Kaliayev mourrait. Il mourrait pour la révolution. Pour cette cause à laquelle nous étions tous si dévoués. Il mourrait, nous en étions tous certains. Voinov et Dora espéraient pour lui l’échafaud. Annenkov ne le voyait pas survivre à la bombe. Et moi ? Je n’avais pas eu foi en lui. Quand il n’a pas réussi à tuer ces enfants, j’ai ri. Je me suis moqué de son incompétence.
Mais je l’enviais. Plus que tout, je l’enviais. J’aurais été capable de tuer ces enfants. Sans hésiter un seul instant. Sans même penser aux conséquences. J’aurais lancé cette bombe et j’aurais entendu leurs cris, me satisfaisant de leur mort. Je crois que le bagne et ces trois longues années passées à ne songer qu’à la seule vengeance m’ont transformé en quelque chose de moins humain qu’avant. Je ne pense plus à me nourrir, à dormir. Je ne pense qu’au jour où la Russie sera libre. Au jour où mes frères et moi monteront sur l’échafaud le cœur léger de savoir que nous avons réussi à rendre ce monde meilleur.
Kaliayev était différent. Il pensait à l’échafaud lui aussi. Il pensait à notre cause, à notre liberté. Mais il n’a connu ni le bagne ni le fouet. Il ne connaissait pas la honte. Il souriait, il s’esclaffait. Il trouvait la beauté là où je ne voyais que du gris et des flammes. Au départ, j’ai eu envie de l’assassiner. De le laisser pour mort dans une ruelle, de dire aux autres qu’il nous avait abandonnés. Mais ça n’aurait pas été loyal. J’aurais agit en lâche. Et puis, je me suis rendu compte que toute la haine que j’éprouvais pour lui n’en était pas. Je n’ai jamais détesté Kaliayev. En fait, je l’aimais tellement que ça m’empêchait d’en dormir la nuit. Quand je m’en suis rendu compte, il était déjà bien trop tard pour y faire quoi que ce soit. Cet amour pour lui, comme celui que je portais à la révolution, s’était insinué sous ma peau. Bien trop profondément. Comme du poison dans mes veines, il me rendait fou.
Kaliayev mourrait et je m’étais juré de moi-même mettre fin à ses jours s’il ne mourait pas avant.