On m'a toujours prévenu que la mort était quelque chose de désagréable, de mauvais. Je n'ai jamais connu le deuil ou la perte d'un être cher. Malheureusement, mes amis et ma famille ne peuvent pas en dire autant.
J'avais 17 ans. J'étais jeune, plutôt en bonne santé. Je n'avais pas de petite copine ni de petit copain, j'étais plutôt du genre timide. Je restais dans mon coin avec mes amis. Et c'est arrivé. Juste comme ça. Ils m'ont prit ma vie comme on ramasse un mouchoir usagé. J'ai eu mal, un peu. Mais j'avais connu pire. Quand j'avais douze ans, ma voisine, Stacy, m'a donné un coup de pied dans les couilles. J'ai jamais autant pleuré qu'à ce moment-là. Je me rappelle encore mon cri de douleur et des larmes qui ravageaient mon visage. Et cette idiote se moquait de moi, elle disait que j'étais une fillette. Ça m'avait mis en rogne.
Quand ma vie s'est terminée, je ne pleurais pas. En fait, je n'avais pas conscience d'être mort. Je me suis juste relevé. C'était étrange comme sensation. J'ai eu la nausée. J'ai vomi. Puis j'ai vu mon corps, sous le vomi. J'étais nu; les vêtements ne font pas partie des choses que les défunts entraînent avec eux ici. Mais par dessus tout, ma peau était remplie de couleurs. J'étais brillant. Comme un arc-en-ciel. Et comme j'avais oublié mon nom, les anges ont décidé me surnommer « Bowie ». J'ai accepté parce qu'ils avaient des flingues pointés sur moi et que, un peu à cause de Stacy, je ne suis pas du genre couillu. Plutôt lâche en fait.
Et maintenant, à cause de toutes ces conneries, je suis mort. Et nu, par dessus le marché.
Mourir ne faisait clairement pas partie de mes projets d'avenir. Enfin, pas de ceux de mes parents en tout cas. Ils avaient déjà organisé ma vie jusqu'à mes soixante ans. J'étais paré. Bien sûr, ça m'arrivait de leur désobéir. Je ne me qualifierais pas d'ado rebelle, juste d'esprit vagabond. Ce qui est drôle vu ce que je suis désormais. Mais bon, on reparlera de ma consistance flottante plus tard.
Du coup, j'étais censé avoir une belle vie. Mon père voulait que je devienne médecin, ma mère avocat. Moi, je savais pas encore vraiment. Je m'étais dit que j'aviserais le moment venu.
Vous savez, quand on est un ado de 17 ans, on se préoccupe plus de comment les autres ados de notre âge nous voient plutôt que de notre avenir. Ça a dû être l'une de mes premières erreurs ; m'intéresser aux autres. Ça ne m'a causé que des problèmes.
En fait, si je n'étais pas tombé amoureux de Poppy, nous serions sûrement encore tous en train de rigoler dans la salle de musique à cette heure-là. Je ne serais pas un fantôme arc-en-ciel qui s'emmerde. Et mes amis ne pleureraient pas parce que je suis mort. Ou peut-être qu'ils ne pleurent pas, ça j'en sais rien en fait. Cela peut sembler un peu présomptueux de ma part d'affirmer que je manque à mes copains. Mais l'espoir fait vivre. Non, oubliez.
Bref, ça a commencé au début de l'année passée. Notre club de musique allait fermer pour cause de membres. C'est là que Gregory s'est présenté. Grand brun ténébreux avec un étui à guitare sur le dos ? C'était le candidat idéal. On l'a embauché tout de suite.
Il venait d'Irlande. Son accent était mignon, ça a fait fondre Paige, notre batteuse. Dans le groupe il y avait aussi Luka, notre premier guitariste et Iva, notre chanteur. Moi, je jouais de la basse. J'aimais bien notre petite bande. Je n'avais qu'eux. J'ai toujours été incapable de m'exprimer en cours ou de me faire des amis, le club de musique m'a un peu sauvé. Ils cherchaient désespérément un bassiste et j'étais là au bon moment, au bon endroit. Et Poppy est arrivé.
Au contraire des autres membres de la bande,il était dans ma classe. C'était un nouveau. Ses parents s'étaient séparés après le divorce et il avait suivi son père ici, dans notre petite ville.
Malgré ses airs de rebelle, il était timide et maladroit. Il me faisait penser à un personnage de roman avec ses cheveux bruns mal coupés, ses grands yeux gris-verts rieurs et son étui à guitare. En plus, il avait un style particulier. Il donnait l'impression de venir du passé. Et j'adorais ça.
Il n'aimait pas qu'on l'appelle Gregory ou Greg, ça lui rappelait trop sa mère. On a alors décidé que Poppy irait bien. Ça cassait un peu son côté de bad boy, il aimait bien. Souvent, les gens l'identifiaient à une fille à l'entente de son surnom et ils se trouvaient bien surpris de le voir débarquer, du haut de son mètre quatre-vingt douze.
Vu qu'on était dans la même classe et qu'on faisait tous les deux partie du club de musique, on s'est vite rapprochés. En plus, il habitait dans mon quartier. On se voyait souvent, pour jouer de la musique ou juste regarder des films, lire des comics. Il avait les mêmes goûts que moi. C'était la première fois que je me sentais si bien avec quelqu'un qui ne me connaissait pas depuis ma naissance.
Ma ville est petite, toutes les personnes qui ont mon âge m'ont vu traverser les périodes les plus gênantes de ma vie comme quand j'avais dix ans et que j'avais décidé d'avoir une coupe mulet. Ou alors à l'anniversaire de mes treize ans quand mes parents ont obligé mon oncle à se déguiser en Elvis Presley pour chanter « can't help falling in love » devant la foule hilare de tous les autres élèves.
Avec Gregory, je me sentais comme libéré de ce passé malheureux. Il apportait de la nouveauté dans ma vie, j'avais l'impression de pouvoir être quelqu'un d'autre.
Alors j'ai doucement commencé à changer. Peut-être qu'au fond, je n'aurais pas dû me laisser entraîner par cette vague de fraîcheur. Vu où ça nous a menés...
Le paradis, c'est pas du tout comme on nous raconte dans les livres et tout le bordel.
Dès que je suis mort, j'ai été escorté jusqu'au purgatoire par deux mecs bizarres. Ils m'ont donné des fringues (un pull beaucoup trop large qui me faisait une robe et un short de sport) et m'ont dit qu'ils étaient des anges. Les armes qu'ils portaient avec eux m'ont vite dissuadé de tenter d'engager la conversation avec eux. Ils n'avaient pas vraiment la dégaine des anges tels qu'on pourrait les imaginer. Vêtus avec des t-shirt de vieux groupes de rock et des jeans. Pas de longues robes blanches. Pas d'auréoles. Les ailes, par contre, étaient bien là. Resplendissantes, immenses. L'un des deux gaillards qui m'ont accompagné jusqu'à celui qu'ils appellent "Martin" s'est même coincé dans le cadre d'une porte à cause de l'envergure de son plumage. L'autre ne s'est pas fait prié pour se moquer de lui. Je n'ai rien dit parce que la vue du fusil qu'il portait me faisait trop peur pour que je puisse faire quoi que ce soit.
Quand nous sommes finalement arrivés devant le Gaillard numéro trois, Martin, qui se trouvait derrière un bureau et affichait un air austère, j'ai vite regretté la compagnie des deux autres. Les fonctionnaires ne changent jamais. Même mort, il faut remplir des papiers et suivre des procédures. Et "Martin", ne semblaient pas enchanté de se trouver là. Il s'est agacé de ma manière d'écrire qui, je l'admets, est illisible et de ma lenteur à lire les fiches qu'il me donnait. Vie réelle ou pas, la fiction m'a toujours appris à me méfier des petits caractères en bas de pages. Au grand dam de Martin, j'ai lu tout ça pour au final découvrir qu'il n'y avait rien dont j'aurais dû me méfier.
- Effets personnels ? m'a-t-il demandé après que j'aie terminé de tout lire.
- Quoi ? je ne comprenais pas le sens de sa question et cela a dû l'agacer car il s'est pincé l'arrête du nez et a poussé un soupir exagéré avant de pointer un petit écriteau du doigt. Dessus, il était expliqué que je pouvais récupérer les objets qui se trouvaient sur moi quand je suis mort. Mais que la technologie humaine n'était pas assez avancée pour supporter l'au-delà. J'étais dégouté de ne pas pouvoir utiliser mon téléphone ou mon mp3 mais au moins, j'avais récupéré ma basse. Je n'avais pas d'enceinte mais j'espérais pouvoir en dégoter une, là-bas.
- C'est bon ? ses yeux fatigués me jaugèrent une dernière fois puis il m'envoya passer par un petit portique. Avec l'étui de ma basse, je passais difficilement mais je parvins tout de même à sortir du bureau de Martin. Contrairement à la petite pièce morne où je me trouvais auparavant, l'endroit qui se déroulait devant mes yeux détonnait complètement. Et il y avait une de ces foules ! Mais apparemment ma vie n'avait pas été assez remplie alors Martin m'a crié de revenir ; il s'était trompé de destination. Je suis donc retourné dans son bureau et il m'a ré-expédié à nouveau, au bon endroit cette fois.