C'est l'histoire d'un vieux fabricant de poupées. Vivant dans un petit village de montagne, sa boutique était la seule chose qu'il lui restait de sa vie d'antan. Chaque personne du village le connaissait; il avait toujours été là. Il passait ses soirées dans son établi, ses journées devant son magasin. Jamais il n'était ailleurs, jamais il ne quittait son poste. Il était vieux mais pas mourant. Sa famille ? Les gens ne savaient pas vraiment. Tous étaient trop jeunes pour savoir si il avait déjà été marié. La bague à sa main en témoignait mais bien souvent il l'enlevait. Ses jolies poupées de porcelaine étaient les seules personnes avec qui il discutait. Pas qu'il aie été méchant ou aigri, les enfants avaient juste peur de lui. Quant aux parents, ils étaient intimidés par la carrure du fabricant de poupées.
Parfois, on l'entendait jouer un air de violon au fond de sa réserve ou discuter avec Sophia, sa poupée préférée. De longs cheveux noirs, de grands yeux verts et une jolie toilette de princesse; c'était son trésor. Il paraîtrait que c'était le portait d'une de ses filles ou de sa défunte femme. D'aucun ne savait vraiment.
Mais un jour, une nouvelle famille arriva dans le village. Il y avait une petite fille, vêtue d'une très jolie robe. Elle était dotée d'une jolie paire d'yeux verts et de longs cheveux d'ébène lui tombaient en cascade sur les épaules. La fillette s'appelait Sophia et était aimée par tous. Avant de déménager, elle habitait à la ville donc chacun de ses récits fascinait tous les enfants du coin. Sophia était très intelligente pour son jeune âge et préférait les livres aux poupées. Pourtant, quand elle passa devant la boutique du vieux fabricant, son regard se fixa sur l'autre Sophia. Elle la toisait depuis le fond de la boutique, souriant légèrement. Dans sa main, on avait déposé un livre et ses vêtements avaient changé. Elle ne portait plus son épaisse robe pleine de soie et de tulle digne d'une princesse mais quelque chose de plus classique; quelque chose comme la robe de la fillette.
Intriguée, cette dernière entra dans la boutique sous les mises en garde de ses camarades de jeu. La clochette tinta quand elle poussa timidement la porte et elle s'arrêta un instant pour observer la pièce. Plusieurs étagères étaient remplies par de jolies petites filles de porcelaines ou de bois, toutes différentes les unes des autres. Il y avait des brunes, des blondes, certaines possédaient des animaux ou des accessoires, d'autres avaient des vêtements très chics ou des loques mais chacune donnait l'envie d'être achetée. Plus elle s'approchait de l'autre Sophia, plus elle se sentait épiée. Toutes les jolies petites poupées la suivaient du regard, faisant attention à chacun de ses mouvements. Enfin arrivée devant son sosie, elle tendit la main pour la toucher mais, durant un instant, la fillette eut l'impression qu'une personne invisible l'en empêchait. Cette sensation lui glaça le sang et elle recula légèrement avant de buter dans le fabricant qui la fixait, silencieux.
« – Je suis désolée, Monsieur. Je ne viendrai plus vous embêter. » elle s'inclina bancalement puis contourna le vieillard et sortit. Les autres enfants avaient tout vu et trouvèrent Sophia très courageuse de ne pas avoir flanché.
Quelques temps plus tard, le vieux fabricant de poupée mourut. Il avait une de ces maladies qu'on ne peut soigner et partit seul, en silence. Un enterrement fut organisé par les plus anciens et tout le village y fut convié. Étrangement, quand Sophia apprit la nouvelle, un énorme chagrin l'envahit. Et elle se demanda ce qu'il allait advenir de la si jolie boutique.
« – Vu qu'il n'avait plus de famille vivante, c'est au chef du village d'en décider. » lui apprit sa mère alors qu'elles s'avançaient vers le cimetière. Cela faisait une semaine qu'il avait disparu et la fillette avait décidé d'apporter chaque jour une fleur différente sur sa tombe, à l'image de ses poupées.
Puis sa mère accepta de l'accompagner à la boutique.
Au premier abord, rien n'avait changé; chaque poupée était à sa place excepté Sophia. Elle avait été assise dans un joli petit fauteuil à sa taille, un livre sur les genoux et une tasse dans les mains. En s'approchant des étagères, la petite fille remarqua quelque chose de très différent: plus aucune des poupées n'arborait un joli sourire comme avant. Non, désormais, toutes avaient le teint gris et les yeux tristes. Leurs bouches se tordaient en direction du sol et toutes portaient des robes plus sombres. La plus triste était Sophia. Ses yeux verts semblaient humides et elle était vêtue d'une robe d'un noir encore plus sombre que ses cheveux. Le fabricant avait-il prédit sa mort ? Avait-il changé ses poupées en conséquences ? La fillette se le demanda.
Plus tard, quand elle eut grandit, Sophia racheta la boutique au chef du village. Celui-ci avait décidé de la garder en l'état pour la mémoire du fabricant et la fillette y était passé chaque jour pour discuter avec les poupées. Elle leur avait donné des noms, inventé des vies. Chacune avait un travail, un rôle. Elles étaient devenues ses meilleures amies et Sophia comprenait mieux le vieillard.
Le mystère des poupées magiques du vieux fabricant ne fut jamais élucidé mais cela plaisait à Sophia. Chaque matin, quand elle venait à la boutique, elle se plaisait à lister chaque différence avec la veille. Qui avait changé d'humeur, de robe ou d'accessoire; qui se tenait dans quelle position; qui faisait quoi.
Bien des années plus tard, quand tout le monde dans le village était bien trop jeune pour se rappeler du vieillard, Sophia fut surnommée la vieille dame aux poupées et vécu ainsi jusqu'à sa mort, espérant que les gens comprennent la magie des poupées de la vieille boutique.