"Il y avait dans sa voix les échos d'une douleur si profonde que l'écouter parler était devenu un supplice."
Les sanglots d'une adolescente en plein chagrin d'amour. Des centaines de chaussures qui claquent et grincent sur le sol froid. Les traces violacées sur ses bras. Une seule et unique voix qui s'élève au-dessus des autres. Une mélodie funeste. Le bruit d'un corps qui chute. Le silence absolu de l'incompréhension.
Personne n'aurait pu prévoir qu'elle choisirait une si belle journée, la veille des grandes vacances qui plus est, pour se suicider. Dans l'imaginaire collectif, c'était presque impensable. Pour toutes ces personnes bien pensantes, c'était totalement inimaginable. Pourtant ils l'avaient tous vue, ils l'avaient tous entendue. Aucun d’eux n'avait réagi. Parce que c'est ce que l'on fait dans ces cas-là quand on est un étudiant d'une petite ville côtière et qui n'y connait rien à l'empathie. On regarde le malheur s'abattre sur les autres. Les pousser du bord du toit du lycée. On regarde leur vie s'écrouler sans rien faire parce que ça ne nous concerne pas. Ou seulement à moitié. C'est ce que la centaine d'élèves présents ce jour-là s'est dit. Ce n'était pas leur faute. Cette fille, ils ne la connaissaient même pas. Pourquoi auraient-ils dû s’inquiéter pour elle ? Les adolescents n’y connaissent rien au malheur. Ils pensent que n’importe quelle tragédie marque la fin de leur âge d’or. Qu’ils sont sots. Ils se croient supérieurs, puissants. Ils pensent être capables de se battre contre le monde entier. Ce qui n’est décidément pas vrai. Ils l’apprirent à leurs dépens en cette belle journée de juin.
Le soleil s’était levé aux aurores, la malheureuse adolescente avec lui. Les nuages se faisaient porter pâles et il y régnait dans l’air cet éternel mélange de sels marins et de mazout. La jupe de son uniforme était tâchée parce que la veille elle avait encore trébuché. Sa chemise, froissée, ne lui allait plus. Mais elle n’avait plus qu’elle. Et puis, c’était la dernière fois qu’elle devait la porter. Après ce jour, elle pourrait brûler cet uniforme qui la rendait malade. En attendant l’heure promise, elle enfila sa tenue, tira sur les pans de la jupe, rentra la chemise à l’intérieur, déroula ses longues chaussettes, attacha ses cheveux roux sales avec le ruban assorti, enfila ses chaussures. Plus de huit-cent fois. Elle avait effectué ces mêmes gestes plus de huit-cent fois au cours des trois dernières années. Elle tenait les comptes, espérant que tout se passe plus vite. Sauf que ça ne marchait pas comme ça. Elle avait beau compter et recompter sans cesse, mesurer ses mouvements, calculer ses gestes, ça ne changeait jamais rien. Elle finissait toujours par tomber. Par se heurter à des complications. Une fois le coin d’une table, une autre un arbre qui s’était planté juste dans son chemin, ou encore une tasse qui avait explosé entre ses doigts. C’est ce qu’elle se disait. Ce qu’elle aurait dit aux autres si quelqu’un le lui avait demandé. C’était faux, bien sûr. Elle n’était pas maladroite, elle n’était pas stupide au point de ne pas voir des arbres ou de casser de la vaisselle. Mais la vérité était encore plus douloureuse. Alors elle ne disait rien. Elle comptait.
Elle sortit de la maison avec de l’avance, comme toujours. Les rues portaient encore sur ellles l’empreinte de la nuit, la rosée paresseuse s’affichant toujours sur les fleurs des jardins. Elle vivait dans un de ces quartiers où toutes les maisons sont les mêmes. Petites, colorées, usées par le temps, abîmées par l’érosion. Un chat sauta au milieu de la route, poussa un râlement ou deux et vint se plaquer contre ses jambes. Elle frémit au contact de la fourrure contre sa peau nue et s’abaissa pour lui offrir sa paume. Le félin la jaugea quelques instants avant de rouler sa tête contre celle-ci, faisant fonctionner son moteur interne à mille pourcent. Il était chétif et sale, comme elle. Le bout de sa queue avait été cassé et il ne voyait plus que d’un œil. Personne ne lui offrait un regard. Sauf elle. Parce qu’il était le seul qui ne la fuyait pas.
Le lycée était un bâtiment austère à l’architecture ancienne. Construit dans les années soixante, il avait été la cible de maintes rénovations au fil du temps, lui offrant finalement cette apparence particulière. Dans une autre vie, elle aurait probablement adoré venir ici. Il y avait des arbres dans la cour, les grandes grilles donnaient un air royal à l’entrée et une odeur particulière de brioches et de pain chaud flottait autour grâce aux trois boulangeries qui se bataillaient de l’autre côté de la rue. Dans une autre vie, elle aurait sûrement fait partie de ces élèves qui viennent tôt pour étudier. Mais dans cette vie actuelle, elle venait plus tôt pour échapper à l’ombre de son bourreau.