appelle. Elle attend une réponse. Un signe qu'elle va bien. Elle n'ose pas bouger mais ses cris sont de plus en plus désespérés. Plus que des hurlements de désespoir, ce sont des cris d'amour.
J'ai mal. A la tête. Au cœur. A l'estomac. A défaut de pouvoir faire autre chose, je resserre toujours plus mon étreinte autour de Natasha. Elle ne crie plus. Elle n'a plus la force. Les larmes coulent en torrents sur ses joues.
– Alors, petite sœur ? la voix d'Anatoly perce le silence. Je lève les yeux et il capte mon regard. Son sourire est sadique. Il n'a donc aucuns remords. Estelle est à ses côtés. Elle a le même air sur le visage. La même monstruosité qui déforme ses traits.
– Viens. Rentrons maintenant. Je t'absous. il me tend la main mais je ne bouge pas. Estelle s'avance mais il lui fait signe de rester à sa place. C'est ma faute si Yulia est morte mais il a aussi sa part de responsabilités. Cette fois, il ne s'en tirera pas. Je glisse mon bras dans le dos de Natasha, mimant un geste de réconfort, et attrape l'un des nombreux couteaux encore attachés à sa ceinture. Je ne m'en suis jamais servie. Je suis mauvaise au lancer et pour viser mais le déstabiliser suffira.
En un éclair, je le prend en main et l'envoie sur Anatoly. Il esquive le premier mais se fait toucher à l'épaule par le second que j'ai envoyé. J'en lance un troisième qui va se planter directement dans sa cuisse. Il hurle et s'approche de nous en courant. Je me lève, entraînant Natasha. Je la place derrière-moi en lui indiquant de garder les yeux fermés et m'empare de deux autres couteaux ; un dans chaque main. Je ne suis pas douée pour le combat au corps-à-corps mais Natasha et Raoul m'ont entraînée, je dois leur montrer qu'ils peuvent compter sur moi. Mon frère s'approche et je tente de lui décocher un coup de pied dans l'estomac. Il recule en sautant sur un pied et pivote. Il essaie de se saisir de ma jambe toujours en l'air mais je tends le bras et frôle sa pommette du bout de mon couteau. Ce n'est pas suffisant pour le blesser profondément mais le sang qui se déverse sur son visage me satisfait bien assez. Il l'essuie rapidement du revers de sa main et charge à nouveau sur moi. Il sort une barre de fer de sa manche et elle se déploie en une faucille. Mes minuscules couteaux ont l'air ridicules en comparaison mais je ne vais pas le laisser gagner. Pas cette fois
Alors qu'il la fait tournoyer autour de lui dans un mouvement circulaire, je me baisse et envoie un couteau dans son pied. Il s'arrête et piétine sur place, sûrement à cause de la douleur. J'en profite pour faire glisser mes manches sur mes paumes et me saisir de la lame que je tire d'un coup sec. Il titube et tombe en avant. Je lui saute dessus et le bloque son mon poids comme Raoul l'avait fait auparavant. J'ai récupéré le couteau dans sa cuisse et celui dans son pied. J'en glisse un sous sa gorge et jette un regard alentour avant de m'adresser aux soldats qui nous entourent.
– Laissez mes amis partir. Sinon, je n'hésiterai pas une seule seconde à le tuer. ils lancent des regards confus à Estelle qui grince des dents. Elle hésite quelques instants avant d'agiter impatiemment la main. La respiration d'Anatoly s'accélère sous ma lame; il doit être contrarié. Les soldats s'en vont et Raoul court directement jusqu'à Estelle. Il lui faut moins d'une minute pour déchirer un pan de son pull et bander les yeux de la jeune femme. Avec un autre morceau de tissu il lui attache les mains dans le dos et ses pieds aussi. Ses gestes sont professionnels mais je distingue les tremblements dans ses mouvements. Son visage est troublé. Néanmoins, il s'assure qu'elle ne pourra rien faire pour nous déranger et vient se poster à côté de moi.
– Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? me demande-t-il en évitant soigneusement de regarder Natasha ou ce qu'il reste de Yulia.
– Attache-le aussi. Il faut que j'emmène Natasha à l'extérieur, elle ne peut pas rester ici. il acquiesce et prend ma place tandis que je me lève et me dirige vers la sortie, prenant la rouquine au passage. Irina et Ches sont toujours inconscients sur le sol. Je dois me faire violence pour ne pas sauter sur la blonde et la serrer dans mes bras. Nous sortons du bâtiment et Ivan, qui apparemment faisait le guet, se dépêche de venir vers nous.
– Qu'est-ce qu'il s'est passé ? me demande-t-il en voyant le visage décomposé de Natasha.
– Je t'expliquerai plus tard. Prend soin d'elle, s'il te plaît. Il lui faut du calme et de l'air frais. Ne la laisse pas s'approcher de ses couteaux. il opine du chef et je rejoins Raoul qui finit de nouer les liens autour des poignets d'Anatoly. J'observe mon frère. Et plus je le détaille, plus je me rend compte que je déteste tout ce qu'il est. De son sourire suffisant à sa manière de se tenir. Mais ce que je hais le plus par dessus tout, ce sont ses yeux. Ces beaux yeux verts qui ne connaissent aucun sentiment à part la haine et la suffisance. Les mêmes que mon père. Les mêmes que les miens.
Je m'avance, couteau en main. Raoul fait un pas de côté, pensant sûrement que je vais le tuer. Mais ce serait trop simple. Non. Il doit souffrir. Autant qu'il a fait souffrir Natasha. Et même plus. Alors je me penche et me place à sa hauteur. Il me regarde sans rien dire.
– Raoul. Immobilise-le, s'il te plaît. le brun obéit, se postant derrière lui et posant ses mains sur les épaules d'Anatoly, le calant contre ses jambes. Ainsi, il ne peut plus bouger. Alors je fais lentement glisser la lame jusqu'à son œil droit. Et, le plus délicatement possible, je la glisse sous sa paupière. Il frémit à ce contact mais je n'y porte pas grande attention. Et sans prévenir, je lui arrache son globe oculaire. Il y a de la résistance et ses hurlements de douleur ne m'aident en rien mais au bout de quelques efforts j'y parviens. Il y a du sang partout sur son visage désormais, et sur mes mains. Il pleure de son œil restant tout en se débattant pour se libérer de l'emprise de Raoul.
– Ça, Anatoly, c'est pour mon amie. Otmshcheniye. je susurre délicatement à son oreille avant de lui en découper le lobe. Et je continue ainsi, laissant des traces indélébiles sur son visage. Et plus je le défigure, plus je le hais. Je veux qu'il souffre encore et encore et encore. Je veux qu'il ressente tout ce qu'il m'a fait ressentir pendant ma vie. Je veux qu'il comprenne le sens du mot "vengeance".
Dehors, il fait nuit. Anatoly est tombé dans les pommes il y a un moment déjà. Raoul a fermé les yeux. Je me dirige vers Irina et me rends compte que je tremble. Je ne sais pas s'il s'agit de rage ou de tristesse mais quand je la rejoins, je ne peux plus retenir mes larmes. Elle est toujours inconsciente alors je la prend délicatement dans mes bras et la serre contre mon torse en sortant de l'entrepôt. Le sang a séché sur mes mains mais les hurlements ne s'estompent pas dans ma tête. Ceux de Yulia sont mélangés avec les cris de détresse de Natasha et les appels à l'aide d'Anatoly. Les pas derrière moi m'indique que Raoul nous suit, sûrement avec Ches.
La nuit est froide. Mais je ne m'arrête pas de marcher. Je ne m'arrête pas quand nous passons à côté de Natasha, Ivan et Stan. Je ne m'arrête pas quand Raoul m'appelle. Je ne m'arrête pas quand le poids de la fatigue se fait tellement lourd sur mes épaules que je trébuche dans la neige. Je veux fuir. Quand je n'ai plus de forces, un seul regard sur le visage paisible d'Irina suffit à me faire continuer. Ce n'est qu'à l'aube que je suis obligée d'abandonner. Je dépose délicatement Irina dans la neige et m'étends à ses côtés. Je voudrais dormir mais dès que mes paupières sont closes, les images du corps de Yulia me reviennent en tête. Ses hurlements aussi. J'ai envie de vomir mais je me retiens. Je repense au sang sur mes mains, au visage de mon frère.
– Où sommes-nous ? la voix douce d'Irina me tire de mes pensées. Ma fatigue envolée, je me redresse à toute allure.
– Comment tu te sens ?
– J'ai mal à la tête mais ça va. Où sommes-nous, Natalya ?
– Je ne sais pas.
– Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Où sont les autres ? Ils vont bien ? Rao—
– Irina il faut que je te dise quelque chose.
– Quoi ?
– Yulia est... Elle est morte. C'était ma faute. elle me regarde quelques instants, essayant sûrement de deviner si je lui mens. Mais elle me connaît et elle sait que je n'oserais jamais lui mentir. Je m'attends à ce qu'elle s'en aille, qu'elle tente de rejoindre les autres. À ce qu'elle éclate en sanglots. Mais elle s'approche de moi et me prend la main. Elle la serre affectueusement dans la sienne puis pose sa paume libre sur ma joue.
– Non, Natalya. Ce n'est pas de ta faute. Quoi qu'il se soit passé, tu n'es responsable de rien. elle embrasse les larmes qui se sont échappées de mes yeux sans que je puisse rien n'y faire et me sourit. Comment fait-elle pour toujours être aussi belle ? Dans la lumière du matin, ses cheveux blonds scintillent. Son visage est éclatant. Si un marcheur passait par-là, il la prendrait sûrement pour un ange.
– J'aurais dû tuer Anatoly...
– Ne te blâme pas pour ce que tu n'as pas fait. Pense plutôt aux actions que tu as accomplies. Tu es forte et belle, tu es incroyable. cette fois, ses lèvres viennent se poser sur les miennes. J'accueille son baiser et mon cœur se tord dans ma poitrine. Je ne peux m'empêcher de penser à Natasha que j'ai laissée seule là-bas. Mes sanglots se font plus violents et les gestes d'Irina plus doux. Elle est tendre avec moi comme elle le serait avec un petit animal blessé. Je crois que c'est de sa tendresse dont je suis tombée amoureuse au départ. Puis j'ai appris à tout aimer chez elle. Mais ce n'a pas été très compliqué; elle est parfaite.
– Retournons vers les autres, tu veux bien ? je secoue la tête et elle se lève. Je lui indique le chemin par lequel je suis arrivée au milieu de cette étendue blanche et nous le suivons pendant le reste de la journée, ralenties par nos membres frigorifiés et la fatigue. Mais malgré tout, nos doigts restent entrelacés.
Heureusement, notre nouvelle planque ne se trouvait pas loin de l'endroit où je nous avais perdues. Le soleil venait à peine de décliner quand nous sommes entrées dans la cabane en bois que nous a dégoté Stanislav. On pourrait presque croire qu'il l'a construite lui-même tellement elle est bancale et semble fragile.
– Irina ! Natalya ! à peine nous posons un pied à l'intérieur qu'Ivan se précipite sur nous. Il inspecte nos visages et nous serre toutes les deux dans ses bras. Ches et Raoul lui succèdent. C'est étrange mais leurs étreintes me réconfortent. J'en avais besoin même si j'ai de la peine à l'avouer.
Natasha n'est nulle part et Stanislav ne bouge pas du canapé miteux pour nous saluer. Ivan nous tend des plaids et Raoul nous apporte des chocolats chauds. Nous les acceptons sans rechigner et nous nous installons l'une contre l'autre sur le second canapé. Ce n'est que quand tout le monde est assis que je me rend compte du silence angoissant qui règne. Habituellement, les remarques de Raoul et les réponses de Ches suffisent à réchauffer l'atmosphère mais le premier garde les paupières closes et le deuxième nous observe sans rien dire. Nous ne sommes que trois à avoir vu toute la scène. Et c'est bien suffisant. Je ne veux pas y repenser. Alors je me concentre sur la décoration très peu présente de la pièce dans laquelle nous nous trouvons. Il y a trois canapés disposés face à une unique fenêtre. Par terre, un épais tapis recouvre le plancher que je devine usé. Dans un coin, empilés sur une chaise, il y a un réchaud et une casserole, une pile, minuscules d'assiettes et de couverts et quelques boîtes de conserves. A l'opposé de la fenêtre se trouve la porte par laquelle nous sommes rentrées et à gauche, deux autres portes. J'imagine qu'il s'agit d'une salle de bain —qui doit être minuscule— et d'une chambre. Natasha doit se trouver dans la seconde. J'espère qu'elle se repose. Qu'elle va bien malgré tout. Je soupire. Un peu trop bruyamment sûrement car instantanément tous les regards sont braqués sur moi.
– Qu'est-ce qu'on est censés faire maintenant ? je demande, pour donner un sens à mon soupir. C'est Stanislav qui prend la parole. Il me regarde en fronçant les sourcils.
– Tu voulais t'en aller, non ? Alors va-t-en. On a plus besoin de toi ici. Tu nous as causé assez d'emmerdes.
– Stan ! intervient Ivan mais son ami ne l'écoute pas. Il se lève et pointe un doigt accusateur contre moi.
– Sans toi, elle serait encore vivante. On aurait encore une chance de gagner. Mais bien sûr il a fallu que tu gâches tout. je déglutis et ne rétorque rien; tous les deux nous savons très bien qu'il a raison. Mais Irina ne comprend pas. Alors elle se lève à son tour.
– Laisse-la. Laisse-la tranquille, d'accord ? Elle n'a pas besoin qu'un enfoiré dans ton genre la fasse se sentir plus mal qu'elle ne l'est déjà. Tu sais quoi Stan ? Je ne t'ai jamais aimé. J'apprécie la compagnie d'Ivan, j'aime discuter avec Vyacheslav et jouer aux cartes avec Raoul mais toi, tu n'as rien de spécial. Tu as voulu nous duper en passant pour un gros nounours au départ mais tu n'es qu'un con. Les garçons comme toi sont les pires ! je ne l'ai jamais vue autant énervée. Elle continuerait encore de lui crier dessus si je ne l'avais pas forcée à se rasseoir. Elle me lance un regard mi-troublé, mi-agacé et je secoue la tête pour lui faire comprendre que ça ne sert à rien de réagir de la sorte.
– On se calme, ce n'est pas le moment de s'engueuler. gronde Ches en s'interposant entre nous et Stan. Mais ce dernier ne veut pas qu'on lui dise ce qu'il doit faire ou pas.
– Ferme-la l'esclave, c'est une discussion entre personnes civilisées. Je parle pas avec les singes de ton espèce. lui lance-t-il en le poussant pour pouvoir se retrouver à nouveau face à nous. Irina se défait de mon emprise et se relève mais elle ne peut rien dire car Raoul vient de décocher une droite phénoménale dans la mâchoire de son meilleur ami.
– Tu te prends pour qui ? Ches n'est plus un esclave, t'as oublié ? Il a même plus de valeur qu'un cafard dans ton genre. sa voix est rauque, il a dû beaucoup crier. Stan le regarde sans réagir durant quelques instants avant de se jeter sur lui à son tour. Les deux commencent à se battre violemment, faisant gicler le sang dans la pièce. Ivan et Ches tentent de s'interposer mais aucun d'eux ne fait le poids alors ils abandonnent.
C'est le moment que choisit Natasha pour sortir. Ses yeux sont vides et ses cheveux pendant autour de son visage, plus rouges que jamais.
– Arrêtez ce bordel ! l'ordre qu'elle a hurlé résonne dans la pièce et fige tout le monde. Nous la fixons, attendant qu'elle ajoute autre chose mais elle ne semble pas décidée à le faire. Irina s'approche alors doucement d'elle et lui fait un de ces sourires réconfortants dont elle a la spécialité avant de glisser délicatement sa paume sur son avant-bras. Natasha tressaille mais elle ne fait toujours rien. Alors Irina l'étreint et semble lui murmurer quelque chose à l'oreille. La rouquine acquiesce et elles s'en vont ensemble en direction de la chambre. À ma droite, j'entends Stan ouvrir sa bouche mais la refermer de suite. Raoul grogne une fois mais Ches l'entraîne dans l'autre pièce, les mains sur les épaules.
– Quand tu veux t'es vraiment con. lâche Ivan avant de se tourner vers moi et de me forcer à me rasseoir.
– Tiens, bois. Tu as faim ? Je vais faire à manger. On a pas grand chose mais il va falloir s'y faire. j'acquiesce et lui sourit en signe de reconnaissance.
Pendant ce temps, Stan boude dans son coin. J'essaie de me vider l'esprit. Je ne veux pas penser à tout ce qu'il s'est passé ces derniers jours. C'est trop pour moi. Mais je ne peux pas m'en empêcher. C'est plus fort que moi. J'ai l'impression de m'être accoutumée à la douleur amer que ça me procure. Je baisse le regard sur mes mains et me rend compte que malgré la neige qui a fondu dessus, le sang est toujours là. Il a séché sur ma peau et sous mes ongles. Je me lève brutalement; il faut que je m'en débarrasse. Je tourne sur moi-même et me rend compte que la salle de bain est certainement occupée par Ches et Raoul et qu'Ivan utilise l'évier de la cuisine. Alors je me mets à gratter. Avec mes ongles, j'arrache le sang. J'arrache ma peau. Je ne veux plus voir ça. Je ne veux plus qu'on me parle de mes actes. De mes erreurs. Si maman était là, elle m'aurait dit que tout ça m'arrive parce que je l'ai voulu. Je ne sais pas si elle aurait tort mais je sais qu'elle me dévisagerait de ses yeux globuleux pour tenter de deviner quelle erreur elle a faite dans mon éducation. J'aimerais dire que je suis née comme je suis mais ce serait un mensonge. Un rêve. Je ne sens plus le poids du monde autour de moi. Mes doigts s'agitent frénétiquement sur ma peau. Je ne sais plus ce que je fais. Mais maman m'observe. Elle me juge. Elle critique mes gestes. Et je sais que Yulia est avec elle. Et qu'elle m'en veut. Si elle le pouvait, elle reviendrait sûrement d'entre les morts pour se venger elle-même et me tuer d'une manière encore plus douloureuse. Sûrement qu'elle me découperait morceaux par morceaux.
Non. Je raconte n'importe quoi. Yulia était sans pitié mais... Elle me considérait comme son amie. Et elle aimait beaucoup Irina. Elle ne ferait... Ou plutôt n'aurait rien fait qui puisse la rendre malheureuse. Tandis que je suis lâche. Je n'ai pensé qu'à moi. Qu'à mon besoin de pardon. Anatoly a vite compris qu'il pouvait exploiter ma faiblesse. Natasha m'avait prévenue, elle savait où ça allait nous mener. Et je l'ai déçue bien trop souvent.
J'éclate de rire. J'ai été stupide. Stupide. Stupide. Stupide ! J'aurais dû voir qu'il me menait en bateau ! Je n'aurais jamais dû le laisser en vie ! Je le connais mieux que quiconque alors pourquoi est-ce que je me suis laissée berner de la sorte ? Plus jamais. Je lui ai enlevé son si beau visage et la prochaine fois ce sera sa vie. Je veux le détruire. Je veux qu'il me haïsse comme je le hais. Qu'il comprenne notre douleur. Qu'il sache que ses actes ont des conséquences. Je me rappelle de la satisfaction que j'ai eu à lui faire du mal. Est-ce qu'il a ressenti ça quand il a vu le corps de Yulia finir en charpies ? Est-ce qu'il aime ça ?
– ...lya ! une voix percute mes pensées mais je n'arrive pas à la situer. Je rigole toujours. Mes bras sont toujours couverts de sang mais cette fois, il s'agit du mien.
– Natalya ! je lève les yeux et Yulia est devant moi. Ou alors c'est Irina. Tout est confus. Son visage est plus proche du mien que je le pensais. Elle a posé ses mains sur mon visage et me parle mais je ne comprends pas ce qu'elle raconte. Elle a la voix d'Irina mais ses yeux sont chocolats.
– Natalya, s'il te plaît... elle pose son visage contre le mien et je me retrouve à nouveau dans la bicoque. C'est bien Irina qui me tient dans ses bras. Derrière elle il y a des éclats de voix. J'ai l'impression que ma tête va exploser. Je regrette mon lit à la maison. Ma solitude. Je regrette mes oreilles moelleux. Je regrette mon chat. Je regrette les repas de notre chef. Je regrette notre insouciance. On rêvait juste de nous enfuir. C'était naïf et enfantin. Je pensais que je pourrais simplement prendre Irina par la main et m'en aller. Mais maintenant, tout ça c'est derrière nous. La mort ne laisse plus la place aux rêves. Quand j'ai logé cette balle dans la tête de ma mère, je me suis sentie revivre. Mais ce n'était pas de la joie ou de l'euphorie. C'était l'adrénaline du moment. Et maintenant... Tout ça est retombé. Je me rends compte que c'était des conneries. Des bêtises d'enfant. J'ai tout raté. Yulia est morte pour mes erreurs. Et je sais que Natasha ne pourra jamais me le pardonner. Les rires cèdent aux sanglots.
J'essaie de me redresser mais je n'ai aucune force. Je me sens tomber, tomber encore et encore jusqu'à ce que des bras musclés m'aident à rester debout. On m'emmène quelque part. Je plante mes pieds dans le sol. Je ne dois pas partir. Je dois rester pour Irina. Et Natasha. Mais mon cerveau et mes yeux sont plongés dans la brume. Comme si j'étais sous l'eau, les sons sont atténués. Mon corps est lourd. Et pourtant je sens toujours la présence réconfortante d'Irina à mes côtés.
Je me réveille dans un lit inconnu. Dans une chambre inconnue. Les draps sont blancs et les murs ont une légère couleur bleue ciel. Il y a une fenêtre couverte d'un rideau. Dans un coin il y a une penderie et à côté un petit bureau. Sur la table de chevet se trouvent un verre et une carafe d'eau. Leur vue avive la soif dans ma gorge. Ma tête est lourde, tout comme mes paupières. J'ai de la peine à bouger. Et quand j'y parviens enfin, je me rends compte que mes bras sont entourés de bandages tâchés de sang. Je ne parviens que difficilement à me rappeler des événements de la veille. Mais tout me revient en tête. Anatoly. Estelle. Yulia. Natasha. Et je vomis. Les draps blancs sont remplis de cette matière infecte. L'odeur me monte au nez et je suis prise d'un second haut-le-cœur. Apparemment le bruit a alerté quelqu'un car des pas précipités se font entendre derrière la porte. Ches entre dans la pièce, me regarde puis fixe les draps et un rictus compatissant apparaît sur ses lèvres.
– Bien dormi, printsessa ?
– Pourquoi c'est toujours toi qui t'occupe de moi quand je me réveille ?
– Dans une autre vie je devais être ton valet de chambre ! il s'approche de moi, sors un mouchoir de sa poche et essuie mes lèvres avant de me prendre le duvet sale. Je tressaille au contact de l'air froid sur ma peau. Il doit s'en apercevoir car il se dirige vers l'armoire et en sors un plaid dont il me couvre.
– Où est-ce qu'on est ?
– Secret d'état. il m'adresse un clin d'œil et repart, emportant avec lui le duvet. Quelques instants plus tard, trois petits coups sont toqués contre la porte et la tête d'Irina apparaît, timide, dans l'entrebâillement. Voyant que je suis toujours réveillée, elle entre après avoir refermé la porte derrière elle. D'abord, elle se dirige vers la fenêtre et écarte les rideaux sans rien dire, laissant la lumière pénétrer dans la pièce. Puis elle se tourne vers moi et me sourit, tirant une chaise pour la poster à côté du lit.
– Bien dormi ?
– Où est-ce qu'on se trouve ? je demande, ignorant délibérément sa question.
– Oui ça va bien merci, j'ai effectivement passé une bonne nuit même si je n'ai pas pu dormir dans les bras de ma petite-amie. elle aussi a décidé d'agir comme si ma question n'existait pas. Je soupire et elle rit doucement.
– Natasha nous a formellement interdit de te dire où nous nous trouvions. Ne lui en veut pas si elle n'arrive plus à te faire confiance. Laisse-lui juste un peu de temps. Elle doit faire face à la rébellion seule, désormais.
– Alors tu es au courant ?
– Pour la rébellion ? Oui, Ivan m'a tout raconté. elle me sourit, replaçant une mèche de cheveux derrière son oreille avant de se remettre à parler.
– Tu veux manger quelque chose ? Vyacheslav a fait à manger ce matin, de la vraie nourriture ! Il y a même des crêpes. Je peux t'en apporter si tu veux.
– Je peux aller les chercher, marcher me fera du bien.
– Non ! C'est aussi un ordre de Natasha : tu ne dois pas bouger de cette chambre. Elle ne voulait même pas qu'on t'ouvre les rideaux mais je me suis dit que tu apprécierais le paysage. en parlant, elle se lève et va se poster devant la fenêtre qu'elle ouvre en grand. Je me redresse avec peine mais ne peux m'empêcher de sourire en voyant qu'à l'extérieur, au milieu de la neige, deux énormes rennes se promènent paisiblement. C'est un spectacle reposant.
Irina revient vers moi et caresse mon visage délicatement avant de s'asseoir sur le bord de mon lit.
– J'ai eu peur, pour toi, tu sais ?
– Je suis désolée.
– J'ai cru que j'allais te perdre. Et je sais que je ne l'aurais pas supporté. Raoul nous a dit ce que tu avais fait à Anatoly. Mais lui non plus ne se sens pas bien. Je crois que nous gérons tous le deuil différemment. Et tu ne dois pas avoir peur de me parler, d'accord ? Je suis là pour ça. Il y a Ches aussi. Ou même Ivan. On est tes amis. Voire plus. elle me fait un petit clin d'œil et se penche vers moi pour me prendre dans ses bras. Je me laisse faire, passant mes mains dans son dos.
– Merci, Irina. Merci d'exister. elle ne dit rien mais me serre plus fort contre elle. Je pose ma tête sur son épaule et regarde à l'extérieur. Les rennes ont disparu mais leurs traces sont toujours là, dans la neige. C'est beau. Calme et apaisant. Cela contraste avec la tempête qui fait rage à l'intérieur de moi.
– Irka ?
– Oui ? elle se détache de moi mais prend mes mains dans les siennes, caressant leur dos avec ses pouces.
– Quand tout ça sera fini, si on s'en sort, si on réussit, alors j'aimerais que... je ne sais pas comment le lui dire, ni quels termes employer. Mon regard se déplace de ses yeux aux bandes sur mes bras et je me force à sourire.
– J'aimerais pouvoir devenir plus pour toi. les mots sont sortis tous seuls.
– Plus ? Comment ça ?
– J'aimerais... Euh... Devenir ta femme ? j'esquisse un sourire timide et je peux lire la surprise sur son visage. Elle se mue rapidement en joie. Sa bouche s'étire en un large sourire et ses yeux se plissent sous l'effet du bonheur. Elle se penche vers moi et je l'embrasse délicatement. Peu importe le nombre de fois que mes lèvres en contact avec les siennes, je ressens toujours des papillons dans mon ventre et une chaleur envahir mon corps. C'est agréable, ce simple touché. J'aimerais pouvoir le prolonger plus longtemps, perdre mains mains dans ses cheveux et me laisser aller dans ses bras mais trois coups secs toqués à la porte nous tirent de nos rêveries. Ne pouvant se résoudre à quitter son sourire éclatant, Irina l'emmène avec elle tandis qu'elle ouvre la porte. Natasha est là.
– Je vous avait dit de ne pas ouvrir les rideaux. lâche-t-elle d'un ton glacial en pénétrant dans la pièce. Le plus surprenant n'est pas qu'elle parle ainsi mais qu'elle adresse cette froideur à Irina. Elle qui se démenait toujours pour la ménager un maximum...
– Désolée, Natasha. J'ai pensé que... son sourire se fane, elle ne prend même pas la peine d'essayer de terminer sa phrase. Le regard que Natasha pose sur elle est assez clair.
– Arrête de penser alors. je l'ai déjà vue énervée. Je l'ai déjà entendue parler froidement mais... Jamais à Irina. Elle et Yulia faisaient tout leur possible pour la préserver un peu de cette violence. Je l'ai fait aussi. Pourtant elle n'ajoute rien et réponds doucement.
– Oui.
–Tu peux nous laisser, Vyacheslav et Ivan sont dans la cuisine. ma petite amie acquiesce et me fait un signe discret de la main avant de se retirer, me laissant seule avec Natasha. Cette dernière attend qu'Irina aie refermé la porte derrière elle pour se diriger vers les rideaux et tirer un coup sec dessus, nous plongeant dans l'obscurité. Puis elle se tourne vers moi et soupire avant de ranger la chaise d'Irina.
Elle remet silencieusement de l'ordre dans la pièce, ne m'adressant que quelques regards dénudés de tout intérêt. Est-ce qu'elle a décidé de me mettre de côté pour me punir ? Je le mérite, bien évidemment, mais de là à me confiner dans cette pièce sans lumière, c'est un peu exagéré. Elle pourrait me demander de se battre avec elle et me donner une bonne raclée. Ou alors me jeter dans la neige seulement vêtue d'une robe de nuit. Mais apparemment elle veut que je me confronte à son silence; ce qui est mille fois pire.
– Tu voulais quelque chose ? j'hasarde alors qu'elle tourne et retourne un stylo entre ses doigts. Son regard orageux se pose finalement sur moi après qu'elle aie reposé l'objet sur la table.
– Pourquoi ?
– Pourquoi quoi ?
– Pourquoi es-tu incapable de tuer ton frère ? le poids de ses mots et de la surprise me fait mal au cœur. Sa voix est bien moins assurée qu'avant. Elle craque, comme de la glace.
– Pourquoi est-ce que tu veux savoir ça ?
– J'ai besoin de savoir si tu as une bonne raison pour... Pour avoir laissé Yulia mourir. cette fois, elle s'effondre. Je la regarde se noyer dans son chagrin, incapable de savoir comment réagir. Je m'attendais à des accusations venant d'elle mais cela me fait tout de même mal. La vérité est comme une lame brûlante qui s'enfonce dans ma poitrine. Elle détruit ce qu'il me restait de confiance.
– Je suis... Je... Pardon. je balbutie, sachant pertinemment que mes mots ne serviront à rien. Mais je ne peux juste pas la laisser ainsi, les bras ballants.
– Tes excuses ne la ramèneront pas.
– Je sais. Dis-moi ce que je peux faire... Je m'en veux terriblement.
– C'est la moindre des choses. elle prend une grande respiration et secoue la tête, comme si elle essayait de faire tomber les dernières larmes avant de se remettre à parler.
– Irina, Ivan et Ches, ils ne pensent pas que ce soit de ta faute.
– Mais toi, Stan et Raoul le pensez, c'est ça ?
– Raoul ne dit rien.
– Quoi ?
– Je ne sais pas ce qu'en pense Raoul. Il ne dit plus rien. Ches a dit que nous étions les trois seuls à avoir vu la scène. On dirait qu'il... Je crois que Raoul aimait bien Yulia.
– Nous l'aimions tous.
– Ton frère l'a tué. elle me rétorque ça comme si Anatoly et moi n'étions qu'une seule et même personne. Comme si je n'avais jamais considéré Yulia comme mon amie.
– Je sais. mon regard se baisse, me confrontant à la vue des bandes sur mes bras. Je le relève aussitôt, ne souhaitant pas me rappeler de ma crise d'hystérie de la veille. Natasha semble s'en apercevoir car elle se place à côté du lit et se saisit de mon coude, soulevant ainsi mon bras droit à hauteur de mon visage.
– Enlève donc ce bandage. je lui obéis, défaisant lentement ce qui doit être l'œuvre de Ches. Je ne sais pas à quoi je m'attendais mais en tout cas pas à ça; mon avant-bras est couvert de petites cicatrices qui sembleraient presque avoir été tatouées là. On en dirait pas qu'elles aient été faites avec des ongles. Elles sont jonchées de croutes de peau. Je tressaille et Natasha me force à dérouler celle de mon gras gauche. Il est dans un état encore pire que l'autre.
– Ta culpabilité et tes excuses ne pourront pas changer les actes de ton frère, Natalya. Peu importe le nombre de cicatrices que tu t'infligeras, peu importe à quel point tu souffres, cela ne pourra pas nous sauver. Tu peux décider de continuer à te comporter en lâche, comme Raoul, ou alors te mettre à nous aider concrètement. Je sais que tu as blessé Anatoly. Mais cela ne nous profite en rien. Que son visage soit une belle gueule d'ange ou celle d'un estropié, ça ne va pas améliorer nos vies. Tu as eu ta victoire personnelle mais ce qu'il a fait à Yulia, c'était une déclaration de guerre. Lui et Estelle ne doivent pas s'en tirer impunément. Alors maintenant, tu vas me dire absolument tout ce que tu sais à propos ton frère. Et si tu ne me dis rien d'utile alors tu as intérêt à trouver quelque chose qui pourrait m'intéresser pour garder ta place parmi nous. Parce que désormais, que tu le veuilles ou non, tu fais partie de la rébellion.
J'ai dit à Natasha absolument tout ce qu'Anatoly faisait de ses journées, ce qu'il déjeunait, son tailleur favori et même son sportif préféré. Elle a semblé satisfaite car en partant, elle a rouvert les rideaux, me permettant d'admirer un peu plus longtemps l'extérieur.
J'ai passé une grande partie de la journée toute seule, n'étant pas autorisée à recevoir des visites. Néanmoins, quand le soleil s'est mit à décliner, Ches et Irina sont venus, apportant avec eux un plateau rempli de nourriture. Ils s'installent chacun d'un côté du lit et attendent que je me mette à manger. Ne supportant pas la vue des cicatrices sur mes avants-bras, j'ai demandé à Natasha de m'aider à replacer les bandes dessus. Je ne sais pas ce qui l'a poussée à accepter mais au moins, Irina n'aura pas à voir ça.
– Bon, est-ce que vous allez enfin me dire où nous sommes ? je demande après avoir terminé ma soupe. Ils s'échangent un regard et haussent les épaules.
– Natasha nous a dit qu'elle te laisserait sortir quand ton état sera plus stable. Tu as perdu beaucoup de sang, tu sais ? m'annonce Ches.
– Comment de simples griffures auraient pu me faire tant saigner ?
– Oh Natalya... le si joli visage d'Irina affiche une moue embêtée.
– Quoi ?
– Tu ne t'es pas fait ça avec tes ongles...
– Je m'en rappelle. Je me suis griffé les avants-bras. Ce n'est pas la dernière chose que j'ai faite avant de m'évanouir ? ils me regardent sans rien dire, voulant sûrement laisser à l'autre la tâche de m'annoncer la mauvaise nouvelle qui semble les peser. C'est finalement Ches qui se lance.
– On était dans la salle de bain quand tu t'es mise à péter un câble. Tu nous as fait sacrément peur. Tu rigolais seule et tu as attrapé un des couteaux de Natasha avant de commencer à te couper les avants-bras. Tu t'es griffée aussi mais les marques ont sûrement déjà disparu.
– Comment ça un couteau ? mes souvenirs sont flous mais je me rappelle de l'état second dans lequel j'étais. De cette bulle sensorielle dans laquelle je me suis enfermée. Mais pas d'un couteau.
– Il était sur la table. Stan aurait pu t'empêcher de le prendre mais il n'a rien fait, il t'a juste regardée sans bouger avant qu'Ivan ne nous appelle. la colère est palpable dans la voix d'Irina. Mais je ne comprends toujours pas. Pourquoi avoir prit un couteau et pourquoi est-ce que je ne m'en rappelle pas ?
– Je me suis griffée avant ou après avoir prit le couteau ?
– Stan dit que c'était après.
– Et vous lui faites confiance ?
– Natalya ! Ne dis pas ça ! s'exclame Ches en me faisant signe de me taire.
– Quoi ? J'ai le droit de poser une question, non ?
– Oui mais si elle remet en cause le chef de la rébellion alors tu pourrais être considérée comme une traîtresse.
– Comment ça le... Chef ? ce mot semble étrange, comme le lien qu'ils veulent que je fasse avec Stan. Je savais bien que la rébellion avait besoin d'un chef mais je ne m'étais jamais demandé de qui il pouvait bien s'agir. De plus, je n'aurais jamais pensé que Stan aurait cette responsabilité. C'est vrai que c'est avec lui que Natasha et Yulia passaient le plus clair de leur temps à parler de leurs plans mais de là à le voir comme le chef...
– A la base c'est Raoul, le chef. Mais il n'est plus en mesure d'endosser ce rôle. réponds Irina en souriant tristement.
Alors ça, Raoul c'est encore plus surprenant. Mais maintenant que j'y pense, ça colle mieux. Il semble un peu insouciant et est parfois lunatique mais je dois avouer qu'il ferait un bon leader. Il a du charme, est déterminé et, je dois l'avouer, il possède une certaine aura qui fait qu'on veut avoir confiance en lui. Je n'y avais jamais fait attention jusqu'à maintenant mais il était toujours là pour nous. Dès le départ, il s'est montré gentil avec moi. Et je me rappelle de ce que je lui ai fait. Je l'ai entrainé dans ma folie. Comme si devoir endurer la mort de Yulia ne suffisait pas, je l'ai obligé à supporter les cris et les plaintes d'Anatoly. Je ne sais pas ce qu'il y a eu entre eux, je ne sais même comment c'est possible que quelque chose se soit passé entre eux. Mais je l'ai obligé à endurer ça. Yulia est morte par ma faute mais comme si ça ne suffisait pas, j'ai brisé Raoul. J'ai vu les tremblements dans ses mains, la peur dans ses gestes, mais je n'en ai pas tenu compte. Parce que je suis égoïste.
– Est-ce que je peux le voir ?
– Raoul ?
– Oui.
– Je suis désolé mais ça ne va pas être possible... marmonne Ches. Je lui envoie un coup d'œil interrogatif et il ajoute.
– Raoul refuse toute compagnie.
– A cause de...
– C'est plus compliqué que ça. il se lève et s'empare du plateau que nous avons vidés de son contenu. Sa prise de resserre sur les anses, il semble vraiment inquiet pour lui.
– Aller viens Irina, le "chef" ne veut pas qu'on reste trop longtemps. ajoute-t-il en sortant.
– J'arrive ! réponds la blondinette avant de m'embrasser sur le front.
– Repose-toi, d'accord, Natalya ? Ne pense pas trop.
– Plus facile à dire qu'à faire... elle rit et suit Ches, me laissant à nouveau seule. Sans leur présence, la pièce semble bien plus grande et vide.
Je soupire et observe mes bras. Il y a quelque chose qui ne colle pas dans toute cette histoire. Mes souvenirs sont flous et embrouillés mais je ne me rappelle absolument pas d'avoir eu un couteau entre les mains. Pas depuis que j'en ai utilisé un pour... Pour défigurer Anatoly. Je me sens mal en y repensant. La culpabilité me ronge toujours plus. Pas celle de l'avoir blessé mais de ne pas avoir pu sauver Yulia. Même si mes remords s'apaisent quand Irina est là, elle n'est que plus puissante dès que je me retrouve toute seule.
C'est ce qu'il se passe durant quatre jours. Stanislav a apparement interdit que j'aie des visites. Ches m'apporte mes repas chaque soir et change mes pansements. Leur état ont l'air d'empirer mais il n'en parle pas. Il préfère discuter de choses banales et évite soigneusement d'orienter la conversation sur des sujets qui pourraient déboucher sur Yulia, Raoul ou l'endroit où nous sommes.
Le cinquième jour, Natasha et Stan viennent me voir à l'aube. Si la première agit froidement et est distante avec moi, le deuxième ne cache même pas le fait qu'il me hait. Ses gestes et ses paroles sont brusques, il se fiche de me faire du mal.
– Debout. grogne-t-il en tirant les rideaux d'un coup sec. Mes yeux se ferment automatiquement à cause de la lumière.
Je soupire et Natasha me tend une pile de vêtements pendant que Stan quitte la pièce. Je me change et constate que la tenue est vraiment sobre; elle est composée d'une simple chemise blanche avec un pantalon noir et des chaussures de la même couleur. La rouquine m'indique de m'attacher les cheveux et me prête un ruban. Mes cheveux ont un peu poussé mais ils sont toujours trop courts alors ils ne forment qu'une toute petite couette à l'arrière de ma tête. Quelques mèches à l'avant s'en échappent et viennent encadrer mon visage. Je les repousse sur le côté et suis Natasha à l'extérieur. J'imaginais me retrouver dans un couloir dénué de décoration comme la pièce dans laquelle je me trouvais mais c'est tout le contraire; nous sommes dans une petite bibliothèque, très différente que ma chambre. Il y a tellement de bazar qu'on pourrait croire que l'entièreté de la salle est sur le point de s'écrouler sur elle-même.
– Suis-nous. ordonne Stan et je me rends compte qu'ils ont déjà passé la porte. Je leur emboîte donc le pas.
Je ne sais toujours pas où nous nous trouvons mais une chose est sûre : cette bâtisse est trop chic et grande pour appartenir à des rebelles. Il y a d'épais tapis sur tous les sols et des lustres dans chaque pièce. Sur les murs des couloirs se trouvent des portraits, sûrement ceux des personnes ayant vécu ici auparavant. Ils ont quelque chose de familier dans le regard mais je ne saurais pas dire de quoi il s'agit.
Finalement, nous arrivons dans ce qui semble être la salle à manger. Une énorme table est disposée au centre, entourée d'une quinzaine de chaises. À gauche, je reconnais Irina, Ches et Ivan. Raoul est là aussi, de l'autre côté. Son regard est plongé dans le vide et il a l'air misérable. Le voir ainsi me rend mal à l'aise. Et je ne le suis que d'autant plus en me rendant compte qu'il y a plusieurs autres personnes, que je ne connais pas, présentes dans la pièce. Leurs regardes me sondent mais je n'ai pas plus le temps d'en faire un cas parce que Natasha me force à m'asseoir en bout de table, loin de mes amis et juste à côté de Raoul. Stan-le-chef s'installe en face de moi, Irina à sa droite et Natasha à sa gauche. Alors que je me dis que ça ne pourrait pas être pire, deux filles qui semblent à peine plus âgées que moi attachent mes poignets à la chaise.
– Qu'est-ce que...
– Natalya Andreïevna Novitchkova, bienvenue à ton procès. me coupe Stanislav. L'information met quelques secondes avant de monter jusqu'à mon cerveau.
– Q-quoi ?
– La première règle: tu ne parles pas tant qu'on ne t'en a pas donné l'autorisation. La deuxième: tout ce que tu pourras dire ou faire sera retenu contre toi. Maintenant, Raoul ici présent va énoncer les faits. je cherche des réponses auprès des gens qui m'entourent mais leurs regards m'évitent soigneusement. A côté de moi, Raoul se saisit d'une feuille; ses mains toutes tremblantes, il déglutit difficilement. Quand il se met à parler, sa voix craque.
– Les accusations déposées contre Natalya Andreïevna Novitchkova sont les suivantes : trahison envers la Rébellion et la Nouvelle Couronne de l'Empire Russe, mise en danger de la vie de la Tsarine Yulia Nikolaievna, complicité dans son assassinat, mise en liberté de son meurtrier et insubordination. le silence dans la pièce est pesant, mais la solitude que je ressens l'est d'avantage. Je ne comprends pas ce qu'il se passe.
– Bien, Natalya, as-tu quelques chose à contester ?
– Oui ! je m'écris, malgré moi.
– Parle.
– J-je ne voulais pas que Yulia meure, elle était mon amie ! Je ne savais pas que c'était le plan d'Anatoly, il voulait juste que... Tu étais là ! Vous l'étiez tous !
– Mais tu es la seule qui aie un lien avec l'assassin. Qui nous dit que tu n'es pas entrée exprès dans l'organisation pour tuer la Tsarine ? Et puis, tu l'as laissé s'enfuir.
– J'étais chamboulée.
– Nous l'étions tous.
– Tu n'as pas vu la mort de Yulia.
– Non, c'est vrai. Mais...
– Tu n'as pas ton mot à dire, alors. Cette conversation ne devrait pas t'inclure. j'essaie de paraître plus menaçante qu'il ne l'est mais c'est compliqué.
– Qu'est-ce que tu proposes alors ? Qu'on demande à Natasha ? A Raoul ? il éclate d'un rire gras et désagréable en les regardant chacun leur tour.
Il sait qu'ils n'interviendront pas. Ils n'ont pas la force de contester ce qu'il pourrait faire ou dire. Pareil pour les trois autres. J'imagine que Ches ou l'un d'eux a réussi à convaincre Irina qu'elle ne devait pas s'interposer. Est-ce que Stanislav a toujours attendu ce moment ? Celui où il pourrait évincer Raoul et saisir l'opportunité de devenir le chef ? Je n'en sais rien. Mais il y a quelque chose dans ses yeux, la même étincelle qui illumine le regard de tous les hommes : la soif de pouvoir et de contrôle. Stan n'est pas différent des autres. Je l'ai toujours su mais j'avais envie de croire que je pouvais avoir confiance en eux. Mais avec la mort de Yulia et l'état de Raoul, c'est désormais lui le plus puissant de la rébellion. Personne ne va se lever pour le contredire. Personne ne va l'arrêter.
– Alors, Natalychka ? Tu veux ajouter quelque chose ? le ton qu'il emploie me déplait au plus haut point. Néanmoins, j'acquiesce doucement.
– Je vais vous raconter exactement ce qu'il s'est passé. Libre à vous de me croire ou pas.
– Comment pouvons-nous être sûrs que tu ne vas pas tenter de nous rouler ?
– Car, comme vous, j'ai juré allégeance à la Tsarine Yulia Nikolaievna Dvornikova. Et même si elle n'est plus parmi nous aujourd'hui, je lui suis toujours fidèle.
– Soit. Nous t'écoutons. il a toujours ce rictus collé sur le visage, celui qui montre qu'il ne veut pas que je quitte cette pièce entière. Il faut que je lui prouve que je suis plus forte que lui. Je ne peux pas le laisser gagner. J'ai promis de me battre contre les hommes et rébellion ou pas, je dois tenir ma promesse. Pour Yulia.
– Je devais attendre sur une corniche avec Irina, Vyacheslav et Ivan le temps que les autres, Natasha, Raoul et Stanislav, récupèrent Yulia. Ils devaient échanger Raoul, déguisé en moi avec Yulia mais quelque chose n'est pas allé comme il fallait. Il y a eu une explosion et de la fumée. Je n'ai pas écouté les autres et j'ai direct couru pour les rejoindre.
– Tu savais ce qui allait se passer, n'est-ce pas ?
– Non ! Si c'était le cas, j'aurais empêché tout ça.
– Vraiment ?
– Vraiment.
– Bon, continue.
– Quand je suis arrivée dans l'entrepôt, Raoul était à terre et Natasha complètement sous le choc. Stanislav n'était nulle part.
– Pourquoi Natasha était sous le choc ? me demande une femme assise à côté de Raoul. Elle est plutôt grande et assez belle mais son air est plus ténébreux qu'autre chose.
– Parce qu'elle avait vu Yulia. Et Yulia était enchaînée et dans un sale état. Ça se voyait qu'elle souffrait.
– Cela semble bien peu pour mettre quelqu'un sous le choc. réplique la femme.
– Yulia allait mal, elle était dans une mauvaise position. Natasha ne l'avait pas vue depuis plusieurs jours, elle ne s'attendait pas à la voir comme ça.
– Soit. son regard est mauvais mais elle me laisse continuer. Je leur raconte absolument tout et plus personne ne m'interromps jusqu'au passage de sa mort.
– Décris-nous exactement comme ça s'est déroulé. me demande soudainement Stan, un air suffisant sur le visage.
Je le fixe en fronçant les sourcils avant de glisser mon regard sur Natasha. Elle s'était débrouillée pour avoir l'air d'une personne forte mais là, assise bien droite sur sa chaise, je vois bien qu'elle se retient pour ne pas sombrer. Sa froideur et sa violence n'étaient que les façades de son malheur. Elle a perdu l'amour de sa vie d'une manière des plus horribles et Stanislav veut que je remue le couteau dans la plaie. Il veut que ce soit moi qui lui rappelle ça, pour me faire passer pour la méchante de l'histoire. Mais je ne veux pas. Natasha est mon amie. Et je refuse de lui infliger ça. Un seul regard vers Raoul suffit à me rappeler que j'ai déjà fait trop d'erreurs auparavant.
– Non. c'est le mot que j'aurais voulu dire. Mais Raoul a parlé à ma place. Sa poigne s'est resserrée autour de la feuille qui est désormais toute froissée dans sa paume.
– Comment ça, non ?
– J'ai ma part de responsabilité aussi. Dans tout ça.
– Qu'est-ce que tu racontes ? je ressens la nervosité dans la voix de Stan. Il n'avait pas prévu que Raoul se mettrait à parler. Je lis aussi la surprise dans les yeux de Ches et Irina.
– Je connaissais Anatoly. Avant de savoir qu'il était le frère de Natalya.
– Tais-toi... gronde le blond mais une des filles qui m'ont attachée lève le bras pour le faire taire.
– Vas-y, parle. dit-elle à Raoul. Le brun acquiesce et se racle la gorge. Son regard se perd quelques instants dans le vide, comme s'il cherchait par où commencer. Puis il trouve ses mots. Et sa voix retentit dans la pièce.
– Il y a quelques mois, j'ai commencé à traîner dans les bars huppés de la haute. Parce que je m'ennuyais et que j'y avais accès. C'était juste une manière de passer le temps en attendant que notre plan se mette en marche. Ce qu'il faut savoir c'est que, même si l'homosexualité est proscrite, le nombre de garçons mignons et gays qui y traînent est bien supérieur aux hétéros. C'est comme ça que j'ai rencontré Anatoly. C'est con mais, au début il était pas du tout... Comme maintenant. C'était un petit fils de bourgeois mais il avait une certaine sensibilité. Il était charmant, drôle et taquin. Si il n'y avait pas eu cette séparation des classes j'aurais presque pu croire au grand amour avec un "A" majuscule. il soupire tandis que je suis pendue à ses lèvres. J'ai l'impression qu'il parle d'une personne que je ne connais pas. Pourtant Anatoly est mon frère, j'aurais dû tout savoir de lui.
– On a commencé à se voir, en secret. Parce que notre amitié était mal vue. J'étais pas assez riche pour eux, vous voyez. Si ils savaient ! il rit mais la tristesse se ressent dans sa voix.
– Ils ne savaient pas qui tu étais ? demande un garçon aux cheveux roux à ma droite.
– A leurs yeux je n'étais que Fiodor, le charmant jeune étudiant en commerce de dix-neuf ans. Ils n'ont jamais remis ma parole en cause.
– Anatoly savait ? les doigts de Stan sont nerveusement appuyés sur la table comme si il se tenait prêt à la balancer dans les airs à tout instant.
– Non. Je ne le lui ai jamais dit.
– Pourquoi ça ?
– Je suis le chef de la rébellion ! Je n'allais pas dévoiler mon identité au premier garçon qui venait !
– C'est vrai...
– Bref. On s'est rapprochés. Ça a dépassé un certain point. Je doute que vous vouliez tous les détails. Mais j'ai aimé être avec lui. J'aimais sa compagnie et le garçon qu'il était.
– N'as-tu jamais fait le lien avec Natalya ?
– Dès notre première rencontre. J'ai reconnu ses yeux. Et puis, il me parlait souvent de sa petite sœur. Natalychka.
– Il t'a parlé de moi ? je ne peux pas m'empêcher de le lui demander. Je suis surprise. Je pensais qu'il me haïssait.
– Il m'a dit que... Il t'aimait, tu sais ? Je ne sais pas si il te l'a jamais avoué mais malgré tout ce que tu peux croire, Anatoly te voyait comme sa précieuse petite sœur. Il voulait te protéger. Peut-être que c'est toujours ce qu'il veut, d'une certaine manière.
– Me protéger ? C'est quoi ces conneries ? Il passait son temps à me rabaisser !
– C'était peut-être sa manière à lui de t'endurcir ?
– Il aurait pu trouver autre chose.
– Personne n'a dit que ce garçon est une lumière.
– Raoul. Reviens-en aux faits. s'énerve Stan.
– Oui, oui. Bon, Anatoly n'était pas comme ça avant. Pas avec moi, en tout cas. Et je ne crois pas que ce qu'il soit arrivé à Yulia soit totalement sa faute. Nous devrions prendre en compte la part de responsabilité d'Estelle.
– Le sujet de notre rencontre aujourd'hui est de savoir si oui ou non Natalya a aidé son frère dans l'assassinat de Yulia. Pas de parler d'Estelle.
– Si tu le dis... Qu'est-ce que tu veux savoir d'autre ?
– Quelle était, réellement, la nature de votre relation ?
– Anatoly avait demandé Fiodor en mariage.
– Quoi ? cette fois c'est Ches qui ne peut pas se retenir de parler. Le silence autour de la table est pesant. Et Raoul reste de marbre. Anatoly a donc déjà aimé quelqu'un a ce point ? Est-ce qu'il souffre de savoir que le garçon qu'il a tant aimé lui avait menti pendant tout ce temps ?
– Et j'ai accepté. termine le brun en relâchant sa prise sur la feuille de papier qui tombe sur la table.
– Attends, tu veux dire que tu l'as épousé ? Tu t'es marié à Anatoly ? À notre ennemi ? la rage de Stanislav est indescriptible. Il s'est levé et s'est jeté sur son meilleur ami, l'empoignant par les épaules avant de le plaquer violemment contre le mur. Quelques personnes se sont levées, comme Ches ou Ivan, mais la plupart regardent la scène d'un œil complètement désintéressé. J'aurais bien réagi mais la seule chose que je puisse faire c'est me débattre sur ma chaise tout en essayant de digérer ce que Raoul vient de nous dire. Il s'est marié ? Avec Anatoly ? Cela semble complètement fou. Surtout qu'il ne connaissait même pas sa vraie identité ? Au bout de quelques mois seulement ?
– Relaxe, Stanislav. Je n'ai pas dit qu'on l'avait vraiment fait. réplique Raoul en sortant maladroitement un collier de sa poche. C'est une simple cordelette de cuir au bout de laquelle pend une bague. Une alliance.
– C'était dans nos projets. J'étais à deux doigts de tout lui raconter. Et notre mission a commencé. J'ai rencontré Natalya et j'ai compris. Depuis, il n'a plus eu de nouvelles de moi.
– Pourquoi tu ne m'as jamais parlé de tout ça putain ?
– T'es pas ma mère, Stan. Est-ce que tu me parles de tes coups ? Non. Alors, parce que je suis gay, je devrais le faire ? Tu veux peut-être tous les détails de mes relations ?
– Ta gueule. J'suis ton meilleur ami tu aurais dû me le dire.
– Je te l'aurais dit si on s'était vraiment mariés. Sinon, je n'avais aucune raison de t'en parler.
– T'es qu'une enfoirée d'pédale ! hurle Stan, le relâchant d'un coup. Sous la surprise, Raoul tombe par terre. Le blond en profite pour le frapper dans les côtes. C'est le moment que choisit Ches pour lui sauter dessus et lui décocher une droite en pleine mâchoire. Cette fois, tout le monde accourt pour les séparer. Ivan est le premier à s'interposer, attrapant Ches par le col pour le tirer en arrière. Les deux femmes qui m'ont attachée s'emparent chacune d'un bras de Stan et l'éloignent des autres. Raoul est toujours par terre et son visage ne transmet aucune émotion. Ches semble bien plus concerné par cette histoire que lui d'ailleurs. C'est étrange mais je me rappelle de la façon dont a réagit Raoul l'autre jour... Peut-être qu'il y a quelque chose. Ou que l'homophobie apparente de Stan les énerve les deux tout autant ?
– Détachez donc Natalychka et ramenez-la dans sa chambre. ordonne Stan en se défaisant de la prise des deux femmes. Ces dernières acquiescent et s'approchent de moi. Elles m'enlèvent mes menottes et me forcent à me lever. J'obéis docilement et croise le regard d'Irina. Apparement il ne lui en faut pas plus car elle repousse sa chaise et se jette sur moi pour m'enlacer. Je ne peux répondre à son étreinte qu'en posant délicatement ma tête sur son épaule.
– Attends-moi, ce soir. murmure-t-elle à mon oreille tandis qu'on m'entraîne à nouveau dans ces couloirs qui semblent interminables. Mais, étrangement, je me sens enfin bien quand je retrouve l'austérité de ma petite chambre. Malheureusement, le silence qui y règne me force à penser à ce qu'il s'est passé avant. Je ne sais toujours pas où nous nous trouvons mais ça n'a plus tellement d'importance. Savoir qu'Anatoly n'a pas toujours été qu'un garçon débile et prétentieux me chamboule. A mes yeux, il était d'abord mon premier ami puis mon premier ennemi. Je l'ai détesté de son visage à sa façon d'être. Je le trouvais insupportable. J'ai vécu ma vie et fais mes propres expériences sans me douter un seul instant que ça lui arrivait à lui aussi. Je crois que je préférais le voir comme un robot de la société plutôt que comme un être humain. Mes certitudes se sont ébranlées le soir où il m'a avoué qu'il était gay. Je l'ai cru mais une part de moi continuait de penser qu'il ne m'avait dit ça uniquement pour que je l'épargne... Anatoly n'était pas seulement gay mais aussi super amoureux. Au point de demander Raoul, ou plutôt Fiodor, en mariage. Je comprends désormais beaucoup l'état second dans lequel Raoul se trouvait... Sans même le vouloir, il est devenu intime avec un ennemi. Et même plus...
Trois petits coups discrets sont frappés à la porte, me sortant de mes pensées. Je me redresse, m'attendant à voir Irina apparaître mais c'est Raoul qui entre dans la pièce.
– Salut, Natalya... il me sourit maladroitement en se grattant la nuque.
– Bonjour monsieur le chef des rebelles, mon ex-futur beau frère, le grand Fiodor... C'était quoi ton nom de famille déjà ?
– Dostoïevski...
– Fiodor Dostoïevski... Ça sonne bien ! je rigole et il baisse la tête en soupirant. Je m'arrête et tapote la place à côté de moi sur le lit.
– Désolée, je ne devrais pas rire de ça.
– Tu sembles déjà mieux réagir que Stan...
– Si tu veux mon avis, ce n'est pas compliqué.
– Pas faux... il me sourit et s'installe à côté de moi. On regarde dans le vide quelques instants sans savoir qui dire puis il reprend.
– J'ai menti, avant.
– Sur quoi ?
– Anatoly et moi... On a été ensemble pendant trois ans. Et il connaissait mon vrai prénom même s'il pensait que mon nom complet était Fiodor Raoulovitch Dostoïevski.
– T-trois ans ?
– C'était pas officiel mais... La bague que je porte autour du cou devrait se trouver sur ma main.
– Tu l'as vraiment épousé ? Quoi ? je ne peux pas me retenir d'élever un peu la voix sous l'effet de la surprise.
– On fait tous des erreurs dans la vie...
– Raoul, pourquoi tu ne m'as pas dit tout ça avant que... Que je t'oblige à me regarder le mutiler ? Pourquoi tu n'as rien dit ? les mots me brûlent la gorge et il hausse les épaules, le regard fixé vers le sol.
Finalement, je me lève. Incapable de rester sans rien faire une minute de plus. Je me dirige vers la fenêtre et tire délicatement le rideau. Le soleil brille entre la cime des arbres et se reflète dans la neige vierge de toute trace. Une fois, quand nous étions plus jeunes, Anatoly et moi avons fabriqué un bonhomme de neige. Il était immense. Je souris face à ce souvenir. Mes mains se pressent contre le rebord de la fenêtre et je soupire. J'ai mal agis. Mais c'est trop tard pour changer mes actes. Il faut que je trouve le moyen de ne plus faire d'erreurs dans le futur. Pour Natasha. Et pour Raoul. Malgré moi, je leur ai volés les personnes qu'ils aimaient le plus au monde.
– Je n'ai rien dit parce que j'ai cru que tu allais le tuer. Je me suis dit que... J'ai pensé que si tu en finissais avec lui, je me sentirais mieux. Plus libre. Mais tu es comme moi: incapable de faire du mal aux gens que tu aimes.
– Je suis désolée...
– Ne t'excuses pas. Stan dirait que c'est une faiblesse, mais moi je vois ça plutôt comme une preuve de ta force. Écoute Natalya, j'ai aimé Anatoly. Énormément. Plus que je n'aurais dû. Mais les choses changent, je veux évoluer. Passer à autre chose. Aide-moi à en finir, s'il te plaît.
– Qu'est-ce que tu veux dire ?
– Accepterais-tu de m'aider à tuer Anatoly ?
La demande de Raoul tourne dans ma tête depuis des heures. Je lui ai dit que j'allais y réfléchir. Mais... Il l'aime, non ? Je devrais plutôt trouver un moyen pour qu'ils puissent être enfin ensemble... Je dois demander à Irina. En voulant tout régler par moi-même, j'ai fait trop d'erreurs. Et je sais qu'elle saura trouver les mots justes. Mais l'attente est longue et la solitude me pèse. L'après-midi est déjà bien avancée et personne encore n'est venu me voir. Je m'ennuie et j'ai faim. Alors tout ce que je peux faire c'est rester couchée dans mon lit en contemplant le plafond. Et puis, au bout d'un moment, je ne peux pas m'empêcher d'imaginer comment Anatoly se comportait avec Raoul. Est-ce qu'ils se tenaient la main et s'embrassaient délicatement ? Passaient-ils de longues journées dans un lit, sûrement celui d'un hôtel, à se chuchoter des mots d'amours ? L'idée me semble tellement improbable...
J'aimerais en savoir plus sur ce frère qui m'est si inconnu. Mais je me rends compte que pour moi, Anatoly restera à jamais le garçon qui m'enfonçait des crayons dans le nez et me poussait dans les escaliers. Je devrais le haïr. C'est ce que je suis censée faire. Il m'a fait subir tellement de choses durant toutes ces années. Mais je me suis déjà vengée, non ? À cause de moi, il a perdu Raoul. Et je l'ai défiguré complètement. Quand j'y pense, j'ai envie de faire pire. Parce que je ne peux pas chasser l'image de Yulia de mon esprit. Tout ça se bouscule dans ma tête, me donnant mal au crâne.
Yulia aurait sûrement attrapé son sabre et aurait suivi Raoul sans aucun doute. Elle l'aurait accompagnée jusqu'à Anatoly et se serait battue avec Estelle pour qu'ils puissent parler seul à seul. Ensuite, elle aurait sûrement tué Anatoly pour que Raoul n'aie pas ça sur la conscience. Je me rappelle qu'un jour, Ivan et Stan avaient dit qu'ils voyaient Yulia comme une sorte d'animal enragé. Et je m'étais dit qu'ils avaient tort. Elle pouvait être impulsive et dangereuse mais Yulia était plus que ça. Bien plus que ça. Toujours là pour nous, elle savait être douce et à l'écoute. Elle ne semblait jamais avoir peur de la douleur et pourtant elle la comprenait. Elle ne se moquait pas de nos sentiments ou de nos problèmes, elle nous aidait à les accepter. Souvent, elle discutait longuement avec Irina en regardant les étoiles. C'est pour ces raisons que Yulia aurait fait une Tsarine d'exception. Avec Natasha à ses côtés, nous aurions enfin connu la paix que nous désirions tant. Mais je ne leur ai pas fait confiance. Yulia est morte. Mais nous sommes encore là. Natasha, Irina et moi. Raoul et Ches aussi. Nous devons nous battre pour que la mort de Yulia n'aie pas été vaine.
Je vais suivre Raoul. Je vais aller voir Anatoly. Je vais tuer ses soldats, tuer Estelle. Et quand ce sera fait, j'aiderai Raoul à le tuer lui. Ce spectre de notre vie d'avant. Puis nous reviendrons. Je dirai à Irina à quel point je l'aime. Je le lui répèterai milles et une fois. J'enlacerai Natasha même si elle me repousse. Je frapperai Stanislav jusqu'à ce qu'il tombe à genoux devant moi. Et nous mettrons Natasha sur le trône du Tsar. Parce qu'elle est la personne la plus à même d'endosser ce rôle. C'est décidé. Je pars ce soir.
– On va partir, sûrement demain.
– Seulement vous deux ?
– Je crois, oui. Raoul ne m'a rien dit d'autre pour le moment. je noue délicatement mes doigts avec ceux d'Irina et passe mon autre bras autour de son épaule. Nous nous sommes allongées l'une contre l'autre dans mon minuscule lit. Enfin, c'est plutôt Irina qui s'est glissée à moitié sur moi mais ça ne me dérange pas. La chaleur de son corps et son poids sur le mien me réconfortent. Après tout ce qu'il s'est passé, je me rends compte que je ne lui ai pas demandé comment elle vivait ça.
– Comment ça va, toi ? Je ne t'ai pas vu pleurer.
– Je crois que je... Yulia me manque. Énormément. Mais je ne peux pas pleurer parce qu'ils sont trop nombreux ici à le faire.
– Ils ?
– Apparemment beaucoup de rebelles vouaient une sorte de culte à Yulia. Un peu comme Stanislav. D'ailleurs ils se sont tous ralliés à lui. elle secoue la tête en soupirant et se tourne un peu pour plonger son regard dans le mien.
– Tu sais tu peux pleurer avec moi. je lui souris et elle presse sa joue contre ma clavicule.
– Tu ne crois pas que c'est dangereux ? D'aller voir ton frère.
– Sûrement mais... Raoul et moi devons nous en occuper.
– Je comprend. Je t'attendrai ici et quand tu rentreras, je veux qu'on fasse une fête ! je ris doucement.
– Une fête ? Pour quoi ?
– Nos fiançailles. elle me sourit et dépose ses lèvres sur les miennes. Son baiser est doux. Je presse ma main dans son dos et colle nos corps l'un contre l'autre. Maintenant plus que jamais, j'ai besoin de sentir qu'elle est là avec moi. Quand je l'embrasse, j'oublie tout. Yulia et Anatoly n'existent pas. L'air froid de Natasha et les remarques désagréables de Stanislav disparaissent dans un tourbillon de sentiments incontrôlables. Il n'y a plus qu'elle, ses beaux yeux bleus, ses lèvres sucrées et ses mains sur mon corps. Personne ne pourra me prendre Irina. C'est peut-être égoïste et stupide mais elle m'appartient. Du moins jusqu'à ce que ses sentiments pour moi se fanent mais j'aime à penser que ce ne sera jamais le cas.
– Natalya... elle murmure contre mes lèvres et mon esprit me reconnecte à la réalité. Je la serre plus fort dans mes bras. Il fait froid mais pourtant je meurs de chaud. Nos respirations remplissent l'espace autour de nous mais je refuse de la lâcher. Je veux pouvoir dormir avec elle. Sentir sa présence au réveil et admirer son visage en plein rêve.
– Reste. Pour cette nuit...
– Ton lit est un peu petit. Pourquoi est-ce que tu ne viendrais pas dans ma chambre ? je la regarde en arquant un sourcil et avant que j'aie pu répondre quoi que ce soit, elle se lève et prend ma main. Je me laisse guider. Nous sortons discrètement de la chambre et je la suis dans les dédales de couloirs jusqu'à une porte joliment ornée. Elle la pousse et passe la tête dans l'entrebâillement. Apparemment il n'y a rien à signaler car elle me tire à l'intérieur et referme la porte en me poussant contre, pressant ses lèvres sur les miennes. Je réponds à son geste en passant mes bras autour de sa taille. Elle noue les siens derrière ma nuque et nous approfondissons le baiser.
– C'est donc à ça que ressemble la vraie Irina ? demande une voix en riant, un rire qui me glace le sang, nous faisant toutes deux sursauter.
– Bah alors, vous m'invitez pas les filles ?
– Qu'est-ce que tu fais dans ma chambre, Stanislav ? demande Irina, se retournant d'un seul coup.
– Je venais dire bonne nuit. son sourire est carnassier et alors qu'il s'approche de nous, il me fait penser à une sorte de félin fondant sur ses proies. Je ne le laisserai pas toucher à Irina. Je me place alors devant elle, faisant en sorte de me retrouver entre eux.
– Novitchkova, je croyais que tu étais consignée dans ta chambre.
– Le chef m'a dit que je pouvais sortir.
– Je ne t'ai rien dit.
– Justement. je lui souris mais ça ne semble pas l'amuser du tout. Quelques secondes plus tard, sa main vient percuter ma joue avec une violence inattendue. Je vacille, sonnée, et tente de retrouver mon centre de gravité mais Stanislav me décoche un coup de poing dans l'estomac. Cette fois je titube et m'écroule contre la porte. Irina s'accroupit à côté de moi. C'est étrange mais j'ai l'impression qu'elle se trouve très loin de moi. Avant qu'elle aie pu me dire quoi que ce soit, Stan l'attrape par la gorge pour la plaquer contre la porte dans un bruit sourd. Je me relève mais il me pousse du bout de son pied, resserrant sa prise autour d'Irina. Elle se débat mais ses efforts sont vains; elle ne fait largement pas le poids contre lui.
– Lâche-la. j'ordonne, malgré le fait que je ne parvienne pas à hausser la voix.
– D'accord. il me sourit et laisse violemment tomber Irina qui s'effondre sur moi. Je la prend immédiatement dans mes bras, la serrant contre mon torse.
– Qu'est-ce que tu nous veux, putain ? demande Irina, agressive, sa voix rauque due à ce qu'il vient de lui faire.
– Mon petit doigt m'a dit que tu allais partir avec Raoul. Pour tuer ton frère. Est-ce que c'est vrai, Natalychka ? il s'accroupit face à nous et capture mon menton entre ses doigts, m'obligeant à le regarder.
– Comment tu sais ça ?
– Tu-tu-tu. C'est moi qui pose les questions ici. Et j'en ai une. Combien es-tu prête à payer pour que ta jolie petite poupée soit en sécurité ? il pointe Irina d'un geste de la tête.
– Pourquoi tu veux savoir ça ? je tente de me dégager de son emprise mais il est trop fort.
– Non. Tu vas me répondre. Pourrais-tu sacrifier ta vie pour elle ?
– Oui.
– Bien. Alors c'est désormais ta vie contre la sienne. son sourire est sanguinaire.
– Qu'est-ce que ça veut dire ? demande ma petite amie en se redressant.
– Cela veut dire que si Natalychka ne tue pas Raoul durant leur prochaine mission, ce sera toi qui mourra, poupée.
– Raoul ? Qui vient faire Raoul dans toute cette histoire ?
– C'est ton meilleur ami ! je m'empresse d'ajouter.
– Non, c'est désormais un traître.
– Quoi ?
– Ne vous rendez pas plus stupides que vous ne l'êtes déjà, les filles. Vous savez très bien de quoi je veux parler. Il nous a trahis, nous, ses frères d'armes, ses compagnons de toujours. Et maintenant, il doit en payer le prix. Sa vie pour venger celle de Yulia. Ta vie pour payer celle du traître si ta charmante petite copine n'arrive pas à le tuer. C'est un bon deal, non ? Au final, tu seras vue comme une héroïne. Celle qui est morte pour la Tsarine.
– C'est complètement con.
– Dit-elle alors qu'elle va mourir. je lui jette un regard noir et soupire en tentant de me relever. Je crois que cet enfoiré m'a fêlé une côte.
– Je ne tuerai pas Raoul.
– Si tu ne tues pas Raoul et que vous revenez tous les deux alors ce sera elle qui clamsera. Fais ton choix. il pointe Irina et affiche un sourire carnassier.
– Aucun de nous trois mourra, Stanislav. Nous allons nous débarrasser d'Anatoly et revenir ici, personne n'a besoin de mourir à part lui et Estelle.
– Vous êtes des spores toxiques. Vous vous propagez. Pour éviter d'être contaminé, il faut vous couper à la racine. Je ferai de cette mort un exemple et plus personne n'osera contester mes ordres.
– Tu fais tout ça juste parce que tu es un chef médiocre ?
– Je suis un excellent chef. la bouche d'Irina se tord dans une grimace à l'entente de ces mots. Elle se redresse à son tour et pointe un doigt accusateur sur lui.
– Non. Tu crains. Un bon chef, digne de ce nom, n'a pas besoin de terroriser les autres pour se faire entendre. Raoul et Natasha l'ont bien compris. Ils sont très différents tous les deux mais ce sont de bonnes personnes. Toi, tu n'es qu'un con.
– Répètes ça pour voir.
– Tu. N'es. Qu'un. Con. elle ne sourcille pas tandis qu'il se rapproche d'elle. Voyant ce qu'il va se passer, je la tire en arrière et soupire.
– D'accord. Je vais tuer Raoul. Mais ne touche pas à un seul de ses cheveux. le géant acquiesce et recule.
Glissant ma main dans celle d'Irina, je sors de la pièce. Je ne sais pas où aller, je ne sais pas quoi faire. Je ne vais quand même pas tuer Raoul. Mais je dois protéger Irina. Alors je l'entraîne dans cette grande maison inconnue.Nous débouchons finalement dans ce qui doit être la cuisine. Le clair de lune se reflète sur le sol en pierres blanches. Je m'installe par terre, contre les placards et Irina se poste à côté de moi.
– Tu vas vraiment le faire ?
– Je n'en sais rien.
– Natalya, si tu ne tue pas Raoul, si tu n'y arrives pas. Si tu penses que le laisser en vie est la meilleure chose alors tue-moi.
– Quoi ? je me tourne vers elle mais elle ne me regarde pas. Les yeux rivés dans le vide, elle se remet à parler.
– Je crois que la vie de Raoul a plus de valeur que la mienne. Toutes ces personnes ont besoin de lui. Mais je refuse que Stanislav aie la satisfaction de ma mort. Alors si tu dois revenir avec lui, tue-moi. Ma vie t'appartiens. Ma mort aussi, en conséquences.
– Je ne pourrais pas te tuer, Irina ! Ne dis pas de conneries.
– Je sais que si tu penses qu'il s'agit de la bonne solution alors tu le feras. Parce que tu m'aimes assez pour ça.
– Personne ne mourra. Ni Raoul, ni toi.
– Natalya. elle se penche finalement vers moi et prend délicatement mon visage entre ses mains.
– Natalya Andreïevna Novitchkova. Écoute-moi. Tu ne pourras jamais sauver tout le monde. Il faut savoir faire des sacrifices, d'accord ? Si je dois mourir pour sauver des vies alors je le ferai. La mort n'est pas une contrainte, c'est une possibilité. Même si je meurs, tu ne seras pas seule. Parce qu'il y a Raoul, il y a Natasha, il a Vyacheslav. Et qu'ensemble, vous devez mettre fin à ce monde pourri.
Son sourire me fait mal. Je ne comprends pas comment elle peut sourire maintenant. Non. Je refuse. Mais je me laisse aller contre elle. Je ne peux rien dire d'autre.
La solution serait de tuer Stan mais il est intouchable.
J'ai une idée.
Une idée qui sauvera Irina. Et Raoul.
Autant surprenant que cela puisse paraître, Ivan va nous accompagner jusqu'au repaire d'Anatoly et Estelle.
Raoul m'en a expliqué la raison mais j'étais perdue dans mes pensées et je ne l'ai pas écouté. Je réfléchis à mon plan. Celui qui nous sauvera, Raoul, Irina et moi. Il faut qu'il soit parfait sinon... On est foutus, tous les trois.
– Natalya, t'es avec nous ? me demande le brun en me tendant un masque. Je secoue la tête et m'en empare.
– Qu'est-ce que c'est ?
– Des masques à gaz. le sourire qui s'étire sur les lèvres d'Ivan a quelque chose d'inquiétant mais je crois que je pourrais m'y faire.
– Pour quoi faire ? le blond secoue une petite fiole et me la tend. Je l'attrape soigneusement avant de hausser un sourcil interrogateur.
– Du poison. Des effluves toxiques. Des bombes. On va faire ça en douceur. après m'avoir fait un clin d'œil, il met son masque et se glisse à l'extérieur de la pièce par la fenêtre. Je le regarde et place à mon tour le masque sur mon visage. C'est étrange comme sensation. Raoul s'approche et appuie doucement sur le côté droit de ma tête.
– J'ai installé des micros à l'intérieur pour qu'on puisse communiquer, il te suffit d'appuyer là. Ils marchent dans un rayon d'un kilomètre.
– D'accord, capitaine ! je lui adresse un sourire qu'il ne doit même pas voir derrière cet attirail et termine de me préparer avant de passer à mon tour par la fenêtre. Je me réceptionne avec aisance et rejoins mes deux complices. La nuit vient à peine de tomber et les étoiles scintillent encore faiblement dans le ciel légèrement bleu. L'extérieur est silencieux. Incroyablement silencieux par rapport à l'intérieur de la bâtisse. Au final, Irina m'a dit qu'il s'agissait de la maison où avait grandit Yulia avec sa nourrice.
Natasha a ajouté que les brigadiers n'auraient jamais pensé à chercher les rebelles juste sous leur nez. Ingénieux.
J'ai passé la journée avec Irina à rencontrer les autres membres de la rébellion. Stanislav n'était nulle part et j'ai bien vu qu'elle était soulagée, moi aussi d'ailleurs. Elle m'a présenté à une quinzaine de personnes dont je ne me rappelle déjà plus les prénoms ou les visages. J'en ai reconnu certaines de mon "procès" mais la plupart étaient des inconnues pour moi. Néanmoins, Irina avait l'air d'être devenue leur amie et j'étais heureuse de le constater.
Il y avait beaucoup de jeunes, des gens de notre âge. Ils m'ont raconté comme ils avaient fuit leurs familles pour venir ici, suivre l'espoir d'une vie meilleure. Au départ, ils étaient enchantés par le charme et la prestance des parents de Raoul, Lyudmila et Misha Sivakov, les créateurs du mouvement rebelle. Puis ils leur avaient apporté Yulia. Avec sa nourrice, Miss Sayumi, ils s'en étaient occupés comme ses parents. Ils l'avaient préparée à son avenir de Tsarine, la faisant participer, avec sa vraie mère, une aristocrate naïve et un peu stupide, à des galas et des dîners de la haute société. C'est là qu'elle avait rencontré Natasha. Et que, pour la première fois sûrement, elle s'était sentie différente d'un pion dans le jeu des adultes.
J'ai été surprise d'apprendre que Raoul et Yulia avaient été élevés comme des frères et sœurs parce que je n'avais jamais remarqué un quelconque signe de cette relation entre eux. Mais je crois que c'était leur manière à eux de s'apprécier. De loin. Et puis je me suis rendue compte qu'il y avait énormément de choses que j'ignorais au sujet de toutes ces personnes qui m'entourent. Est-ce qu'Irina aussi à des secrets pour moi ? Je ne m'étais jamais posée la question auparavant mais ces derniers temps j'en apprend tellement sur les autres que... Ça ne m'étonnerait pas.
Je n'ai d'ailleurs pas pu m'empêcher d'essayer de penser à comment étaient Yulia et Raoul quand ils étaient enfants. Est-ce qu'ils jouaient ensemble ? Se chamaillaient-ils comme Anatoly et moi ? Peut-être qu'ils ne se parlaient jamais. Dans les souvenirs qu'Estelle m'avait transmis, j'ai pu voir des bribes d'une enfance heureuse avant que tout ne change à cause d'une tiare.
– Dis, Raoul, comment est-ce que tu voyais Yulia ? la question m'a échappée. Nous avançons doucement dans la neige, les uns derrière les autres. Il doit faire froid mais l'adrénaline et l'anxiété qui se battent dans mon estomac m'empêchent de le ressentir.
– Yulia ?
– Oui, Yulia.
– Comme une petite sœur. Même si on avait que deux jours de différence ! j'entends un rire timide dans sa voix.
– Et toi, Ivan ?
– Moi ? C'était mon exemple. C'est elle qui m'a donné la force de changer et d'être qui je voulais vraiment être.
– Yulia était vraiment une bonne personne. Vous pensez qu'elle avait conscience d'être autant aimée ?
– Je pense qu'elle s'en fichait. répond raoul avant d'ajouter:
– La seule qui lui importait c'était Natasha. nous acquiesçons tous les trois et continuons d'avancer. Les paroles d'Ivan se retournent dans mon esprit et je me demande si il était vraiment différent de celui que je connais ? Je veux en apprendre plus sur lui aussi. Je veux tout savoir d'eux.
Parce que peut-être que cette nuit, nous mourrons tous les trois.
– Ivan ? Avant quand tu as dit que Yulia t'avais aidé à changer... Comment est-ce que tu étais avant ? Si ce n'est pas délicat bien sûr ! je l'entends rire doucement.
– Non, ne t'inquiètes pas. Disons que j'étais... Comme toi. Et que j'en ai eu marre.
– Comme moi ? je ne comprends pas vraiment où il veut en venir.
– On me considérait aussi comme la propriété des autres. devant moi, il hausse les épaules. Et je ne sais pas quoi dire d'autre. Alors je garde mes lèvres pressées l'une contre l'autre et suis les autres.
Nous arrivons rapidement à l'endroit où Anatoly et Estelle sont censés se trouver. Ce qui est étrange car toutes les lumières sont éteintes et il ne semblerait pas qu'il y ait des gardes. Je décide alors qu'il est temps de faire part de mon plan à Raoul.
– Un autre plan ? Pour quoi faire ? me demande-t-il après que je l'aie arrêté pour me mettre face à lui.
– Stan m'a demandé de te tuer.
– Quoi ?
– Il a dit que tu étais un traître. Et que moi aussi. Il veut que je te tue sinon il tuera Irina.
– Stanislav a fait ça ? Mon Stan ?
– Je te promets que je ne mens pas ! je lève les mains.
– Je te crois. Mais du coup, en quoi consiste ton plan ?
– On va te faire passer pour mort... On va épargner Anatoly, tuer seulement Estelle et ensuite vous pourrez fuir ensemble ! il m'adresse un regard rempli de questions.
– Tu me demandes d'abandonner la rébellion ?
– Stan va te tuer ! Ils lui vouent tous une confiance sans limites.
– J'ai mes hommes aussi.
– A part Irina, Natasha, Ches, Ivan et moi ?
– On est moins mais... L'union fait la force, non ?
– Je pense que ton plan est bon, Natalya. Mais comment tu veux qu'on s'y prenne ? tranche Ivan sans regarder son meilleur ami.
– Il suffit de ramener des preuves à Stan. Petites mais efficaces.
– Tu me coupes un doigt et je te jure que tu ne reverras plus jamais Irina !
– Je pensais plutôt à tes cheveux, crétin.
– Mes cheveux ? Tu es folle ? Non, non, non ! Personne ne va toucher à ma belle crinière ! il plaque ses mains sur sa tête et recule dans la neige. Je le regarde et soupire, faisant écho à Ivan.
– Et puis, qui vous dit qu'Anatoly acceptera ? J'ai aidé à sa torture je te rappelle. sa voix craque un peu et mon cœur se serre.
– Je plaiderai coupable.
– Natalya...
– Tout ça, c'est de ma faute. Je n'ai pas pu sauver Yulia. Je veux au moins avoir la certitude que toi, tu puisses être heureux.
– Et si Anatoly le tue ? soulève Ivan en croisant les bras.
– Il ne me ferait jamais de mal. répond Raoul à ma place.
– Parce qu'il t'aime ?
– Parce qu'il m'aime.
Nous avons retiré nos masques après nous être installés à quelques mètres du bâtiment dans lequel sont censés se trouver Anatoly et Estelle. Ivan est en train de soigneusement couper les cheveux de Raoul à l'aide d'une de ses lames hyper fines. Ça semble dangereux mais je fais confiance aux mains expertes du blond. Pendant ce temps, je dois surveiller l'entrée, pour m'assurer que personne ne sort. Tout est si calme. La ville se trouve à moins de deux kilomètres mais le silence qui règne ici est religieux. Dans les arbres, quelques oiseaux de nuits prennent leur envol. Pas loin, il y a un ruisseau qui continue miraculeusement de couler. J'aime la solitude présente ici. Je pense à Irina qui doit sûrement être couchée dans son lit, inquiète et aux aguets. A Natasha qui n'arrive plus à être elle-même. A Ches qui n'est pas venu parce qu'il devait les protéger. Et je leur fait la promesse silencieuse que tout ira bien. Parce que je vais prendre mes responsabilités. Et quand je rentrerai, je mettrai un terme aux agissements de Stan.
– Ta-dam ! s'exclame Ivan quand je reviens vers eux. Premièrement, je me dis que c'est injuste parce que même sans cheveux Raoul est toujours très beau et deuxièmement, j'éclate de rire parce qu'il ressemble un peu à un œuf. Mais un joli œuf !
– Ne te moque pas Natalya Andreïevna Novitchkova !
– Pardon mais ! C'est trop bizarre ! il passe une de ses mains entaillées sur son crâne chauve et soupire.
– Mes cheveux pour ma vie... il remet son masque et je pouffe encore quand nous nous engouffrons dans le bâtiment.
C'est une sorte d'immeuble industriel de trois étages. Il y en a énormément du même genre dans les quartiers les plus démunis. Mais celui-ci respire l'abondance. Tout est propre et, à mesure que nous montons les escaliers, des objets prouvant une grande richesse de montrent à nous. Ivan vérifie à chaque étage que les pièces sont vides, armé de ses étranges fioles qui semblent contenir des choses beaucoup trop dangereuse pour une si petite personne.
Et nous arrivons enfin au troisième étage. Là il y a de la lumière. Faible mais présente. Je distingue les cendres d'un feu de cheminée et une personne assise au sol, lisant un livre. Et aussi étrange que ça puisse paraître, il semblerait qu'elle soit seule dans tout le bâtiment.
– C'est ton frère. murmure la voix de Raoul. Je fronce les sourcils et plisse les yeux; il a raison. La posture appartient bien à Anatoly mais pour ce qui est de son visage...
La lumière des dernières flammes glisse sur la partie gauche de son visage. Des cicatrices le parsèment de haut en bas, le lobe son oreille est déchiqueté. On dirait que sa lèvre inférieure n'arrive pas à rester à sa place. Et à l'œil droit, il porte un cache-œil en cuir. C'est chic, ça lui correspond bien. Mais tout ça, c'est comme si c'était une autre personne. Et je me demande vraiment ce que j'ai fait.
Soudainement, je suis énervée. J'ai envie de faire du mal, de brûler, de détruire. Je veux me faire du mal. Alors la partie de mon cerveau qui est censée prendre les décisions tente de me convaincre que la manière dont j'ai agis était la bonne. Qu'Anatoly méritait de souffrir autant. Qu'il le mérite encore. Que je devrais lui sauter dessus, attraper son visage émacié et le plaquer contre les braises.
Mais ce n'est pas la vérité. C'est ainsi que je voudrais que ça se passe. Mais Anatoly ne mérite pas ça. Ou du moins, Raoul n'a pas à vivre ça. Pas une nouvelle fois.
Quand Anatoly se rend compte de la présence de Raoul, je vois enfin ce que j'avais été incapable de discerner la première fois : tous les sentiments qu'ils éprouvent l'un pour l'autre. Ça me fait mal de l'avouer mais je veux que mon plan réussisse, qu'ils s'en aillent. Loin de tout ça. Je le veux autant que je veux pouvoir fuir avec Irina.
L'œil restant de mon frère papillonne et il se redresse brutalement, laissant tomber son livre sur le sol dans un bruit sourd. Son visage est encore plus visible dans cet angle-là. Détruit. Les cicatrices qui parsèment sa peau blanche sont encore plus terrifiantes comme ça. Instinctivement, je passe une main tremblante sur ma paupière et ma joue.
– Fi— Raoul ? Qu'est-ce que tu fais là ?
– Anatoly... il s'approche sans rien dire de plus et pose délicatement sa main sur son visage émacié. Mon frère tressaille et s'éloigne dans un mouvement de recul.
– Je réitère ma question, qu'est-ce que tu fous ici ?
– J'étais venu pour te tuer...
– Va-t-en.
– Je t'aime.
– Pars, Raoul.
– Je veux rester avec toi.
– Pars ou... Ou Estelle devra te faire du mal. il lance un regard derrière lui mais la pièce est vide. Tout comme le reste du bâtiment. Raoul a laissé tomber son bras et en a profité pour s'approcher un peu plus.
– Je vais tuer Estelle, d'accord ? Je vais la tuer et tu vas venir avec moi.
– Pourquoi ? Pour que Natalya puisse finir son œuvre ? il pointe son visage dans un geste évasif.
Je me rends compte de la tension dans ses épaules. Anatoly a peur de Raoul. Il a peur d'être encore blessé. Et soudainement, je ne sais plus ce que je fais. Ce que j'ai fait. Je voulais le blesser, le détruire. J'ai réussi. Alors pourquoi est-ce que je regrette autant ? Parce que je n'avais pas connaissance de l'histoire en entier ? Mais il a tué Yulia. Il l'a tuée, faisant perdre ainsi leur chance aux rebelles de gagner.
– Par pitié, va-t-en, Raoul.
– Je ne partirai pas sans toi.
– Alors tue-moi. il lui attrape le poignet et fait un mouvement étrange avec. L'éclat d'un couteau se glisse dans la paume de Raoul et mon frère l'appuie contre sa gorge.
– Finis le travail, Fiodor. Raoul. Je me fiche de ton prénom.
– Laisse-moi une chance de tout t'expliquer. Par pitié. il a récupéré son poignet et a désormais ses deux mains posées en coupe sur le visage d'Anatoly.
Je détourne le regard pour leur laisser un peu d'intimité et remarque qu'Ivan est étonnamment très calme. Immobile, il garde les yeux fixés sur les escaliers. J'hausse les sourcils et m'apprête à lui demander si quelque chose cloche quand il s'empare d'un de ses flacons et le fait rouler dans les marches. Le verre se brise dans un bruit discret et une fumée épaisse s'échappe. Je ne comprends pas ce qu'il se passe jusqu'à ce que le blondinet se laisse glisser afin d'atteindre la brume qu'il a lui-même créée. Il y a quelqu'un d'autre. Quelqu'un de grand et svelte qui se tient dans l'ombre. La flamme qui brille dans les yeux d'Estelle est meurtrière. Mais je porte mon masque, elle ne peut pas m'atteindre. Je lance un regard vers Raoul et Anatoly qui sont à présent enlacés et je descend les marches pour me placer à côté d'Ivan. Il glisse une fiole dans ma paume et murmure dans son micro.
– Si tu vois qu'elle va gagner, lance ça. Et vérifie qu'Anatoly ne vienne pas en renfort. j'acquiesce et sans me laisser ajouter quoi que ce soit, Ivan fond silencieusement sur Estelle. Avec grâce, elle esquive et sort un pistolet de je-ne-sais-où. Braquant Ivan, celui-ci ne se laisse pas intimider et vide un liquide épais et noir sur sa main. Elle grogne, sûrement de douleur, et le pistolet tombe à terre. Je me jette dessus et m'en empare avant qu'elle aie pu faire quoi que ce soit, le pointant à mon tour sur sa tête.
– Oh Natalychka ! s'exclame-t-elle en levant les mains comme pour montrer qu'elle est inoffensive.
– Salut Estelle. lance Ivan en se saisissant d'un nouveau flacon, prêt à l'utiliser.
– Ivan, tu es donc là aussi. Ou plutôt, Stasya, c'est ça ? elle sourit de toutes ses dents mais le concerné ne bat même pas d'une paupière. Quoi ? Je fronce les sourcils. Stasya ? C'est un prénom de fi— Oh. D'accord. Le blondinet fonce à nouveau sur elle et cette fois, balance le liquide de sa fiole en plein visage. Mais Estelle pare et, dans un geste gracieux, se retrouve dans son dos. Elle le plaque brutalement au sol et garde sa main appuyée sur sa tête pour être sûre qu'il ne se relève pas. Le vert étrange de ses pupilles se braque alors sur moi.
– Tu ne tires pas ? Quoi ? Tu as peur de déranger ton frère ? Comme si tu ne l'avais pas déjà assez amoché. elle éclate de rire et à ce moment-là, j'ouvre le flacon qu'Ivan m'a confié avant de le lancer dans sa direction. Trop occupée à essuyer des larmes imaginaires elle ne parvient pas à l'esquiver et se retrouve remplie d'un liquide vert hideux. Je ne sais pas vraiment de quoi il s'agit mais je crois que je ne veux pas le savoir.
Et elle se met à hurler. Sa voix me transcende. Mes poils se hérissent partout sur mon corps. Elle tombe à genoux, tenant sa tête entre ses mains. Ivan s'est dégagé de son emprise et s'éloigne déjà en direction des escaliers. C'est impossible que Raoul et Anatoly n'aient pas entendu ça. Mais avec un peu de chance, il aura su le convaincre de partir avec lui.
– C'est une embuscade ? s'écrie mon frère du haut des marches. Estelle laisse sortir un grognement de ses lèvres et se redresse. Je veux dire quelque chose mais déjà je vois cette presque copie de moi qui s'élance vers elle. Raoul tente de le retenir mais n'y arrive pas. Il s'arrête à ma hauteur et me fait signe de relever mon masque pour qu'il puisse me parler.
– Il refuse de partir.
– Qu'est-ce qu'il a de si important pour rester ?
– Il dit qu'Estelle a besoin de lui. je tourne la tête vers eux et mon cœur rate un battement. Mais je n'ai pas le temps de réagir parce que déjà, je suis loin de tout. Les masques d'Ivan nous protégeaient de ses produits chimiques mais aussi du regard envoûtant d'Estelle.
J'essaie de me repérer mais tout est sombre. Néanmoins, j'avance en tâtonnant le vide qui se trouve tout autour de moi. Ma tête me tourne et mes jambes me font mal. Sans préavis, je m'effondre dans un trou de lumière. Il y a des voix qui éclatent, de partout et nulle part à la fois. C'est trop. Trop. Trop. Trop. Mon estomac se tord. Mon esprit avec.
Et je retrouve cette sensation étrange et familière de me trouver dans un endroit où je ne devrais pas être. Je reconnais l'entrepôt et le flou d'un souvenir. Celui du jour où Yulia est morte. Et je me vois. Moi-même. La moi de ce jour-là. Inquiétante et désemparée. Des larmes silencieuses dévalent le visage de Raoul tandis que je détruit celui de mon frère. Je n'avais pas vu. Je n'étais pas moi-même. Plus. Mon œuvre paraît bien plus sadique de l'extérieur. Je tremble. Je veux courir, intervenir, l'empêcher —m'empêcher— de faire ça. Mais on n'influe pas sur un souvenir. Alors j'endure la vue de ça jusqu'au bout. Et je disparais. Emportant Irina, Raoul, Ches. Tout est vide. Anatoly pleure. Estelle l'étreint. Elle veut l'embrasser mais il la repousse. Pourquoi est-ce qu'elle me montre cela ?
– Tu dois te venger. lui murmure-t-elle à l'oreille. Il secoue la tête. Son visage déformé.
– Qu'est-ce qu'on a fait, Estelle ? Je ne peux pas blesser Fio— Raoul.
– Ce n'est pas lui que tu blesseras. Comment peux-tu être sûr de le connaître ? Il n'a fait que de te mentir.
– Je ne peux pas. Je ne voulais pas tout ça. les larmes coulent de plus belle. Estelle le prend contre elle. Mais dans ses yeux à elle, il n'y a pas de remords ou de tristesse. Elle contemple ce qui reste de Yulia avec un regard brillant.
Quelqu'un m'a poussé dans les escaliers. Sûrement hors de portée des yeux dangereux d'Estelle parce que je ressens parfaitement bien la douleur dans mon corps. Je prend quelques secondes pour me remettre et constate que Raoul se bat au corps à corps avec elle. Heureusement, il a remit son masque en place. Ivan est plus haut et il empêche Anatoly d'intervenir. Ce qui, dans d'autres circonstances, m'aurait fait rire vu qu'il est plus petit et bien plus frêle que lui. Pourtant mon frère est incapable de passer la barrière que le blondinet a formé avec son corps.
– Eh, Novitchkova ! Ce serait le moment d'utiliser ce que t'as appris Natasha, non ? malgré qu'il soit en train d'éviter les coups de la jeune fille en face de lui, Raoul m'adresse un clin d'œil. J'acquiesce et me relève rapidement, m'emparant de l'arme d'Estelle que j'ai laissée tomber au sol. Je la pointe sur les deux corps en mouvement et, faisant confiance à mon poignet et à Raoul, j'appuie sur la détente.
Elle est blessée. La balle vient de pénétrer dans sa chair. Mais elle ne se laisse pas avoir par si peu apparement parce qu'elle en profite pour arracher violemment le masque de Raoul et braque son regard dans le sien.
– Non ! je me mets à hurler en courant sur elle. Je ne sais pas vraiment comment son pouvoir fonctionne mais techniquement, si je l'empêche de le regarder elle ne pourra plus le contrôler, non ? Je m'attends à ce qu'elle l'obliger à se battre contre moi. Mais elle me laisse arriver jusqu'à elle. Pendant que Raoul grimpe les marches. Il va s'attaquer à Ivan.
– Fais attention ! je m'exclame alors. C'est trop tard. Le blondinet roule dans les escaliers comme moi auparavant. Et l'horreur du plan d'Estelle se fraye un chemin jusqu'à me conscience. Je la retourne pour briser tout contact visuel avec Raoul mais cela ne semble pas l'arrêter. En transe, il arrive jusqu'à Anatoly. Une lame glisse légèrement dans sa main, comme une plume. Et il le poignarde.
Enfin, c'est ce que j'ai cru. Mais Anatoly a paré son acte. Il recule en secouant la tête, comme s'il tentait de se réveiller d'un mauvais rêve.
– Arrête. Raoul. sa voix est claire, craquelée. Comme de la glace. Mais le brun ne l'entends pas. Parce que ses oreilles se trouvent en bas des escaliers dans le corps d'Estelle. Et qu'elle se délecte de ce qu'elle a créé.
– Alors, Natalychka ? Tu croyais vraiment que j'allais vous laisser m'avoir comme la dernière fois ? Figure-toi que je me suis entraînée. Je suis invincible. L'un des deux doit mourir, c'est la règle dans l'arène. Tic. Tac. Tic. Tac. Sauras-tu l'arrêter ? Ou tu vas peut-être l'aider ? Après tout, tu voulais te débarrasser de ton frère, non ? elle m'adresse un sourire parfait et carnassier. Mon sang ne fait qu'un tour. Est-ce qu'elle a vraiment dit invincible ? Natasha voudrait que je laisse Raoul tuer Anatoly. Ches aussi sûrement. Stan voudrait qu'ils meurent tous les deux, moi avec. Irina me convaincrait de trouver une solution pour les sauver. Yulia me dirait que je n'avais qu'à agir plus tôt. Je dois trouver un plan. Vite.
– Et si tu meurs ?
– Plus rien ne pourra jamais l'arrêter. Le crâne d'œuf deviendra une machine à tuer. elle éclate de rire et je donne un coup de pied là où ma balle l'a atteinte. Elle grogne un peu et se tait enfin. Ivan s'est relevé. Il boite mais se place tout de même à mes côtés en m'adressant un sourire derrière son masque.
– Il faut que tu les arrêtes, Natalychka. me dit-il avant de prendre ma place au dessus d'Estelle.
– Je ne suis pas sûre de pouvoir.
– On s'en fiche. Mais tu ne peux pas laisser Raoul tuer ton frère. S'il doit mourir alors tue-le toi. Mais tu ne peux pas faire ça à Raoul. il a raison. Alors je me redresse et m'empare des flacons qu'il me tend. Dans ma main gauche, l'arme d'Estelle. Et dans ma ceinture, trois couteaux; ceux de Natasha.
– Ivan, emmène-la le plus loin possible.
– La distance n'affectera en rien mon pouvoir. Je te l'ai dit, Natalychka. Je suis invincible.
– Au moins je n'aurai pas à écouter tes conneries.
Anatoly se débat en suppliant tandis que Raoul reste imperturbable. Il l'assène de coups de poings violents sans tenir compte de ses plaintes. Et je me rends compte comme Estelle est intelligente. Raoul est assurément le plus fort d'entre nous tous, physiquement parlant. Ni Anatoly, ni moi ne faisons le poids contre lui. Même à deux contre lui, nos chances sont minces. Mais je n'y pense plus quand je me jette sur Raoul et lui décoche un coup de pieds dans les côtes, l'envoyant valser au sol. J'attrape la paume de mon frère et l'aide à se redresser. Je comprends qu'il ne m'avait pas reconnue auparavant quand son regard se brouille.
– Je ne dirai pas que je suis désolée, Anatoly. Ne compte pas sur moi pour ça. Mais je vais te protéger. Parce que si tu dois mourir, c'est de ma main. il secoue la tête et se place derrière moi. Il a des airs d'animal blessé. Son visage est flou. Il a la lèvre en sang. Et de près, c'est encore plus terrifiant. J'essaie de refouler la douleur qui pointe dans ma poitrine et me concentre sur Raoul qui se relève. Il est plus grand que moi, plus rapide, plus agile. Mais j'ai appris à me défendre avec Yulia et Natasha. Alors quand il me fond dessus, j'esquive et élance ma jambe dans son bras. Mon pied percute son os et il perd le contrôle de la lame qu'il avait en main. Anatoly l'attrape et je lui envoie un de mes couteaux. Il faut que je trouve un moyen de l'arracher au pouvoir d'Estelle. Vite.
– Dis-moi ce que tu sais sur le contrôle mental d'Estelle !
– Euh... Je crois qu'il y a une limite de temps ! Ou un truc du genre... Mais je ne suis pas sûr, elle n'a jamais voulu m'en parler ! il m'adresse un regard désolé et j'acquiesce pour lui faire comprendre que ce n'est pas grave.
– Je prend le côté gauche, tu prends le droit ! dans un geste synchronisé, nous sautons sur le brun qui tombe dans un bruit un peu inquiétant. Mais il se relève immédiatement et fonce sur Anatoly ; il n'a qu'un seul but. Et c'est de le tuer.
– Anatolychka, dégage de là ! je lui fait signe de s'en aller le plus loin possible. Il s'exécute, courant jusqu'aux escaliers. Il monte à l'étage; sûrement sur le toit. Je fonce sur Raoul qui tente de le suivre. J'attrape un de mes couteaux et le lui enfonce dans l'estomac. Normalement, une blessure ici ne devrait pas lui faire perdre trop de sang. Je m'attends à ce qu'il s'arrête à cause de la douleur mais il continue d'avancer en direction des escaliers. Je me place face à lui et retourne le couteau dans la plaie. Son visage se tord de douleur et, durant une fraction de secondes, ses yeux redeviennent siens. Bleus, clairs, terrifiés. Puis la surprise passe et le même voile gris retombe sur son regard. Ses mains viennent s'enrouler autour de ma gorge, me faisant suffoquer avant de me laisser retomber violemment par terre, dangereusement proche des marches. Je me redresse en tanguant un peu et me précipite à sa suite dans les escaliers.
– Laisse-moi passer, Natalya. sa voix sonne faux. C'est celle d'un autre. Comme quand Yulia et moi avons été sous l'emprise d'Estelle; elle fait ressortir toutes les pensées secrètes qui ne sont pas censées sortir de notre esprit. J'ai peur de la suite.
– Je ne vais pas te laisser. Tu es mon ami. Et si tu montes, tu vas le regretter toute ta vie.
– Je n'ai pas été assez fort pour sauver Yulia. Et je ne suis pas assez fort pour diriger la rébellion. Alors je dois être assez fort pour tuer Anatoly.
– Pourquoi ?
– Parce qu'il me rend faible. Et que les faibles meurent. Je dois me débarrasser de mes faiblesses.
– Tu n'as pas besoin de le tuer ! Tu as besoin de lui !
– Fiodor ! en haut de escaliers, Anatoly apparaît. Je lui avais dit de dégager qu'est-ce qu'il fout là ?
– Anatoly.
– Tue-moi.
– J'arrive. le brun commence à monter les marches mais je devine que la requête de mon frère m'était adressée.
– Anatoly ! Va-t-en !
– Tue-moi, Natalya. Sinon je le ferai moi-même. il sort le couteau que je lui ai donné et je ne peux m'empêcher de grogner de frustration. Raoul est lent, la blessure dans son estomac doit lui faire mal au final. J'en profite pour rejoindre Anatoly et le pousser à l'extérieur. J'avais raison ; nous sommes sur le toit.
– Pourquoi est-ce que tu veux mourir, maintenant ?
– Il n'est pas question de ce que je veux, Natalya. Mais de ce qui doit être fait. Je vais mourir. C'est un fait. Alors tue-moi. Finis le boulot. Je ne voulais pas que tu souffres, j'ai toujours fait en sorte de te protéger.
– Tu m'as fait souffrir pendant des années, Anatoly.
– J'ai voulu t'endurcir.
– Oh s'il te plaît ! Épargne-moi tes discours dignes de n'importe quel mauvais vieux film !
– Tu veux la vérité ? Tu n'étais pas censée naître. Maman a essayé de t'avorter, elle s'est bourrée de médicaments et s'est même jetée dans les escaliers. Et par je ne sais quel miracle, tu as survécu. Et ils t'ont détestée. Papa voulait te vendre. Mais j'étais petit, j'étais seul et je t'aimais. Alors ils ont décidé de te garder. Ils avaient prévu de te marier à un riche industriel l'année prochaine. Enfin, de te vendre.
– Alors pourquoi tu as changé ?
– Parce que j'ai vite compris que de l'amour ne t'apporterait rien de bon. Grâce à la haine que tu éprouvais pour moi, tu as ouvert les yeux sur cette société pourrie. Tu as pris ce pistolet et tu as tué nos parents. Et grâce à la haine, tu as réussi à t'enfuir. il soupire et regarde derrière moi. Raoul est là, dans l'entrebâillement de la porte.
– Et c'est là que je l'ai trouvé, rempli de pisse. ce sont les lèvres de Raoul qui ont parlé mais la voix appartient à Estelle.
– Elle m'a forcé à alerter les brigadiers. Elle m'a dit qu'elle m'aiderait à te protéger !
– Tu savais à quel point ton frère est stupide, Natalychka ?
– Tu m'as menti ! s'écrit-il, furieux.
– Qu'est-ce qu'elle t'a dit ? je me tourne à nouveau vers lui et il secoue la tête.
– Elle m'a raconté le plan des rebelles. Elle m'a dit que vous alliez tous mourir. Je voulais te sortir de là. Que tu aies une chance de pardon. Mais les nouvelles vont vite. J'ai appris que tu étais avec trois autres filles. Les Brigadiers ont qualifié ça de crime infâme. J'ai tenté de te retrouver avant eux !
– Mais la méchante petite Natalya se cachait bien. Heureusement qu'Estelle était là ! chantonne Raoul de sa voix désaccordée.
– Tu as voulu tuer mes amies ! Pourquoi ne pas me l'avoir dit directement ?
– Je te l'ai dit ! Que je voulais te ramener à la maison.
– Ce n'est pas ce que j'ai compris. je veux lui dire autre chose mais je suis incapable de savoir de quoi il s'agit. Des tas d'émotions et de sentiments se tordent en moi. J'ai peur. Peur. Peur. Je suis énervée. Triste. Pour la première fois de ma vie, je veux le serrer dans mes bras. Mais ce n'est ni le moment, ni l'endroit. Alors sans rien ajouter, je me retourne pour faire face à Raoul / Estelle. Il affiche un grand sourire. Trop grand pour être sincère. Trop grand pour être vrai. Trop grand pour ne pas être effrayant.
– Pourquoi est-ce que tu fais ça, Estelle ?
– Parce que ça m'amuse. le sourire se mue en de l'agacement et puis disparaît. Rendant la sincérité du visage de Raoul. Je prie de tout mon cœur pour qu'Ivan s'en sorte.
Anatoly pose une main sur mon épaule et passe devant moi. Il me lance un regard et je n'ai pas besoin de mots pour savoir ce qu'il attend de moi. Et je me rend compte que ça a toujours été comme ça avec lui; des regards remplis de mots que j'étais incapables de comprendre. Est-ce que c'est vraiment la fin ? Je n'en sais rien. J'ai toujours cru que la mort de mon frère me rendrait heureuse. Que j'accueillerai la vue de son corps froid avec enthousiasme. Mais ce n'était que des rêveries. Pourtant, je vais devoir le faire. Parce que déjà, il fait un pas en direction de Raoul. Fiodor. Ont-ils pu s'expliquer ? Je ne sais pas. Rien ne se lit sur le visage du brun. Sa peau est lisse, pâle. Ses yeux sont vides. Anatoly fait un autre pas. Ma main se pose sur mon arme. Et Raoul avance à son tour. Je lève le bras dans un geste inutile. Car Raoul m'a devancée. Je n'avais même pas vu les couteaux qui se sont glissés hors de ses manches. Les lames fines qui découpent mon frère. Et je croise le regard de Raoul. Je distingue l'exact moment où Estelle retire le voile. L'exact moment où il devient conscient de ses actes. L'exact moment où je suis incapable de bouger à cause de ses hurlements. Je suis figée. Incapable de faire quoi que ce soit. Anatoly sourit. Et mon doigt, de son propre chef, appuie sur la détente. Boum. Les cris. La mort. Le sourire. Les cris. Mon doigt. La mort. Le sang. La neige. Les couteaux. Les larmes. Les cris. La mort. Les fils de pêche. Les masques à gaz. Le sourire. La nuit. Les cris. La mort. Boum.
Le silence.
Le silence est quelque chose d'étrange. De surprenant. Il y a toujours du silence au moment où on l'attend le moins. La nuit, on pense toujours que tout est silencieux. Dans le noir, il est plus facile de se noyer dans le silence, de se laisser englober par lui. Mais le jour, c'est toujours étrange de le rencontrer. On vit constamment dans le bruit. Il nous colle à la peau. Nous sommes des êtres bruyants. Nous vivons de bruit.Des rires, des cris, des larmes. On comble les silences avec des histoires. Certaines personnes sont incapables de vivre avec le silence. Et d'autres ne peuvent pas supporter le bruit.
Je n'ai jamais fait particulièrement partie d'une des deux catégories. En tant que femme, je me murais dans le silence quand on me l'ordonnait. Un bruit pour un silence. J'ai toujours aimé parler. Apprendre des choses au détour d'une conversation. Je ne suis pas particulièrement douée avec les mots. Mais je l'ai toujours été plus que mon frère. Anatoly a toujours eu de la peine à exprimer ses pensées. Enfin, avait. Il était plus à l'aise avec les regards. Mais le problème avec les regards c'est que bien souvent, ils sont mal interprétés. On se méprend facilement.
Je crois que si Anatoly avait su parler quand il le fallait, tout ne serait pas si silencieux désormais. Parce que maintenant, il ne pourra plus jamais parler. La mort est une forme de silence que je ne connaissais pas. Yulia avait toujours été silencieuse. Elle était mon amie mais nous nous le montrions avec des gestes. Quand elle est morte, c'est son absence qui m'a marquée. Mais Anatoly parlait. Il parlait avant de mourir. Ses lèvres disaient des choses. Ses yeux -ou plutôt son unique œil- en exprimaient une centaine d'autres. Sauf que tout est silencieux. Son regard est vide. Ses lèvres sont ouvertes sur son dernier souffle.
La réalité me frappe. Brutale. La nuit est bruyante. Bien plus que le jour. Parce que la nuit renferme les secrets et que les secrets naissent pour être révélés. Les secrets sont accompagnés de bruit. Et Raoul hurle. Plus des promesses que des secrets. Mais n'est-ce pas la même chose ?
- Natalya ! une voix. Bruyante mais pas comme un tambour ou une bombe. C'est une harpe. Délicate, agréable mais pleine de résonance et de bruit.
- Ivan. ma voix. Je ne sais pas comment décrire ma voix en ce moment car elle me paraît extrêmement lointaine et beaucoup trop proche à la fois.
- Il est mort ? c'est une question rhétorique. Bien sûr qu'il est mort. C'est juste qu'Ivan ne sait pas quoi dire. C'est toujours compliqué de s'exprimer face à la douleur. On a l'impression d'être bruyant et de sonner faux. Je le sais. Ivan le sait. Raoul s'en fiche. Anatoly est mort.
C'est drôle comme les mots ont un sens. Je veux dire, bien sûr qu'ils ont un sens. Mais c'est fascinant comme certaines personnes manient les mots. Natasha est douée pour ça. C'est un point commun qu'ils ont avec Stanislav. En plus de leur rang de leader. Sauf que la première est une bonne personne et que le second est un connard. Les mots. Le bruit. Le silence. Mes amis. Mes ennemis. Mon frère. Mort.
Ivan ne connaissait pas Anatoly. Il ne lui avait jamais parlé. Ne l'avait peut-être même jamais vu. Je n'arrive pas à me rappeler des événements qui précèdent notre venue ici. Je repense au livre laissé par terre près de la cheminée en train de s'endormir. J'aurais pu dire que la cheminé mourait. Mais le feu se rallumera et elle réchauffera à nouveau les habitants. La mort c'est quelque chose d'autre. Une balle dans la tête, un corps en charpies, des couteaux.
La cheminée ne souffre pas de s'éteindre. Elle se repose pour mieux se rallumer plus tard. Personne ne pleure parce que le feu disparaît.
- Il faut qu'on l'emmène à l'intérieur. dit Ivan. Je ne sais pas s'il parle de Raoul ou du mort, d'Anatoly. Je suppose qu'il s'inquiète pour son meilleur ami, pas pour un cadavre.
Je ne sais pas quand je les ai suivis jusque dans le salon. Le temps est une boucle. Peut-être que j'ai vécu ce moment avant celui où Ivan arracherait Raoul du corps de mon frère pour l'emmener à côté de la cheminée. En tout cas, nous sommes à l'intérieur. Tout est bruyant. Tout est silencieux. Je me suis couchée sur le sofa parce que debout, j'avais l'impression de tomber. Ivan est près. Prêt aussi. Il s'agite, cogite, médite. Il veut sûrement rentrer. Mais ce n'était pas le plan. Raoul va mourir. Irina va mourir. Natalya va mourir. Je réalise que je ne veux pas mourir. Ou du moins, je ne veux pas qu'ils meurent. Parce que tout serait bien trop silencieux alors. Et soudainement, je hais le silence. Je me lève sans me lever. Et au loin, ma voix retentit. C'est un cri étrange. Mon corps est flou. Je tape, je crie. J'ai de nouveau cinq ans. Quand j'étais capricieuse et que ma mère devait me frapper pour que je me taise. Mais ici, personne ne viendra me frapper. Parce que tout le monde se fiche du bruit. Parce que la mort est plus bruyante que moi. Et qu'elle règne partout autour de nous.
Je me sens remplie de toutes sortes d'émotions trop compliquées pour qu'elles soit nommées. Je suis trop. Comme un cinquième pied sur une table de salon. Il y a des tonnes d'univers qui se créent et implosent en moi. Je suis une des leurs. J'implose. J'implose. J'explose. Je crie jusqu'à ce que ma voix ne me serve plus. Je tape jusqu'à ce que mes mains soient engourdies et que mes jambes soient lourdes. Et les planètes s'entrechoquent. Ma tête est en orbite. Je manque d'atmosphère. Je ne suis pas un environnement sain. Personne ne peut habiter en moi. C'est pour cela que toutes les personnes autour de moi meurent. Je suis toxique. Je suis une planète néfaste. Je ne suis pas une nébuleuse comme Irina ou un soleil comme Raoul. Je suis un trou noir. Je détruis tout autour de moi.
- Natalya, calme-toi. si Ivan était dans l'espace, il serait une de ces jolies planètes. Petites mais agréables. Il serait la terre. Ou Saturne. Une planète qu'on apprécie.
- Non.
- Natalya, s'il te plaît. il prend ma main et les planètes s'éteignent. Les univers disparaissent. C'est le Big Crunch.
Je ne me rappelle pas m'être endormie sur ce canapé. Encore moins dans les bras de Raoul. Mais c'est bizarre. Je ne sens plus rien. Plus de soleils qui s'éteignent. Plus de lune qui s'enflamment. Rien que le silence qui règne dans l'espace. Celui qui rempli le vide entre les galaxies.
- J'ai l'impression de mourir. souffle Raoul dans mon oreille. Je frémis mais c'est vrai. Je ressens ça la même chose.
- Il faut mourir pour pouvoir renaître. je murmure alors dans son oreille à lui. Il acquiesce.
- Je l'ai tué.
- Moi aussi.
Il ne dit rien. Et moi non plus. Parce qu'il n'y a rien à dire. Le silence est suffisant dans ces instants-là. Je sens son souffle dans mes cheveux. Je caresse affectueusement son dos. Je ne sais pas où est Ivan. Je ne sais pas où est Estelle. Mais Raoul est là. Et Anatoly est mort.
Quand on y pense, il y a des tonnes de manières de dire que quelqu'un est mort. Mais quelques soit les mots, cela ne rend pas la personne plus vivante ou moins morte. Si je devais choisir une expression pour Anatoly, je dirais qu'il fait son grand voyage. Ça lui ressemble. C'est grand, pimpant, classe. Il aimerait qu'on l'imagine partir à la découverte de quelque chose de stupéfiant. Parce que c'est ce qu'il a toujours aimé. Il travaillait ses entrées, son style, son apparence. Parce qu'il savait que les gens ne se fient qu'aux apparences. Moi la première.
- Il faut qu'on tue Estelle.
- Oui.
- Il faut qu'on l'enterre.
- Estelle ?
- Anatoly.
Le nom reste en suspend entre les lèvres de Raoul. Il a raison. Je me lève. Tout est plus vide et morose le jour. Le bruit rend les choses tristes. Tragiques. Solitaires. La pièce est immense. Il n'y a que la cheminée, le canapé où nous avons dormi et une bibliothèque. Le livre d'Anatoly se trouve toujours là où il l'a laissé tombé hier soir. Je marche lentement jusqu'à lui et le ramasse. Antigone. Je ne sais pas de quoi il s'agit mais ça a l'air d'être quelque chose de vieux. D'extrêmement vieux. La couverture est usée et les pages jaunies. Il y a quelque chose de mélancolique là-dedans. Le portrait d'un garçon borgne et défiguré, lisant un livre ancien au coin d'un feu presque éteint. Il soignait vraiment son image.
- "Un trop grand silence me paraît aussi lourd de menaces qu'une explosion de cris inutiles". souffle doucement Raoul en s'approchant de moi.
- Quoi ?
- C'est dans Antigone, la pièce de théâtre. C'était sa favorite. voilà encore une chose que j'ignorais sur mon frère.
- De quoi est-ce que ça parle ?
- D'une fille qui se bat pour ce qu'elle pense être juste.
- Et comment ça se termine ?
- Ils meurent tous.
- Sympa. je souffle et il laisse apparaître un sourire sur ses lèvres. Et je me mets à penser soudainement que c'est étrange de sourire. C'est étrange de voir Raoul sourire. Alors que moi, j'ai l'impression que jamais plus je ne pourrai me sentir vraiment moi-même. Mais je suis heureuse à l'intérieur, au milieu des planètes et des univers, au milieu du silence, du bruit, du trop. Parce que je crois qu'il y a une chance pour que Raoul s'en sorte.
- Je vais chercher Ivan. il s'éloigne et je repose mon regard sur le livre que j'ai entre les mains. Je tourne les pages et m'arrête sur la dernière. Un mot d'amour s'y trouve, soigneusement écrit dans une police douce et tout en boucle. Il est signé de Raoul. Fiodor. Ils s'aimaient. Autant que Yulia et Natasha. Autant qu'Irina et moi.
Irina. Je dois rentrer. Je dois la protéger. Mais à nouveau, tout en moi s'affole. Je m'assieds par terre. Je suis perdue.
- Natalya ?
- Anatoly ?
- Non, c'est Ivan. je lève les yeux et il me sourit doucement. La déception est immense. Mais Anatoly est mort. Je me jette dans les bras d'Ivan. Bien qu'il soit plus petit que moi, je me sens en sécurité. Parce qu'il sent bon. Et que sa chaleur me réconforte. Ce n'est que maintenant que je me rend compte que je suis frigorifiée. Et que je pleure. Les larmes sont aussi étranges que les sourires.
- Raoul est prêt. Comment tu te sens ?
- Prêt pour quoi ?
- J'ai... Et bien j'ai creusé un trou à l'orée de la forêt. Je me suis dit que ce serait un joli endroit pour l'enterrer.
- D'accord.
Je me sens comme dans un rêve. Pas parce que tout est agréable et joyeux mais parce que je me sens loin de la réalité. Ivan a nettoyé Anatoly et l'a emmené à l'extérieur. Je ne sais pas quand est-ce qu'il l'a fait mais je lui en suis vraiment reconnaissante. Raoul a le visage de quelqu'un qui a beaucoup pleuré auparavant mais qui a décidé qu'il arrêterait. Au moins pour un moment. Je ne sais pas de quoi j'ai l'air. Peut-être que j'ai l'air triste. Peut-être pas.
Et je vois pour la dernière fois ce visage qui est presque le même que le mien. La même mâchoire, le même nez, les mêmes yeux. Transformés en quelque chose de terrifiant. Mais harmonieux. Je ne sais pas où Ivan a trouvé ce costume ni comment il l'a habillé. Mais ça lui va bien. Il est beau. Anatoly est prêt pour faire le grand voyage. Seul.
Ivan a décidé que nous devions retourner auprès des autres. Il a sous-entendu que voir Irina, Natasha et Ches serait plus agréable que de rester dans ce grand bâtiment vide d'humanité et rempli de sang. Nous avons acquiescé parce qu'il n'y avait rien d'autre à faire. Avant de partir, j'ai caché la pièce de théâtre et le cache-œil en cuir sous mon pull. Je crois avoir aperçu Raoul avec un vêtement. Il porte son alliance. A la main. Marié à un mort. Je commence à ressentir toute la douleur physique que j'avais réussi à retrancher dans une partie de mon esprit. Ma chute dans les escaliers, les combats contre Estelle et Raoul, tout ça a laissé des marques. Je mettrais ma main à couper que j'ai d'énormes ecchymoses sur tout le corps.
Dehors, il fait plutôt beau. C'est étrange parce que tout est si orageux dans ma tête. Alors que le soleil brille. Dans les arbres, il y a quelques oiseaux qui murmurent des paroles que je ne peux pas comprendre. Les épaules de Raoul sont voûtées devant moi. Il se déplace d'un pas traînant. Lui non plus n'a pas envie de retrouver les autres. Enfin... Disons plutôt qu'il avait sûrement envie de rester encore un peu.
– Raoul ?
– Oui ?
– Parle-moi d'Anatoly s'il te plaît. ma requête semble égoïste et déplacée mais il ne dit rien et vient marcher à côté de moi.
– Il était vraiment très intelligent. Sûrement plus que la moitié des personnes de cette ville. Il était toujours beau, quelle que soit l'occasion. Un gala ? Sublime. Un réveil difficile le lendemain d'une soirée ? Splendide. Il était attentionné. Mais il ne comprenait pas vraiment l'humour. Il ne savait pas formuler ses phrases pour qu'elles sonnent bien. Il était doué pour inventer des histoires. Il écrivait autant qu'il lisait. Il avait pour projet de monter une pièce de théâtre. Quand je lui demandais qui il pensait prendre pour les rôles principaux, il me parlait de moi. Et de sa petite sœur. Il disait qu'elle avait un grand potentiel et qu'il voulait qu'elle s'en sorte. Quand il faisait des cauchemars, c'était toujours le même rêve. En boucle. Celui où sa sœur mourait, tuée par notre société. il fait une pause et me regarde un moment avant de remettre une mèche de mes cheveux derrière mon oreille.
– Qu'est-ce qu'il disait d'autre ?
– Il n'arrêtait pas de répéter qu'il détestait tout ça. Il voulait vivre au bord de la mer. Dans une maison blanche. Il y aurait eu une chambre pour toi. il me sourit.
À nouveau. Comment peut-il sourire ? Est-ce qu'il ne se sent pas vide ? Comme s'il arrivait à lire dans mes pensées, il ajoute:
– Je crois que tu... Essaie de paraître moins désemparée.
– Pourquoi ?
– Il vaudrait mieux que Stan évite de te voir dans cet état. Tu sais, la traîtrise, tout ça. j'acquiesce, il a raison. Je prend donc une grande respiration et ferme les yeux avant de me construire un autre visage. J'efface de mon esprit toutes les informations sur le bon Anatoly et ne conserve que celles qui m'ont fait le haïr. Plus de regards, plus de gestes attendrissants. Rien que le feu dans ses yeux, une lame sous la gorge de Yulia, un pistolet dans sa main, ses costumes parfaits, ses cheveux toujours bien coiffés. Voilà.
– C'est bon. Allons déloger Stanislav maintenant. les deux garçons me regardent un moment sans rien dire et nous nous remettons à marcher. Toute ma douleur et ma tristesse sont cachées au fond de mon esprit. J'y ai aussi mis les souvenirs concernants Yulia aussi. Il n'y a pas la place pour le deuil, pas maintenant. Il faudra attendre.
Dans la lumière du jour, le manoir a tout l'air d'une maison de contes de fées. Avec ses hauts murs blancs et son toit rouge provenants d'une architecture étrangère, un voyageur ne serait sûrement pas étonné d'apprendre qu'il y a une princesse qui y vit ou alors une famille de nains. Mais moi je sais ce que renferment ces murs. Tous les espoirs des cœurs brisés, un chef tyrannique et mes amis.
Irina est la première à venir à la porte quand Ivan pénètre dans le bâtiment. Raoul est resté à l'abri de la forêt. Il faut se débarrasser du contrôle de Stan avant qu'il puisse revenir.
– Natalya ! Tu vas bien ! elle se jette dans mes bras et instantanément son odeur m'apaise. Les boucles blondes de ses cheveux chatouillent mon menton et son visage se serre contre mon torse. Elle a passé ses bras autour de ma taille et je passe les miens derrière son dos. Sa voix se glisse alors jusqu'à mon oreille dans un murmure.
– Avant que tu fasses quoi que ce soit, il faut que tu saches que Stan a renoncé à son idée stupide.
– Ah bon ? la surprise me fait reculer un peu.
– Oui. Mais il y a autre chose qu'il faut que je te dise... sa voix s'éteint quand elle se rend compte de la présence de Stanislav.
– Bonjour, Novitchkova. Agréable balade ?
– Salut Stan. je lui adresse mon sourire le plus faux possible et serre la main d'Irina dans la mienne.
– Je vous laisse aller vous reposer ce soir mais vous êtes tous les trois conviés à la réunion de demain. Soyez-là.
– Les trois ?
– Je sais très bien que tu ne l'as pas tué. son ton est aussi froid que son regard. Il me glace le sang mais je lève un peu plus haut mon menton.
– Nous serons là.
Ivan est allé chercher Raoul et Irina m'a emmenée dans sa chambre pour que je me lave et me change. Elle peigne doucement mes cheveux sans rien dire et je souris faiblement quand nos regards se rencontrent dans le miroir de sa coiffeuse. Elle a tout dans ses yeux. L'amour, la confidence, la douceur. Elle me les transmet d'un seul coup d'œil. Je ne lui ai pas encore dit. Est-ce que je dois vraiment le faire ? En parler à voix haute ne ferait que rendre tout ça beaucoup trop... Officiel ? Ce qui est étrange pour quelqu'un qui a été enterré dans une forêt. Mais je ne veux pas le lui cacher. Elle a le droit de savoir.
– Il est mort.
– Tu es triste ?
– Un peu trop.
– Il n'y a jamais trop de tristesse, Natalya. Seulement un manque de place pour la contenir. elle glisse ses mains sur mes épaules et embrasse mon crâne dans un geste presque maternel. Je pose ma paume droite sur la sienne et lui sourit à travers le miroir. C'est dur mais pas impossible. Parce que les choses sont impossibles seulement quand on est désespérés.
– Avant que tu n'ailles voir Stan et les autres... Il faut que je te dise quelque chose.
– Oui ?
– Natasha a disparu. son sourire se fane et mes sourcils se froncent. Quoi ? Je suis sûre d'avoir mal entendu. Mais elle répète alors, avec plus de douceur encore.
– Natasha a disparu cette nuit. elle laisse tomber ses mains et je me lève. Elle m'a prêté une robe de nuit un peu trop longue dans laquelle je ne me sens pas vraiment à l'aise mais c'était apparement le seul vêtement à ma taille dans lequel il est convenable de dormir. Je soupçonne Irina de m'avoir dit ça juste pour me voir porter cette tenue.
– Tu es sûre de ce que tu dis ?
– Stanislav voulait lui parler pour je ne sais quelle raison et il a trouvé sa chambre vide.
– Mais elle ne peut pas être partie comme ça, si ?
– Elle ne se sentait pas bien. Yulia a toujours été la seule qui arrivait à lui faire garder les pieds sur terre. Elle avait besoin d'elle.
– Donc elle a fugué ?
– Il manquait de la nourriture et ses vêtements ainsi que ses armes et celles de Yulia.
– Mais elle va revenir. Elle doit revenir ! elle ne répond rien et me prend la main avant de poser l'autre sur ma joue. Ses yeux sont remplis de questions sans réponses et de mélancolie. Ce regard. Celui d'une fille qui se bat et qui continue de perdre les gens qu'elle aime. Je me demande si le mien est pareil. Nous restons comme ça un petit moment puis quelques coups sont toqués et elle va ouvrir la porte. Ches entre, suivi de Raoul et Ivan. Je devine que nous allons tenir notre conseil de guerre à nous.
Les survivants.
– Je ne pense pas que Stan se rende compte de ce qu'il fait, il est convaincu de faire bien. commence doucement Ivan.
– C'est bien ça le problème. Stan ne peut pas faire le bien, c'est un homme.
– Natalya !
– Quoi ? C'est vrai. Je ne dis pas que vous ne pourriez pas faire le bien. Mais lui, il en est incapable. Parce qu'il n'a jamais essayé de nous comprendre, nous, les femmes. Il est convaincu d'agir pour notre cause mais il ne veut pas nous laisser avoir notre mot à dire ?
– C'est dangereux. ajoute Irina. Et elle a raison.
– Alors qu'est-ce qu'il faut qu'on fasse ? demande Ivan.
– Les hommes aiment avoir le pouvoir. Il faut donc qu'il croit toujours être le chef. Mais sans l'être. C'est comme avec les enfants ; ils pensent tout savoir alors qu'ils ne connaissent rien. ma petite amie sourit doucement devant les regards sceptiques des garçons.
– Ivan, comment est votre relation à toi et Stanislav ?
– Meilleure que celle qu'il a avec vous j'imagine.
– Alors notre plan va devoir se reposer sur toi et moi.
– Comment ça ? intervient Ches, toujours l'air perdu.
– Je crois qu'Irina et Ivan vont jouer aux espions.
– Et vous, vous allez devoir agir comme si Stanislav était votre dieu.
Nous sommes tous tombés d'accord sur comment se déroulerait notre « mission ». Je n'aime pas vraiment la partie où Irina doit se rapprocher de Stanislav ni celle où Raoul, Ches et moi devons la jouer profil bas mais... Je crois que ça a des chances de fonctionner. Après ça, il suffira d'évincer Stan et de remettre Raoul à la tête de la rébellion. Quand ce sera fait, nous irons chercher Natasha. Et après ça... Hé bien, nous verrons. J'ai toujours envie de m'en aller loin d'ici avec Irina. Mais maintenant je me rends compte que je tiens autant à Raoul qu'à Ches ou Ivan.
Je suis toujours convaincue que c'est de la folie de vouloir détrôner le Tsar mais je pense que nous pourrons trouver une solution. Même si nous n'avons plus Yulia. Et je suis sûre qu'avec Raoul, tout se passera bien. Je lui fais confiance.
Dans un sens, je crois que si je n'avais jamais rencontré Irina, Yulia et Natasha, je ne serai pas dans cette situation actuellement. Mes deux parents seraient toujours en vie. Mon frère aussi. Je les détesterais toujours autant tous les trois. Je porterais ces corsets qui empêchent d'être naturelle et ces tenues qui donnent envie de vomir. Je me ferais peloter par des idiots comme Kolya ou Igor pendant que mon père signerait des gros contrats et ordonnerait l'exécution de telle ou telle personne. Je me rendrais à des galas et des soirées chic pour vendre mon image dans l'espoir d'attirer l'œil d'un homme pas trop vieux, pas trop pauvre, pas trop méchant, pas trop homme. De la musique mondaine serait jouée par un petit orchestre et ma robe se ferait sûrement soulever par une main baladeuse ou deux appartenant à un garçon sans éducation. Ou un homme en grand besoin de jeunesse. Et je les laisserais faire parce qu'une femme n'a aucun droit sur les hommes.
– Natalya, très chère, vous devenez de plus en plus belle chaque jour. Vous avez tout pris de votre père ! s'exclamerait alors grassement un de ces hommes haut-placés qui cherchent à caser leurs fils. Le père de Dmitri Belinski, ce vieil homme qui faisait des avances à toutes les filles âgées de moins de treize ans. Son fils n'était pas désagréable à voir. Mais dès qu'il ouvrait la bouche, il devenait instantanément stupide et ridicule. J'aurais pu devenir son épouse. J'aurais dû supporter sa connerie jusqu'à ma mort. Ou alors il m'aurait vendue à quelqu'un d'autre. À ce Piotr Doljiko peut-être. Bien que toutes les rumeurs sur lui disaient qu'il préférait les garçons. Avec de la chance, je serais tombée sur un mari qui m'aurait aimée. Ou au moins, un de ceux qui sont trop flemmards pour battre leurs épouses.
Peut-être qu'au lieu d'Irina, j'aurais rencontré une autre fille. Peut-être que j'aurais connu Yulia à la place de Natasha. Ou alors que mon amour aurait été à sens unique. Peut-être qu'ailleurs, une autre Natalya a refusé de participer au plan fou de ces trois filles hors du commun qu'elle a rencontré à un gala. Peut-être qu'elle se tient sur son canapé et regarde les informations qui diffusent des messages sur ces étrangères tout en secouant la tête, acquiesçant aux affirmations de son père stupide.
Peut-être que je serais tombée amoureuse de Stanislav. Il m'aurait épousée et je me serais rendue compte de ma bêtise. J'aurais rencontré Raoul et Ivan comme ça. Alors je me serais enfuie. Là, j'aurais fait la rencontre d'Irina. Le coup de foudre aurait été instantané. Stan serait mort. Estelle n'aurait pas mis les pieds dans notre pays. Anatoly m'aurait oublié aux dépens de son épouse ennuyante qu'il n'aurait jamais aimée. Et j'aurais vécu toutes ces aventures avec mes amis sans me soucier de tout ça.
– Il faut que tu dormes. souffle Irina à côté de moi. Dans la réalité, sa tête repose sur mon épaule et ses doigts sont entrelacés avec les miens.
– Je n'y arrive pas.
– Qu'est-ce qu'il se passe, mon cœur ? je souris à l'entente de ce surnom et embrasse son front.
– Je pense trop.
– Et à quoi est-ce que tu penses ?
– À ce que aurait été ma vie si j'avais pris d'autres décisions.
– Et qu'est-ce que tu en conclus ?
– Que cette version est la bonne, je crois.
– Alors dors. Parce qu'avec la fatigue, cela pourrait devenir la mauvaise version. J'entends le sourire dans sa voix. Elle commence déjà à se rendormir. Alors j'essaie de l'imiter.
Quand mes yeux se ferment, je vois Anatoly. Et j'entends Raoul. Les larmes roulent sur son visage détruit par la tristesse. C'est étrange. Ce n'est pas un souvenir mais un rêve. Un cauchemar. Parce qu'Anatoly se relève. Malgré la balle qui s'est logée dans son cerveau. Et il attaque Raoul. Son corps est disloqué, comme un pantin désarticulé. Il n'est plus humain. Et en même temps, c'est l'être le plus vivant que j'aie jamais vu. Il ne me fait pas peur. Il ne me rend pas triste. Mais énervée. Enragée.. Je me jette sur lui et soudainement, il ne s'agit plus de lui. Mais de moi. C'est mon visage qui se trouve en face du mien. Je ne peux pas m'empêcher d'être encore plus en colère. Je ressens le besoin de la blesser. Parce qu'elle est moi. Sauf qu'à peine je l'ai frappée, elle se transforme à nouveau. C'est Irina. Irina et son beau visage rempli de larmes et de traces de coups. Je veux la consoler, m'excuser. Je prend son visage délicatement entre mes mains. Mais elle s'efface à nouveau et c'est Estelle. J'entends son rire, sa peau contre la mienne. Elle a volé les lèvres d'Irina pour les poser sur ma gorge. Sur ma bouche. Je la repousse violemment et elle s'accroche à moi, laissant de longues marques ensanglantées sur mes bras. Et le souvenir d'un baiser sur mon corps.
– Lâche-moi ! je hurle, fort, trop fort. Mais c'est un rêve, il n'y a pas de demi-mesure.
– Jamais. elle chuchote, doucement, trop doucement. Elle est contre mon oreille, ses bras autour de mon corps. Elle est trop proche mais j'ai l'impression que rien ne pourrait l'empêcher de se rapprocher encore et encore. Je veux la repousser mais plus je me débats et plus nos corps fondent l'un en l'autre. Je crie à nouveau, la supplie de me laisser m'en aller. Mais c'est trop tard. Nous ne sommes plus qu'une seule et même personne.
Je me réveille dans l'espace protecteur des bras d'Irina. Je ne peux pas empêcher les larmes de couler sur mon visage mais elle est là pour les cueillir sur mes joues, du bout des doigts. Elle ne pose pas de questions, elle n'a pas besoin.
Et je me demande ce qu'il se serait passé si j'étais tombée amoureuse d'Estelle à la place d'Irina.
Je porte ma tenue habituelle composée d'un col roulé et d'un pantalon noir avec des bottes. Je suis coiffée comme d'habitude, c'est à dire que mes cheveux ont été sommairement brossés et placés en arrière par les mains délicates de ma petite amie. J'ai embrassé Irina et tenté de rire avec Ches au déjeuner. Mais malgré tout ça, j'ai l'impression de ne pas être moi-même. Je ne sais pas si c'est la mort d'Anatoly qui pèse sur mon subconscient ou le rêve que j'ai fait hier soir. Le plus étrange en soi n'est pas le fait que j'aie cauchemardé —ce qui m'arrive assez fréquemment— mais que, quand je me suis réveillée ce matin, mes bras étaient remplis de cicatrices. Je n'ai pas osé en parler avec Irina parce que je ne veux pas l'inquiéter. Ce qui est stupide je l'admet mais sur le moment, je n'arrivais pas à ne pas penser au fait qu'Estelle avait prit sa place. Quoi qu'il en soit, je lui parlerai après la réunion. Raoul, Ivan et moi devons voir Stan et ses petits copains pour je-ne-sais quelle raison. J'ai peur de m'énerver et de gâcher le plan d'Irina et d'Ivan parce qu'il faut l'admettre, c'est souvent ce qui arrive. Je suis douée pour tout rater.
Notre quatuor s'installe à la même table où s'était tenu mon parloir ridicule. Le groupe de Stan, composé d'un grand brun à l'air hagard et de deux filles presque identiques aux yeux bleus glacials et aux cheveux presque blancs prend place en face de nous. Bien évidemment, Stanislav se poste au bout de la table, à l'exacte opposée de Raoul. Ils étaient meilleurs amis avant. Peut-être est-ce toujours le cas ? Maintenant que j'y pense, je ne les ai jamais vu agir comme tel. Je crois que c'est en partie à cause de leurs tempéraments. Raoul n'a jamais montré quelconque signe de tendresse envers Yulia ou Stan. Il n'a jamais parlé d'Anatoly. J'imagine que c'est parce qu'il n'en ressent pas le besoin. Il les aime sans le leur dire. Il garde ses sentiments secrets. Il est doué pour ça. Tandis que Stanislav, toujours dans son ombre, a toujours tout fait pour apparaître comme le chef. Il s'est servi de lui. Ce n'est pas un meilleur ami digne de ce nom. Heureusement que Raoul a encore Ivan. Et nous.
– A l'ordre du jour: l'élection du nouveau chef et la punition des traîtres. commence le garçon aux cheveux bruns.
– Quoi ? L'élection ? Quelle élection ? demande Raoul en fronçant les sourcils.
– Nous avons pensés que nous pourrions régler ce conflit de manière démocratique. explique la première fille blonde sans même se donner la peine de nous regarder.
– Parce que c'est ce que nous voulons tous au fond, non ? Une démocratie. ajoute la deuxième en remettant ses cheveux en place.
– Qui va voter ?
– Tout le monde présent dans ce manoir.
– Qui va se présenter ?
– Moi. Et toi. le blond lui sourit, méchamment. Sous la table, je glisse ma paume dans celle de Raoul. Il faut qu'on s'en tienne au plan. Qu'on laisse Ivan gérer ça.
– Et quand tu parlais des traîtres ? demande Ches pour changer de sujet.
– Natalya Novitchkova et Raoul Sivakov. énonce le brun en nous regardant avec des yeux perdus. Comme si nous n'étions pas dans la même pièce, au même moment. Comme si c'était la première fois qu'il nous voyait. Ce qui est étrange vu que nous sommes ici depuis quinze minutes au moins. C'est absurde mais quelque chose cloche ici.
– De quoi sommes-nous accusés au juste ? j'essaie de garder une voix calme et posée malgré la situation.
– Vous avez été tous deux impliqués dans les plans d'Anatoly Novitchkov. Et vous possédez un lien de sang et de mariage.
– Nous ne nous sommes pas mariés. Et j'ignorais tout de ses intentions. répond Raoul en souriant lui aussi.
– Je ne suis pas coupable des actes de mon frère. je ne parviens qu'à former un mince rictus pour contrebalancer avec le ton sec que je viens d'utiliser.
Le silence est glacial, comme le regard que Stan glisse sur nous. J'essaie de me l'imaginer à l'époque où il était encore ami avec Raoul. Quand ils étaient jeunes et qu'ils n'avaient pas conscience du monde qui les entourait. Je n'ai pas de peine à visualiser Raoul avec ses cheveux en bataille, son visage et ses genoux remplis d'écorchures, guidant Ivan et Stan dans les ruelles des quartiers pauvres ou dans les couloirs du manoir. Son rire retentissant contre les murs et son sourire remplit d'innocence. Stanislav qui court derrière lui, déjà plus grand et plus fort que ses amis. Il les suit tout en souriant, surveillant les deux plus jeunes. Ça devait être un bon meilleur ami, défendant les plus faibles. Qu'est-ce qu'il s'est passé pour que tout change autant ?
– Votre groupe devra être tenu à l'écart des autres. Et pour Natasha Kosma, j'ai envoyé des gens la chercher. Elle ne devrait pas avoir gambadé trop loin. Cette pauvre fille est complètement paumée. ils rigolent tous et je ne peux retenir les éclairs dans mes yeux. Je me lève d'un coup.
– Calme-toi, Novitchkova. Ou je te renvoie en isolement.
– Je n'ai rien dit, Loukjov.
– Je n'aime pas tes manières. Nina va vous raccompagner dans votre aile du manoir. la première fille blonde se lève et nous offre un sourire mesquin tout en nous indiquant de la suivre. Nous sortons tous les quatre de la pièce mais au dernier moment, Ivan se retourne vers Stan.
– Hey, on peut parler ? Toi et moi ? son sourire est doux et sincère, amical. C'est du Ivan tout craché. Toujours gentil.
– Bien sûr. l'expression de Stan semble s'être radoucie instantanément. Mais je n'ai pas le temps d'en voir ou entendre plus car la porte se referme sur eux et la fameuse Nina nous guide déjà à travers les couloirs. Je prie pour que tout se passe bien pour Ivan.
Je ne connaissais pas cette partie du bâtiment. Les autres non plus apparemment, mis à part Raoul. Elle ressemble en tous points au reste du manoir excepté pour l'absence totale de décoration. Ici, il n'y a aucun tableau, aucun tapis, aucune trace d'une vie précédente. Juste des meubles remplis de poussière. Mais ça me convient à merveille. Nina, quant à elle, s'en est allée et sa sœur a accompagné Irina jusqu'ici.
– On va vivre à cinq ici alors que de l'autre côté ils sont une trentaine ! C'est une aubaine ! s'exclame Irina en se laissant tomber sur un énorme divan, faisant se soulever au moins trois kilos de poussière. Je me couvre le visage avec le bras et ne peux m'empêcher de sourire. Et de tousser. Je ne sais pas depuis combien de temps ces meubles se trouvent ici mais il y a vraiment beaucoup de poussière. Raoul se met soudainement à courir et se jette dans une pièce avant d'hurler très fort :
– C'est ma chambre ! nous nous dévisageons tous avant de l'imiter, nous élançant vers les portes restantes. Nos rires froissent le silence et les bruits des corps se laissant tomber sur les épais matelas retentissent bientôt de partout.
J'oublie pendant quelques minutes tout ce qui se passe autour de nous. La réalité froide qui pèse sur nos épaules. Et je ne pense qu'à rire avec ces personnes que je n'aurais jamais dû rencontrer. Ches me lance un oreiller rempli de poussière et sûrement de bactéries alors je me redresse et saute sur lui, le faisant chuter sur le matelas où Irina ne peut empêcher son doux rire de résonner. Raoul et Ivan nous rejoignent. C'est comme si on retombait tous soudainement en enfance. Nous ne sommes pas des rebelles, nous avons tous huit ans. Et on joue dans cette énorme portion de cet énorme manoir. On est seuls au monde. Seuls contre le monde. Nos parties de cache-cache durent jusqu'à ce que le soleil se couche. Et quand nous allons manger dans le réfectoire avec tous les autres, nos joues sont rosies par l'effort et nos côtes souffrent d'avoir autant ri. Et pendant le repas, nous ignorons royalement les regards curieux que nous lancent les rebelles. Je sais bien que dès demain, cet état d'euphorie aura disparu. Nous serons à nouveau les bouc-émissaires de Stan. Mais nous voulons profiter de ce court instant de liberté. Alors avant de retourner dans notre aile, Irina et Raoul piquent quelques paquets de gâteaux dans la cuisine et nous formons un cercle dans le salon. Couchés côte-à-côte, nous mangeons en parlant de tout et de rien. Et c'est extrêmement agréable.
– Pourquoi personne ne vient ici ? demande Ches, allongé sur le ventre entre Raoul et moi.
– C'est là que Yulia, Sayumi et sa mère ont toujours vécu. Les rebelles avaient donc élu domicile dans l'autre partie du manoir. Quand mes parents sont morts, j'ai décidé que ça resterait comme ça. Et je suis heureux que Stan n'aie pas changé d'avis. la voix de Raoul est traînante. J'imagine qu'il doit se rappeler de son enfance ici.
– Sa chambre était ici ? collée contre moi, je sens qu'Irina est remplie de curiosité.
– Celle que tu as choisie. C'était la sienne.
– Elle te manque ?
– Souvent, oui. il nous adresse un petit sourire et je vois Ches bouger un peu pour se rapprocher de lui. Natasha devrait être ici avec nous. Mais elle reste introuvable. Machinalement, je caresse du bout des doigts les cicatrices qui parcourent mes avants-bras. Irina a dû le remarquer parce qu'elle glisse sa paume sur ma main et frôle à son tour les lacérations.
– Qu'est-ce qu'il s'est passé ? demande-t-elle, douce et inquiète.
– J-je me suis fait ça hier soir, en dormant.
– Ah bon ? Pourquoi tu ne me l'as pas dit ?
– Ça m'est simplement sorti de la tête, ne t'inquiètes pas Irka. je l'embrasse sur la tempe et elle acquiesce.
Sans prévenir, elle se met alors à chanter une berceuse. C'est une mélodie que je ne connais pas mais peu importe, la douceur de ses mots et de sa voix suffisent à m'apaiser. Nous nous serrons tous les uns contre les autres et chantonnons avec elle jusqu'à ce que le sommeil vienne nous cueillir.
Cette nuit, je refais le même cauchemar. Mais cette fois je repousse volontairement Irina pour me jeter dans les bras d'Estelle. Et elle s'accroche à mon dos. Elle y plante ses doigts, ses ongles qui se transforment en griffes gigantesques. Et son rire, cynique, inquiétant, résonne dans mes oreilles. Je veux fuir mais j'en suis incapable. Je lui appartiens maintenant. Je suis à elle. Quand je me réveille, je sens les palpitations de la chair à vif, descendant de mes épaules jusqu'au bas de la colonne vertébrale. La douleur m'empêche de bouger durant quelques minutes avant que je me décide à enfin me lever pour constater les dégâts. Je me glisse jusqu'à la salle de bain et relève mon pull pour admirer les plaies ouvertes qui remplissent mon dos. Mais qu'est-ce qu'il m'arrive ?
– Tu t'es salement amochée.
– Ches ?
– Assieds-toi là, je vais te soigner. il pointe le bord de la baignoire du menton et j'obéis en enlevant complètement mon pull.
– Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Tu t'es fait ça toute seule ?
– Je crois... Je crois que ça vient de mes rêves.
– Quoi ?
– Ces deux dernières nuits, j'ai rêvé d'Estelle. Et dans mes cauchemars, c'est elle qui me faisait ça. je bégaye un peu, n'étant pas sûre de comment l'expliquer.
– Les bras aussi ?
– Oui. il se penche sur les cicatrices et les caresse délicatement du bout des doigts. Quelques secondes plus tard, elles disparaissent avec une douleur insignifiante.
– Tu crois que ça pourrait faire partie de ses pouvoirs ? je passe une main légère là où, quelques instants auparavant, la chair cicatrisait.
– Ça n'existe pas. Des gens qui peuvent pénétrer dans les rêves des autres. La tête, c'est quelque chose. Partager des souvenirs, tout ça. Ça c'est connu. Mais agir comme ça sur le corps d'une autre personne ? C'est impossible. On ne s'amuse pas avec les rêves. On finit toujours par devenir leur prisonnier au bout du compte. m'explique calmement Ches en posant ses mains sur mes blessures. Et si Estelle avait réussi à les apprivoiser ? Elle serait inarrêtable.
– Moi aussi j'ai rêvé d'elle. murmure quelqu'un derrière nous. Raoul se tient dans l'encadrement de la porte. Il la referme silencieusement et s'approche.
– Tu es aussi blessé ? demande Ches en fronçant les sourcils. Sans rien dire, Raoul relève à son tour son t-shirt et le dégoût me tord l'estomac. Sur toute la largeur de sa côte, la peau a été comme déchiquetée. On pourrait presque voir ses os. Il titube et s'assoit à même le sol.
– Comment tu as fait pour tenir toute la journée avec ça ?
– Je viens de me réveiller. sa voix est un voile délicat. A peine plus bruyante que le silence. Ches le force à se coucher sur le tapis et pose ses mains miraculeuses sur son corps. L'une sur sa joue et l'autre sur sa blessure. La lueur d'inquiétude dans son regard est touchante. Je m'agenouille de l'autre côté de Raoul et dispose un linge humide là où on me l'indique. Mais les pouvoirs de Ches ont des limites. Et il n'est pas capable de réparer en profondeur les tissus qui forment la peau du brun.Il dit que cela mettra plusieurs semaines à guérir. Et que les cicatrices resteront sûrement à vie.
Je ne sais pas trop combien de temps nous restons tous les trois comme ça, sur le carrelage froid de la salle de bain. Moi, tenant une lingette et Ches, tenant la vie de Raoul. Mais c'est Irina qui nous découvre en voulant prendre une douche après son réveil.
– Qu'est-ce que vous faites ?
– Vyacheslav nous répare. réponds doucement Raoul, incapable de parler plus fort. Il est vraiment affaibli.
– Vous vous êtes battus ?
– Ça date de quand on a affronté Estelle ! Nos cicatrices nécessitent plusieurs sessions de soins. je lui offre un sourire qui se veut rassurant et elle hausse les épaules. Elle ne me croit pas mais elle ne cherche pas plus à savoir ce qu'il s'est passé. Je veux la protéger. Je lui dirai tout quand on aura découvert ce qui nous arrive. Pour le moment elle doit se concentrer sur Stan et l'avenir de la rébellion. Nous, on s'occupe d'Estelle. J'imagine que Ches et Raoul doivent penser la même chose car ils n'ajoutent rien.
Durant la journée, j'accompagne Raoul pour rencontrer les rebelles. Il dit que c'est un peu une campagne électorale. Je ne sais pas vraiment ce que cela signifie mais ce n'est pas grave. Je découvre un nouveau Raoul. Trois fois plus charismatique. Trois fois plus leader. Il connait tout le monde par leurs prénoms, leur pose des questions sur leur santé ou ce qu'ils ont fait la veille. On dirait une sorte de grand frère. Avec ceux qui sont plus âgés que nous, il discute du bon vieux temps. Tandis qu'il réserve aux plus jeune que nous des paroles sages et avec de l'humour.
J'aime bien ce Raoul. Mais j'ai toujours de la peine à comprendre l'aisance qu'il a pour cacher ses émotions. Alors que Natasha était désespérée, il s'est rapidement remis de la mort de Yulia. Et maintenant, il agit comme si Anatoly n'avait jamais existé. Cela ne fait que deux jours. J'ai sans cesse envie de pleurer et de hurler et lui, on dirait que ce ne l'atteint même pas. Il est incroyable. Il est fort. Sûrement le plus fort de nous. Il a vécu tant de choses qu'il n'aurait pas dû connaître, tant de souffrances. Pourtant il se tient toujours là, bien droit devant moi, avec son crâne rasé et son sourire éclatant. Il rigole, serre des mains, tapote des épaules.
Alors que nous retournons dans notre aile du bâtiment pour y retrouver Ches, nous nous faisons intercepter par Ivan. Il nous regarde en souriant mais ce n'est pas le même sourire bienveillant et sincère que d'habitude. Il parle quelques secondes avec Raoul avant de se tourner vers moi.
– Natalya, je peux te parler ?
– Bien sûr. il regarde Raoul avant d'ajouter:
– Seul à seule ? j'acquiesce et le suis. Il m'emmène dans le jardin du manoir où le soleil brille avec ardeur. Il semble différent. Pas vraiment Ivan. Pas vraiment présent.
– J'aurais dû tout te dire plus tôt. Mais tu endurais quelque chose de difficile et je ne voulais pas t'ajouter ça.
– De quoi est-ce que tu parles ?
– J'ai des choses à t'avouer, Natalya. Et il est temps que nous soyons sincères l'un avec l'autre.
– C'est une question de confiance. Je te fais confiance parce que je sais que tu es une personne intelligente. Et tu dois me faire confiance à ton tour. son attitude est étrange et je n'aime pas la manière dont il s'exprime. Ce n'est pas Ivan. Pas vraiment.
– Je te fais confiance, Ivan. Alors dis-moi ce qu'il se passe s'il te plaît.
– Je vais tout te raconter. Tout ce que je sais. Mais tu dois jurer de ne rien dire. Ni à Irina, ni à Raoul, ni à Ches. Je leur expliquerai moi-même, quand le moment sera venu.
– Promis. Maintenant explique-moi.
Je croise les bras sur ma poitrine et fronce les sourcils mais il ne se met pas à parler tout de suite. D'abord, il fait un petit tour dans le jardin. Cueille une fleur fanée, replace une mèche dans son chignon, chasse la neige d'une branche. Puis son regard se braque sur moi. Et il revient se poster face à moi avant de m'entraîner sur un banc en pierre.
– C'est moi qui ai tué les parents de Raoul. Et j'ai laissé partir Estelle.
– Quoi ? la surprise m'étouffe.
– Stan m'a demandé de le faire, alors je l'ai fait.
– Tu fais partie de son camp ?
– Nous sommes tous dans le même camp, Natalya.
– Non. Où est Natasha ?
– Loin. Elle est protégée, endeuillée et loin d'ici.
– Comment je pourrais en être sûre ?
– Parce que je te fais confiance et que tu me fais confiance. il me sourit et me tend la fleur qu'il a auparavant cueillie.
– Stanislav est mon meilleur ami. Il veut le meilleur pour la rébellion et moi aussi. L'ignorance de Raoul a tout fait rater.
– Pourquoi vous avez laissé Estelle partir ?
– Stan s'est dit qu'elle lui serait redevable.
– C'est le cas ?
– Les négociations sont en cours.
– Raoul te fait confiance. Il te considère comme son frère. Mais toi, tu as tué ses parents. Il a tout perdu par ta faute.
– Ne rejette pas la faute sur moi, Natalya. Rien de tout ça n'était prévu. Mais il faut savoir faire des sacrifices.
– Comme Yulia par exemple ?
– Si elle est morte, c'est de ta faute. les mots sont violents. Je le savais déjà mais personne n'avait encore osé me le reprocher de cette manière. Il n'a pas haussé le ton, il a énoncé un fait. Et ça fait mal.
– Pourquoi tu me dis tout ça maintenant ?
– Parce que quand Stan et Estelle se seront mis d'accord, tu devras à ton tour choisir qui suivre. Raoul ne deviendra pas chef à nouveau. Les rebelles savent qu'il n'est plus fiable et ils ont besoin de quelqu'un qui pourra les guider dans l'obscurité. Je sais que tu comprends là où je veux en venir.
– Oui, je comprends très bien. Tu veux que je le trahisse à mon tour.
– Trahison. Tu n'as que ce mot à la bouche ou quoi ? Tout n'est pas question de loyauté, Natalya. Mais d'adaptation.
– Je refuse de m'adapter à une société où, une fois encore, des gens veulent prendre des décisions pour moi. Vous n'êtes pas plus différents que tous ces hommes qui dirigent notre monde. Vous n'écoutez jamais l'avis des autres, vous vous battez dans un combat qui n'a aucun sens juste parce que vous êtes égoïstes !
– Dis-moi ce que l'on pourrait faire alors ?
– Laisser une femme ou quelqu'un qui les écoute diriger cette organisation. Ce serait déjà bien. Et arrêter votre jeu de manipulation malsain. Comment voulez-vous avoir ne serait-ce qu'une infime chance de battre le Tsar si vous n'êtes pas unis ? Vous allez tous mourir.
– Je vois que tu as choisis ton camp, Natalya.
– Je l'avais choisi dès le premier jour, Ivan. J'étais prête à suivre Yulia et Natasha. Pas un idiot comme Stan. J'agis en pensant à ma protection. Et celle d'Irina.
– Tu serais donc prête à abandonner Raoul et Vyacheslav ?
– Ils sont assez grands pour savoir prendre les bonnes décisions il me semble. je me lève et fais quelque pas pour m'éloigner de lui. Tout ça est insensé. Il y a tellement de complots, tellement de tromperies. Quand Raoul saura, il va être anéanti. Il ne mérite pas ça. Je suis tellement énervée. Enragée.
– Si nous voulons partir, qu'est-ce que vous allez faire ?
– Moi ? Je ne ferai rien. Mais rien ne me garantit que Stan ne voudra pas t'arrêter. Il te considère comme un danger. Une faille dans son plan.
– Ça tombe plutôt bien parce qu'il en est une aussi dans le mien. cette fois je m'en vais pour de bon. Il faut que je me dépêche de trouver Irina. Je dois l'emmener loin d'ici une fois bonne fois pour toutes. On se débrouillera pour passer la frontière et on ira en Europe. Ou en Afrique. Peut-être qu'on pourrait partir à la recherche de Natasha.
J'arrive enfin à notre étage mais toutes les pièces sont vides. Et si Stan et ses sbires avaient profité de ma discussion avec Ivan pour mettre la main sur elle ? Je trouve un vieux sac de voyage et fourre des vêtements propres à l'intérieur. Quand je ressors de la pièce je me heurte à Ches. Son regard oscille entre le sac et moi et ses sourcils se froncent.
– Bah alors Natalya, qu'est-ce que tu fais avec ce sac de voyage ?
– Je m'en vais.
– Pardon ? il éclate de rire mais c'est bizarre, ça sonne faux.
– Ivan est un traître. Stan va tous nous tuer. Il faut qu'on s'en aille. Tu sais où se trouve Irina ?
– Elle prend le thé avec Nina je crois. Mais c'est quoi cette histoire de-- je ne l'écoute pas plus longtemps et descends les marches quatre à quatre jusqu'au réfectoire. J'abandonne mon sac dans l'entrée et repère Irina, ma Irina, qui rigole doucement en compagnie de la fille blonde et austère qui fait partie de l'équipe de Stan. Je m'approche d'elles rapidement et quand ma petite amie me voit, je lui indique de me rejoindre à l'extérieur. Elle sourit, s'excuse auprès de sa nouvelle amie et me retrouve dans le couloir.
– Qu'est-ce qu'il se passe mon cœur ?
– On s'en va. Je t'expliquerai en chemin mais il faut qu'on parte d'ici, d'accord ?
– Je prend mon manteau et j'arrive ! sans questionner un seul instant ma demande je la vois s'élancer dans les escaliers et revenir à peine quelques secondes plus tard couverte par son épais manteau en fausse fourrure blanc. Je glisse ma main dans la sienne et l'entraîne à l'extérieur. Il faut qu'on s'éloigne le plus possible avant que je puisse lui dire quoi que ce soit. Il faut que je la protège coûte que coûte. Qu'elle ait la vie qu'elle mérite. Mais au bout de cinq minutes, elle s'arrête et retire sa paume de la mienne.
– Attends Natalya, est-ce que tu peux quand même me dire ce qu'il se passe ? Pourquoi on s'en va ? Où sont Ivan, Ches et Raoul ?
– Ivan est avec Stan, il nous a trahis. Je n'ai pas eu le temps de prévenir Ches et Raoul, il faut qu'on fuit avant qu'ils ne nous retrouvent.
– Qu'est-ce qu'il va arriver sinon ?
– Stan me tuera sûrement. Et toi... Je ne préfère pas y penser.
– Tu as prévu quelque chose ? On ne peut pas juste fuir.
– Je sais bien mais il n'y a rien d'autre à faire, si ? Rester là-bas c'est du suicide !
– C'est pour ça que tu as abandonné Raoul et Ches ?
– Quoi ? Mais je ne les ai pas abandonnés !
– Si, Natalya. Ils sont aussi en danger que nous ! J'y retourne. elle me tourne le dos et se met à marcher d'un pas décidé. J'attrape son poignet et la retiens.
– Lâche-moi. Je vais les chercher. Ce sont nos amis, ils ont besoin de nous. Tu peux attendre ici si tu veux.
– Irina... Mon amour, n'y va pas. Je t'en supplie. je soupire mais elle est obstinée. Alors je la regarde partir. Je sais qu'elle reviendra, avec ou sans eux. Je sais qu'elle sentira si le danger est trop important. Je lui fais confiance. Mais je ne peux empêcher l'angoisse enfler dans ma gorge. Je décide que si d'ici la nuit elle n'est pas revenue, j'y retournerai. Pour elle.
Le temps est long. Horriblement long. Dans le froid et le silence il n'y a rien pour m'empêcher de penser à Yulia et Anatoly. Ils me manquent horriblement. J'aimerais qu'ils soient là pour m'aider. J'aimerais que les choses se soient passées différemment. J'aurais voulu profiter plus longtemps d'eux, passer plus de temps avec eux. J'aurais aimé apprendre à les connaître. J'aurais tellement voulu avoir de vraies discussions, de vrais liens avec eux. Même si Anatoly était mon frère, je n'ai jamais rien vraiment su de lui. Juste ce qu'il voulait que je pense. Et Yulia avait tellement de secrets pour moi ! Je ne serais même pas capable de citer sa couleur préférée ou son chiffre porte-bonheur si on me le demandait. J'aimerais éviter que tout cela se produise à nouveau. Je veux chérir et protéger mes amis. Je regrette d'avoir refusé de suivre Irina. Elle a toujours été plus intelligente et sage que moi. Je ne suis qu'une gosse. Si maman était là, elle me reprocherait pour sûr mon manque d'idées. Elle me dirait, que si j'ai choisi la voie de la rébellion, je devrais au moins le faire correctement. Elle ne savait pas encourager. Seulement émettre des critiques. Papa ne me regarderait sûrement même pas en disant que je devrais tout arrêter et accepter mon destin de femme. Je ne suis pas sûre qu'il m'aie déjà vue avant que je le tue. Il ne levait jamais les yeux sur moi. Ce regard que j'ai appris à tant haïr ne m'a jamais été destiné. Je crois que j'étais jalouse. Parce que j'aurais voulu être un fils pour lui. Et qu'il pense du bien de moi. Comme maman. Mais je n'étais qu'une fille. Un fardeau disgracieux. De toute manière, tout ça ne compte plus. Ils sont morts. Je les ai tués. Parce que j'étais incapable de leur offrir ce qu'ils voulaient. Je leur ai tout pris. Je n'ai pas de regrets concernant leur mort. Je me dis juste que j'aurais pu prolonger leurs souffrances pendant un peu plus longtemps.
– Natalya ! Cours ! la voix d'Irina m'arrache à mes regrets et je me lève d'un coup. Elle se rapproche rapidement. Elle fuit. Derrière elle, pas de Raoul ni de Ches. Mais une dizaine de personnes armées qui foncent dans notre direction. Je n'ai pas besoin de donner l'ordre à mes jambes pour qu'elles me guident d'elles-même jusque dans la forêt. Bientôt, Irina est à mes côtés. Je prend sa main, la serre le plus fort que je peux et l'entraîne entre les arbres.
La neige nous ralentit un peu mais je suis plutôt agile et parvient aisément à éviter les branches qui tentent de nous barrer la route. L'adrénaline fait battre mon cœur à tout rompre et me permet de courir à une vitesse à laquelle je ne me serais jamais vue aller. Les cris de nos poursuivants résonnent derrière nous. Je savais que c'était une mauvaise idée. Je le savais. Mais je ne peux rien faire face à une Irina bornée. Elle peut être aussi têtue qu'une mule quand elle le décide.
– On va se rendre à l'entrepôt, d'accord ? j'essaie de parler assez fort pour qu'elle m'entende mais mes paroles sont coupées par ma respiration saccadée. Néanmoins elle semble me comprendre car elle hoche de la tête et continue de me suivre même quand je tourne abruptement à gauche. On glisse alors dans une pente et je m'arrête pour la tirer contre moi sous une corniche. Normalement, d'ici ils ne devraient pas nous voir. Mais je pense alors aux traces dans la neige.
– Écoute Irka, il faut que j'aille jusqu'à l'entrepôt pour qu'ils ne retrouvent pas nos traces. D'accord ? Tu es en sécurité ici.
– Non. Reste. On se battra ensemble s'il le faut. Mais on ne se sépare pas. elle entrelace ses doigts avec les miens et dépose un baiser désespéré sur la commissure de mes lèvres. Je presse mon front contre le sien et acquiesce lentement.
Ma main libre se pose sur le pistolet que je garde toujours à l'arrière de mon pantalon et je sens les lames dans mes bottes. Héritage de Yulia et Natasha. Apprentissage de Raoul. Le silence autour de nous est terriblement lourd. Le calme avant la tempête. Et soudainement, les cris et bruits de pas retentissent tout autour de nous. Ils sont là. Irina tends sa main, écarte les doigts, les replie, les ouvre une nouvelle fois. Quinze. Nous ne sommes que deux. C'est un pari risqué. Mais depuis le début, nous n'avons fait que ça, des paris risqués. On peut s'en sortir. Je glisse mon index sur mes lèvres pour lui indiquer de rester silencieuse et me détache un peu d'elle. Je lui tends deux couteaux et sort la tête de la corniche. Il ne reste que cinq personnes en haut de la butte. Les autres ont dû continuer. On peut le faire. Je n'ai qu'à tirer rapidement, quatre fois, et ensuite nous partiront par le bas du talus. On peut le faire.
Je sors mon arme, vise, tire. Un garçon tombe à terre. Il n'a pas plus de treize ans. Mon cœur se serre et je réitère mon geste. Cette fois c'est une adolescente. Elle doit avoir mon âge. Déjà, leurs amis descendent la pente. Avec une précision incroyable, un des couteaux que j'ai donné à Irina va se loger directement dans la tête d'une fille aux cheveux courts. Pendant ce temps, j'abats un autre garçon. Il ne reste plus qu'une fille. Une enfant. Elle reste en haut du talus, elle semble totalement tétanisée. Nous avons tué des enfants. Des enfants. Irina prend ma main et m'attire à l'extérieur de notre abri. Nous nous mettons à courir à nouveau. Mais ils ont déjà retrouvé notre trace. J'entends des cris, des pleurs. C'étaient des enfants. Ce sont des enfants.
Nous débouchons sur une plaine. C'est impossible de faire marche arrière. L'orée de la forêt se trouve à moins de trois cents mètres. On peut y arriver. Ce n'est qu'un pari risqué de plus. Juste un pari. Tout ça, c'est un jeu.
– Natalya ! je me retourne sous la surprise de l'alerte et esquive de justesse le carreau d'arbalète qui frôle ma peau et mon oreille, arrachant sur son chemin un peu de peau. Je soupire de soulagement et me remet à avancer mais Irina ne me suit plus. Je me retourne dans ma course et m'encouble en arrière, tombant à la renverse sur le sol dur. Elle est aussi à terre. Les enfants ont arrêté de nous poursuivre. J'ai compris pourquoi quand je suis tombée. C'est un lac gelé. Et il a l'air d'être fragile. Il faut qu'on rejoigne le bord au plus vite. Il faut se relever.
Je me dépêche de rejoindre ma petite amie mais je me rend compte que c'est trop tard. Trop tard. Trop tard. Trop. Tard. L'arbalète n'a pas tiré qu'une seule fois. J'attrape la paume d'Irina et colle mon visage contre le sien. Sa respiration est rare et saccadée. Je veux l'aider mais mon corps est figé. Il n'y a rien à faire. Je le sais bien. Alors je serre sa main. Elle est encore chaude, tout comme son visage à cause de l'effort. J'écarte ses beaux cheveux blonds emmêlés, caresse sa peau de porcelaine et observe le bleu de ses yeux. Ils me rappellent l'océan, le ciel. La joie d'être libre et en vie. Les derniers rayons de soleil s'y reflètent, les faisant briller un peu trop pour ce qu'elle est. Une poupée inanimée. Un corps délicat. D'où la vie s'échappe. Je pourrais rejoindre le bord et fuir avec elle mais elle a besoin de soins médicaux que je ne peux pas lui offrir. Le carreau est là, planté juste en dessous de son cœur. Si elle souffre alors son visage ne traduit aucune expression de douleur. Elle a l'air vaguement soulagée.
– S'il te plaît... Reste avec moi. Irina... un faible sourire fend son si beau visage en deux. Malgré la mort qui l'habille elle parvient à rester aussi magnifique, non, sublime, et distinguée que dans n'importe quelle autre circonstance. Une vraie reine. Ma reine. Je ne sais pas si c'est sa beauté ou la neige tout autour qui me glace le sang. Comment suis-je censée faire si elle aussi me laisse ? Si seulement Ches était là. Si seulement il pouvait la sauver. Il suffirait qu'il pose ses paumes sur son abdomen et elle serait à nouveau ma Irina. Avec son sourire, ses beaux yeux pétillants, son amour sans limites. Il faut qu'elle revienne. Il faut qu'elle reste. Je n'y survivrai pas. Par pitié, Ches. Pitié.
– Pitié... je n'arrive pas à pleurer. Ma voix est brisée mais je n'ai pas envie qu'elle me voit faible. Je veux que la dernière image qu'elle aie de moi soit celle d'une fille sûre d'elle et forte. Mais je suis une loque. Une épave. Je rêvais d'une liberté que seule, je n'aurais pas su m'offrir. Est-ce vraiment cela la liberté ? Dépendre des autres ? Je n'ai jamais été à la hauteur d'Irina. Ni de Natasha, Yulia ou Raoul d'ailleurs. J'ai été un poids pour tous. Dès le départ. J'aurais dû écouter Anatoly. J'aurais pu le sauver lui aussi. C'est de ma faute si Yulia est morte. Si Natasha a pété un câble. Et c'est de ma faute si Irina est allongée là, dans une marre de sang, sur la neige silencieuse. Je n'ai pas appuyé sur le bouton, je n'ai pas tenu ces couteaux, je n'ai pas pressé sur la gâchette mais c'est moi qui les ai tués.
– J'aimerais m'appeler madame Irina Novitchkova un jour, tu sais ? elle murmure doucement. Si doucement. Mais autour de nous il n'y a que la neige comme témoin.
– Pourtant Platonova c'est bien plus charmant comme nom de famille, non ?
– Il y a trop de Platonov. Et puis Natalya Platonova ? Non, ça ne sonne pas bien. Par contre nos enfants pourront s'appeler Novitchkov-Platonov...
– Nos enfants ?
– Deux garçons et une petite fille. Ou deux. Voire trois. Ils s'appelleront Anatole, Natacha et Jules.
– Jules ?
– Yulia, Julia... Jules. C'est français.
– Ça me plaît.
– Promets-moi que nous nous marierons.
– Je te le jure.
– Et que nous aurons des enfants. Je sais qu'on est toutes les deux des filles donc ça sera compliqué mais on pourrait en adopter, non ? Les sauver d'une vie désagréable et en faire de bonnes personnes.
– Ils seront les meilleures personnes de l'univers, je te le promets.
– Natalya ?
– Oui, mon ange ?
– Je t'aime.
– Je t'aime aussi, Irina Platonova. Je t'aime. Je t'aime. Je t'aime. Je t'aime. je pose ma tête contre sa clavicule et ravale mes sanglots.
Sa beauté se fane comme une fleur en décembre. Ses beaux yeux perdent de leur éclat et son corps se refroidit doucement. Il est trop tard. Nous n'aurons jamais d'enfants. Nous ne nous marierons jamais. Ses rêves et ses espoirs d'une vie meilleure ont été bousillés. Malgré moi, je n'arrive plus à me retenir. Les larmes jaillissent de mes yeux comme des chutes d'eau et je m'accroche désespérément à elle. Je sais qu'elle ne reviendra pas. Mais elle me manque déjà tellement. A quoi bon continuer de se battre ? Alors que la seule raison de mon combat vient de mourir dans mes bras ?
Il faut que je me fasse à l'idée. Tout ça, c'est de ma faute. Si Yulia est morte, si Natasha a tout abandonné, si Irina est allongée là dans la neige. J'aurais dû les écouter, épargner leurs vies. Mais à la place j'ai été égoïste. J'ai privilégié mes rêves idiots à leur liberté. J'ai sacrifié mes amis, mon frère, l'amour de ma vie dans une lutte dont je ne savais rien.
J'ai tellement de haine. Elle me ronge. La vengeance n'est pas quelque chose d'agréable. Elle est comme la jalousie; empoisonnée. Plus tu as de sang sur les mains et plus tu en désires. Les regrets, les remords, la mort. Ce sont les ingrédients qui font que je ne peux pas abandonner. Parce que j'ai acquis un goût pour le sang. Parce que j'ai appris à me battre. Parce que je n'ai plus rien à perdre et que la mort ne me fait pas peur. Alors je suis irrémédiablement remplie de haine et de violence. Irina détesterait voir celle qui me ronge de l'intérieur. La Natalya qui réclame la mort.
Quand Yulia est décédée, Natasha n'a plus su se relever. Elle a été faible. Quand Raoul a tué Anatoly, il a été partagé entre l'incompréhension et la tristesse profonde avant de se refermer et de ne plus rien dire. Irina est partie. À cause d'Estelle et Stan. À cause de moi. Alors désormais, c'est à eux de perdre. Je vais retourner là-bas et mettre fin à leurs agissements. Ils payeront pour tout ce qu'ils ont fait. C'est une promesse. Je te le promets, Irina Platonova.
Alors que la glace se met à craquer sous mon poids, je me relève et dépose une dernière fois mes lèvres sur la peau satinée d'Irina avant de l'envelopper soigneusement dans son manteau. C'était son favori. Elle disait que sa mère avait le même. Elle était si belle. J'abandonne derrière moi son visage qui semble apaisé et cours jusqu'à la terre ferme. Sur mon passage, le lac reprend vie et quand je suis sur la berge, Irina n'est déjà plus visible. Disparue dans les flots. Je la rejoindrai. Je la retrouverai. Mais avant, je dois me venger. Je vais attendre la nuit. Je les surprendrai dans leur sommeil. Ils vont payer pour leurs crimes.Je sais qu'Irina n'aimerait pas cette fille. Celle qui réclame vengeance. Mais il y a quelque chose dans mon cœur qui me pousse à croire que j'ai fait le bon choix. Elle saura me pardonner. Parce qu'elle est bonne et qu'elle m'aime avec mes défauts. C'est peut-être arrogant mais j'ai besoin d'y croire. Au moins pour ce soir. Juste pour ce soir. Segodnya Vecherom.
Je retourne là où les enfants nous ont attaqués, en haut de la butte, et suis heureuse de constater qu'ils ont laissé les corps. Ces tous petits corps. Je m'empare de leurs armes —deux pistolets remplis de munitions et un fusil à pompe— et cache les petits cadavres sous la neige. Leurs visages sont vides de tout sentiment. Ils ne rigoleront plus, ne grandiront plus. Ils sont coincés dans le temps. Je leur ai offert une enfance éternelle. Sans tous les tracas de la vie d'adulte. Ils sont libres, maintenant. Grâce à moi. Libres. Libres. Libres. A l'été, quelque randonneur perdu les retrouvera peut-être. Il ne se demandera pas ce qu'il s'est passé. Parce que dès ce soir, tout le monde saura. Ils resteront gravés dans l'histoire. Les enfants soldats.
La nuit est une bonne alliée. Elle est fiable. Je sais que je peux lui faire confiance. Vraiment confiance. Les brasiers sont toujours plus beaux pendant la nuit. Ils possèdent une aura mystique, comme celle d'un dieu en colère. Je ne suis pas un dieu, mais je suis en colère. Et je tiens à ce que tout le monde sache ce que je ressens. J'ai envie d'éclater de rire parce que bientôt, ils comprendront tous ce que ça fait de se trouver démuni. Ils verront bien. Et ce sera la faute de Stanislav et Estelle. Irina m'a quittée à cause d'eux. C'est leur faute si je suis seule.
Je suis allée à l'entrepôt où Yulia est morte. Rien n'avait changé. J'ai récupéré deux bidons d'essence à moitié vides. J'ai trouvé des allumettes. J'ai prononcé quelques mots pour la mémoire de ma Tsarine et je suis retournée au manoir. J'espère que Yulia et Raoul sauront me pardonner. Je sais que cette maison est importante à leurs yeux. Qu'elle a une certaine valeur sentimentale dans leurs cœurs. Mais il faut que je mette un terme aux agissements de Stanislav. Je suis toute seule maintenant. Je serai toujours seule. Alors, seule, je jette l'essence sur les marches du perron et sur la grande porte en bois. Sur l'herbe qui entoure la propriété. Sur les haies. Et je craque une allumette.
Le feu m'a toujours fascinée. Quelque chose de si fragile et puissant à la fois. Les cris et l'affolement ne se font pas attendre. Ils sortent tous, un à un, paniqués et désemparés. Je reconnais ces visages. Hier, ils étaient souriants et insouciants. Aujourd'hui, il n'y a plus la place pour l'enfance. Les plus jeunes fuient et les plus grands essaient de trouver une manière d'éteindre les flammes avant de perdre toutes leurs possessions.Mais c'est trop tard. Trop tard. Tout va brûler, ils seront obligés de tout reconstruire. Ils blâmeront Stan et Estelle. C'est sûr.
– Natalya ! Est-ce que tu vas bien ? Où est Irina ? J'étais si inquiet ! quand Ches me remarque, il se rue sur moi, me prenant dans ses bras. Je vois dans ses yeux qu'il ne comprend rien. Mais il n'a rien à comprendre.
– Elle est en sécurité, ne t'inquiète pas. Est-ce que tu vas m'aider ?
– T'aider à quoi ?
– Battre Stanislav. quand je prononce son nom, comme une incantation, le géant sort de la maison, Ivan et ses sbires sur les talons. Estelle est là, elle aussi. La cicatrice dans mon dos semble se réveiller comme si la promiscuité avec son instigatrice l'appelait. Mais je n'ai pas mal. Je ne ressens pas la douleur. Je suis juste fatiguée de souffrir à cause d'elle.
– Raoul est resté à l'intérieur ! s'exclame Ches en lançant un regard désespéré à la bâtisse en feu. C'est trop tard. Trop tard. On va se battre maintenant. Il fait un pas de plus pour aller chercher Raoul mais je le retiens. S'il n'est pas encore mort alors ce n'est qu'une question de minutes. Trop tard. C'est toujours trop tard. Je les ai tous perdus. Mais je vais me venger. Je vais les venger. Ils pourront voyager en paix. Et après, j'irai retrouver Irina.
– On le sauvera après ! Il faut qu'on se débarrasse de Stan et Estelle !
– On ne peut rien faire sans Raoul. On doit le sauver ! il semble désespéré. Mais je ne peux pas prendre en compte ses sentiments. Il faut les arrêter. Il faut mettre fin à leur plan.
– Bien sûr qu'on peut le faire.
Je m'élance dans leur direction et une de mes balles atteint la tête de Nina. Ou alors c'est sa sœur. Je n'en sais rien. Je m'en fiche. Un deuxième projectile fait tomber le garçon qui semblait toujours perdu. Il pousse un hurlement plaintif. Tout autour de nous, des cris retentissent. C'est la panique. Personne ne viendra nous interrompre. Stan me fonce dessus. Il n'a aucune stratégie, il est vraiment trop con. Son point fort c'est les armes à feu. Grâce à Yulia et Raoul, je suis à l'aise au corps-à-corps. Même s'il a l'avantage de la taille, je suis plus rapide. Et à peine essaie-t-il de m'attraper avec ses paumes immenses, je prouve ma théorie en esquivant. Un coutelas glisse sur la peau de son avant-bras et le sang se met à jaillir immédiatement. Il hurle et Nina, ou sa sœur, accourt pour l'aider. J'en déduis donc que Ches s'occupe d'Estelle. Je saute sur la blonde, braque mon arme sur son front et appuie sur la gâchette. Le sang et ce qui doit sûrement être un bout de sa cervelle m'explosent au visage. Stan profite de mon aveuglement momentané pour m'attraper par les cheveux. Il m'arrache à ma victime et me balance violemment au sol. Mon visage heurte la neige et des étoiles apparaissent devant mes yeux. Mon souffle est coupé. Sans me laisser la chance de réagir, il s'assied sur moi, appuyant de tout son poids pour m'empêcher de bouger. Et de respirer. Je me débats. Il me désarme, balançant toutes mes chances juste un peu plus loin.
– On fait moins la maligne, hein, Na-ta-ly-chka ? il se délecte de sa position, séparant avec soin chaque syllabe de mon prénom. Comme je ne peux rien faire d'autre, je lui crache au visage. Il émet un grognement de rage et frappe ma joue avec son énorme main. La douleur me fait tourner la tête. Je le hais. Je le déteste. Lui et tous les hommes. Ils Je refuse de mourir comme ça, soumise à un homme. Je rassemble toutes mes forces et soulève ma jambe le plus brutalement possible. Comme c'est bête que la fierté des hommes se trouve dans leur entrejambe. Il couine comme un souriceau et se redresse un peu pour palper ses précieux bijoux de famille, me permettant de glisser hors de son emprise. Il tente de se relever complètement mais on lui saute dessus. Raoul. Il vient de lui donner un coup de pied en pleine tête. Il n'a pas brûlé dans cet incendie. Il va bien. Je ne laisse pas le temps à Stan de riposter, récupère mon arme et sans attendre plus longtemps, je lui tire une balle entre les deux yeux. Stanislav ne se mettra plus jamais en travers de ma route.
– Ches a besoin de nous ! Maintenant ! me presse Raoul, sans regarder le cadavre de ce garçon qui était son meilleur ami. J'ai encore tué une personne qu'il aimait juste sous ses yeux. J'imagine que si Raoul n'était pas Raoul alors il serait en train de me haïr. S'il avait tué Irina ou Yulia devant moi, j'aurais sûrement été enragée. Mais lui et moi sommes radicalement différents, je m'en rends bien compte. Le cœur de Raoul est pur. Il est pur. Et moi je suis triste.
Le manoir brûle toujours mais les rebelles ne sont plus là. Ils se sont tous précipités dans le bois. Ils sont partis. Ils recommenceront, en mieux, ce qu'ils avaient commencé. Ces enfants fugitifs n'ont pas perdu l'espoir de gagner. De voir un jour la tête du Tsar tomber de ses épaules.
Les Brigadiers seront bientôt là. C'est une course contre la montre.
D'après Raoul, qui est sorti de nulle part, les pouvoirs d'Estelle n'ont pas d'emprise sur Ches. Ils se battent donc à armes égales. Deux vieux amis. Des compagnons. Désormais ennemis. Je veux aller lui prêter main forte quand soudainement je capte un mouvement du coin de mon œil. Ivan. Il tient des fioles dans les mains. Elles sont similaires à celles qu'il a utilisé quand nous sommes allés tuer Anatoly. Il faut l'arrêter avant qu'il ne nous attaque par surprise. Je m'élance sur lui et tire sans réfléchir. Je suis venue ici pour tuer. Pas pour poser des questions. La balle se loge dans son abdomen. J'ai visé les fioles mais elle est passée outre. D'une pierre deux coups. Je m'approche et il se laisse tomber sur les genoux.
– Natalya, j'avais confiance.
– Désolée, Ivan, mais ce n'était pas mon cas.
– Est-ce qu'Irina est en sécurité ?
– Oui. Elle est loin d'ici. Elle va bien.
– Alors ça va. Prends-ça. Ça annulera pendant un moment les effets des pouvoirs d'Estelle. il glisse la fiole restante entre mes doigts et glapit. Sûrement de douleur. Il me fait pitié. Il a fait le mauvais choix en se rangeant du côté de Stan. C'est sa faute si il est mort ce soir.
– Désolée, Ivan.
– Gagne. Et sauve Irina.
– Promis.
Cette fois, il ne répond plus. Je décide de lui faire confiance. Une dernière fois. Le liquide me brûle la gorge mais le temps que je rejoigne Ches et Estelle je me suis habituée à la sensation.
– Va-t-en Natalya ! Va retrouver Irina ! s'écrie Ches, donnant une droite phénoménale à la jeune fille qui riposte avec un coup de pied. Mais je secoue la tête et me jette sur Estelle. Irina est en sécurité. Elle est loin d'ici, elle va bien. Je dois finir ma mission. Je dois juste tuer Estelle avant de retrouver l'amour de ma vie. La surprise se lit dans son regard quand elle comprend que son pouvoir ne fonctionne pas sur moi. Elle tombe à terre et j'encercle sa gorge avec mes doigts, pressant une lame contre son cœur. J'y suis presque. Je me suis débarrassée de tous les autres. Elle est la dernière barrière à ma liberté. La dernière chose qui m'empêche de retrouver la paix.
– Comment tu as fait ?
– De quoi tu parles ? elle a l'air sincèrement décontenancée mais je ne me laisse pas berner par son petit jeu et appuie un peu plus fort ma lame sur sa poitrine.
– Comment est-ce que tu es entrée dans mes rêves ? Comment tu as pu me blesser physiquement alors que tu te trouvais ailleurs ?
– Je n'ai absolument rien fait. Tu t'es servie toute seule du lien psychique qui nous relie.
– Quoi ? De quoi est-ce que tu parles ? elle ne répond plus et commence à se débattre mais je ne la laisse pas bouger.
– Écoute. Je suis entrée dans ton esprit. Une fois. Mais ça a suffit à créer quelque chose. Une symbiose. Nos esprits ont gardé le contact. Ça fait ça quelques fois.
– Donc tu veux dire que ce que tu m'as fait, je me le suis infligé toute seule ?
– Oui, c'est exactement ça. Je ne sais pas de quoi tu parles mais à cause de ce lien, tu as eu l'impression qu'il s'agissait de mes pouvoirs. Peut-être que c'était le cas. Je ne sais pas comment ça fonctionne. sa voix est rauque due à ma main qui encercle sa gorge mais ça ne l'empêche pas de garder un ton froid et dur.
Je ne sais que penser de ce qu'elle vient de me dire. Et elle doit voir que je ne suis plus vraiment concentrée parce qu'elle me repousse d'un coup violent et se jette sur Ches. Elle est forte et rapide. Elle arrive à le blesser avant même que je me sois relevée. C'est un tête-à-tête, désormais. Elle et moi. Moi et elle. Le silence et le bruit. On se bat comme si c'était une danse. Une valse. Un tango. Je connais tout ça. C'était le sujet principal de mes leçons. J'étais plutôt douée d'ailleurs. Nos gestes sont fluides, violents, les coups sont rapides. J'arrive à la blesser mais jamais assez profondément. Elle frôle mon corps mais jamais assez fort. Et d'un coup, le goût âcre disparaît de ma gorge. Au loin, les sirènes des Brigadiers retentissent. Elle se sert de ma surprise pour prendre le dessus et se rend rapidement compte que mon armure ne fait plus d'effet. Je ressens le spectre de sa conscience m'envahir. Elle rit. Pas machiavéliquement comme à son habitude. C'est enfantin, naïf. Je l'imagine déjà se servir de moi pour tuer mes amis. Mais elle se rapproche de moi. Doucement. Délicatement. Je n'entends plus rien. Je ne sais pas où sont Ches et Raoul. Je ne sais pas s'ils s'en sortiront.
– C'est fini, Natalychka. J'ai gagné. elle me sourit. Gentiment. Chaleureusement. Amoureusement. Sort un flacon de sa poche et en avale le contenu d'une traite. Elle fait quelques pas de plus. Il n'y a plus de distance entre nous. Ce n'est plus un rêve. Ses lèvres sont sur les miennes. Ses bras autour de mon corps. Son regard plongé dans mes yeux qui ne savent plus quoi regarder. Mon esprit et le sien ne forment plus qu'un. Je comprends. Elle a gagné. C'est trop tard. Trop tard: le silence et le bruit s'emparent de moi. Mais j'ai compris. J'ai gagné aussi. Je vais la retrouver. Irina, Zhdite menya. YA lyublyu teby.
« Spokoynoy nochi. »
« Bonne nuit. »
Maman, ma chère maman, tu adorerais cet endroit. L'océan s'étale à perte de vue, les maisons surplombent la plage. Ici, tout le monde est considéré comme égal. Les femmes et les hommes ont la même valeur. Ce sont des humains.
Ils nous ont accueillis avec nos blessures et notre incompréhension. On nous a offert l'hospitalité et les soins. Ils disent que mes blessures mettront du temps à guérir mais je ne m'inquiète pas pour elles. Je me demande plutôt comment je suis censé refermer la plaie béante qui se trouve à la place de mon cœur.
Il n'y a pas eu de survivants, à part nous. Le feu a tout pris. La haine s'est occupée de ce qu'il restait. Ils sont tous morts. Je me dis qu'ils ont sûrement rejoint un meilleur endroit. Yulia. Anatoly. Natasha. Irina. Natalya. Ivan. Stanislav. J'ai perdu mes amis, ma famille. J'ai tué ces personnes que je considérais comme mes frères. Maman, Papa, je suis désolé. Je n'ai pas pu sauver votre rêve. Je n'ai pas réussi à gagner. Je n'y suis pas arrivé. Je me suis enfui. J'ai tout abandonné. Je regrette. Mais je crois que vous comprendrez que j'y étais obligé. Je ne voulais pas tout perdre. Je devais sauver ce qu'il me restait. Alors j'ai entraîné Vyacheslav avec moi. On a quitté le pays. J'avais toujours rêvé de voir l'océan.
Oh Maman, tu aurais tellement aimé voir ce que je vois maintenant, le sable chaud sous mes pieds, le soleil qui se reflète dans cette eau d'un bleu si clair. Les gens appellent ça la plage. Avec Ches, nous venons ici chaque jour. On lit beaucoup de livres. Ici, tout est tellement différent de notre nation. Il n'y a pas de castes sociales, pas de murs, pas de prisons. Maman tu aurais adoré voir ça. C'est tout ce dont tu rêvais. En fait, vous auriez tous aimé voir ça. Alors j'ai décidé de tout écrire. Tout noter. Pour que mes souvenirs ne s'effacent jamais. J'écris des lettres, des histoires, des poèmes. Tout ce qui peut me permettre de garder les pieds sur terre. De ne pas sombrer, à nouveau.
Quand j'ai vu Natalya tomber par terre avec Estelle, j'ai cru qu'elle lui avait donné le coup fatal. Qu'elle se relèverait. Que nous irions chercher Irina et que nous reconstruirions tout, ensemble. Mais elle ne s'est pas relevée. Ches a couru vers elle et il a pleuré en la serrant contre lui. Maman, je n'ai pas réussi à pleurer. J'en ai été incapable. J'ai pensé à Yulia, à Anatoly, à Stan et Ivan mais aucune larmes n'a coulé. Je me suis détesté. Je me sentais comme un monstre. Mais Ches m'a dit que ce n'était pas grave, que ça pouvait arriver. Et quand nous sommes arrivés ici, je n'ai pas pu m'arrêter de pleurer pendant des jours. Je te jure, j'étais devenu inconsolable. Parce que je savais qu'il n'y avait plus aucun espoir.
Maman, tu me manques tellement. J'aimerais partager tout ce que je vis avec toi. J'ai besoin de toi. Vyacheslav m'aide énormément mais ce n'est pas pareil. Je n'arrive pas à me faire à l'idée que tu sois morte. Bien que ça fasse des années. Maman, qu'est-ce que je dois faire ? Comment est-ce que je vais m'y faire ? Je sais qu'ici personne ne nous connaît, personne ne nous juge sur d'où nous venons ou sur ce que nous avons fait. Mais j'ai toujours peur. Peur de tout. Les flammes me tétanisent. J'ai l'impression d'entendre des armes à feu tout le temps. Je fais sans cesse des cauchemars. Je suis perdu. Maman, je t'aime tellement.
Je vous aimais tous tellement. Des sentiments que j'étais incapable de décrire, d'expliquer. Avec vous, je me sentais moi-même. Je me sentais vivant. Mais maintenant, je n'ai plus qu'un seul de mes amis sur lequel m'appuyer.
Celui qui me manque le plus, c'est toi, Anatoly. On était partis sur des mauvaises bases mais tu m'as fait vivre un rêve dans ce cauchemar qui me bouffait. Je venais de perdre mes parents et tu m'as sauvé. Tu es le premier qui m'a accordé aveuglément sa confiance alors qu'on se connaissait à peine. Tu étais un ange parmi les hommes. Et je suis désolé de tout le mal que je t'ai fait. Mes secrets ont détruit ta vie et ton doux visage. Je vous ai fait souffrir plus qu'il ne l'aurait fallu, toi et Natalya. Je t'aimais plus que je n'ai jamais aimé personne. Je suis tombé amoureux de toi au premier regard. Malgré tout ce qu'il s'est passé entre nous, je voulais finir ma vie avec toi. Je voulais qu'on s'en aille. Qu'on s'exile dans les montagnes et qu'on vive heureux. Anatoly Novitchkov, je te serai toujours fidèle. Même si j'aime un autre garçon, une autre personne, tu seras toujours celui qui a su faire battre mon cœur avec un seul regard. Je suis profondément désolé. Mon amour.
Mes amis, je sais que vous allez mieux là où vous êtes. Vous n'avez plus à vous intéresser aux affaires des êtres humains. J'espère que vous gardez un œil sur moi, d'en haut. Ou d'en bas, je ne sais pas comment fonctionnent ces choses. Mais je vous aime. Adieu à vous tous. Spokoynoy nochi