Je vais te raconter mon histoire, à toi. La mienne mais aussi celle de tous les autres. De Monet, Cézanne, Mirò, Renoir, Magritte et Vermeer. Des Grands Peintres. La notre.
Je m'appelle Louie et je suis le Van Gogh. Tu dois sûrement te demander ce que cela signifie. Mais attends. Il n'est pas encore venu le temps. Sois patient.
Tout a commencé quand je n'avais que trois ans. Ma mère m'a élevée seule, jonglant entre son travail de serveuse le jour, celui d'infirmière la nuit et moi. Elle était courageuse. Beaucoup de personnes dans notre quartier l'admiraient sans l'aider pour autant. Alors très tôt, j'ai été livré à moi-même. C'est dur, quand on est un enfant, de devoir se débrouiller tout seul. On doit apprendre à sécher nos larmes, panser nos blessures et essuyer les échecs comme une grande personne. Je n'étais âgé que d'une dizaine d'année quand elle est morte. Emportée par une maladie qu'elle n'avait pas pu soigner pour faute de moyens. Ou d'envie. Je sais ce que tu te dis : « Oh le pauvre enfant, si jeune et si seul. »
Mais sache que je ne l'ai jamais ressenti comme ça. C'était plus une libération. Non, je ne suis pas une personne horrible. Enfin, peut-être. Mais ce que je veux dire par là, c'est que j'ai été heureux de voir que ma mère était enfin en paix. J'ai vécu dans la rue, durant trois ans. Avant que la nouvelle Gestapo ne m'arrête et ne me mette en prison pour une raison que je n'ai jamais su. La dictature était au pouvoir, nous étions en 2146, j'avais treize ans.
J'ai dormi dans les geôles du gouvernement jusqu'à mes quinze ans. Jusqu'à ce qu'ils viennent me chercher. Ils étaient rapides, forts, discrets. Je les ai admirés. Ils m'ont emmenés avec eux. M'ont apprit qui j'étais réellement. Sauf qu'ils n'étaient pas mes sauveurs. Toi, saches que dans le monde où nous vivons, il ne faut se fier à personne. Ils faisaient partie de la garde des Corbeaux. Une société secrète travaillant pour le Tsar, l'actuel roi du monde. Un vrai tyran.
Ils m'ont gardé prisonnier durant une si longue période que j'en ai perdu la notion du temps. Chaque jour, ils testaient mes limites. Chaque jour, je me rapprochais un peu plus de la mort. J'étais mal nourri, mal traité. A plaindre.
C'est à l'aube de mes dix-huit que l'Ordre est arrivé. Une bande de terroristes habillés en noir, très classes. Très propres. Ils ont tué tout le monde. Sur le moment je n'ai pas compris comment ils s'y étaient pris. Maintenant il m'apparaît clairement qu'ils ont utilisé leurs pouvoirs. Et, si tu veux tout savoir, eux aussi m'ont kidnappé. C'est drôle mais, au bout d'un certain temps à être trimballé comme ça, de cellule en cellule, je ne me sentais plus vraiment humain. J'avais juste l'impression d'être un animal de foire. C'était sûrement un peu le cas d'ailleurs.
Toujours est-il qu'il m'ont relâché. Pour de bon cette fois. C'est du moins ce que je croyais. Mais je n'étais toujours pas libre tu sais. Ils m'ont gardé sous le coude. M'ont forcé à utiliser mon don.
« – Tu es puissant ! » M'ont-il assuré. Et je voyais dans leurs yeux qu'ils avaient peur de moi.
Puis j'ai rencontré les autres. Ceux qui, comme moi, avaient hérité de dons et affublés de noms de génies artistiques. Tout d'abord, on m'a présenté Caspar et Soledad. Respectivement Vermeer et Magritte. Les chefs. Ensuite il y eut Peter, Alban et Pénélope plus connus comme Renoir, Mirò et Cézanne. Et au final, j'ai fait la connaissance de Garance. Elle était le Monet. Aussi douce et délicate qu'un nymphéa. Aussi puissante qu'une bombe nucléaire.
C'est à partir de cette rencontre que débute mon histoire. C'est à partir de maintenant que tu peux, si tu le souhaites, fermer cette lettre et ne plus jamais y toucher. Je t'autorise à la brûler, la déchirer, la jeter dans une rivière. Débarrasse-toi-en tant qu'il est encore temps. Car si tu vas plus loin, sache qu'il sera trop tard. Mais si tu continues, alors je t'invite dans mon monde. Un univers fait de magie et de sang. De morts et de mots. Bienvenue chez les Grands Peintres.
Cher Toi,
Je vais te raconter aujourd'hui le début de mon histoire.
Quand j'étais plus jeune et que ma mère vivait encore, elle me chantait une chanson le soir pour m'endormir. C'était une berceuse en français, sa langue natale, la langue des esclaves. Il y avait des paroles qui m'intriguaient. Depuis toujours. En grandissant, j'ai appris qu'elle me disait de me méfier des Peintres. Mais ça, je n'ai saisi le sens de ses paroles que bien trop tard. J'étais déjà tombé dans leur piège. Je faisais partie des leurs.
Je vais donc te parler des Grands Peintres. Ou plutôt, des personnes qui deviendraient mes premiers et derniers amis.
La première dont je fis la connaissance fut Pénélope. C'était une adolescente de mon âge et assurément la plus belle fille que je n'avais jamais eu l'occasion de rencontrer dans ma courte existence. Ses grands yeux noirs semblaient emprisonner mon âme à chaque battement de cils. Sa peau, satinée et douce semblait avoir été coulée sur ses os. À chacune de ses paroles, je me sentais apaisé. Et dans ses cheveux blonds, je humais toujours l'odeur de la mer. C'était quelque chose d'étrange que d'être ami avec Pénélope. Je ne savais jamais vraiment ce qu'elle allait faire. Elle était sûrement la plus lunatique du groupe.La plus surprenante. Quand elle entrait dans une pièce, elle emmenait avec elle une sensation de fraîcheur et de nouveauté incandescente.
Ensuite, il y eu Alban et Peter. Miró et Renoir. C'étaient de bons gars, gentils et droits. Je n'ai jamais compris comment ils s'étaient fait embarqués là-dedans. Je crois qu'ils pensaient que c'était leur chance de marquer l'histoire ou de changer de vie. Ils voulaient être des justiciers, des héros. Ils auraient été doués, je pense. Dans une autre existence. Mais dans le groupe, ils étaient plutôt discrets et observateurs. Toujours là pour les autres, pour moi. J'aimais discuter avec eux. Les connaissances et le savoir d'Alban semblaient ne pas avoir de limite. Il aimait beaucoup lire et venait d'une famille aisée. Il avait passé son enfance à apprendre.
Quant à Peter, c'était sûrement le plus tranquille de nous tous. Il aimait les arts et la bagarre. En fait, quand il ne peignait pas il se battait. C'était aussi simple que ça. Il aimait repousser ses limites et toujours en faire plus. Voire en faire trop. Il utilisait ses pouvoirs avec une aisance incroyable. Lui et Alban s'entendaient toujours bien, lâchant rarement l'autre pour aller quelque part. Comme les deux parties d'une seule entité.
Puis il y eut Garance. Le Monet. Tout le monde disait que c'était la plus forte. Après moi. Ils semblaient la craindre terriblement. Personne ne lui parlait jamais. Ce qui est stupide. Parce que Garance était aveugle. Ses yeux étaient blancs, vides, dénués de tous sentiments. Et, au fil des jours passés à la côtoyer, j'ai pu remarquer quelque chose de dérangeant à son propos: Garance ne clignait jamais des yeux. Jamais.
Quand j'ai demandé à Pénélope la raison de cela, elle ne m'a pas répondu clairement. Alban lui, m'a dit que c'était en rapport avec son pouvoir. Plus tard, j'apprenais à quel point la vie du Monet était difficile. Aveugle de naissance et abandonnée par ses parents dans un coin mal famé du bas pays, elle avait grandit dans un orphelinat très pauvre. À ses cinq ans, elle fut kidnappée par l'Ordre, les dirigeants de notre élite.
Pour continuer à propos des membres de notre groupe, je pourrais te parler de Soledad et Caspar. Les pires. De vrais soldats, réglés comme des pendules. Mais je ne te dirai, pour le moment, que ce que je sais de Caspar. Le Vermeer. Le chef. Il n'était pas le plus fort, loin de là. La seule personne plus faible que lui était Alban. Mais il dégageait un certain charisme envoûtant. Il te donnait l'envie de lui obéir. Il savait manier les mots et son corps pour manipuler la terre entière. Il était terriblement redoutable à ce jeu-là. Avec ses cheveux blonds platinés et ses grands yeux bleus, c'était le parfait petit soldat. Le seul qui était heureux d'être là. Soledad, Magritte, était l'unique personne à qui il semblait porter une once d'intérêt. Et c'était pareil pour elle.
Pourtant, plus tard, j'arrivais à gagner leur sympathie et leur respect. Et malgré leur côté inquiétant, c'étaient de bonnes personnes.
La vie au sein de l'Ordre n'était ni aisée, ni trop éprouvante. Au début, je la trouvais même plutôt normale comparé à tout ce que j'avais pu vivre auparavant. Nous dormions dans des sortes de petites chambres exiguës qui auraient pu faire office de cellules si il n'y avait pas eut de fenêtres. Chaque matin, nous étions réveillés à sept heures. Nous avions le droit à un déjeuner simple puis nous devions nous entraîner jusqu'à la pause de midi. L'après-midi était libre. Nous pouvions nous promener dans le bâtiment, la cour. Faire ce que nous voulions.
C'était éreintant et, au bout de deux semaines, je n'en pouvais plus. J'ai cru mourir plus d'une fois. Mon corps n'avait jamais subit d'entraînement. Ayant passé la moitié de ma vie dans une cage, j'étais plus habitué à dormir à même le sol qu'à courir quinze kilomètres.
Les autres se débrouillaient bien mieux que moi. En même temps, la plupart d'entre eux avaient rejoint l'Ordre très jeunes. Ils connaissaient tous les membres, les lieux. C'était leur maison. Seule Garance était dispensée, handicap oblige. Isolée, elle suivait un autre type d'entraînement. De ceux qui se font en étant entourés d'hommes en blouses blanches.
« – Ils entraînent son cerveau ! » M'avait dit Alban un jour. Pénélope l'avait réprimandé en lui soufflant que je n'avais pas besoin de le savoir. Apparemment elle ignorait mes sens sur-développés.
Après six mois, je m'y étais fait. Le régime mince, les entraînements strictes et la solitude ne n'embêtaient plus en rien. J'étais docile. J'avais l'habitude d'endurer en silence. Alors c'est exactement ce que je fis. Je ne parlais aux autres que pour quelques rares exceptions. Le reste du temps, je me figeais dans mon mutisme. Les hommes commencèrent à dire que le Van Gogh avait perdu sa langue. Ils riaient, trouvaient ça drôle. Je n'ai jamais saisi le sens de cette blague.
Tu dois te dire que je suis bizarre. Je l'ai souvent pensé aussi. J'ai souvent envié les autres personnes d'être capables d'entretenir des relations sociales. Ayant passé la plupart de mon temps seul, entre quatre murs, tu devines bien que ce n'était pas ma tasse de thé. Ma culture générale n'était pas très à jour, tout comme mes connaissances historiques. Ce que je savais, je l'avais apprit par des murmures ou des livres si usés que les pages risquaient de s'effriter quand on les tournait. Mais je ne suis pas un idiot pour autant, mon cerveau tourne plutôt bien. Les gens des siècles précédents auraient dit que je suis surdoué mais ceux de mon temps appelaient ça un « gros potentiel ». Quelque chose que l'on peut modeler et faire fonctionner à sa guise. Dès ma naissance, je n'étais déjà guère plus un humain qu'une machine.
Ma mère a tenté de m'en protéger mais c'était bien plus dur que ce qu'elle ne croyait.Elle n'était pas faible, au contraire, mais tout ceci était trop fort.
Maintenant que les présentations sont faites, j'imagine qu'il faut que je pose le décor. Mais je suis à court de papier donc attendons ma prochaine lettre pour s'y mettre. Tu veux bien ?
Salutations distinguées,
Louie
Cher Toi,
Dans cette lettre, je vais t'exposer le contexte de cette sordide histoire. Parce que sinon, tu risques de te perdre parmi mes mots et d'être incapable de suivre. Ce qui serait plutôt dommage vu que nous ne sommes qu'au début.
L'époque à laquelle nous vivons, tu dois le savoir, est bien différente de celle que nos ancêtres ont connu. L'ancienne Russie est désormais appelée Grand Royaume de l'Est (GRE) et a été jumelée avec l'ex-Europe pour ne former qu'un seul territoire. Les îles ont elles aussi été annexées par le GRE. Il n'y a plus de continents comme dans le passé mais seuls deux grands territoires subsistent : le GRE et la Belle Démocratie du Sud (ou BDS). Tu noteras que ces noms n'ont aucun sens mais bon, passons.
Donc, dans le GRE la langue supérieure, si on peut l'appeler comme ça, est le russe. Les langues asiatiques telles que le japonais et le coréens sont encore fréquemment utilisées par les hauts dignitaires. On parle aussi couramment l'espagnol voire l'allemand. Quant au peuple, il se cantonne à un russe très basique ou alors au français, la langue des esclaves.
Comme je te l'ai dit dans ma précédente lettre, ma mère était française. Son pays avait été annexé il y a des années de cela par l'armée russe. Tout habitant français sans exception aucune fut enfermé et vendu à de riches aristocrates de l'Est. Même les grands dirigeants tels que les présidents ou les sportifs eurent droit à un sort identique. Le président et futur premier roi du GRE, Vladimir Poutine, expliqua dans un communiqué de presse qu'il faisait cela pour préserver l'avenir de la planète. Bien sûr, c'étaient des conneries. Mais son doigt était posé sur la bombe nucléaire, la Corée du Nord et tous ses habitants venaient de littéralement disparaître alors personne ne fit d'esclandre. Surtout que, je ne sais pas si tu as déjà entendu parler du premier Poutine mais c'était un sacré phénomène. Rien qu'à l'entente de son prénom les gens se mettaient à frémir partout dans le Grand Royaume.
Mes arrières-grands-parents, eux, voulurent se battre pour leurs droits mais ils échouèrent. Le nom de ma famille resta pourtant durant de longues années dans l'histoire. Je ne sais pas si c'est un fait admirable mais c'est un fait. Comme une lumière au bout d'un long tunnel de souffrance, des tonnes et des tonnes de rébellions naquirent années après années. L'espoir ne périt jamais parmi les esclaves. Car c'est la seule chose qui fait encore d'eux des humains à part entière. Sans espoir, ils ne valent rien de plus que des poupées de chiffons qu'on jette quand elles sont trop usées. Alors ils continuent d'espérer durant toute leur misérable existance.
Peut-être que tu sais déjà tout ça. Ou pas. Je ne suis plus au courant sur ce qui est encore étudié à l'école de nos jours. Quoi qu'il en soit. La situation géopolitique était la suivante : le GDR était sous le pouvoir d'un roi unique, descendant de la grande lignée des Poutine. Mais appeler ça une dictature aurait été plus juste. Seuls les gens de bonnes familles avaient accès aux privilèges de la vie en société et des petits plaisirs succincts et futiles. Tandis que le reste du peuple trainait dans la boue, du soir au matin. Du matin au soir.
La vie était plus simple pour les marchands, elle se compliquait pour les paysans et devenait un enfer pour tous les autres. Heureusement, ma mère avait eu la chance de se dégoter trois chèvres et produisait ainsi ses propres fromages. Nous vivions dans une seule pièce mais cela nous suffisait amplement. Elle avait plusieurs petits travails ici et là pour réussir à tout payer. Puis quand elle est morte, j'ai vendu deux de ses chèvres et ai gardé la troisième. On m'a expulsé de ce que j'appelais « ma maison » et, comme tu le sais déjà, j'ai vécu durant trois ans dans la rue. Les saisons sont rudes, ici. Des hivers glaciaux et des étés étouffants. C'étaient d'ailleurs les seules saisons que nous avions. Dérèglement climatique oblige.
Tu comprendras donc qu'au départ, je me servais de ma chèvre pour me nourrir de fromage et me réchauffer durant la nuit. Mais quand ça n'a plus suffit, j'ai été obligé de la tuer. Je me suis servi de sa peau comme couverture et sa viande comme nourriture ou monnaie d'échange pour des denrées moins périssables. J'étais jeune mais je savais déjà me débrouiller. C'est d'ailleurs cela qui m'a sauvé, plusieurs fois.
Passons. Donc, désormais que tu es au courant à propos de la situation géographique, tu en auras sûrement déduis que la politique du monde était-elle bien aussi différente de celle de nos ancêtres. Et surement de la tienne. Tandis que le GRE régnait avec une poigne de fer, la BDS, elle, servait surtout de nom général à tous les résistants. Et l'Ordre, l'organisation nous ayant enlevés, les autres Peintres et moi, n'appartenait à personne. Enfin, d'un point de vue technique, il était régit par le GRE. Mais dans l'ombre, nous apprendrions, plus tard, que depuis le début tout était fomenté par la BDS. Un vrai coup d'état. Et nous y étions mêlés sans même le savoir. Ils se sont joués de nous. Et sache que mes compagnons et moi-même n'avons pas aimé cela. Surtout le Vermeer. Parce qu'il y d'autres choses que tu saches. Des centaines de faits qui ne sont pas écrits dans les livres d'histoire. Toutes ces choses que nous avons faites mais dont personne ne parle. Parce que les plus grands ont décidé que notre histoire ne méritait pas d'être racontée. Pénélope deviendrait folle si elle le savait. Ou peut-être qu'elle est au courant. Je n'ai pas le moyen de le savoir.
Je suis désolé mais je dois terminer ma lettre ici. Tu comprendras sûrement mieux les conséquences de nos actes dans la suite de mon histoire. Tu comprendras ce qu'il se passe au moment où je t'écris ces lignes. Mais ma plume est usée et le temps m'est compté.
Salutations distinguées,
Louie
La première fois que j'ai parlé à Garance, j'ai pu ressentir toutes sortes d'émotions étranges qui enflaient en moi. Elle m'a sondée sans même me voir et je me suis trouvé nu et si petit face à elle. Comme un enfant à qui l'on passe un savon. Sauf que sa voix était douce et traversait mon âme et mes entrailles comme milles couteaux. Mais ça ne me faisait pas mal. En fait, je ne m'étais jamais sentit aussi bien de toute ma courte existence.
« – C'est toi, le Van Gogh, hein ? » Je la regardais sans oser parler et elle m'avait apostrophé. La surprise passée, j'avais acquiescé puis m'était souvenu qu'elle ne voyait rien.
« – Oui. C'est moi. Tu es le Monet ? » Elle et moi savions que c'était plus une évidence qu'une question. Je connaissais déjà tous les autres après tout, il ne restait plus qu'elle. Alors elle ne s'était pas donnée la peine de répondre. À quoi bon en même temps ?
« – D'habitude, les gens ont peur de moi. Mais pas toi. Je le ressens. Pourquoi ? » Elle m'avait demandé ça comme on parle de la pluie et du beau temps. J'étais resté coi, les bras ballants, ne sachant que répondre. Comment pouvait-elle savoir qu'elle m'intriguait plus qu'elle ne m'effrayait ?
Par la suite, je l'ai souvent observée quand nous étions seuls. J'aimais regarder sa peau lisse et douce, ses lèvres rosées s'entrouvrir au rythme de sa respiration, ses longs cheveux auburn qui n'étaient jamais attachés. Le Monet n'était pas belle à proprement parler. Pas comme Pénélope ou Soledad en tout cas. Elle était plus jeune, plus fragile. Son visage était aussi plus rond que les leurs et ses joues plus bouffies. Elle ressemblait bien plus à une enfant qu'à une adolescente ou une tueuse. Et c'était là tout le contraste avec ce qu'on attendait d'elle. Ils voulaient en faire une meurtrière de masse mais comment demander cela à une personne sortant à peine de l'enfance ? C'était inconcevable pour moi de l'imaginer en train de tuer. Elle se déplaçait toujours lentement, flottant dans les espaces comme une sorte de fantôme.
Ce que j'ignorais à cette époque, c'était qu'elle n'avait jamais eu d'enfance. Elle était née seule et son enfance s'était enfuie avec son adolescence. Garance était mûre et réfléchie. C'était le génie de notre groupe. Elle ne possédait pas autant de savoir qu'Alban mais malgré ses yeux défectueux, elle semblait ne jamais rien manquer. Avait-elle, elle aussi, des sens sur-développés comme moi ? Je l'ignorais. Mais ce que j'ai su tout de suite après lui avoir parlé, c'est que je voulais en faire mon amie.
Je devrais te parler de sa force, non ? Ne plus garder cela pour moi. Je sais que je le dois mais, même en ayant fait tout ce que j'ai pu faire auparavant, j'ai l'impression de la trahir. Elle ne m'en voudrait certainement pas, elle en a toujours été incapable, mais je sais qu'elle n'aimerait pas. Pourtant, je le dois. Parce que sinon, il te manquera des morceaux de mon histoire et tu dois tout, absolument tout, savoir. Et c'est mon devoir que de t'informer.
Nos pouvoirs sont basés sur les forces des peintres. Nos noms ne nous ont pas été donnés par hasard. Nous avons été choisis pour nos similitudes et notre puissance. Notre histoire aussi, en quelques points, est similaire aux leurs. Mais ne t'inquiète pas, je ne suis pas fou et je possède encore mes deux oreilles.
Le mouvement artistique de Claude Monet était appelé "l'impressionnisme". C'est un mouvement pictural. Les tableaux étaient petits, les traits de pinceaux visibles, la composition ouverte. Mais ce que tu dois retenir c'est les impressions fugitives et la mobilité des phénomènes climatiques et lumineux. Parce que c'est de là que venaient les pouvoirs de Garance. Ceux de Pénélope et Peter aussi d'ailleurs. Mais ça, je le garde pour une autre lettre.
Notre chère Garance était capable, en un seul clignement d'œil, de déformer sa réalité. Les impressions fugitives. Son imagination sans limite devenait alors réelle tant que ses yeux restaient fermés. Saisis-tu la dangerosité de ce pouvoir ? Ce n'étaient pas de simples illusions. N'importe laquelle de ses pensées pouvait se réaliser aussi longtemps que ses yeux étaient clos. Elle aurait pu devenir la maîtresse du monde si elle le voulait. Même pire, si l'envie lui était venue, elle aurait pu tout simplement nous éradiquer. Humains, animaux, plantes. Tout faire disparaître et tout recommencer. Alors ils la droguaient de substances censées bloquer ses pouvoirs et lui interdisaient de fermer ses paupières. Même la nuit, ses yeux restaient ouverts. Comme si elle était morte. Et je crois que c'était un peu le cas. À quoi bon vivre si on n'est plus que l'ombre de son ombre ?
De plus, ses yeux, biens que vides de toute pupille, n'étaient pas totalement aveugles. En fait, elle ressentait tout. Elle voyait plus que ce qu'il lui était permit. Ça, ça venait de son entraînement. Alban ne m'avait pas mentit quand il avait évoqué son cerveau. Ils l'avaient développée. Capable de tout percevoir dans un rayon de cinquante kilomètres, elle était leur meilleure sentinelle. C'était une pièce maîtresse dans leur jeu barbare. Et sache qu'elle n'était même pas la plus puissante. Elle était forte, certes. Impressionnante sur tous les plans. Mais je l'étais encore plus. Si elle était la reine de l'échiquier alors j'étais le roi.
Je ne sais pas si tu joues aux échecs ou si tu t'intéresses à l'art. Bien que je sois persuadé qu'après avoir lu mes premières missives tu aies fait des recherches sur les peintres mentionnés. J'aimerais pouvoir t'expliquer les enjeux. Et te parler de choses plus gaies comme nos pique-niques au bord d'un lac en plein été ou les jeux de dames qui nous passionnaient tant. Mais ma mission n'est pas de te divertir. Si tu as reçu ces lettres, Toi, c'est que tu es quelqu'un d'important. J'espère que tu le sais. Et si tu l'ignorais auparavant, ce n'est désormais plus le cas. Mais je reviendrai sur ce point plus tard.
Salutations distinguées,
Louie
Avant d'être recueillie par l'Ordre, Pénélope a vécu de longues années dans la précarité, faisant tout ce qu'elle pouvait pour survivre. Elle a été obligée de vendre son corps et sa dignité pour un quignon de pain. Vivant à l'endroit où se situait l'ancienne Angleterre, elle était appelée « la faiseuse de merveilles ». Partout en ville, les gens murmuraient que tout en elle était magique. Du bout de ses doigts jusqu'à ses lèvres pulpeuses, ils inventaient milles et une fables sur son corps de déesse. Elle m'a un jour raconté qu'elle aimait jouer de cette réputation. Elle s'en servait comme une sorte de protection contre les coups durs de la vie. D'un toucher, d'un baiser, elle les envoûtait. Quels qu'ils soient, ils tombaient tous dans son filet.
Ondulant des hanches sans complexes elle les entraînait tous dans ses combines et elle avait appris à faire la différence entre ceux qui seraient prêts à l'aider et les hommes qui ne désiraient que son corps. Parfois, elle tombait sur une femme. Avec elles, c'était plus compliqué. Elles appréciaient sa compagnie mais ne désiraient pas s'embêter d'une pauvre adolescente, plus enfant qu'adulte. Elle se vanta devant moi de n'avoir aucuns complexes mais je savais bien qu'elle disait ça plus pour se convaincre elle-même que moi. C'est ce qui arrive quand on vend une parcelle de soi pendant longtemps. On en oublie qui on est. Savait-elle qu'elle était plus qu'une femme objet ?
Peter m'a expliqué une fois qu'elle avait été l'avant-dernière, juste avant moi, à entrer dans l'Ordre. Ils l'avaient trouvée dans une ruelle, à moitié nue et couverte d'ecchymoses.
« – Sa splendeur aurait pu lui être fatale. » C'étaient là ses mots exacts. Et en voyant Pénélope passer devant nous, j'avais compris ce qu'il voulait me dire. À être trop belle, elle s'était brûlée les ailes en jouant avec le feu de sa jeunesse. Parce que la beauté flétrit toujours et qu'elle est forcément jalousée par les autres. Et je sais que Pénélope en avait pleinement conscience. Elle vivait dans le danger depuis toujours et s'en était accoutumée. Elle appréciait même cela.
Quant à son pouvoir, tu ne l'as pas encore deviné mais en tant que Cézanne, peintre impressionniste lui aussi, elle maîtrisait une facette de la réalité. Elle était capable de changer son apparence, s'acquittant des préférences de ses clients. Mais je savais qu'elle avait peur de perdre son vrai visage un jour. De ne plus être capable de retrouver celle qu'elle était vraiment. C'est pour cette raison qu'elle se promenait toujours avec une photo d'elle-même. Cachée dans son soutien-gorge de combat, elle la sortait avant et après chaque transformation.
Quand je l'entendais pleurer seule, le soir dans sa chambre, je savais qu'elle venait de rêver qu'elle perdait son visage et que plus personne ne lui faisait confiance. Malgré son apparence de femme forte, il y avait à l'intérieur d'elle une enfant perdue et apeurée. Et je la comprenais mieux que personne parce que j'étais totalement comme elle.
« – Je t'apprécie énormément, Van Gogh, mais sache que j'ai toujours préféré mes clientes à mes clients. » A-t-elle avoué un jour au détour d'une discussion. Et je lui ai souris parce que c'était la seule chose que je pouvais faire. De toute manière, elle et moi n'avions plus besoin de mots pour communiquer. Nous nous connaissions par cœur. Et je savais que dans mon sourire elle avait su lire la compréhension que je lui offrais.
Pénélope n'était pas la plus intelligente d'entre nous mais c'était assurément la plus belle. Même Soledad, qui pourtant était sublime, ne lui arrivait pas à la cheville. Souvent, ils l'envoyaient comme appât. Pourtant, ses compétences physiques étaient incroyables. Sa souplesse lui permettait de se glisser n'importe où malgré ses formes exigeantes. C'était aussi une experte en évacuations. Mais, jugé par son pouvoir, les hauts dirigeants décidèrent d'en faire leur parfaite petite espionne. Et je dois dire qu'elle était terriblement douée. Et plus elle faisait de mission, plus elle faisait de cauchemars. Elle gagnait le respect de l'Ordre mais perdait toujours un peu plus sa part d'humanité.
Pénélope rigolait souvent. Un rire sincère et entraînant. On ne pouvait pas s'empêcher de la rejoindre quand elle commençait. Que ce soit pour quelque chose de vraiment drôle ou pas du tout, c'était communicatif. Et elle m'a apprit à rire. Moi qui ne connaissait rien à l'humour, je passais mes journées à essuyer les larmes aux bords de mes yeux et à me tenir les côtes en sa compagnie. Ça ne m'était jamais arrivé auparavant. J'appréciais le son qui s'échappait de ma gorge.
« – Tu es bien plus beau quand tu rigoles, Van Gogh ! » Me lançait-elle après une énième crise de fou rire de notre part. Et je lui souriais comme elle me l'avait appris. C'est grâce à elle que je suis sortit de ma solitude. Elle me guidait dans tout ce que je ne connaissais pas. Les sentiments n'étaient pas mon fort mais c'est avec elle que j'ai le plus ri et pleuré. La colère qui me rongeait la plupart du temps disparaissait pour laisser la place au bonheur. Et j'ai toujours soupçonné que cela fasse partie de son pouvoir; transmettre ses bonnes ondes. Mais je ne le saurai sûrement jamais.
Elle était aussi très proche de Peter. J'ai vite deviné qu'eux et Alban s'étaient attachés les uns au autres pour contrer l'unité de Caspar et Soledad et la solitude de Garance. Ils s'étaient unis pour éviter de finir comme eux. Et ils avaient voulu que je les rejoignent. J'appréciais leur compagnie. Mais je préférais passer mes journées avec Garance. C'est une chose que Pénélope n'a jamais su comprendre je crois. Parfois, elle me reprochait à mi-mots de m'exclure tout seul. Pour elle, l'unité constituait la force. Pourtant elle était la première à éviter Caspar ou murmurer quand Soledad entrait dans la pièce. Elle pouvait se montrer hypocrite. Mais je crois que cela faisait partie de son manque de confiance en elle. Au lieu de se méfier de ses sentiments, elle remettait souvent en cause ceux des autres dès qu'ils étaient négatifs.
Si elle était toujours souriante et gentille avec tout le monde, elle se montrait impitoyable avec Garance. Elle la craignait. Et cette peur avait fait naître en elle un sentiment d'amertume et de dégout que je ne saurais expliquer. Je ne comprenais pas la nature de tout ça. Et je mentirais si je disais qu'un jour, j'avais réussi à totalement connaître quelqu'un. Bien que Pénélope et moi étions complices, je savais que si elle avait eut à choisir entre Peter et moi, le choix aurait été vite fait. J'étais son ami mais je n'étais pas indispensable. Et elle savait être cruelle.
Soledad a été la dernière personne à m'accorder sa confiance. Mais je ne la blâme pas. C'était dans sa nature de se méfier des inconnus.
Elle n'était qu'une enfant quand l'Ordre l'a arrachée à sa famille, au Sud. Sa peau bronzée et ses grands yeux noirs glissaient souvent un regard froid sur moi. Et sur la plupart des gens en réalité. Caspar était le seul à avoir droit à ses semblants de sourires et ses gestes doux et prévenants. J'ai longtemps ignoré la raison de leur relation spéciale. Puis un jour, elle est venue d'elle-même. Je me reposais sur le toit du complexe où nous logions et elle m'a rejoint. Sans un mot, elle s'est assise à côté de moi et nous avons regardé la nuit sans lune, ensemble. Sa voix s'est alors envolée dans le noir comme un corbeau. Elle avait un grain de voix un peu rouillé mais agréable à écouter. Comme un disque usé mais qui fonctionne encore.
« – Tu sais, j'ai été la première ici. J'avais huit ans. Et Caspar a été le deuxième. Mais il n'est arrivé que quatre ans plus tard. C'est dur de rester seul pendant autant de temps. Je sais que tu me comprends, Louie. » Et pour la première fois depuis que je la connaissais, Soledad m'a sourit.
L'endroit où elle avait grandit se trouvait dans la Belle Démocratie du Sud. Il faisait toujours beau chez elle et les gens étaient heureux. C'est ce qu'elle disait en tout cas. Et quand elle parlait de chez elle, les commissures de ses lèvres se relevaient toujours un peu plus qu'à l'accoutumée. Elle adorait parler de sa ville. Des relents d'épices dans l'air et du sable sous ses pieds. Elle nous racontait les soirées passées autour du feu à chanter et les journées où elles et ses sœurs se promenaient dans les montagnes et les champs. C'était une enfant pleine de vie et heureuse. Puis l'Ordre est arrivé sur son îlot de paradis et a tout détruit.
« – Ils étaient une trentaine. Tous vêtus de noir. D'abord, ils ont brûlé les maisons et pillés nos réserves. Puis quand ils furent convaincus qu'on avait plus rien, ils nous ont brisé. Tuant d'abord les plus jeunes puis les maris. Ils m'ont forcée à tout regarder. Et parfois, quand je ferme mes paupières, je revois encore leurs visages suppliants remplis de sang et de poussière. » Souvent, c'est à ce moment-là de l'histoire qu'elle se taisait. Elle serrait les poings et son sourire disparaissait. Je crois que parmi nous tous, elle était celle qui haïssait le plus l'Ordre et notre gouvernement.
René Magritte était un des précurseur du mouvement surréaliste. Soledad, elle, était tout simplement en mesure de lire dans l'esprit des gens. Elle n'avait qu'à braquer son regard d'ébène dans ceux de la personne de son choix et elle se retrouvait complètement à nue. C'est pour cela qu'elle a tant souffert du massacre de son village. Obligée d'écouter les dernières pensées de ceux qu'elle connaissait depuis toujours, cela l'avait brisée. Pendant les missions, elle était toujours obligée de porter des lunettes de protection. Ainsi, les gens ne savaient jamais si elle sondait leurs esprit ou pas. C'est quand elle me l'avait dit que j'avais compris pourquoi elle passait autant de temps à regarder les gens dans les yeux. Silencieuse.
« – Dis-moi, tu crois que les Dieux ? » Elle m'a posée cette question lors d'un de nos rendez-vous sur le toit. C'étaient nos moments de calme privilégiés. Loin des bruits d'entraînement, de la sueur et des armes. Rien que nous deux, silencieux, et l'univers qui nous criait de fuir.
« – Je ne pense pas que Dieu existe, personnellement. Pourquoi nous avoirs créés, nous, si c'était le cas ? Nous sommes destinés à une vie de souffrance et de pertes. Aucun Dieu ne voudrait ça. » J'avais dit ça doucement. N'étant pas sûr de comment elle réagirait. Mais allavait simplement sourit en levant un peu plus haut la tête pour contempler les étoiles. Je n'étais qu'un garçon du peuple, je ne m'y connaissais pas en dieux. On n'apprenait pas à compter sur quelqu'un d'autre dans la rue. Parce que jamais personne ne nous aidait. Elle m'a donc expliqué que son peuple et son village vénéraient une myriade de dieux autrefois, mais que c'était tombé en désuétude. Et qu'elle trouvait ça triste. Soledad aimait beaucoup les dieux. Sûrement même plus que Caspar. Mais ça ne l'empêchait pas de questionner les autres sur la question. Elle aimait connaître notre avis. Quel que soit le sujet.
« – Plus personne ne prie le ciel. Ils ont comprit que s'ils veulent être heureux alors c'est à eux de provoquer leur chance. » Lui avait expliqué Peter alors qu'ils discutaient de leurs villages respectifs. Elle lui avait rétorqué qu'elle ne pensait pas comme lui. Que pour elle, tous les dieux étaient quelques part dans les cieux et qu'ils attendaient simplement le moment propice pour venir nous sauver. Il lui a ri au nez. Ils n'ont plus jamais reparlé de ça. La religion occupait une place importante dans la vie de Soledad. Quand elle mangeait, elle remerciait toujours tel ou tel dieu pour la nourriture offerte. Quand elle tuait un homme, elle s'excusait auprès du ciel en fermant ses paupières et récitant des mots dans sa langue maternelle. Avant de dormir, elle offrait une prière. Elle les aimait comme sa famille. Une famille d'immortels qui ne la décevaient jamais.
D'ailleurs, j'ai toujours été étonné de voir à quel point son russe était impeccable bien qu'elle était née en BDS. Elle conservait toujours son accent mais avec elle, le russe devenait chantant et envoûtant. En fait, c'était une polyglotte affirmée. Pouvant parler autant de langues mortes qu'il en existait. L'anglais, le français, l'italien, le grecque et j'en passe. Toutes les langues issues des esclaves elle les connaissaient. Cela faisait partie de sa formation. Pouvoir lire dans le plus d'esprit possibles lui était indispensable. J'aimais lui parler en français. Elle m'apprenait des poèmes et je lui récitait toutes les insultes que ma mère disait. Je crois qu si elle en avait été capable, elle aurait sûrement ri. Mais elle était tout le contraire de Pénélope pour ça. Les sourires, c'était quelque chose. Mais elle ne savait pas rire. Ce n'était simplement pas elle.
Je dois t'avouer que la plupart du temps, elle me faisait plutôt peur mais nous pouvions nous faire confiance. Le temps passé en sa compagnie était agréable. Nous n'avions pas besoin de parler. Elle comprenait mon besoin de silence parce qu'elle éprouvait le même.
Chaque unité d'élite a son propre chef. Son maestro, son as. Et Caspar était censé être le notre. Son charisme étouffant et sa beauté glaçante faisaient de lui un chef admirable. Pourtant, il n'était ni le plus fort, ni le plus puissant. Juste une façade. Rien qu'une belle gueule pour couvrir son cœur de pierre. Impétueux, sans pitié, cruel même. C'est ce que je me suis dit au départ.
Quand il entrait dans une pièce, le monde devenait silencieux. L'aura sombre qui l'entourait les faisait trembler. La plupart du temps, il trainait à la bibliothèque. Il se baladait constamment avec un livre dans la main. Alban, qui savait toujours tout sur les autres, m'a expliqué que ce n'étaient pas des romans mais des livres de médecine.
« – C'est pour mieux trucider en finesse ! » Ajouta-t-il en ricanant. J'ai souri mais ses mots résonnaient dans ma tête.
Lors de notre première sortie de groupe, j'ai compris le sens de sa phrase; Armé de longues lames plus fines que des feuilles de papier, il tranchait nos assaillants comme du fromage de chèvre. Touchant toujours les points vitaux en premier, leur évitant une mort longue et douloureuse. C'est ce jour-là que j'ai compris pourquoi il était notre chef. Son pouvoir n'était pas le meilleur, il était même plutôt minable en comparaison des nôtres. Mais son maniement des armes et sa rapidité de réflexion en faisaient un monstre sur le terrain. À lui-seul, sans user une seule fois de ses capacités psychiques, il a tué plus de trente personnes. Cette nuit-là, j'ai rêvé de lui. Je me demandais s'il serait capable de tous nous tuer aussi. Si on lui désobéissait. Je l'ai vu découper Garance et Pénélope en une fraction de secondes avant de se pointer face à moi. Il murmurait quelque chose que je ne comprenais pas puis me tailladait les veines par petits à-coups. Quand je me suis réveillé, en sueur, il était là. Dans ma chambre-cellule. Son air de glace contrastait avec son apparence négligée. Et j'ai compris ce qu'il me murmurait.
« – Ce n'est pas aujourd'hui que tu meurs, Louie. »
J'y pense encore souvent. Quand je revois ses yeux d'un bleu glaçant et son rictus terrifiant, je me demande ce qui l'a empêché de me tuer. Parce que c'est ce dont il rêvait. Depuis la première fois que l'on s'est rencontrés jusqu'à la dernière, il n'a jamais pensé à autre chose me concernant. C'est ce que Soledad m'a dit.
« – Il te hait.
– Pourquoi ?
– Parce que tu es tout ce qu'il n'est pas. » Elle a sourit. Je n'ai pas compris pourquoi.
Eux deux entretenaient une relation étrange. Ils n'avaient pas besoin de mots, pas besoin de gestes pour se comprendre. En même temps, elle pouvait lire dans son esprit et lui... Et bien...
Caspar était le Vermeer. Peintre baroque, il n'avait rien de spécial. Rien d'autant spectaculaire que nous autres en tout cas. Je crois qu'il était jaloux mais je ne préfère pas avancer de telles choses, il serait capable de venir me découper sur-le-champ. Quoi qu'il en soit, il avait le pouvoir de visiter les rêves des gens. Seulement de ceux dont il avait déjà touché la peau. C'était étrange de savoir cela. Moi qui n'avait que mes rêves pour intimité, je me suis sentit piégé. Pourtant il m'a dit un jour qu'il avait des choses plus intéressantes à faire la nuit que de venir visiter mes rêves. C'est là que j'ai compris. Il n'avait pas besoin de dormir. Jamais. Il n'y avait pas de lit dans sa chambre, rien qu'une bibliothèque vide.
« – C'est un garçon du nord. Quand il était jeune, il a été touché par une aurore boréale. Personne ne sait comment mais il n'a plus jamais dormi. Comme si ce qu'il avait vécu lui avait refilé cette capacité. Peut-être que c'est de là que viennent ses pouvoirs. » Quand il s'agissait de parler de Caspar, Soledad ne pouvait plus s'arrêter. Et je crois que c'était réciproque, en un sens.
Jusqu'à la fin, il n'a jamais cessé de protéger Soledad. Et nous aussi. Caspar m'a déjà sauvé la vie. Et je lui en serai reconnaissant à jamais. Si notre équipe était une famille, il serait le père. Taciturne et froid mais toujours à veiller sur nous. Je ne lui ai pas accordé tout de suite la confiance mais j'ai fini par l'apprécier. À force, je l'ai compris. Comme moi, il n'avait pas envie d'être là. Il tentait juste de faire face à ce que la vie lui avait donné. Une bande de bras-cassés avec des pouvoirs bien trop grands pour de si petites personnes. Maintenant que j'y repense, on était que des gosses. Des grands enfants privés de croissance.
« – Si tu laisses les coups durs de la vie te couler dessus, ils vont durcir sur ton corps. Utilise-les comme une armure, pas comme une faiblesse. Sinon tu vas crever, seul. » La voix de Caspar résonne encore dans mon esprit. Elle me poursuit jusque dans mes rêves. Je me dis que c'est là qu'il s'est réfugié. Dans ma tête toute détraquée.
De toute ma vie, je n'ai jamais côtoyé beaucoup de personnes. Mais je crois que je peux l'affirmer sans me tromper qu'Alban était un être unique. Toujours débordant d'énergie, souriant. Il connaissait les secrets de tout le monde. Une vraie commère. En plus de ça, il ne parvenait jamais à les garder pour lui. Obligé de raconter tous les secrets des autres à qui voulait l'entendre. Il s'attirait souvent les foudres des autres. Surtout de Peter.
Alban était sans arrêt couvert de bleus et de blessures. Les ecchymoses ne s'effaçaient jamais et détonnaient de manière très surprenante sur sa peau toute pâle. Caspar l'appelait "le raton laveur" à cause des deux coquards qui ornaient en permanence son visage. En plus de toutes les autres marques. C'est ça le problème quand on en sait toujours trop et qu'on ne tient pas sa langue : tout le monde nous en veut. Il s'était même fait frapper par Garance une fois. Enfin, c'était juste une simple claque. Mais la trace de ses doigts délicats est restée ancrée sur sa joue pour le reste de la journée. Je me rappelle que nous avions bien ri. Enfin, c'est un bien grand mot pour nous. J'avais esquissé un sourire, tout comme Caspar et Soledad. Peter s'était ouvertement moqué de lui. Quant à Pénélope elle ne s'était pas gênée pour éclater de rire, jusqu'à en pleurer. Ça me rendait presque heureux ce genre de moments. Je me disais que c'était ça, le genre de vie que nous aurions dû tous avoir.
J'étais proche d'Alban. Comme peuvent l'être deux camarades d'arme. On se couvrait mutuellement et, au fil du temps, j'ai appris à le protéger de tout ceux qui voulaient le frapper à cause des secrets qu'il détenait. Il était le plus jeune d'entre nous, âgé de quinze ans à peine. Je le considérais comme mon petit frère et c'était étrange d'avoir des sentiments comme ça pour une personne. Une famille. Plus tard, je me rendais compte que j'en avais pour les autres aussi. Nous étions liés par quelque chose qu'aucun de nous ne pouvait nommer. Et même si nous ne nous entendions pas toujours très bien, on savait que notre devoir était de se protéger les uns et les autres.
Malgré sa tendance à toujours finir dans le pétrin, j'appréciais la compagnie d'Alban. Il avait toujours une histoire à nous raconter, qu'elle lui appartienne ou pas. Et, plus que nous tous, c'était qu'un gosse. Il venait à peine de muer et aucun poil ne poussait sur son visage enfantin. Il avait une tête encore un peu ronde comme celle qu'ont tous les enfants. Avec des grands yeux bruns et des fossettes. Il coiffait toujours ses cheveux noirs en les tirant vers l'arrière bien que quelques mèches retombaient sur son front. Soledad se moquait toujours gentiment de lui en l'appelant "mini Caspar" et c'est vrai que, parfois, il essayait un peu trop de lui ressembler. Je crois qu'il admirait tant le Vermeer que ça en devenait presque maladif. Il avait toujours peur de le décevoir. Plus que nous tous en tout cas. Pourtant, je trouve qu'il ressemblait plutôt à Garance. Pas au niveau du caractère, bien sûr, mais plutôt côté apparence. Le même visage d'enfant, innocent. Ils auraient pu facilement se faire passer pour frères et sœurs s'ils l'avaient voulu.
Niveau pouvoir, Alban n'avait rien à envier à Caspar en tout cas. Joan Miró était un artiste faisant partie du mouvement surréaliste. À l'image d'Alban, ses œuvres étaient assez enfantines et simples. Quant à son pouvoir, on peut dire que le Miró utilisait les forces psychiques pour réparer le physiques. Par exemple, il parvenait facilement à refermer n'importe quelle plaie profonde ou extraire un projectile enfoncé dans la peau. Il était la force médicale de notre équipe. Grâce à lui, j'ai évité la mort plus d'une fois. Il manipulait les cellules et les tissus, s'occupait de tout soigner. Tu me diras qu'il aurait pu utiliser son pouvoir pour effacer ses hématomes mais ça ne l'intéressait pas. Il trouvait que ça lui donnait un air de gros dur comme il disait. De caïd même.
« – Avec ça, les autres me craignent. » M'a-t-il raconté une fois avant de lancer un regard noir en direction de Peter. Je ne comprenait pas pourquoi ces deux-là ne s'aimaient pas. Pourtant, ils se ressemblaient en beaucoup de points. Mais je crois que le problème c'était qu'ils voulaient tout les deux impressionner Caspar. Toujours. C'est bête.
« – Pourquoi veux-tu qu'ils aient peur de toi ?
– Parce que c'est la peur qui décide de tout. S'ils se pissent dessus rien qu'en me regardant alors je sais que c'est gagné ! » Il avait rit comme il savait si bien le faire et les commissures de mes lèvres s'étaient relevées timidement. Aujourd'hui encore, sourire me fait bizarre. Mais quand j'étais avec Alban, ça me paraissait un peu moins faux. Un peu plus moi. Mais même s'il sourit, un chat reste un chat. Un monstre reste un monstre.
Peter était le plus massif d'entre nous. Immense et large, il faisait facilement deux fois ma taille. La première fois que je l'ai vu, il venait de mettre Caspar au tapis en n'utilisant qu'un seul bras.
Et sur sa peau sombre luisaient des traces de brûlures. Je n'ai jamais trop su d'où il venait. Bien qu'on discutait souvent ensemble, il ne révélait jamais sur lui ou son passé.
« – Ces marques, c'est le prix à payer pour la liberté. » Dit-il simplement en me voyant lorgner sur son corps lors d'une séance d'entraînements. En parlant d'entraînement, il était le meilleur. Il n'avait même pas besoin de se servir de son pouvoir pour nous battre. Même Soledad ne parvenait pas à l'approcher au corps-à-corps. Et je dois bien l'avouer : il me faisait peur. Enfin, pas vraiment peur mais il m'inquiétait. Sur son visage régnait un air renfrogné et dans son regard sombre brillait une flamme énigmatique, toujours.
Il ne se laissait aller seulement quand il avait l'opportunité de se moquer d'Alban. Mais j'aimais bien sa compagnie parce qu'on se ressemblait en certains points. Lui aussi avait certaines difficultés avec les autres. A s'exprimer, à les comprendre. C'est l'avant-dernier à avoir rejoins les Grands Peintres, juste avant moi. Mais il ne s'entendait pas avec les autres. Pas que ce soit spécialement mon cas mais, par exemple, Pénélope et Alban refusaient toujours de lui adresser la parole. Sauf quand ils y étaient contraints.
« – Je te déteste, je te hais. Je ne veux plus jamais te voir. Ou plutôt, je veux te voir souffrir et pleurer. Je veux que tu me supplies de détourner le regard. Tes hurlements me hanteraient jours et nuits et je m'en délecterais. Tu ne pourras jamais m'oublier. Je serai toujours là avec toi. Tu n'es pas le Van Gogh, tu n'es qu'un infâme cafard. Ton existence est une erreur. Tu me dégoutes. »
Ces paroles résonnent encore dans mon esprit aujourd'hui. Dès que je me couche et que je me lève, elles accompagnent mes gestes. Je déplie les jambes puis les bras. Je m'étire et regarde mon visage meurtrit dans le miroir au dessus du lavabo. Mes cheveux blonds un peu trop longs toujours trop sales, mes yeux gris entourés de cernes épaisses. Mon nez qui s'est cassé durant une mission. Toutes les cicatrices qui le parsèment. Je déteste ce visage. Ce n'est plus le mien. Rien que celui d'un monstre. Et c'est ce que je me dit chaque matin.
J'efface ces souvenirs d'un geste évasif et m'assois à mon bureau. Il est exiguë et branlant mais c'est le seul que j'ai. Il y a un stylo et une pile de feuilles. J'ai réussi à les négocier. Un cageot de pomme me sert de chaise. C'est ici que je t'écris ces lettres. Du fond d'une petite cellule un peu plus lumineuse que la moyenne. Normal, elle est constituée de vitres. Ils m'observent jours et nuits. J'ai appris à les ignorer. Je les mets dans un coin de ma tête et essaie de ne plus y penser. Parfois, l'un d'entre eux tape contre le verre pour que je le regarde. J'hausse mes sourcils broussailleux et lui lance un coup d'œil furtif. Le pauvre bougre reste alors figé. Ils sont terrifiés par moi. C'est bête. Je suis inoffensif. Enfin, ça ils ne le savent pas. Et je me dis que c'est bien heureux pour moi. Je peux t'envoyer ces missives en toute tranquillité; ils sont persuadés que je saurai si tu ne les reçois pas ou s'ils les lisent. Quels idiots !
Le plus drôle dans tout ça c'est que j'ai passé plus de la moitié de mon existence en cage. Et je crois bien que je ne connaîtrai plus jamais la sensation de la pluie coulant sur ma nuque. Du vent sur mon visage. L'odeur de l'herbe fraîchement coupée et du bitume brûlants ont déjà presque disparus de ma mémoire. Et à quoi ressemble un sourire ? Ça je ne pourrai jamais l'oublier. Celui de Garance, timide mais si pur. Les fossettes de Pénélope. La lèvre retroussée de Peter et celle toute fine d'Alban. Le rictus coincé caractéristique de Caspar. Et celui plein de soleil de Soledad. Parfois j'essaie de les imiter face à mon miroir mais je n'ai jamais été doué pour être heureux. Ou même pour faire semblant de l'être. Ce n'est pas moi ça.
Je suppose qu'avant de te raconter tout ce que nous avons vécu. Il faut que je te parle de mon pouvoir. Si Pénélope était là, elle me taperait la nuque et disant que je fais trop de cérémonie pour une simple lettre. Alban et Peter acquiesceraient. Garance poserait une main sur mon bras et me dirait de faire comme je le sens. Soledad trouverait sûrement cela flatteur que je te raconte tout ça. Et Caspar soulignerait le fait que je n'ai pas besoin de le faire. Sauf qu'ils ne sont pas avec moi. Je suis seul dans cette pièce. Seul avec toi en quelques sortes. Même si tu ne réponds pas à mes lettres, j'espère que tu les lis.
Si je devais m'exprimer avec mes propres mots, je dirais que je suis un genre d'aimant. Que j'absorbe tout autour de moi pour l'amplifier. Mais ce serait minimiser les faits. Mes sens sont tous surdéveloppés. Ma vue, mon ouïe, mon odorat sont dix fois plus vastes que les humains normaux. Je suis aussi capable de transformer la matière, à la manière d'un magicien. Tu te demandes sûrement quel est le rapport avec Van Gogh hein ?
Ça m'a rendu fou. Enfermé dans un monde de perceptions extraordinaires, je suis devenu paranoïaque. J'ai fini par avoir peur de mon ombre, à me faire des idées. Et plus je m'enfermais dans cet état de solitude, plus mes pouvoirs devenaient puissants. Je ne me suis pas coupé une oreille. À la place j'ai coupé les ponts avec tous ceux qui comptaient pour moi. Je les ai tous perdus, blessés. J'aimerais pouvoir m'excuser mais aujourd'hui, je suis seul dans ma cellule. Ils me bourrent de médoc jusqu'à ce que j'en oublie mon prénom. Mais depuis que j'ai décidé de t'écrire mon histoire, je me sens mieux. Je crois qu'elles me guident comme la lumière d'un phare dans cet océan de torture. J'ai bâti ma propre prison, cherchant toujours plus de pouvoir.
Tu te demandes sûrement si je les ai tous tués. C'est mon cas aussi. Personne n'a rien voulu me dire de ce qu'il était advenu des Grands Peintres. La dernière fois que je les ai vus, ils hurlaient. Couvrant le vacarme avec leurs voix. Mais je suis incapable de me rappeler ce qu'ils disaient.
La première fois que j'ai tué quelqu'un, j'ai passé des jours à vomir. J'ai fait des cauchemars aussi. Mais la présence de Caspar dans ma tête les atténuait. Ou alors je ne dormais pas, tout simplement. Repensant à leurs visages.
« – Ça va passer. Faut juste un temps d'adaptation. » M'a assuré Pénélope en me souriant. Nous savions tous les deux que c'était des conneries. De l'adaptation ? Il n'en était rien. Je ne me suis pas adapté comme un caméléon. Je me suis endurci. J'ai vomi encore. Mais plus le temps passait et moins mon estomac se vidait après nos missions.
Nous ne tuions pas à chaque fois. Parfois il s'agissait juste de dérober quelque chose. Ou de faire passer un message. Je détestait ce petit jeu d'exhibition.
Souvent, ça se déroulait de la même manière. Comme un spectacle. Je me souviendrai toujours de notre première mission. Nous devions pénétrer dans un bâtiment pour kidnapper une personne et en faire notre otage.
Pénélope était arrivée devant les gardes en roulant outrageusement des hanches, arborant un sourire splendide. Elle attirait l'attention des ennemis. Peter s'était ensuite téléporté derrière eux avec Casper qui les avait tués en un coup de lame. C'était rapide, silencieux. Presque harmonieux. S'il n'avait pas été question de la mort, j'aurais pu trouver ça beau. Voire magnifique.
Nous étions entrés dans le building et Caspar avait demandé à Alban d'immobiliser les autres gardes et Soledad avait sondé leurs esprits. Si elle ne trouvait rien d'intéressant, un simple coup d'œil en direction de Caspar lui donnait l'autorisation de les tuer. Sinon, ils étaient assommés et on demandait à Garance de créer des liens pour les attacher. A ce stade-là, je n'avais encore rien fait. J'étais un simplement spectateur. On m'avait refilé des armes mais je n'étais pas à l'aise avec. Je les trouvais trop lourdes. Trop encombrantes.
Comme si, à chaque vie volée, elles devenaient plus pesantes. Le poids de la mort. Je n'étais pas à l'aise avec ça. J'ai toujours exécré la violence malgré tout ce que j'ai vécu. Je ne crois pas que la force soit plus utile que les mots. Cela semble idiot après tout ce que j'ai fait, j'en ai bien conscience. Si Pénélope était là, elle me dirait qu'on ne faisait que ce qu'on avait à faire.
As-tu déjà vu une grosse quantité de sang ? Je ne pense pas. Tu es encore jeune. Ta vie est calme et rangée. Et puis ce n'est pas ton genre, n'est-ce pas ? Tu t'évanouirais sûrement à l'idée d'une petite piqûre.
Sache que le sang, c'est désagréable d'en avoir sur soi. Surtout quand il ne nous appartient pas. Alors une pluie de sang ? Un calvaire. Ça pue, c'est chaud, désagréable. On ne s'y attend pas. Rien ne nous y a préparé. Personne ne vient te dire : « Hey, je vais venir te balancer des litres de sang aujourd'hui, prend un parapluie avant de sortir ! » Alors quand ça te tombe dessus, tu fermes les yeux et la bouche et tout ce que tu peux faire c'est attendre que ça passe. Mais le problème, dans une guerre, c'est que tu n'as pas le temps d'attendre. Alors tu ouvres tes yeux, tu laisses le sang y couler et tu continues de te battre. Toujours plus. Tu attaques, tu esquives, tu te protèges et le sang continue de tomber du ciel sans que tu ne puisses rien y faire.
La dernière fois que j'ai vu Garance, elle pleurait. Et moi aussi. C'était étrange, je n'ai pas pour habitude de laisser libre court à mes émotions ainsi. Alors que j'ai rapidement essuyé mes yeux. Elle, n'a rien fait. Couchée sur une banquette, ses cheveux encadraient son visage comme une couronne de flammes. Elle était belle. Un joyau en fait. Mais elle n'était pas invisible comme un diamant. Ça m'a fait mal de la voir ainsi. Parfois, j'y repense encore quand la solitude de ma cellule me pèse trop. Avant tout ça, j'étais habitué à être seul mais maintenant... Le silence résonne trop dans mon esprit. Leurs chamailleries, leurs rires, leurs remarques, tout ça me manque plus que je ne l'aurais cru. Mais l'absence de Garance est la pire. Me rappeler de son sourire fait de moi le plus heureux et le plus malheureux des hommes. Si encore je peux dire que j'en suis un. Parce qu'après tout, je n'ai plus de l'homme que l'apparence.
« – Où que tu ailles, souviens-toi de moi, Van Gogh. Parce que ton esprit sera le dernier endroit où j'existerai. » M'a supplié Garance alors qu'ils l'emportaient loin de moi.
« – Tu seras immortelle, Garance ! Je te le jure ! » Je me rappelle avoir crié. Parce que j'avais mal. Et que je voulais qu'elle m'entende. Encore aujourd'hui, je ne sais pas si c'est le cas. Mais je tiens ma promesse. Et je lui écris des lettres à elle aussi.