Blessee

histoire originale, 45 chapitres
Content Warning: cette histoire parle de maltraitance.


Je me déshabille et entre dans la douche. L'eau chaude qui coule sur mon corps brûle mes ecchymoses et mes cicatrices. Ça me fait mal. Vraiment. Je soupire, me lave puis ressors de la salle de bain et vais m'enfermer dans ma chambre. Il n'est pas là ce soir. Heureusement, d'ailleurs. Sinon je sais que quelques blessures se seraient ajoutées. Je retiens mes larmes et me met en pyjama. Un bleu est apparu sur mon omoplate la veille. C'était une boîte à musique. Et, alors qu'il commençait enfin à s'effacer, le coquard de mon œil droit redevient violet. Coup de poing.

Mais ne vous faites pas d'idées.

Je suis une fille studieuse, je ne me bats pas avec les autres.

Je me bats contre moi-même.

Quand je suis née, j'ai pris la vie de ma mère. Depuis ce jour, mon père me punis quand je fais quelque chose de mal. C'est normal, non ? J'ai fais quelque chose d'affreux alors je dois bien recevoir des coups. C'est la règle. À chaque écart, je reçois une punition. À chaque mauvaise note, je reçois un coup. Bien sûr, personne ne le sait. Personne ne sait que j'ai tué ma mère et que mon père me le fait payer.

Non, personne ne le sait.


– Esther Patterson ? interroge le professeur qui complète la fiche d'absence. Je lève le bras, douloureusement, avant de le rabaisser.

– Eh, Patterson ! me souffle quelqu'un à ma gauche. Il s'agit de Jasper. Il est très observateur, même un peu trop. C'est aussi un casse-pieds de premier ordre.

– Quoi ? je lui répond sèchement, un peu trop même.

– Pourquoi ton coquard est-il si noir ? Il n'était pas en train de s'estomper ?

– Mêle-toi de tes affaires, Jasper !

– Mais, ce sont mes affaires ! me répond-il avec un grand sourire. J'ai vraiment envie de le frapper mais si je le fais, le professeur va appeler Papa et ce dernier devra me punir. Je me retiens donc et me concentre sur l'exercice de maths. Cela fait depuis que j'ai commencé l'école que je suis la meilleure de ma classe. Les gens me traitent de coincée, de fayotte et d'autres noms que je tairais.

La chose qu'ils ne savent pas, c'est que j'y suis obligée; ma mère était vraiment douée en cours, en sport, en musique et dans tout ce qu'elle entreprenait ce qui fais que je dois être encore meilleure. Je n'ai jamais eu une note inférieure à dix-huit et je passe toutes mes soirées et mes moments de libre à étudier.

– Patterson ? Pssssst ! encore Jasper. Je me tourne vers lui et lui lance un regard noir avant de reprendre mes équations. Un papier atterrit sur ma table, je soupire et m'en empare avant de le déplier.

「 Eh Patterson, tu fais quoi après les cours ? Enfin, à part étudier hein ! Ça te dit de venir avec moi à la salle d'arcades ? Ou au café ? Steuplééé – Jasper qui te désespère :) 」

Je regarde le papier puis griffonne une réponse quelconque sur le verso.

「 Non Jasper. Je ne viendrai pas avec toi. Arrête de m'embêter, j'essaie de suivre en classe et tu devrais faire pareil vu tes notes. 」

Je lui passe le billet discrètement puis continue à prendre des notes sur mon cahier. Enfin, la sonnerie retentit et tout les élèves se dépêchent de ranger leurs affaires pour rentrer chez eux, en compagnie de leurs amis. Moi, je n'ai pas franchement envie de rentrer à la maison. Si j'ai de la chance, Papa ne sera même pas là et je pourrai éviter des coups mais si, au contraire, il est là... Je regarde pensivement mon cahier de maths quand une personne, que je devine être Jasper, pose sa main sur mon épaule, réveillant la douleur des coups de la semaine passée. Si je ne m'abuse, c'était la lampe du salon. Ou alors celle du séjour, j'ai oublié.

– Patterson, tu veux vraiment pas venir au café avec moi ? On peut même aller dans une librairie si tu veux !

– Mais pourquoi tu t'obstines ? Je t'ai déjà dit que je ne sortirai pas avec toi après les cours, alors lâche-moi !

– D'accord. J'ai compris. Mais tu ne pourras pas m'empêcher de te raccompagner chez toi ! je ne le regarde même pas et soupire en plaçant délicatement mon sac sur mes épaules.

Sur le chemin, je sens la présence de Jasper juste derrière moi et cela me perturbe un peu mais j'en fais abstraction, me concentrant sur le travail que j'ai à faire pour l'école.

– J'aurais jamais pensé que tu habites dans ce quartier ! s'exclame mon stalker alors que j'entre dans ma rue. Comment pouvait-il ne pas s'en douter alors qu'il habite cette même rue ? Je souffle en m'arrêtant devant le portail de ma maison, retardant le moment où j'entrerai à l'intérieur.

– Bah alors, tu entres pas ?

– Je n'ai pas de comptes à te rendre. Retourne chez-toi !

– Est-ce que ça a un lien avec tes blessures "accidentelles" ? demande-t-il, très sérieusement.

– Mes blessures sont accidentelles donc n'ajoutes pas guillemets. Et non, je... Je vérifiais juste si il y avait quelqu'un chez moi. je réponds en m'énervant un peu, ce qui ne semble même plus l'intriguer. Finalement, je remarque que la voiture de Papa n'est pas là, signe que lui non plus. Je suis assez soulagée, vraiment. Alors que je pousse la grille, Jasper balbutie quelque chose d'incompréhensible.

– Quoi ?

– À... À demain ! s'écrie-t-il avant de partir en courant. Ce garçon est vraiment trop étrange...

– Esther ? Tu es là, Darling ? la voix de Papa. Je jette un coup d'œil sur mon téléphone portable, il est cinq heures du matin. Papa doit rentrer d'un dîner et être complètement saoul. Sauf que si je ne lui ouvre pas ma porte, il va me le faire payer plus tard et plus fort.

– Esther. Je sais que tu es là, Darling. à contrecœur, je me lève et ouvre la porte. Papa empeste l'alcool et il a un air béat collé sur le visage.

– Alors Darling, comment s'est passée ta journée ? Tu as eu des bonnes notes ? demande-t-il d'une voix doucereuse. J'acquiesce, n'osant pas lui répondre de vive voix.

– Pourquoi tu ne me réponds pas ? Qu'est-ce qu'il y a ma chérie ? On t'as fait du mal à l'école ?

– No-non. Il ne m'est rien arrivé. J'ai encore eu les notes maximales à mes travaux écrits. Je suis la première de classe, encore.

– Bien mais... Tu sais que Papa a passé une mauvaise journée ? Papa est fâché d'avoir perdu un client aujourd'hui. Papa a besoin de décompresser, tu permets ? j'hoche la tête et ferme les yeux.

Sa main frappe ma joue, tandis qu'il attrape un bibelot sur la commode. Le bibelot en question est un bougeoir en cuivre qui heurte ma clavicule. Je vais avoir plusieurs bleus. Encore. Il me gifle de nouveau et son poing s'abat sous mon œil. Super, mon coquard sera encore plus voyant. Il me donne aussi des coups de pieds et je le laisse faire pendant un quart d'heure avant qu'il ne soit calmé. Je le raccompagne dans sa chambre et lui sert un café avant d'aller dans la salle de bain pour désinfecter et soigner mes blessures.

Quand je vais à l'école le lendemain, Jasper me colle encore plus. Me posant des questions sur la marque sur mon avant-bras et mon coquard. Bien évidemment, je ne lui réponds pas, l'évitant bien soigneusement.

– Allez, dis moi ce qu'il t'es arrivé ! C'est pas normal d'avoir des marques comme ça ! Jasper me poursuit encore pendant l'heure du déjeuner alors que j'essaye, en vain, de manger tranquillement.

– Écoute, je suis maladroite et surtout, je n'ai aucune raison de me justifier devant toi !

– Okay, c'est vrai que tu n'en es pas obligée mais je m'inquiète pour toi...

– Mais, comment pourrais-tu t'inquiéter pour moi alors qu'on ne se connaît pas ? je roule les yeux et secoue doucement la tête.

– Oh, toi tu ne me connais pas. Moi je te connais très très bien Patterson !

– Comment ça ? Parle, espèce de psychopathe...

– Et bien, ça fait quand même depuis la maternelle qu'on est dans la même classe donc j'ai réussi à apprendre des petites choses par-ci, par-là.

– Ah oui ? ses paroles ont piqué ma curiosité et je veux en savoir plus.

– Oui ! Je sais, par exemple, que tu es née le vingt-huit avril et que tu as dix-sept ans donc tu es du signe taureau. Ton animal favori c'est la loutre, tu sais jouer du violoncelle et tu fais de l'escrime. Tu habites seule avec ton père et tu es tout sauf maladroite. il me sourit, fier, tandis que je ne sais pas comment réagir. Ce garçon est décidément obsédé par moi et c'est inquiétant. J'ai l'impression qu'il me connaît autant bien que Papa et c'est dangereux...

– Je suis désolée mais tu as faux. Je suis née le treize octobre, je n'aime pas les loutres et je fais du saxophone et de l'équitation. J'habite bien avec mon père mais nous avons aussi quelques domestiques et je suis très maladroite; rien que hier, j'ai cassé deux vases. Jasper arque un sourcil et se met à rire comme un fou.

– Désolé de te l'apprendre mais tu mens très mal. Et puis, ce n'est pas ton anniversaire le treize octobre mais celui de ta mère. Sauf que toi, tu n'es pas ta mère ! il essuie une petite larme au coin de son œil puis s'assoit à côté de moi et sort son déjeuner de son sac, comme si c'était tout à fait normal qu'il déjeune avec moi. Mais... Comment sait-il quand est l'anniversaire de ma mère ?

– Tu es vraiment bizarre... je murmure doucement, avalant un bout de carotte.

– Et toi tu caches vraiment trop de trucs...

– Oui, mais ça ne te regarde pas. mon ton se fait plus dur; il m'agace.

Durant l'après-midi, Jasper me laisse un peu de répit mais il revient sur mon dos pour le trajet jusque chez moi. Comme d'habitude, il me pose des tas de questions auxquels je ne réponds pas puis par en courant en me laissant devant la grille de chez moi. Vraiment, ce garçon est étrange et casse-pieds !

Quand j'entre dans la maison, je remarque directement des éclats de rire provenant du salon. Je m'y rend donc discrètement pour y trouver Papa en compagnie d'une femme qui doit avoir son âge.

– Oui, vous avez totalement raison Rosalie ! Ah, approche mon petit agneau ! il regarde dans ma direction et je devine que c'est à moi qu'il s'adresse. J'entre donc dans la pièce et salue Rosalie.

– Tu te souviens d'elle ? le regard que Papa me lance est dur: c'est plus un ordre qu'une question. Bien sûr, je me souviens de Rosalie Walters; elle était la meilleure amie de ma mère et a vécu quelques mois à la maison avec son fils quand j'avais cinq ans après que son mari l'aie quittée et soit partit avec tout leur argent. Dire que ces mois ont été les meilleurs de ma vie seraient un euphémisme ! Durant toute la durée de leur séjour, Papa n'a pas osé me toucher de peur qu'elle remarque quelque chose de suspect.

– Bonjour, je suis ravie de vous revoir. je m'approche gentiment et lui tends la main mais elle m'attire vers elle et me fait une étreinte.

– Ah ce que tu m'as manquée ma petite Esther ! je lui souris et me détache d'elle.

– Je suis désolée d'écourter notre rencontre mais je dois aller étudier dans ma chambre. J'espère que nous nous reverrons rapidement. les formules de politesses apprises par Papa marchent bien. Tellement bien. Rosalie est aux anges, autant que Papa et je me dépêche de monter dans ma chambre. Une fois seule, je m'installe devant mon bureau et me mets à travailler.

Les maths et le français sont une réelle partie de plaisir, l'espagnol m'arrache quelques râles de rage et la géographie est terminée en deux temps trois mouvements.

Alors que je me prépare à aller au lit après le dîner, Papa entre dans ma chambre avec cet air menaçant en tenant quelque chose dans sa main. J'ai du mal à identifier l'objet mais comprend bien rapidement de quoi il s'agit quand il s'approche encore un peu plus de moi. Une ceinture. Je tressaillis et me lève, prête à recevoir les coups.

– Tu sais... Rosalie m'a posé des questions. Pourquoi est-ce que tu avais un coquard ? Qu'est-ce que c'était que ces traces sur tes avants-bras ? J'ai prétexté que tu avais commencé la boxe... Tu m'as obligé à mentir ! Tu es une mauvaise fille ! Même pas fichue de cacher tes blessures... Ta mère, elle, était toujours très gentille et ne causait du tort à personne ! Alors que toi... Oui toi, tu embêtes la terre entière ! il soupire. Il est proche de moi à présent; son souffle caresse mon front et sa main effleure mon épaule gauche. C'est là que s'abattra la ceinture, c'est sûr. Papa recule de quelques pas puis déplie la bande en cuir et la fait claquer dans l'air. Je pourrais avoir peur mais je n'ai pas le droit. C'est ma punition. Je ne dois pas fuir mes obligations, c'est Papa qui le répète sans cesse.

« Il n'y a que les lâches qui n'acceptent pas la vérité et qui mentent sur leurs actes. Ta mère n'était pas une lâche, tu n'as pas le droit d'en être une ! » m'a-t-il dit une fois alors que je pleurais après avoir tâché ma robe du dimanche et menti sur la provenance des tâches.

J'ai arrêté de compter les coups. Tout ce que je sais, c'est que la nuit est bien avancée et que la ceinture s'abat toujours sur moi. Tantôt les bras, tantôt les jambes. Elle tombe sur mon ventre, caresse ma nuque, siffle dans mes oreilles. Je reste immobile; si je bouge, Papa en sera fâché et il continuera plus longtemps.

Finalement, il s'en va, fatigué. Moi aussi je le suis mais je dois panser les plaies et me doucher. Demain, je devrai faire en sorte que personne ne remarque les lacérations qui me brûlent la peau. Surtout pas Jasper.

Je me réveille tôt pour avoir le temps de tout camoufler. J'ai bien dû utiliser trois pots de fond de teint mais le résultat est concluant; on ne voit quasiment plus les lacérations, les ecchymoses et les autres traces. Fière de moi, je me prépare dans le plus grand calme, fais mon lit, déjeune puis sors de la maison.

– Eh ! Salut Patterson ! la voix de Jasper me fait sursauter et je me retourne face à lui.

– Pourquoi tu ne m'appelles jamais par mon prénom, Wittmore ?

– Parce que je suis un réel gentlemen ma chère demoiselle Patterson ! s'exclame le blondinet en exécutant un semblant de révérence bancale. Je réprime un rire et continue mon chemin, l'ignorant royalement comme à mon habitude. Mais Jasper n'est pas du genre à abandonner et continue de trottiner à côté de moi, me racontant quelque histoire farfelue.

– Tu savais que dans notre école il y a une fille qui est immortelle ? demande-t-il soudainement, sans forcément s'attendre de recevoir une réponse de ma part.

Immortelle... ça doit être vraiment bien de l'être... Elle ne doit sûrement pas ressentir la douleur. Non. Je n'ai pas le droit de penser ça ! C'est de ma faute ce qu'il m'arrive !

– Il y en a même une autre qui s'appelle Pomme... Ça doit être dur à porter comme prénom... il continue à parler tout seul, espérant sûrement que je l'écoute quand même. Évidemment, je ne le fais pas. Je réfléchis à comment disposer de mon temps libre pour m'avancer au maximum dans les devoirs de la semaine pour avoir assez de temps pour répéter mes exercices de musique et que tout cela n'empiète pas sur mes cours de sport. Comme ma mère avant moi, je sais jouer du violoncelle, du saxophone et du piano. Et tout comme elle je pratique l'escrime, le patinage et l'équitation. Papa m'y a inscrite dès que j'ai eu l'âge, me donnant des professeurs privés pour avoir les meilleurs résultats. J'ai fais plusieurs concours et, de tous, je n'ai reçu qu'une seule fois le second prix. Les coups qui sont tombés par la suite sont restés ancrés dans ma peau et dans ma mémoire pendant très longtemps après.

« Ta mère n'était jamais la deuxième ! Elle réussissait parfaitement en tout ! Tu n'es qu'un ramassis de nullité ! » m'avait crié Papa tout en me frappant avec la ceinture —son jouet favori. Après cela, je n'ai plus jamais fini seconde nulle part. Je me suis donnée à fond pour être la meilleure; pour éviter les coups et la honte. De toutes les fois, la pire doit être celle de mes dix ans. Comme mon anniversaire signifie aussi la mort de ma mère, Papa a toujours décidé de ne pas le célébrer alors nous allumons des cierges et prions très pieusement pour ma mère. Ensuite, nous allons sur sa tombe déposer des fleurs puis rentrons et ne parlons pas de toute la journée. Sauf que ce jour-là, ma maladresse m'avait fait renversé l'une des bougies sur la pierre tombale et la cire avait coulé partout, brûlant les fleurs au passage. Enfin, cela je ne m'en rappelle pas, c'est Papa qui me l'a raconté. Ce dont je me souviens, ce sont les coups qui sont venus par la suite. Papa était tellement en colère qu'il m'a frappé vraiment fort. Tellement fort que je n'ai pas pu sortir pendant deux semaines à cause des bleus sur mon corps. Papa a prétexté une mauvaise grippe et m'a refrappée par la suite car je l'avais obligé à mentir. Pourtant, je n'ai pas pleuré. « Les gens forts ne montrent pas leurs faiblesses. Ils ne pleurent pas. Ils endurent en silence. Ta mère était forte. Tu es une lâche. »

– Eho ! Patterson ! Tu viens de mourir intérieurement ou quoi ? la voix de Jasper me ramène à la réalité et je le vois, claquant des doigts sous mon nez.

– Ah ! Enfin tu te réveilles ! J'ai cru que tu venais de faire une crise d'apoplexie ! il rigole, fier de sa blague. Quel crétin ! Je me rends compte que nous sommes déjà arrivés à l'école... Étonnement, je n'ai pas envie d'y aller aujourd'hui... Mais sécher serait impensable ! En fait... j'aimerais, juste pour une journée, être cette fille immortelle ou m'appeler Pomme. Être unique et non une meurtrière. Être quelqu'un qui n'a pas à repentir ses crimes chaque jour de chaque mois de chaque année.

Alors que nous entrons dans la classe, encore déserte à cette heure-là, Jasper se tourne vers moi.

– Tu sais, tu pourrais utiliser tout le maquillage que tu veux, les traces ne m'échapperont pas et je trouverai qui te fait ça !il a l'air déterminé et soudainement, j'ai peur. Non. Il ne peut pas les avoir vues ! J'ai mis un pull à manches longues par dessus ma chemise et le blazer cache tout... Je baisse rapidement mes yeux vers mes jambes. Ma chaussette droite, celle qui glisse constamment, est tombée un peu pendant que je pensais. Toute personne s'y concentrant un tantinet peu aisément deviner la ligne qui se cicatrise. Je tressaillis et regarde Jasper. Lui aussi me regarde.

« Je trouverai qui te fait ça ! » Non. Il ne doit pas trouver ou jamais je ne pourrai me faire pardonner pour mon crime.

Jasper Wittmore ne doit rien savoir. Jamais.

Ça fait déjà trois jours que Jasper a vu mes marques et s'est promis de trouver qui me les "procure". Bien sûr, il ne trouvera jamais, je l'ai décidé. C'est comme une partie d'échec ou un concours et... et je ne perds jamais rien. Alors qu'avant je supportais sa présence, maintenant je le distance constamment. Je sors plus tard ou plus tôt de la maison, dépendant du fait de sa présence devant la grille ou pas. Je mange aussi plus rapidement à midi ou alors je m'enferme dans les toilettes. Je le fuis littéralement mais bon, c'est un mal pour un bien !

– Patterson ! Je ne suis pas d'accord avec le fait que tu me fuies encore longtemps ! c'est le quatrième jour, Jasper s'approche de moi pendant que je range mes affaires de cours et m'apprête à partir. Il est sur la défensive, prêt à se jeter sur moi si je tente quelque mouvement de fuite. Ce qui est totalement ridicule; je n'ai pas le temps ni l'envie d'engager une course poursuite contre lui. Il me rattraperait sûrement en quelques secondes. C'est sûr et mathématique. La fuite n'est plus une solution, il ne me reste donc qu'à l'affronter sur un terrain neutre.

– C'est dommage. Je pensais faire mon petit footing journalier en ta charmante compagnie... je fais du sarcasme, c'est une de mes armes qui marche le mieux contre lui. Jasper s'esclaffe et secoue la tête.

– Tant pis, je nous voyais bien courir dans les couloirs de l'école... Bref. J'ai des questions pour toi ! il est redevenu sérieux et me fixe sans plus aucune once de blague dans le regard.

– Je t'accorde le droit de me les poser mais ne t'attends pas à recevoir des réponses en retours. il acquiesce; il savait sûrement que je dirais ça. C'est vrai que Jasper semble me connaître bien plus que je ne le croie... Tout en marchant vers la sortie de l'école, Jasper me pose les fameuses questions:

« Tu as vraiment des domestiques ? Si oui, que font-ils et quand travaillent-ils ? »

« Si tu es si maladroite, pourquoi ne trébuches-tu jamais ou ne casses jamais rien à l'école ? »

« Ton père boit-il beaucoup ? Est-ce que parfois il te touche ? »

Jasper sait centrer les bonnes choses et supprimer celles qui sont superflues. Mais je ne peux pas le laisser gagner.

– Oui. Nous avons une femme de ménage, un cuisinier et un majordome. Ils viennent tout les jours de six heures du matin à six heures du soir et repartent après cette heure. Parce que je prend plus mes précautions alors que chez moi, je fais bien moins attention. Je n'en sais rien, je le vois rarement; il est très prit par son travail et non, mon père ne me touche jamais dans quelque sens qui soit. Tu es satisfait ? il opine du chef puis part en courant une fois que nous sommes arrivés devant chez moi.

Papa est là... Ce n'est pas normal pour un jeudi soir. Je n'aime pas ça. J'entre silencieusement dans la maison et me glisse dans le salon. Personne n'est là. Je visite les pièces, une à une mais aucune trace de lui. Il doit sûrement traîner dans la partie gauche de la maison. C'est là que se trouvent sa chambre et son bureau; je n'ai pas le droit d'y aller. Je monte dans ma chambre et fais mes devoirs puis redescend à la cuisine, me fais une salade et retourne dans ma chambre. Je mange rarement dans la salle à manger, avec Papa. La plupart du temps, c'est seule que je dîne mais ça ne me dérange pas. J'ai l'habitude d'être seule. La seule personne qui semble ne pas aimer cette idée c'est Jasper. Lui qui me colle constamment, il ne doit pas connaître l'espace vital des gens ou le fait d'avoir des choses personnelles. Je suis sûre qu'il est du genre à raconter sa vie entière sur les réseaux sociaux, minute par minute, images à l'appui.

Bref, après avoir dîné, je redescends mon assiette et regagne ma chambre aussitôt. Quand j'ai fini de ranger ma chambre, je me glisse sous ma couverture et tente de dormir. Malheureusement pour moi, dès que je ferme les yeux, je vois des visages effrayants. Ils s'approchent de moi, murmurent, me caressent doucement. J'ouvre les yeux rapidement; ce n'était qu'un rêve. Mais les sensations sont réelles. Papa est penché sur moi et m'effleure avec sa ceinture.

– Oh désolé, Darling. Je ne voulais pas te réveiller ! C'est juste que je n'ai pas eu le temps de bien m'occuper de toi aujourd'hui... sa voix est chaude et il respire l'alcool. Je n'ai pas envie de ça maintenant. Je voudrais seulement dormir mais Papa n'est pas prêt de me lâcher. Je me laisse donc faire, attendant patiemment qu'il se lasse.

Hier soir, je me suis endormie rapidement après que Papa aie quitté ma chambre. Et même maintenant, je suis encore exténuée. Il est sept heures et demies, les cours commencent à neuf heures et je n'ai aucune envie d'y aller. Dire que je sais déjà tout est peu être un peu égocentrique mais c'est vrai. Les cours sont lassants, les journées sont plates et rien ne change jamais.

Je me lève sans aucune envie et me prépare dans le plus grand des silences, comme tous les matins.Je nettoie les plaies, panse les blessures, m'habille puis déjeune. J'attrape mon sac et sors dans la rue. Il pleut. Je soupire et m'apprête à rebrousser chemin pour chercher mon parapluie quand Jasper me hèle depuis la grille.

– Eh ! J'ai un truc pour toi, Patterson ! il me sourit et me lance un parapluie bleu que j'attrape au vol en m'approchant. Je secoue la tête dans sa direction, ouvre ledit parapluie et me protège en dessous. Parfois, avoir un Jasper sous la main est assez pratique... Cependant, ne vous imaginez pas n'importe quoi; je continue à ignorer cet énergumène sur le chemin du lycée et le fais tout au long de la journée. À la pause déjeuner, alors que je déjeune tranquillement, comme à mon habitude, sur un banc à l'abri des regards et de la pluie, une bande de filles que auxquelles je n'ai jamais fait attention déboule devant moi.

L'une d'entre-elles, la plus belle assurément, s'avance d'un pas et me dévisage comme si j'étais une lépreuse.

– Tu es bien Esther Patterson de la classe 3-E ? demande-t-elle avec une voix douce.

– Oui, pourquoi ? je lève les yeux vers elle et ai juste le temps d'apercevoir son poing qui s'approche dangereusement de mon visage. Je parviens à esquiver son geste de justesse avant de me tourner vers elle en lui lançant un regard interrogateur.

– J'aimerais que tu arrêtes tout de suite de flirter avec mon petit copain ! Espèce de fayote inutile ! son copain ? Mais je ne peux pas flirter avec un garçon si je ne lui parle pas... De plus, le seul garçon, la seule personne à qui j'adresse la parole c'est... Jasper ? Il aurait une petite amie ?

– Tu es la petite amie de Jasper ? autant lui poser la question vu qu'elle est là.

– Bien sûr que oui ! Ne fais pas semblant de ne pas savoir qui je suis ! Cela fait depuis le début du lycée que Jasper et moi sortons ensemble ! elle s'époumone face à moi alors qu'elle aurait pu m'expliquer tout ça bien calmement. Je me lève pour lui faire face et m'apprête à lui répondre quand une des deux filles qui l'accompagnent se jette sur moi et me griffe le bras.

Alors que je me retourne vers elle, la petite-amie de Jasper en profite pour me donner une baffe monumentale et dès ce moment, je perds complètement le contrôle des événements. Ma vue se brouille; non je ne dois pas pleurer ! Alors que leurs ongles l'arrachent la peau et qu'elles me tirent les cheveux, je parviens à me relever et à les repousser. Tant pis pour mes affaires, je reviendrai les chercher plus tard. Je cours. Ce n'est pas dans mon habitude de fuir, ni de perdre. Les larmes se sont mises à couler sur mes joues meurtries malgré moi. Je ne distingue plus très bien le chemin que j'emprunte ni les gens que je croise. J'entends des paroles mais ne comprend pas leur sens. J'entends aussi les trois furies qui hurlent dans mon dos. Je mentirais si je disais que je n'ai pas peur. Mais ce ne sont pas ces trois lycéennes qui m'effraient. Ce qui me pétrifie, c'est la réaction de Papa ce soir. Quand je vais rentrer, il va me punir bien plus fort parce que je me suis laissée battre. Je suis sûre que jamais maman ne se serait laisser faire. Elle les aurait mises à terre en quelques secondes et serait ressortie en grande vainqueur de la bagarre. Ce qui n'est pas mon cas.

La pluie se fait de plus en plus violente alors que j'arrive finalement à l'arrière du gymnase; ici, personne ne viendra me chercher. Je me penche en avant pour reprendre mon souffle et mes esprits puis relève la tête. Qu'elle n'est pas ma surprise de voir Jasper qui se tient debout, face à moi.

– Mais, ça va pas Esther ? il s'approche gentiment de moi et tends sa main vers mon visage; je le repousse le plus violemment possible et me laisse tomber par terre. Au diable la boue qui salit ma jupe, au diable cette fille cinglée, au diable ce dégénéré de Jasper. La seule chose que j'apprécie en ce moment, c'est la douce symphonie de la pluie qui perle sur moi; elle se mêle délicatement à mes sanglots et rejoint le sol dans un fracas effarant. Plus je me concentre sur lui, plus je trouve que le son qu'émet la pluie est... Déstabilisant.

– Esther, pourquoi est-ce que tu pleures ? demande la voix de Jasper quelque part au dessus de moi. Pour toute réponse j'hausse les épaules; oui, pourquoi est-ce que je pleure ?

Je suis restée assise sous la pluie bien trop longtemps pour que cela n'aie pas alarmé l'esprit si vif de Jasper. Au bout de même pas trois minutes de cette situation, il s'est accroupi face à moi et s'est mit à taper dans ses mains juste devant mon nez. Finalement, sans lui jeter un seul coup d'œil, je me relève. Ma montre indique qu'il est bientôt treize heures. J'ai le temps d'aller ramasser mes affaires, me rendre plus présentable et même arriver en avance dans la classe pour me préparer aux cours. Alors que je m'éloigne en enlevant le plus possible de terre humide sur ma jupe et mes chaussettes, Jasper m'agrippe l'épaule. Il tente de me tourner face à lui mais je plante mes deux pieds fermement dans le sol et il lui est donc impossible de me déplacer ne serait-ce d'un seul centimètre.

– Dis moi juste la raison de tes larmes et je te laisserai partir. sa main se resserre sur mon épaule et je le sens se rapprocher de moi. Cette proximité m'effraie. Je tente de me défaire de son emprise mais je n'y parviens pas. Finalement, je sens sa tête qui se pose contre la mienne et ses bras qui changent de position pour m'encercler. Mais que fait-il ? Mon corps tressaille malgré moi et je pousse Jasper le plus loin possible de moi.

– Je- ne m'approche plus espèce de psychopathe ! Non mais ça va pas ? Qu'est-ce que tu as dans le crâne ? Je te signale que tu as une petite amie et que nous, nous ne sommes rien de plus que des connaissances ! Laisse-moi tranquille ! je hurle. C'est plus fort que moi. Après avoir déversé ma rage sur lui, je m'en vais enfin de ce coin glauque.

Quand je retrouve mes affaires, la plupart sont éparpillées et trempées. Soupirant, je les ramasse puis rejoins la classe, déserte. Après avoir séché et rangé mes affaires, je nettoie le mieux possible mes vêtements puis attends tranquillement que les autres élèves et le professeur viennent pour le cours de français. Le début de l'après-midi provoque la sonnerie du carillon et enfin, je peux m'évader de ma vie morose. La langue française m'a toujours beaucoup plu. Je trouve qu'elle a quelque chose de très poétique, romantique. Les cours de français sont mes favoris avec l'histoire et les mathématiques. Mais bien évidemment, j'ai d'excellentes notes dans toutes les autres matières. Je suis l'élève modèle, fayote incontestée; c'est d'ailleurs pour ça que plus de la moitié des élèves de ce lycée me haïssent. Mais jamais, ô grand jamais, on ne m'avait attaquée physiquement. Oui, ils m'insultaient et m'ont lancé diverses choses dessus mais la plupart ont su rester courtois. Cette fille doit vraiment beaucoup aimer Jasper pour me faire un coup pareil alors que je ne fais jamais rien avec cet idiot.

D'ailleurs, en parlant du loup, il n'a rien fait depuis l'incident de tout à l'heure. Il est entré en classe dans le plus grand des calmes, ce qui est contraire à son habitude, et semble très concentré sur le cours; ce qui est aussi étrange venant de lui. Mais bon, je ne vais pas me plaindre. Il faudrait peut-être qu'il comprenne que l'éducation est importante et que stalker une fille quand on a une petite amie ne se fait absolument pas. Je tourne la tête dans sa direction et le vois griffonner sur son cahier; Jasper dessine. Plutôt bien même. Il semble faire un portrait. C'est un petit garçon avec un grand sourire mais un regard sombre. Quand il relève la tête, il se rend compte que je le regarde et referme précipitamment son cahier. Le stalker n'aimerait donc pas être stalké ? Et puis, qui est ce petit garçon ? À ce que je sache, Jasper n'a jamais eu de petit frère. Mais bon, passons, le cours de français est bien plus passionnant que les idioties de Jasper Wittmore.

Une fois les cours terminés, je rentre à la maison. Seule pour une fois. Il doit enfin avoir comprit que raccompagner sa petite amie est plus galant que de stalker une autre fille. Mais étrangement, ses piaillements manquants créent un vide. Le chemin me semble bien plus long que d'habitude. Et puis, je repense à cette journée catastrophique. C'est alors que quelque chose fais tilt dans mon esprit: pour la première fois depuis notre rencontre, Jasper m'a appelée par mon prénom. Deux fois de suite. Qu'est-ce que cela signifie ? Probablement rien. Oui, mon cerveau surchauffe pour des futilités sans noms. C'est effarant.

Aucune présence humaine n'est décelée dans la maison. Elle est complètement vide. Ce qui est tout à fait normal pour un vendredi soir. Papa sort souvent mais c'est encore plus fréquent en fin de semaine. Parfois même, il part le vendredi soir et ne revient que le dimanche matin. Ces fois-là, c'est comme si j'étais totalement libre. Je peux aller faire de longues balades sur la baie, me prélasser dans mon lit et même jouer de la musique à n'importe quelle heure du jour sans déranger personne ! Bien sûr, Papa n'a jamais connaissance de ces moments d'égarements futiles. Pour lui, je passe toute la durée du week-end enfermée dans ma chambre à lire ou étudier. Et ce n'est pas si mal. Si il savait ce que je faisais en son absence, je pense qu'il me punirait jusqu'à que mort s'en suive...

Je secoue la tête face à cette pensée et monte quatre à quatre les marches qui me conduisent jusqu'à ma chambre. J'arrive enfin dans mon sanctuaire, seul endroit de la maison je me sens vraiment bien. Il n'y a pas des tonnes de posters sur les murs ni vraiment de décoration. C'est une pièce assez vaste, très blanche; tous les meubles sont blancs. De mon lit métallique aux courbures enchanteuses au tapis moelleux en passant par mes trois bibliothèques, remplies à rabord de divers outrages, pour finir avec mon bureau surchargé. Ma chambre est toujours rangée mais pourtant, elle croule sous des centaines de livres. C'est que, voyez-vous, j'adore lire. Cette passion, ce n'est pas Papa qui me l'a transmise; je me la suis découverte toute seule. Depuis l'âge de quatre ans, je passe tout mon temps libre le nez plongé dans un livre; enfin, quand je n'étudie pas. Mais bon, étudier et lire, c'est pareil non ?

Alors que je m'étale sur mon lit de la façon la moins élégante qui soit, la sonnette de la porte d'entrée retentit. Je me dépêche donc de descendre les escaliers et d'ouvrir la porte pour me retrouver face à... Vous l'aurez facilement deviné: Jasper. Lui qui n'a jamais osé traverser là barrière "anti-idiots" du jardin se trouve devant moi. Et, il faut que je vous l'avoue, il se trouve dans un mauvais état. Il saigne du nez, un énorme bleu prend naissance en dessous de son œil gauche et ses vêtements sont déchirés.

– Qu'est-ce que tu fais là, Wittmore ?

– J'ai... Besoin de ton aide. sa voix est toute douce comme s'il était un enfant en train de se faire petit. Il baisse la tête et les épaules et se gratte la nuque. Sauf qu'à son grand malheur, je déteste les enfants. De ce fait, la vue d'un Jasper faisant une moue boudeuse n'a pas d'autre effet que de m'énerver.

– Je te prierais de quitter mon perron et ma maison, s'il te plaît. j'engage le mouvement pour fermer la porte mais il coince son pied dedans et plante ses iris brunes dans les miennes.

– Je t'en supplie, Patterson, aide-moi juste cette fois et je te laisse tranquille pour le restant de tes jours ! son ton est brisé.

– Qu'est-ce que tu veux ? je lui demande, à contre-coeur en ouvrant légèrement la porte.

– Juste de quoi nettoyer tout ça. me répond-t-il en désignant toute sa personne. J'acquiesce en soupirant et le laisse rentrer.

Cela fait deux heures que Jasper est entré chez moi et je crains qu'il ne repartira jamais. Sur le chemin de la salle de bain, il ne cessait de s'arrêter sur tous les objets, toutes les décorations avec des regards admiratifs.

– Wouaw, c'est toi ça ? Et ça c'est ton père ? Et ça c'est ta mère ? Wouaw ! Oh ça vient de quel pays ça ? Japon ? Inde ? Wouaw tout est grand et beau ici ! furent à peu près les seuls mots qu'il fut capable de me sortir.

Je vous promet que personne ne rêve d'avoir un Jasper dans sa vie. C'est éreintant et désespérant à un tel point...

Il y a une demie heure, j'ai installé cet incongru visiteur sur les toilettes et depuis je m'efforce de retirer le plus de sang de sa peau. Bien que je lui aie demandé plusieurs fois, il refuse catégoriquement de m'expliquer ce qu'il lui est arrivé. Une histoire de fierté ou je ne sais pas quoi. Le problème, c'est que le sang de ne veux partir. Il est déjà bien sec et colle sur tout son visage et ses mains. Alors que je pousse un soupir sonore, un bruit familier me glace le sang; celui de la porte d'entrée qui s'ouvre. Papa rentre déjà ? Ce n'est pas normal. Je-je dois cacher Jasper !

– Viens, vite, et surtout, ne fais aucun bruit. j'attrape son bras et me réfugie dans ma chambre avant de le pousser dans mon dressing et d'en refermer rapidement la porte. Je retourne le plus vite possible dans la salle de bain et range la trousse de toilettes puis rejoins à nouveau ma chambre, tire ma chaise de bureau, ouvre un cahier et m'acharne dessus. C'est ce moment précis que choisi Papa pour monter les escaliers et entrer dans mon sanctuaire.

– Darling. Tu as passé une bonne journée ? je me lève et lui sourit.

– Bien et toi ?

– Très fatigante. Veux-tu bien me faire un café et me rejoindre dans ma chambre ? j'acquiesce et tressaille intérieurement. Papa sort de la pièce et je l'entends s'enfermer dans sa chambre. Là, il doit sûrement choisir sa plus belle ceinture.

Je profite de son absence temporaire pour arracher Jasper au placard, plaquer ma main sur sa bouche et le tirer jusqu'à la cuisine. Je le fais sortir par la porte de derrière sans même lui laisser la chance de dire un mot puis je prépare le café de Papa. Mais Jasper ou je ne sais qui a mit de la boue partout. N'étant pas sur mes gardes, je glisse en plein dedans et lâche la tasse qui se disperse sur le sol dans un fracas épouvantable. Mon cœur cesse de battre. Mes poumons me deviennent inutiles et mon cerveau n'est plus capable de réfléchir de façon cohérente. Déjà, j'entends les pas lourds dans l'escalier. Et je vois son expression de rage; maman n'aurait jamais fait ça. Je ne baisse pas la tête et laisse sa main s'abattre sur ma joue. Il l'a envoyée tellement forte que je manque de tomber en ayant fait trois tours sur moi-même. Une deuxième baffe part. Puis il attrape la chose la plus proche de lui; un vase rempli de jonquilles. Au diable les fleurs doit-il se dire car il me vide le pot dessus avant de me frapper avec le vase. Mes jambes flageolent; j'ai mal. Mais je ne me laisse pas aller. Je dois être forte. Et c'est ainsi que je survis à cette pluie de coups sans flancher. Je suis forte comme l'était ma mère avant moi.

Nous sommes samedi, il est huit heures. Je n'ai pas vraiment envie de me lever, comme la plupart des gens d'habitude. Mais normalement, j'aime beaucoup le samedi; c'est le seul jour de la semaine où Papa m'oublie complètement. Il passe toute la journée dans sa partie de la maison sans m'appeler une seule fois. Et ce depuis plus de dix ans. Mais aujourd'hui, j'ai envie de rester au lit. Pas par flemme, pas par peur. J'ai juste mal. Hier soir, il m'a complètement brisée. J'ai plusieurs morceaux de verres encore encrés profondément à plusieurs endroits, ma joue est enflée, mes yeux sont rouges et je crains de ne m'être tordu l'index et le majeur de la main gauche; or je suis gauchère. C'est donc pour cela que je ne veux pas me lever aujourd'hui. J'ai mal.

Mais pourtant, je ne peux pas faire ça. Car même s'il ne se préoccupe pas de moi, Papa me punira s'il apprend que j'ai passé la journée au lit. Je me lève et me fixe dans le grand miroir posé contre le mur de ma chambre. Mon reflet est pathétique. J'ai honte. Ma mère était toujours si belle en toutes circonstances... Je ne suis qu'une pâle copie ratée. Et puis, mes bras et mes jambes découverts sont remplis de griffures, de traces de coups et d'autres blessures dont je ne saurais me rappeler la provenance. Je soupire et me rend dans la salle de bain. Là, je me déshabille le plus délicatement possible entre dans la baignoire. J'allume l'eau puis me laisse tomber au fond et serre mes genoux contre ma poitrine avant de poser ma tête dessus. Dans cette position, je me sens bien. Et alors que la chaleur enveloppe mon corps meurtri, je laisse mes yeux se fermer. Doucement, je me rendors tandis que la baignoire se remplie.

Je suis loin de tous ces soucis. Je suis seule dans mon petit monde imaginaire. Mon esprit rejoins les rêves alors que mon corps tremblote à chaque contact de l'eau contre une partie abîmée de mon corps.

Je reprends mes esprits seulement quelques minutes après m'être assoupie. Ce n'est pas dans mes habitudes de me laisser aller comme cela. Je me relève, me douche rapidement puis me sèche. Après ça, je tente d'enlever les morceaux de verres qui sont toujours dans ma peau sans causer d'hémorragie et je retourne dans ma chambre. Je suis en train de réfléchir à ce que je vais faire aujourd'hui. Je pourrais étudier, lire, écrire, dessiner, jardiner, cuisiner, m'entraîner, aller courir ou toute autre activité constructive.

Vu le beau temps qu'il fait, je vais opter pour du jardinage et de la lecture dehors. C'est donc avec joie et entrain —absolument pas— que je m'en vais dans le jardin mes affaires sous les bras. Et puis je passe la journée à m'occuper des fleurs et diverses plantes à l'abandon, je récolte quelques légumes et fruits puis je m'installe tranquillement pour lire "Les Hauts de Hurlevent". Mais alors que j'achète ma lecture, le vent tourne d'une façon spectaculaire et le ciel si bleu devient orageux. Je n'ai pas le temps de me réfugier à l'intérieur qu'une pluie diluvienne m'inonde et que le tonnerre se met à gronder.

Je déteste quand ce que j'ai prévu part en fumée. Ma si belle journée sous le soleil vient de se transformer en terrible après-midi sous la pluie... Je soupire et sèche mes vêtements mais c'est peine perdue; je suis trempée jusqu'aux os. Je monte dans ma chambre, me change et opte pour des vêtements plus adapté à un temps pluvieux. Puis je me rends jusqu'à la chambre de Papa. Je toque trois coups et patiente.

– Oui ? sa voix retentit derrière la porte tandis que je l'ouvre délicatement.

– Bonjour, Papa. Je voulais savoir si j'avais l'autorisation d'aller me promener dehors le temps d'aller faire une course et de revenir ? J'ai déjà fais tous mes devoirs et j'ai prévu du temps le reste de cet après-midi pour revoir mes accords et m'entraîner. je lui adresse un sourire tendre malgré la douleur ressentie quand les commissures mes lèvres pointent vers le haut. Papa semble peser le pour et le contre puis hoche la tête.

– Je te donne la permission de sortir deux heures. Pas plus, pas moins. D'accord ? j'acquiesce puis sors de la pièce en refermant tout doucement la porte.

Je mets mon imperméable et mes bottines. Les éclairs fusent dans le ciel remplis de nuages gris cotonneux. J'ai toujours beaucoup aimé l'orage. Ça a quelque chose d'apaisant je trouve, d'enivrant. Et, alors que la pluie tombe du ciel par grosses gouttes, je me met à marcher dans la rue déserte. Je trouve que j'ai plusieurs similitudes avec la pluie; elle aussi est silencieuse en apparence mais, quand on tend l'oreille, on peut percevoir les milliers de paroles qu'elle désire hurler. Et puis elle peut être à la fois douce et cinglante, chaude et froide. Tout comme moi, la pluie a plusieurs facettes. Les gens ne voient qu'un événement météorologique embêtant. Moi, j'y vois une amie en tout points semblables avec moi. Ne croyez pas que je suis une de ces excentriques qui parle à la pluie et aux animaux tout en effectuant des danses mystérieuses; non. Je ne suis pas du tout comme ça et vous le savez bien.

C'est juste que la pluie a le même timbre de voix que moi et que c'est la seule chose qui me permette de couvrir mes larmes.

Je me balade depuis plus d'un quart d'heure quand je débouche sur la baie. Il n'y a presque personne et c'est compréhensible vu le temps. L'immense pont rouge se détache du ciel gris comme s'il essayait de s'échapper de son étreinte. Sur le sable humide, des amoureux se promènent. Il y a aussi une vieille dame et son petit chien, ainsi qu'un homme et ses deux enfants. Le spectacle est reposant. Je m'assois alors sur une corniche en pierre qui surplombe le sable et laisse le bruit régulier des vagues me bercer. Ces derniers temps, je suis beaucoup trop fatiguée. C'est un fait. Et c'est embêtant. Car en étant comme ça, je dois redoubler d'efforts pour exceller partout et cela me fatigue encore plus. Mais je n'ai pas tellement le droit de me plaindre, maman savait sûrement s'en sortir parfaitement tout en étant exténuée. Je soupire. Jamais je ne parviendrai à être aussi parfaite que l'était ma mère. Quand Papa en parle, son regard change. Je ne saurais le décrire mais... Il est différent et cela me rend triste. Car cela signifie que jamais il ne me vera comme elle. Et que mon seul but dans ma vie est obsolète... Je sens la pluie qui s'arrête et quelques rayons de soleil qui traversent les épais nuages cotonneux.

– Eh mais si c'est pas Patterson ! s'exclame quelqu'un au loin. Mes yeux s'ouvrent d'un coup et Jasper Wittmore entre dans mon champ de vision. Serait-il possible de passer une journée entière sans ne pas avoir affaire à lui ? Je referme mes yeux puis me reconcentre sur l'océan. J'entends ses pas qui se rapproche puis le bruit lourd d'un corps qui se laisse tomber sur le sable. Quand mes paupières se soulèvent, Jasper est assit juste à côté de mes pieds et contemple le paysage.

– C'est un temps agréable pour une balade, t'es pas d'accord ? demande-t-il en levant la tête vers moi. J'hausse les épaules. Il se tourne à nouveau vers le sable puis en prend une poignée.

– Tu sais... Je voulais te remercier pour hier. C'était très gentil ce que tu as fais alors que je n'arrête pas de t'harceler... Les événements de la veille me reviennent en mémoire comme un flash et je rajuste ma capuche sur mon crâne. Si Jasper voit mes nouvelles blessures, je ne pourrai pas m'en débarrasser...

– Et puis je voulais m'excuser pour Lila. Son comportement de l'autre jour est intolérable !

– Lila ? les mots ont fuis de ma bouche.

– Oui, ma petite amie. Celle qui t'as attaquée si sauvagement. Elle est bien trop violente alors je l'ai plaquée. Milles excuses encore une fois ! j'hausse encore une fois les épaules puis décide qu'il est temps d'y aller avant que ce fichu stalker ne me pose d'autres questions.

Je me laisse donc glisser de mon rocher et atterrit avec légèreté à côté de lui. Mon visage se tort dans une légère grimace sous la douleur que je ressens dans tous mon corps. Jasper se relève au même moment mais, heureusement pour moi, il ne me regarde pas. Alors que je m'éloigne à grandes enjambées, le blond s'agrippe à ma main gauche. Celle qui me fait si mal. Et je ne peux retenir un cri de douleur dépasser la limite de mes lèvres. Immédiatement je plaque ma main droite sur ma bouche puis fait mine de m'être tapée le pied dans un caillou.

– Ça va Patterson ?

– Oui, oui. je me détourne de lui puis continue ma route mais il n'en démord pas.

C'est alors que survint la question que je redoutais tant.

– Dis moi... Pourquoi m'as-tu planqué quand ton père est rentré chez toi ?

– Il n'aime pas que... J'invite des gens à entrer sans sa permission, et encore moins si c'est un garçon plein de sang ! je suis satisfaite de ma réponse. Depuis le début de la conversation, elle tourne et retourne dans mon cerveau.

– Ah... D'accord... Mais pourtant il a l'air si gentil...

– Oh! Mais il l'est ! C'est juste qu'il désapprouve qu'on m'approche de trop près, je suis son petit trésors tu vois ? il acquiesce. Nous continuons de marcher en silence le long de la baie sous le ciel désormais si pâle. Un violent coup de vent s'élève et mon capuchon se ramène en arrière. Jasper se tourne vers moi pour me dire quelque chose mais il semble perdre tous ses mots en me voyant. Je crois que j'ai gaffé...

– Patt-Patterson ! C'est quoi ça ? il tend sa main et la pose sur ma joue endolorie. Je frémis. Sa peau est chaude et ce contact n'est pas si désagréable. Il continue doucement sa route en direction de mon œil entouré de jaune et de violet puis fini sur mon arcade sourcilière où une croûte de sang est en pleine cicatrisation. Reprenant mes esprits, je chasse sa main de mon visage et rabat à nouveau mon capuchon.

– Je suis tombée dans les escaliers hier après que tu sois partit. C'est tout. je marmonne avant de me détourner de lui.

– Non ! Tu- tu mens ! Pourquoi tu fais ça ?

– Et toi ?

– Moi ? il semble perdu.

– Pourquoi tu fais ça ? par le passé, j'ai souvent apprit que retourner la question à l'envoyeur déstabilise souvent ce dernier et nous permet donc de nous défaire d'une situation complexe.

– Mais de quoi tu parles ? Et d'abord, c'est moi qui pose les questions ici ! Dis-moi ce qu'il t'es vraiment arrivé ! il vient de me crier dessus. Pour la première fois depuis que je le connais, Jasper vient de se montrer sévère et dur. Comme si c'était possible que ça lui arrive à lui. Je soupire. De toute façon, je ne lui doit aucun compte à cet idiot ! Je tourne les talons et m'en vais mais il s'accroche à moi par l'épaule droite. Il me force à me retourner face à lui; il doit bien faire une tête de plus que moi. Son corps est imposant. Lui qui, habituellement, est si frêle et maladroit, en ce moment il me surplombe et crée une barrière entre moi et le reste du monde.

– Patterson, j'exige que tu me racontes la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Si tu ne le fais pas, je ne te laisserai pas rentrer chez toi. Je me fiche de devoir rester ici pour toujours tant que tu es en sécurité et avec moi. ses yeux bruns me foudroient et il chasse négligemment les mèches blondes qui lui tombe sur la face.

– Je t'ai déjà raconté tout ce qu'il y avait à savoir ! Et puis c'est ma vie privée, tu n'as pas à t'y infiltrer.

– Si tu es en danger, alors oui, j'ai totalement le droit et même l'obligation de m'incruster dans ta vie ! Si je laissais couler ce serait de la non-assistance à personne en danger et je pourrais aller en taule !

– Lâche-moi, Wittmore. Je m'en fiche que tu ailles en taule ou pas. Et je ne suis pas en danger !

– Tu as des coquards, des bleus bien trop gros et maintenant ça ? Je te vois boiter parfois et tu te retiens de gémir quand tu as mal. Je ne sais pas ce qu'il se trame mais je vais le découvrir. Je sais que tu as mal à ta main gauche. Je l'ai vu.

– Attention, monsieur possède des yeux de lynx. dis-je sarcastiquement. C'est ma dernier solution, ma seule échappatoire.

– Si tu veux être sarcastique, arrête ça toute de suite, ça ne marche pas avec moi. Putain. Je m'inquiète pour toi, Esther ! Tu peux pas comprendre ça ? il vient de se mettre à hurler ? Mais ? Nous ne somme même pas amis ou quoi que ce soit qui s'en rapproche !

– Et bien saches que ça ne te mènera à rien de le faire. Je me fiche de ta pitié dans le vent ou de tout ce que tu voudrais faire pour moi. sur ces mots, je me dégage de sa poigne et m'en vais. Il ne tente pas de me rattraper et c'est tant mieux

Je crois qu'au fond de moi, je déteste Jasper Wittmore. Je déteste ses questions lassantes, je déteste sa vue perçante, je déteste le fait qu'il sache tant de choses sur moi alors qu'il n'est qu'un inconnu à mes yeux. Je ne le déteste pas, je le haïs.

– Ah, Darling, tu es rentrée ! quand je rentre dans la maison, Papa m'accueille d'une façon bien trop chaleureuse. Il vient vers moi et me serre dans ses bras avant de susurrer à mon oreille.

– J'ai deux clients très importants dans le salon, ne t'avise pas d'exister avant demain ou je devrai te punir. Compris ? j'hoche la tête et me rend dans ma chambre. De toute façon, je n'ai rien à faire d'autre que de ne pas exister. Tout d'abord, je me change et mets mon pyjama puis m'installe à mon bureau et fais mes devoirs. L'histoire, la géographie, l'anglais et le français sont tellement faciles que j'ai l'impression de retourner en primaire. Que c'est lassant... Mes pensées divaguent et me guident vers Jasper. Pour la deuxième fois aujourd'hui, il m'a appelée par mon prénom. Et puis il a quitté sa petite-amie ? Mais qu'est-ce que c'est que ce garçon stupide ? J'en ai vraiment ras-le-bol de lui.

Lundi matin, six heures, je me réveille en sueur; encore un cauchemar ? Ou alors c'est un souvenir. Impossible de le savoir. Les images se chamboulent dans mon esprit. Il y a plusieurs personnes, un ciel bleu assez glauque et des ombres. Parmi les gens se cachent des masses sombres. Elles sont ténébreuses, me fixent de leurs orbites vides et affichent de larges sourires; elles me demandent de les rejoindre de leur côté. Elles me soufflent de devenir une ombre. Elles me supplient de tomber avec elles. Car oui, les ombres ne se tiennent pas debout, elles traînent par terre, en dessous des êtres vivants. Et c'est alors que moi-même en devient une. Et quand je regarde la personne vivante qui se trouve devant moi, il s'agit de ma mère.

Je me déplace lentement à la salle de bain; j'ai mal partout et je suis épuisée. Je me prépare, me coiffe, maquille mes plaies, m'habille puis descend déjeuner à la cuisine. Je mange rapidement puis je pars à l'école, beaucoup trop en avance. Je veux à tout prix éviter Jasper sauf qu'il est déjà là, devant le portail à attendre tel un chien de garde. Je soupire puis ajuste mon visage de façade. La fatigue, le stress et la douleur laissent place à l'ennui et l'exaspération. Quand il me voit, Jasper ne dit rien. Il se contente de marcher à côté de moi en silence. Mais au bout de quelques minutes, il ne peut plus se retenir.

– Patterson, pourquoi tu caches tes blessures si elles sont accidentelles ? je l'ignore parfaitement, préférant plutôt penser à mon examen d'espagnol et à l'exposé d'histoire que j'ai dû préparer. Le sujet est très intéressant d'ailleurs; je vais parler de la révolution française ! C'est un sujet qui m'a toujours beaucoup intéressée.

– Eh ! Réponds-moi ! Jasper s'énerve dans son coin. Mais qu'est-ce que cela peut-il bien me faire ? Monsieur n'a qu'à gaspiller son énergie inutilement. Et donc, revenons à la révolution française et à ses...

– Patterson ! nous sommes devant le lycée et pourtant il continue d'hurler. D'ailleurs il vient de me pousser assez violemment contre le mur du bâtiment principal et appuie son bras juste à côté de ma tête. Ses yeux sont plantés dans les miens et ils ont la même expression qu'avant-hier. Ma tête se tourne du côté où son bras n'est pas et je lance un regard circulaire autour de nous. Quelques étudiants se sont arrêtés pour regarder la scène mais la plupart continuent leur route et je les en remercie. Je déteste être le centre de l'attention comme cela; si j'avais gagné une médaille ou si c'était durant un concours, là ça ne me dérangerait pas. Mais dans cette situation, les gens pourraient croire à une dispute comme si nous étions amis ou pire, en couple.

– Réponds ou je ne te laisse pas aller en cours. son visage laisse passer sa détermination et je sais qu'il serait capable de rester ici aussi longtemps qu'il le faudrait.

– Ce n'est pas ce que... je commence ma phrase mais je suis interrompue par lui. Quel garçon incongru ! Il vient de poser sa main sur ma bouche; il me demande de lui expliquer puis me force à me taire ? Mais je comprend alors en voyant la fille, qui m'a agressée l'autre jour, Lila. Et alors que je tente de bouger légèrement, Jasper enlève sa main, attrape mon menton et, sans aucun préavis, m'embrasse.

Je reste interdite face à son geste. Je n'ose plus bouger tandis qu'il continue. Je suis brusquée. C'est... Humide, chaud et ça a un côté... Réconfortant ? Mais, qu'est-ce que je suis en train de penser ? Tu ne vas pas bien Esther ! Franchement ! Reprenant mes esprits, je repousse Jasper le plus loin possible de moi avant de lui coller une claque monumentale.

– Ne m'approche plus jamais espèce de détraqué ! Sinon j'appelle la police ! Tu sais ce que c'est une injonction d'éloignement ? j'attrape mon sac qui est tombé par terre tout à l'heure et me précipite à l'intérieur du lycée. Existe-t-il un sentiment plus fort que la haine ? Ça doit forcément être le cas parce que là ce n'est même plus ça que j'éprouve à son égard. Ce garçon est détestable. Il a voulu me faire croire à son espèce d'amitié en carton alors qu'en vrai il voulait essayer de me violer ? Qu'est-ce que c'est que ça ?

J'entre dans la classe m'installe à ma place sans lever les yeux de mon agenda. Les élèves sont étrangement silencieux pour un lundi matin. Mon regard se lève sur eux et je reste stupéfaite; tous me fixent comme si j'étais un monstre. Que se passe-t-il bon sang ? C'est à ce moment que je tombe sur les lettres capitales écrites à la craie rouge sur le tableau noir:

« ESTHER PATTERSON EST UNE VOLEUSE DE PETIT AMI ! »


Je reste figée. Mais ? Pourquoi quelqu'un aurait-il fait ça ? Attendez. Le baiser, Lila, Jasper. Mon cœur rate un battement. Depuis le début, ce fichu blond y avait pensé. Il savait. Il ne voulait pas devenir mon ami mais gâcher ma vie avec l'aide de sa petite copine. Mais quelle satisfaction trouve-t-il a faire cela ? Pourquoi ? À ce moment précis, notre cher Jasper Wittmore entre dans la salle de classe en rigolant avec l'un de ses amis. Il s'installe à sa place sans faire attention à ce qui l'entoure puis, comme moi, regarde autour de lui. Il observe le tableau quelques secondes, ricane un bon coup et baisse les yeux sur son cahier. Peut-être que s'il s'était énervé, s'il était allé effacer ces mots, s'il avait réagit, peut-être que j'aurais pu lui pardonner. Je dis bien, peut-être. Et puis il aurait pu se tourner vers moi, me lancer un regard compréhensif ou juste un petit bout de papier rempli d'excuses ou de mots encourageants. Mais bon, Jasper Wittmore n'est qu'un fieffé enfoiré.

Cependant, je suis dissipée durant tout le reste de la journée et ne parvient pas à me concentrer correctement; mon esprit se baladant çà et là. Heureusement, il ne s'approche pas de moi une seule fois. Aucune tentative de discussion, aucun essai de stalke, rien. Et ça me fait du bien.

Non ce n'est pas vrai, je me sens seule. C'est complètement ridicule mais sans sa présence constante, je me sens un peu seule. J'ai peur que Lila me retombe dessus et qu'il ne soit pas de mon côté cette fois-ci. Mais l'aurais-je vraiment mérité ? C'est lui qui a monté tout ça ! Et de plus, il m'a embrassée ! Peut-être que c'était doux et agréable mais ça ne se fait pas ! C'est complètement hors des bases d'une relation entre deux camarades de classe ! L'éthique ne le permet pas. Beurk.

– La prise de la Bastille est l'événement qui, on peut le dire, a inauguré la révolution française. Cet événement emblématique est survenu le mardi quatorze juillet en l'an quatre-vingt neuf. Et tout a commencé car... après les quinze minutes maximales qu'ont duré mon exposé, je retourne m'asseoir à ma place.

Mais, au lieu que les gens m'aient totalement ignorée durant toute mon élocution, j'ai sentis leurs regards me sonder jusqu'aux os. Ils me fixaient comme si j'étais un bébé impala au milieu d'un groupe de lionnes affamées. Le seul qui se fiche de savoir ce que dit l'impala avant sa mort, c'est le lion, le roi. Avec sa satanée crinière blonde et ses yeux bruns intransigeants et profonds, il préfère largement lire un livre quelconque au fond de la class- savane. Les lions sont des crétins. Et j'en connais un qui, en plus d'être le roi de la savane (ou de la jungle, comme vous voulez) est aussi le roi des imbéciles.

– Merci bien Esther pour cet exposé fort intéressant sur la prise de la Bastille et révolution française. le professeur Black me remercie et je soupire de soulagement; je suis enfin libre. Enfin, pas vraiment. Je dois encore rester jusqu'à la fin des cours mais l'heure d'histoire est la dernière de la journée et comme je suis passée en première, je peux enfin me reposer un peu. Je vais pouvoir avancer dans mes devoirs de mathématiques et étudier mon examen de littérature avancée. Je suis heureuse !

Mais alors que je range mon classeur et met de l'ordre dans mes affaires, une boule de papier atterrit discrètement sur mon pupitre. Elle est rapidement suivie de plusieurs autres. Je lève les yeux et vois les leurs; inquisiteurs et carnassiers. Je tressaille puis en déplie délicatement une.

« T'as pas honte ? Sale traînée. »

« Je vais te faire la peau sale pétasse!!! »

« Tu fais la fayote mais au fond t'es qu'une allumeuse ! »

« Je suis sûr que t'aimes bien le faire partout, appelle-moi si t'as envie ! »

« Cochonne »

Je vous en passe et des meilleures. Mais parmi toutes, il y en a une que je reconnaîtrais entre tous. Au lieu d'être vulgairement roulée en boule, la feuille est délicatement pliée en un petit avion en papier. Je n'ai qu'à m'en saisir pour savoir qui l'a envoyé. L'écriture me confirme mes affirmations.

« Rendez-vous ce soir quand les étoiles seront levées, sur la baie là où le vent a soufflé tes mystères. Viens, je t'en supplie. Je me mettrai à genoux s'il le faut. » Signé Jasper Wittmore.

Je regarde dans sa direction mais il est toujours plongé dans son livre; a-t-il remarqué qu'il le tenait à l'envers ?

Si il croit que je vais aller à son stupide rendez-vous, il peut se fourrer le doigt dans l'œil ! Déjà, je n'ai pas le droit de sortir aussi tard le soir et puis surtout pas pour lui. Ce doit encore être un de ses plans tordus pour me ridiculiser. Le faire une fois ne lui a pas suffit ? Il faut qu'il continue de m'embêter de la sorte ? Cet incapable n'est même pas fichu de feigner la discrétion, s'il vous plaît ! Mais bon, je vais continuer de l'ignorer pour le moment. Et sûrement pour le restant de mon existence. Cela me semble un être un très bon choix ! En vérité, je suis un pure génie. Non, je rigole bien sûr. Être aussi narcissique, ce n'est pas moi. Bref. La journée est enfin terminée et je peux rentrer chez moi.

Bien évidemment, sur le chemin les autres adolescents portant le même uniforme que moi continuent de me fixer comme si j'étais une bête de foire ou pire, un monstre. Oui, j'en suis un. C'est un fait indéniable mais pas pour les raisons qu'ils s'imaginent. Personne n'oserait voler le copain d'une fille innocente quand on a tué sa propre mère. J'ai envie de le leur dire mais... Je n'ai pas le droit. Ordre de Papa. Si je le fais, je serai punie. C'est totalement logique. Après quinze minutes de marche sous leurs regards accusateurs, j'arrive enfin devant le portail de ma maison. Je rentre donc et trouve Papa qui s'apprête à sortir.

– Ah ! Darling ! J'ai une mauvaise nouvelle pour toi ! me dit-il en s'approchant de moi.

– Quoi donc ?

– J'ai une affaire urgente donc je dois te laisser seule à la maison pour la fin de la semaine... J'espère que je ne vais pas trop te manquer ! Il y a de l'argent pour faire des courses sur le comptoir de la cuisine. il ne dit rien de plus, m'embrasse sur le front et claque la porte derrière lui. Souvent Papa a été impulsif mais s'en aller comme ça ? Sans rien me dire à l'avance ? Et puis je n'ai jamais été seule plus d'une journée alors une semaine toute entière ?

Je déteste quand les choses sont si soudaines ! Comment je vais faire pour me préparer ? Mais bon, pensons aux choses plus positivement; par exemple je ne me ferai pas punir pendant toute une semaine et... Je pourrai faire autant de balades que je veux ! Oui, la vie sans Papa va être belle quand même. Mais je pense qu'il va me manquer... Bon, n'y pensons pas. Vivons au jour-le-jour et là il faut que j'aille faire des commissions.

Je suis partie faire mes courses en toute joie et bonne humeur quand je suis tombée sur une bande de jeunes. Revêtants le blason de mon école, ils se battaient assez violemment. Je me suis approchée du petit groupe, attirée par quelque chose que j'avais toujours refoulé: ma curiosité. Et Papa a tellement raison quand il me dit que c'est un vilain défaut. La scène était la suivante: deux garçons assez baraqués frappaient en même temps un garçon blond, bien plus faible qu'eux et ils riaient. À chaque fois que le blond se relevait, il poussait un cri de rage et tentait à nouveau de, ne serait-ce, n'en toucher qu'un. Mais ils étaient trop fort pour lui. C'est alors que le blond s'est mit à parler —c'était plutôt des hurlements...

– Vous ne savez pas ce qu'elle peut ressentir quand vous lui dites tout ça ! Vous ne savez même pas la moindre once de vérité ! Frappez-moi autant que vous le désirez mais ne touchez pas à Esther Patterson ! et c'est à ce moment-là que j'ai reconnu Jasper super mega ultra giga stupide Wittmore, en sang et toujours debout. Malgré les larmes sur ses joues.

Je vous avoue qu'après avoir vu ce spectacle et entendu ces paroles, je me sentais un peu mal. Et je mentirais si je disais qu'à présent, ça va mieux. Je suis emplie de doutes; Jasper est donc gentil ? Enfin, là n'est pas la question mais plutôt... Va-t-il bien ? Était-ce aussi à cause de moi qu'il était blessé la dernière fois, quand il était venu chez moi ? En vérité, j'ai des tas de questions pour lui ! Alors ce soir, je vais profiter de l'absence de Papa et aller à son fichu rendez-vous. Mais cette fois ce ne sera pas lui qui posera les questions.

Si je veux que Jasper soit coopératif ce soir, je dois mettre toutes les chances de mon côté. C'est donc pour cette occasion toute spéciale que je me suis maquillée légèrement les yeux et les lèvres. Mes cheveux bruns foncés qui sont d'habitude lâchés sont remontés en un chignon patraque et j'ai mis un pull jaune assez épais par dessus une jupe noire. J'ai aussi ajouté une paire de bas et des bottines noires pour parer le tout. L'opération "je vais amadouer Jasper Wittmore et obtenir toutes les réponses que je désire" est en marche !

J'avais donc mangé un bon repas chaud et attendu que les étoiles pointent leur nez pour y aller. Et dès que celles-ci furent assez haut dans le ciel à mon goût, j'ai rejoint la baie avec un plan parfait en tête.

Mais bien sûr, qui dit plan parfait ne dit absolument pas Jasper Wittmore. Car cet idiot n'est même pas capable d'arriver à l'heure. Et quand il arrive enfin, c'est avec une demie heure de retard et encore tout écorché.

– Désolé de t'avoir fait attendre Patterson. Sincèrement navré ! Mais je suis heureux de voir que tu m'as attendu ! il se gratte la nuque et j'hausse les épaules en signe de dédain.

– Pourquoi tu m'as invitée ici ? j'ai essayé d'utiliser le ton le plus autoritaire possible.

– Ah ! C'est pour te montrer quelque chose ! et sur ces mots il attrape ma main. Attendez. Quoi ? Je m'arrache vivement de sa poigne et le foudroie du regard.

– À quoi est-ce que tu joues ?

– Que-quoi ? il panique, balbutie et évite mon regard. Mon plan est sur le point de débuter de façon magistrale.

– Tu fais des choses complètement stupides qui me font passer pour une vraie peste et après ? Et après tu m'ignores complètement et tu me donnes un rendez-vous stupide sur une plage stupide ! Jasper Wittmore, je te le demande une seule et unique dernière fois: à quoi est-ce que tu joues ? je me suis emportée. Ma liste de questions si soigneusement préparées vient de partir en fumée.

– Je-je ne fais pas des choses stupides... il semble désemparé et je ricane intérieurement.

– Ah bon et m'embrasser comme ça c'était quoi ? Une idée de génie peut-être ? dis-je avec sarcasme.

– Non ! C'était une preuve d'amour ! Je t'aime Esther ! Mais j'ai pas osé le dire parce que je suis un lâche. Et... J'ai pas osé prendre ta défense aujourd'hui. Je me suis dit que ça empirerait les choses... sérieusement ? Non ! La soirée ne devait pas se passer comme ça ! Je sens mon visage tout entier chauffer et mes jambes flageoler. Comment est-ce que ça peut arriver ? C'est du grand n'importe quoi. C'est ainsi que mon corps réagit de lui même; mes bras heurtent violemment son torse et le poussent jusqu'à ce qu'il tombe la tête la première dans l'océan. Le problème c'est que cet idiot a agrippé mon pull dans sa chute et que je l'ai rejoint dans l'eau salée.

– Jasper je te déteste. ma voix est presque inaudible à cause des vaguelettes qui dansent autour de nous. Mais pourtant il a entendu mes paroles.

– Je suis désolé. C'était stupide. Mais tu sais, c'est difficile de voir la personne qu'on aime en train de souffrir. Et c'est pas un peu de maquillage et ce sourire de face qui vont me tromper. Tu es peut-être une bonne dissimulatrice mais moi, je suis un excellent observateur ! il me fixe de ses grands yeux bruns et ce crétin se penche en avant. S'il croit qu'il peut m'embrasser comme ça, juste parce qu'il a dit des mots qui se veulent touchants, il se met le doigt dans l'œil. Et c'est avec toute ma force que j'enfonce sa tête dans l'océan glacé avant de me lever et de fuir sur la baie.

– Mais t'es cinglée en fait ? s'écrie-t-il en pataugeant dans cette immense flaque. Un rire s'échappe de mes lèvres, sauvage et futile. Je crois que je passe un bon moment ?

Je me reprend rapidement. Mais alors que je replace soigneusement mon masque d'impassibilité, un son merveilleux me vient aux oreilles; il chatouille mon âme. Mes yeux se posent sur son origine et je vois Jasper qui rit à gorge déployée. Je l'ai souvent entendu rire. Pour pleins de raisons diverses à vrai dire. Mais jamais, ô grand jamais, aucun de ses rires n'avait été aussi pur et vrai que celui-ci.

– Jasper ? en entendant ma voix, il s'arrête de rire et se lève. Il est là, debout et trempé et me fixe de ses iris brunes.

– Je suis désolée d'avoir voulu te noyer. Mais comprend moi, c'est une réaction tout à fait légitime. Voilà, c'est tout. claire et concise, revoilà la vraie Esther ! Je souris intérieurement, fière de moi. Mais Jasper recommence à rire avant de me courir dessus et de m'attraper. Il me projette sur son épaule comme si j'étais une plume et deux secondes plus tard je me retrouve à nouveau plongée dans l'eau.

– Tu es un enfant ! je m'exclame en tentant de me relever mais la houle m'en empêche et je vacille tel un bébé animal apprenant à marcher. Toujours mort de rire, le blond s'approche de moi et me tends sa main que je regarde avec méfiance.

– Plus de baisers volés, plus de plongeons surprises, juré ! En plus si tu restes là, tu risques de tomber malade. il n'a pas tort. Et si je tombe malade, Papa me punira.

Finalement j'accepte sa main tendue et l'attrape; il m'aide à me relever aisément puis je soupire en regardant le résultat de ces enfantillages inappropriés: je suis trempée et congelée des pieds à la tête. Mes cheveux pendouillent d'une façon pathétique et mes vêtements collent contre ma peau. Je ne peux retenir les claquements de mes dents ni les tressaillements de l'entièreté de ma personne. Je suis morte de froid.

Nous sommes allés chez moi avec Jasper. Enfin, il m'a plutôt raccompagnée puis s'est incrusté. Je lui ai prêté une serviette et lui ai autorisé l'accès de la salle de bain principale. Pendant ce temps, je suis allée dans celle de Papa et ai prit une bonne douche bien chaude. Cela fait vraiment beaucoup de bien.

– Oh non... J'ai oublié mes vêtements ! je suis une vraie cruche ! En attendant de pouvoir me rendre dans ma chambre, je remets mes sous-vêtements et enfile un t-shirt à Papa pour faire office de robe de nuit. Bien évidemment, mon soutien-gorge et ma petite culotte sont encore trempés et je sens leur fraîcheur me glacer jusqu'aux os. Je me dépêche de regagner ma chambre —et ce, heureusement sans croiser Jasper— et me précipite sur mon dressing. Rapidement, je commence à me déshabiller afin s'enfiler un pull bien chaud et un bas de jogging. Mais je stop tout-de-go quand un raclement de gorge retentit derrière moi; Jasper se trouve près de mon bureau et se cache les yeux avec les paumes de ses mains.

– Je suis désolé ! s'écrie-t-il en se retournant d'un coup. Il baisse ses mains et cours en dehors de ma chambre. Oh mon dieu est-ce que Jasper vient de me voir presque nue ? Je rêve ? Ce doit être un cauchemar. Je vais bientôt me réveiller en sueurs et rien de tout cela ne sera arrivé. Non ? Bien. Je vais réagir sereinement. J'inspire, j'expire, j'inspire, je finis de m'habiller puis rejoins mon stalker dans le couloir.

– Je suis vraiment vraiment vraiment désolé ! répète-t-il quand je me pose à côté de lui. Je ne vais pas m'énerver. J'inspire, j'expire, j'inspire, j'expire.

– Pas grave. Tu ne pouvais pas savoir que j'allais débouler de la sorte. j'hausse les épaules et lui baisse les siennes, soulagé. Puis il pointe du doigt une des photographies qui orne le mur.

– Qui est-ce ? demande-t-il.

– C'est ma mère quand elle était plus jeune. Elle était si belle... oui, avec ses longs cheveux bruns et ses grands yeux noisettes, maman était sublime... Son visage était fin, toujours lumineux et souriant. J'aurais tant voulu être comme elle.

– Tu es autant belle qu'elle. lâche Jasper en passant derrière moi, prenant la direction des escaliers. Et étrangement, je frissonne à l'entente de ces paroles.

J'ai donné à manger à Jasper et maintenant nous finissions notre repas en silence, au salon. Ses yeux se baladent dans chaque recoin de la pièce d'une façon très minutieuse. Ce garçon est effrayant. On dirait une sorte de radar...

– Dis, tu pourrais me jouer un morceau de violoncelle ? me demande-t-il, les yeux rivés sur l'instrument. J'hausse les épaules; pourquoi pas ? De toute façon il faut que je pratique ce soir. Et donc après notre humble repas, je débarrasse nos assiettes puis m'installe sur le fauteuil, Violoncelle en mains. Les yeux de mon invité brillent tandis que j'attrape mon archet et que je commence le morceau; du Bach. C'est mon compositeur favori.

Quand mon archet achève la dernière note, je lève les yeux sur Jasper; il fixe toujours mon violoncelle, pensif puis lève son regard humide vers moi.

– Tu joues merveilleusement bien... me dit-il en souriant. Je le remercie gentiment en rangeant mon gros violon.

– Bon, on fait quoi maintenant ? demande-t-il tandis que je me tiens face à lui, debout au milieu de mon salon.

– On ? Toi tu vas rentrer chez toi et moi je vais monter dans ma chambre et étudier.

– Quoi ? Je refuse ! Tu as des DVD ?

– Pardon ? ma question reste dans l'air tandis qu'il se lève et farfouille autour du téléviseur.

– Jasper, je n'ai pas de DVD. il se retourne et prend un air outré; qu'ai-je fais de mal ?

– Tu n'as pas de DVD ? Tu regardes des films en streaming ?

– Streaming ? Non. Je ne regarde pas de films. alors que je prononce ces mots, Jasper se laisser tomber par terre et imite des sanglots. Il se relève d'un coup et prend ma main avant de m'entraîner dans le hall d'entrée.

– Patterson ! Mets ta veste, je t'emmène voir un film !

– Quoi ? Mais non ! Je dois réviser !

– Tes révisions attendrons demain, nous devons rattraper ta culture, ma chère ! il me force à prendre un manteau et me tire en dehors de la maison. J'ai à peine le temps fermer la porte à clé qu'il attrape à nouveau ma main et m'entraîne dans la rue.

J'ai retiré ma paume de la sienne mais continue de le suivre. Je ne sais même pas pourquoi je fais ça ? Je crois que... J'ai besoin de sortir de ma routine. Alors que ce soit avec Jasper ou sans lui, autant profiter de l'absence de Papa !

Au bout de quelques minutes de marche nous arrivons devant une jolie maison bleue. Elle se trouve dans le même quartier que la mienne mais pourtant elle est totalement différente. Déjà, elle est plus petite et colorée. Ensuite, des fleurs poussent sur le gazon et l'entrée est pavée de pierres rouges très jolies. Il y a une boîte aux lettres en forme de chien et plusieurs statuts trônent parmi les buissons. Alors que nous pénétrons dans le jardin, deux gros chiens massifs viennent dans notre direction.

– Patterson, je te présente Benj et Chris ! me dit Jasper en se tournant vers moi. J'hoche la tête puis approche la main des canidés. Ils la sentent, intéressés puis la lèchent.

– Je crois bien qu'ils t'apprécient ! s'exclame joyeusement le blondinet avant de rappeler à l'ordre ses deux animaux. Il m'apprend que ce sont des bouviers bernois et qu'il les a depuis son enfance. Je ressens un peu de jalousie; je n'ai jamais pu avoir d'animaux à la maison...

Quand nous entrons, je sens immédiatement une bonne odeur de cuisine et de la musique retentit partout. Je vous Jasper soupirer puis sourire avant de s'éloigner dans une pièce inconnue. J'entends sa voix et celle d'une femme puis la musique s'arrête et il revient.

– Viens, entre, je vais te montrer la maison ! j'acquiesce et le suis dans le couloir. Nous traversons un salon décoré de multitudes de couleurs, un bureau sobre mais bien éclairé et une salle de bain toute bleue avant d'arriver dans sa chambre. Le contraste avec la mienne est... Fulgurant. Les murs sont jaunes et oranges et il y a des millions de posters et de photos disposées partout dessus. Le lit est grand et mal fait, son armoire déborde et son bureau croule sous des centaines de papiers pliés et ses livres de cours.

– Tu ne fais donc jamais le ménage ?

– Non mais c'est rangé là ! s'exclame-t-il en shootant dans les vêtements jonchés sur le sol pour se frayer un passage. J'hausse les épaules; si ma chambre était dans cet état, je me serais faite tuer par Papa, c'est certain ! Et puis ce n'est pas sain de vivre dans une pièce comme cela.

Je me suis assise sur son lit avec son invitation tandis qu'il est repartit chercher quelque chose. Son odeur est présente partout ici et ce n'est pas désagréable. Pas que j'aime son odeur ! Non ! C'est juste qu'il sent bon et c'est sympathique quand la pièce dans laquelle on se trouve ne sent pas le fauve ou le fromage.

– J'ai trouvé le Graal ! s'exclame Jasper en revenant. Il affiche un large sourire et porte un plateau sur lequel est disposée une assiette remplie de cookies et des jus. Il le pose sur son bureau puis me tends un boîte rectangulaire. Je m'en empare et lis ce qu'il est écrit dessus.

– Qu'est-ce que c'est que Forrest Gump ? j'ai pensé à voix haute mais tant pis.

– Attends, tu rigoles là ? je secoue négativement la tête et il repart dans son imitation grotesque de sanglots.

– Est-ce que tu habites dans une grotte ? me demande-t-il en soupirant.

– Bien sûr que non ! Juste parce que je ne connais pas un film alors je suis une inculte coupée de la civilisation ?

– Mais... Ce n'est pas juste un film ! C'est Forrest Gump ! s'exclame-t-il avant de me reprendre le DVD.

– Allez, viens, je vais refaire ton éducation. me dit-il en sortant de la chambre. Bien. Je sens que je vais m'amuser ce soir...

Alors que nous regardions le film en mangeant des cookies, il m'est arrivé quelque chose de très étrange. Il y a eu cette scène assez triste, je dois l'avouer, et puis sans aucune raison, des larmes se sont mises à couler de mes yeux. D'abord doucement mais plus la scène avançait plus je pleurais. C'était tellement grotesque. Jasper m'a prêté un mouchoir mais il n'a pas suffit et je lui ai emprunté tout le paquet. Maintenant, le film touche à sa fin et je suis encore en train de renifler.

– Ça va aller ? s'inquiète Jasper en enlevant le DVD du lecteur. J'hausse les épaules.

– Je... Je ne pleure jamais. Mais là c'était plus fort que moi... il acquiesce en me souriant puis range la boîte parmi d'autres. Je regarde l'heure qu'il est et m'aperçoit qu'il est déjà minuit passé !

– Oh mon dieu ! Je dois rentrer chez moi ! m'écris-je en rassemblant mes affaires.

– Ah je pensais qu'on pourrait regarder un autre film... soupira mon hôte et posant une autre boîte de DVD sur la table basse.

– Non, je dois rentrer ! Demain, nous sommes mardi ! On a cours ! Et en plus je n'ai pas pu réviser... je pousse un petit grognement tout en mettant mes chaussures puis m'approche de la porte d'entrée, Jasper sur mes talons.

– Je te raccompagne ! me dit ce dernier en attrapant son manteau; mais je l'arrête.

– Non, il vaut mieux que tu ailles dormir sinon tu seras fatigué demain. J'habites à quelques rues d'ici, je saurai me retrouver. je lui adresse un hochement de tête en guise d'au revoir et me glisse hors de sa maison si chaleureuse.

La rue est sombre bien qu'éclairée par quelques lampadaires. Les chiens de Jasper aboient dans mon dos mais pourtant mon trajet se fait dans un silence de mort. En même temps, je ne vais pas me mettre à parler toute seule ! Ce serait grandement étrange et les gens qui pourraient me croiser prendraient peur. Alors je ne parle pas, seuls les battements de mon cœur et les claquements de mes pas résonnent à mes oreilles.

Mais alors que je tourne pour déboucher dans ma rue, deux garçons m'accostent. Le premier est petit, maigrelet comme une feuille et pourtant, il me lance un regard froid tandis que le second est gigantesque et musclé. Le gorille prend la parole en premier, j'en déduis que, malgré le regard mauvais du premier, c'est lui le chef.

– Alors Princesse, on est perdue ? Tu veux qu'on te raccompagne dans ton donjon ? me propose-t-il en affichant un large sourire.

– Pourquoi est-ce que j'habiterais dans un donjon ? c'est plus fort que moi, ma curiosité l'a emportée sur mon envie de rentrer chez moi. Mais c'est vrai, pourquoi devrais-je habiter dans un donjon ? Un château serait trop bien pour moi ? Ou alors il insinue que je ressemble à Raiponce ? Sauf qu'elle est blonde et que je suis brune donc je ne comprends pas !

– Euh... Je sais pas moi, tu voudrais habiter dans quoi ? me demande Mr. Muscle, quelque peu désemparé.

– C'est une bonne question... En réalité, je n'y ai jamais réfléchi car on ne m'a jamais dit que j'étais une princesse mais je pense que si j'en étais une alors je vivrais probablement dans un château... c'est vrai que c'est perturbant mais en même temps, personne n'a jamais demandé à une princesse si elle désirait ou non habiter dans le château de son prince !

– Oh mon dieu, j'en ai marre de ces conneries ! s'exclame soudainement le gringalet. Avant, j'ai dis qu'il était petit mais il fait tout de même dix bons centimètres de plus que moi ! Et c'est avec ces dix centimètres qu'il s'est approché de moi et a essayé d'attraper mon poignet. J'ai fais cinq ans de gymnastique quand j'étais plus petite, je possède donc l'agilité d'un primate; d'un geste fluide j'esquive son geste et recule de quelques pas. Laissons donc ces histoires de princesse de côté.

Le gringalet refonce sur moi mais je recule à nouveau. Cette fois c'est le gorille, qui a perdu son air gentillet, qui s'approche de moi. J'ai beau reculer, cela n'y fait rien. Il continue d'avancer et rapidement je bute contre un mur. D'une poigne de fer il s'empare de mes poignets et les plaques au dessus de ma tête, contre ledit mur.

– On fait moins la maline, hein Princesse ? susurre le petit dans mon oreille. Je tressaille, j'ai peur. Mais je sais ce qu'ils vont me faire: ils vont me frapper. C'est sûr. Mais j'ai l'habitude, les punitions de Papa sont pareilles. Alors je vais les laisser faire jusqu'à qu'ils se lassent et s'en aillent. Je pense que c'est la meilleure solution.

– Eh vous deux ! Touchez pas à un seul de ses cheveux ou je vous explose le crâne ! la voix de Jasper retentit quelque part dans la pénombre de la rue et soudain ses deux énormes chiens déboulent sur nous.

Je pense que je vais arrêter de compter toutes les fois où Jasper surgit de cette façon dans ma vie, ce serait épuisant et inutile. De toute façon, il est toujours là.

Jasper nous a rejoint, les deux chiens sur ses talons. Ils grognent et paraissent menaçants; tout le contraire d'avant. J'ai toujours beaucoup aimé les chiens parce que sont des animaux loyaux et attachants. De plus, tous les chiens sont mignons ! D'un petit caniche à un énorme dogue allemand, je les trouve tous géniaux. Mais comme je l'ai déjà dit, Papa refuse que nous ayons des animaux... Il dit que c'est une perte de temps inconsidérable et que ça ne me servirait à rien d'en avoir à la maison. Alors, comme d'habitude, j'acquiesce et j'envie les autres en silence.

– Qu'est-ce que tu nous veux, Minus ? demanda le gorille en détournant son attention de ma personne. J'ai voulu en profiter pour m'en aller mais le gringalet m'a retenue et m'attire à présent contre lui. Il me tient fermement contre son torse, mon bras gauche piégé entre ses abdominaux et mon dos.

– Lâche-la ! s'exclame Jasper en avançant mais il recule bien rapidement quand le gorille s'approche de lui. Je soupire, malgré ses airs de chevalier il n'est qu'une simple paysan. Toujours piégée, je balance ma jambe en arrière et vient heurter la partie sensible de mon agresseur qui me lâche subitement. Tout compte fait, je crois que je suis mon propre prince charmant.

Au final, je nous ai débarrassés des deux garçons avec l'aide des chiens de Jasper tandis que ce dernier me regardait en tremblant des genoux. Je ne lui en veut pas, on a tous le droit d'avoir peur. Mais j'ai appris que les gens qui parlent beaucoup dans une ruelle en pleine nuit sont souvent assez faibles. J'ai pris quelques cours de boxe donc je n'ai pas eu de peine à m'en débarrasser avec deux-trois coups bien placés.

– Je suis désolé ! s'exclame encore une fois Jasper tandis que nous arrivons devant chez moi. J'hausse les épaules.

– Pourquoi tu t'excuses ? Tu es venu m'aider, tu n'as pas à t'excuser.

– Parce qu'au final, tu t'en es très bien sortie toute seule. J'étais qu'un poids...

– Mais non... Ah d'ailleurs j'ai une question pour toi.

– Vas-y ?

– Si tu étais une princesse, où voudrais-tu habiter ? bien que j'aille posé ma question de façon sérieuse, Jasper ne peut s'empêcher d'éclater de rire. Je déteste les gens qui rigolent sans arrêt en ne prenant pas le sérieux des autres en considération.

– Bon, si je devais répondre sérieusement je dirais que... Je voudrais habiter partout où tu habiterais, toi. il me sourit puis fait un signe de la main et tourne les talons.

Peut-être que s'il n'avait pas été minuit passé et qu'il était resté quelques secondes de plus, il m'aurait vue devenir plus rouge qu'un feu de signalisation ? Mais ça, personne ne saurait le dire.

Bref, après ça je suis rentrée et je suis directement allée dans mon lit pour dormir. Au diable les révisions ! Je rigole bien évidement, si vous ne révisez pas assez, vous échouerez dans vos études.

Quand je me suis réveillée, le lendemain matin, je me sentais étrangement bien. La soirée d'hier m'est revenue en mémoire et j'ai frémis. Je ne sais même pas pourquoi... Enfin passons, à huit heures tapantes Jasper m'attendait devant le portail, un large sourire plaqué sur le visage. Je l'ai rejoins et à présent nous nous dirigeons en direction du lycée.

– Alors, t'as pu réviser finalement ou pas ? me demande-t-il alors qu'on entre dans la cours. Je réponds par un hochement négatif de la tête et m'apprête à filer en classe, comme à mon habitude, quand il me retient.

– Restes un peu avec moi, si tu montes les autres vont encore être méchants avec toi. il n'a pas tort mais je me vois mal "traîner" avec Jasper Wittmore en pleine cour. Bon, en même temps, il ne doit pas être très populaire...

– Hey ! Jaspy ! s'exclame soudainement un garçon en s'approchant de nous. Il tape dans la main du concerné et ils commencent à discuter. Ensuite le garçon s'en va puis ce sont deux filles qui viennent. Rebelote encore et encore. Il doit bien avoir une dizaine de personnes qui viennent saluer Jasper et il n'est même pas neuf heures... Je reste dubitative face à tout ça. Et puis si il a autant d'amis, pourquoi est-ce que Jasper Wittmore passe la plus claire partie de son temps avec moi ? Je ne comprends pas.

– Jasper ?

– Oui, Patterson ?

– Pourquoi tu restes avec moi ? il me regarde, interdit, puis éclate de rire. Comme si ce que je venais de dire était hilarant. Ah ce que je déteste quand il réagit de cette manière !

– Réponds-moi sérieusement ! je commence à perdre patience mais rien n'y fait, il est mort de rire. Ça ne sert à rien, je ne pourrai pas tirer quelque chose de concluant alors je m'en vais. Je tourne les talons et m'éloigne. Étrange, il en tente même pas de me rattraper; c'est bien rare.

– Pourquoi je traîne avec toi ? T'es bête ou quoi ? C'est parce que t'es mon amie et j'adore passer du temps avec mes amis ! s'écrie-t-il dans mon dos. Amis ? Vraiment ? C'est ce que nous sommes ? Mon cœur rate un battement, je m'arrête de marcher une seconde puis reprendre ma route. Avant de m'arrêter à nouveau et de me retourner face à lui, toujours au même endroit.

– Les amis marchent côte à côte, non ? je suis heureuse. Je n'ai jamais eu d'ami.

Jasper Wittmore est le premier que je me fais.

Nous sommes allés en classe ensemble et, étrangement, personne n'a rien dit ou fait. Comparé à la veille, les gens ne font même pas attention à moi et j'en remercie les cieux. Pas de mots sur le tableau noir ou de boules de papier sur ma table. Je soupire d'aise et m'installe à ma place. Les élèves affluent par petits groupes et rapidement la classe est remplie avant neuf heures.

Notre premier cours est la littérature; j'adore cette matière parce que c'est celle où je suis le plus douée. Comme j'adore lire, c'est donc un pur plaisir d'assister à ce cours. De plus, le professeur Black est vraiment bon. Il nous apprend tout ce que nous devons savoir avec beaucoup d'ingéniosité; on voit qu'il aime son métier.

– Et donc, aujourd'hui nous allons tirer au sort les rôles pour la pièce de théâtre que votre classe représentera à la journée thématique ! oh non. Non, non et non ! Cette histoire de pièce de théâtre n'était complètement sortie de l'esprit ! Je prends mon visage entre mes mains et soupire bruyamment. Et pour la première fois de mon existence, je prie secrètement pour ne pas avoir le premier rôle, pour ne pas être sur les devants de la scène.

– Et donc dans les rôles principales nous avons Jasper Wittmore en tant que prince charmant et... le professeur plonge sa main dans le chapeau où sont nos prénoms. Cela ne m'étonne pas que Jasper aie été tiré pour le premier rôle. Et si nous étions dans une histoire alors j'obtiendrais le premier rôle, ça se passerait de la sorte. C'est sûr !

– Daisy Holloway dans le rôle de Cendrillon ! mais nous ne sommes pas dans une histoire, bien heureusement. Je soupire de soulagement et écoute attentivement la fin du tirage au sort. Le hasard a décidé que je serai la Marraine, la bonne fée de Cendrillon. Mon passage sera important mais bref, donc peu de texte à retenir ! Pas que cela soit difficile pour moi mais c'est juste que nous sommes en période d'examens et donc je dois beaucoup réviser. De plus je dois pratiquer mes instruments et m'entraîner plus durement. Je remercie le ciel d'être tombée sur un rôle pareil et le cours continue.

– Eh Patterson, t'as vu ça ? C'est trop cool, je vais être le prince charmant ! Jasper hurle dans mes oreilles alors que je me rends à mon casier. Depuis que nous sommes sortis de la classe, il me suit en criant et en chantonnant. Je ne savais pas qu'on pouvait être autant heureux de jouer un prince dans une pièce de théâtre...

– Et c'est vraiment trop cool, tu vas jouer la bonne fée ! Tu es faite pour ce rôle ! j'hausse les épaules; insinue-t-il qu'un rôle de vieille dame me va à ravir ? Je ne sais pas si je dois être flattée ou outrée...

– Ne fais pas cette tête ! C'était dit gentiment ! me rassure-t-il. J'acquiesce donc; oui il n'est pas méchant. C'est Jasper après tout.

– Mais en quoi est-ce gentil de me traiter de vieille dame ? je lui demande, juste au cas-où, pour savoir vraiment.

– Ah mais je ne disais pas ça dans le sens de la marraine ! Je parlais vraiment de la fée ! Tu vois, si je pouvais avoir une marraine bonne fée alors je voudrais que ce sois toi ! Tu devrais veiller constamment à moi ! il ponctue sa phrase d'un clin d'œil et je soupire doucement; c'est toujours un enfant en fin de compte.

Les cours s'enchaînent durant la matinée; après la littérature nous avons deux périodes de sport puis une heure d'art plastique et nous terminons par de l'algèbre. Mais malheureusement, notre professeur, Madame Antoine, est malade. Et donc nous terminons une heure plus tôt qu'à l'usuelle. Ce que j'aime dans les mardis et bien c'est que nous n'avons pas de cours l'après-midi. Je ne suis pas une de ces filles futiles qui en profite pour aller faire les boutiques, non, je rentre directement à la maison et étudie deux fois plus ! J'adore étudier !

– Patterson ? Ça te dit de venir manger chez moi pour midi ? je me tourne d'un coup vers Jasper; qu'a-t-il dit ?

– Pourquoi diantre voudrais-tu que je vienne manger chez toi ? ce doit être une ruse, non ?

– Bah, c'est ce que font les amis non ? Ils s'invitent à manger et puis je me suis dis que ce soir on pourrait aller à une fête ! mais ? Qu'est-ce qui lui prend ? Bon sang, c'est n'importe quoi !

– Jasper ! Je ne suis jamais allée manger chez quiconque et encore moins allée à une fête, pourquoi je le ferais aujourd'hui ?

– Il faut bien une première fois à tout, non ? Et puis c'est plus sympa de faire des expérimentations en compagnie d'une personne aussi charmante que ce très cher Jasper Wittmore que tu aimes tant ! qu'ai-je fais aux cieux pour tomber sur un idiot pareil ? Et puis, qui parle de lui à la troisième personne de façon si arrogante ?

J'ai refusé d'aller dîner chez Jasper mais, devant son regard si malheureux, j'ai accepté de l'accompagner à sa fichue fête. C'est pour toutes les fois où il a été gentil avec moi. Il faut bien que je lui rende la pareille, non ? Pas que cela m'enchante, bien évidemment. De plus, je ne suis jamais allée à une fête, je ne sais absolument pas ce qu'on y fait et qui va à une fête... Bref, passons, Jasper m'a dit qu'il viendrait me chercher vers dix-neuf heures ce qui me laisse largement le temps d'étudier ! Je suis heureuse ! Je vais passer une merveilleuse après-midi.

J'ai étudié pendant tellement longtemps que je n'ai pas vu le temps passer; j'adore ma vie. Mais un problème s'impose: je ne sais pas comment m'habiller. Oui car à une fête, il doit y avoir un code vestimentaire spécifique non ? Comme dans les galas où Papa m'emmène parfois, il faut peut-être porter une jolie robe classe et simple ou alors quelque chose de plus extravagant ? Je vais opter pour la deuxième option comme cela tout le monde verra que je suis une fille très cool et détendue et plus personne ne voudra plus me traiter de garce !

Je me déshabille et me rend vers mon armoire. Sur le chemin, je tombe nez-à-nez avec mon reflet dans le miroir et je regarde mon corps. Mon ventre est plat, mes cuisses ne sont pas grosses, mes jambes sont mêmes fines et assez longues. Mes épaules ne sont ni trop larges ni trop carrées; mes mains sont totalement normales. Je pourrais même être une fille assez jolie mais les traces violacées et jaunâtres qui parsèment ma peau brisent mes illusions; je ne pourrai jamais être aussi belle que ma mère. C'est un fait indéniable. Avec ses longs cheveux soyeux et sa peau si jolie... Je pense que j'aurais vraiment beaucoup aimé la connaître. D'une part, cela n'aurait pas fait de moi une meurtrière et de l'autre, j'imagine que nous nous serions vraiment bien entendues ! Mais bon, Papa m'a toujours dit que penser aux choses qui auraient pu arriver ne fait pas avancer le présent donc il faut que je cesse d'y songer.

J'ai camouflé mes plaies grâce au maquillage et me suis préparée pile avant que Jasper ne sonne à ma porte. Je vais lui ouvrir et il s'arrête quelques secondes avant de parler.

– Patterson ? il me regarde des pieds à la tête puis braque ses yeux dans les miens.

– Oui ? je soutiens son regard, arquant un sourcil.

– C'est quoi cet accoutrement ? me demande-t-il en désignant ma personne avec sa main.

– Je me suis dit que si je m'habillais de façon extravagante alors les autres ne voudraient plus m'être hostiles ?

– Non mais c'est pas extravagant là... On dirait ma grand-mère ! je le regarde, outrée. J'aime beaucoup cette tenue pourtant !

J'ai mis une robe avec des motifs de couleur vive et très jolies; par dessus j'ai passé un cardigan noir assez sobre et pour parer le tout j'ai ajouté une paires de mocassins rouges cirés très charmants que j'ai reçu pour mes seize ans. Mais apparement ça ne lui plait pas car il me pousse à l'intérieur, ferme la porte d'entrée derrière lui et monte à l'étage sans même me demande la permission. Il est vraiment mal élevé tout de même.

Il est à présent à l'intérieur de mon dressing et passe tous mes vêtements en revue.

– Qu'est-ce que tu cherches enfin ? cela fait plus de dix minutes qu'il fouille là-dedans sans m'adresser la parole.

– Attends deux secondes ! je l'entends farfouiller encore un peu puis sortir, l'air victorieux.

– Ferme les yeux et tends les bras en avant ! je m'exécute et sens un tissu léger se frotter à mes mains. J'ouvre mes paupières et je vois une robe noire très sobre composée d'une énorme jupe en tulle parsemée de petites paillettes.

– Je ne peux pas porter ça voyons ! je m'exclame en me levant pour ranger à nouveau la robe au fond du dressing.

– Pourquoi ça ? me demande Jasper, les mains sur les hanches.

– C'est une robe pour un gala de danse, pas pour une fête ! je l'entends soupirer dans mon dos tandis que je remets la robe sur son ceintre attitré.

– Patterson ! Si j'ai décidé que tu irais à cette fête vêtue de cette robe alors tu iras habillée comme ça !

– Alors tu n'auras qu'à m'habiller toi si ça me chante mais moi, je n'en ferai rien. je propose cela en étant sarcastique, bien évidemment. Mais il ne l'entend pas de cette oreille et se jette sur moi. Que se passe-t-il ? Je rêve ou ce fichu Jasper Wittmore est en train de me déshabiller ? C'est quand je sens mon cardigan suivre mes mocassins sur le tapis que je me rends compte de ce qu'il fait et je le repousse.

– Non mais ça va pas ? Tu allais vraiment me dénuder de la sorte ?

– C'est toi qui m'a dit de t'habiller, c'est ce que je m'apprêtais à faire ! je le fixe, indécise. Ce garçon est-il aussi stupide ?

Jasper a gagné. J'ai mis la robe qu'il avait choisie avec les chaussures qu'il voulait. Désormais, nous marchons dans la rue en direction de la fête. Sincèrement, je ne sais pas trop à quoi m'attendre et cela m'angoisse quelque peu. Je déteste l'inconnu ! Et je le hais encore plus quand nous débouchons devant une maison gigantesque avec des gens partout et de la musique très forte. Cette dernière est inaudible ! Pour moi qui n'aime que la musique classique, tout cela est quelque peu déstabilisant. Et pourquoi y'a-t-il autant de gens ? Jasper part devant moi et il s'éloigne beaucoup trop vite. Je parviens à le rattraper tandis que nous pénétrons dans la luxueuse villa. Et dès que j'ai posé un pied dans le salon, je comprend que je vais passer une soirée abominable.

– Comment se passe la soirée ? me demande Jasper à mon oreille. Cela doit faire deux heures que nous sommes là, peut-être trois et vraiment, je m'amuse beaucoup ! Une fille très gentille m'a donné du sirop mousseux et c'est excellent ! Mes pensées sont quelques peu brouillées mais cela doit être l'effet de la musique inaudible. D'ailleurs, je m'en suis accommodée. Elle n'est plus si insupportable que ça. J'aime même bien.

– Tout est super okay ! je m'exclame en écartant les bras d'un coup. Mon sirop gicle un peu partout et je heurte une fille. Jasper s'excuse pour moi et je ne comprend pas pourquoi; elle n'avait qu'à pas être dans la trajectoire de mes mains !

– Patterson, je crois que ce qu'elle t'a donné n'était pas du sirop... Viens, on va rentrer ! il prend ma main mais je m'éloigne rapidement de lui; je ne veux pas partir ! J'aime beaucoup cet endroit ! Tout le monde est si gentil... Non, vraiment, je veux rester ! Je ne me suis jamais sentie aussi bien dans toute ma vie ! Et si Jasper veut partit, alors qu'il s'en aille. Je n'ai pas besoin de lui. Je n'ai jamais eu besoin de lui.

– Ne fais pas l'enfant, on rentre ! s'exclame-t-il en tentant de reprendre ma paume dans la sienne.

Excédée, je lui lance mon sirop à la figure; il l'avait cherché. Les gens autour de nous pouffent et m'entraînent avec eux. Je rie à gorge déployée; chose que je n'avais jamais faite auparavant. Mais ça n'a pas l'air de plaire à Jasper car il m'attrape les hanches avec force et me balance sur son épaule comme si je n'étais qu'un vulgaire sac de toile. J'essaie de me dégager mais il est bien trop grand et si je me laissais tomber, je me blesserais. Ce serait dommage. Donc j'attends que monsieur Wittmore finisse son caprice.

Il me pose par terre alors que nous sommes à quelques rues entre la villa et notre quartier.

– Jasper ? Pourquoi tu m'as kidnappée comme ça ? J'étais heureuse ! j'ai crié le dernier mot sans me rendre compte mais je m'en fiche. Je veux retourner écouter cette musique si géniale et boire ce délicieux sirop mousseux ! il soupire bruyamment et se pince l'arrête du nez. Étant donné que je suis assise, je me relève et décide de retourner à la fête. Heureusement, il ne fait absolument rien pour m'en empêcher. Je sens son regard dans mon dos mais n'y prête pas attention et m'éloigne le plus rapidement possible. Mais alors que je m'apprête à tourner au coin de la rue et à disparaître de sa vue, je l'entends hurler mon prénom. Je me retourne directement et lui lance un regard interrogateur. Lui qui n'utilise pratiquement jamais mon prénom, pourquoi maintenant et ici ?

– Je t'en supplie, reste avec moi. Ne retourne pas là-bas ! J'ai besoin de toi ! sous la lumière du lampadaire, il paraît plus grand encore. Ses cheveux blonds partent vraiment dans tous les sens; il se tort les mains et me regarde fixement avec ses grands yeux bruns qui sont beaucoup trop humides pour que ce soit normal.

– Pourquoi ? je demande. Si sa réponse me satisfait alors peut-être que je songerai au fait de rester avec lui mais sinon, je retournerai m'amuser à la fête !

– Parce... Je t'aime ? un sourire triste se dessine sur ses lèvres. Je ne comprends pas.

Pourquoi me dit-il ça ? Jasper est un sacré galopin ! Me faire des plaisanteries pareilles... Surtout que ce n'est même pas drôle ou quoi que ce soit. C'est même plutôt pathétique.

– Tu es ridicule Jasper Wittmore. dis-je alors simplement avant de m'en aller et de retourner m'amuser à la fête.

Franchement, je ne vois pas pourquoi je serais restée avec Jasper alors qu'ici, je m'éclate grave. Les gens sont tous très différents et très gentils. Ils m'apprennent pleins d'expressions et de mots pour faire "plus jeune". Je trouve ça vraiment très gentil de leur part de me montrer tout ça. Ils disent que grâce à ça je vais pouvoir me faire pleins d'amis ! Une fille, qui a vu les marques et mes hématomes, m'a aussi montré les siens; son corps est couvert de petites coupures nettes. Elle en surtout sur les bras et les jambes.

– Ça aide beaucoup quand tu te sens seule ou que tu as peur ! Tu te blesses toi-même mais ça te montre que tu es encore vivante et que tu vas bien continuer à enculer le système ! m'explique-t-elle tandis que je vois un autre sirop. Elle a aussi ajouté qu'on pouvait faire cela si on se sentait coupable. Emily —elle s'appelle comme ça— a dit que si je voulais bien, elle m'expliquerait comment faire mais plus tard et elle est partit danser.

– J'adore cet endroit ! m'exclamé-je alors avant de monter sur une table et de danser avec pleins de gens différents.

Je me réveille dans un endroit inconnu. J'ai un mal de crâne horrible et je meurs de froid. La pièce est noire mais j'identifie immédiatement un canapé et je tâtonne pour trouver un duvet. Quand c'est chose faite, je le rabat sur moi et m'emmitoufle à l'intérieur. C'est alors que je distingue une respiration régulière non-loin de moi. Je ne suis donc pas seule. Et cette si délicieuse odeur que je connais déjà, d'où vient-elle ? En essayant de la retrouver, je me remémore la soirée de la veille. Sacrebleu mais que m'est-il donc arrivé ? Je me rappelle de la musique assourdissante, du sirop mousseux et de Jasper m'entraînant dehors. Mais oui, Jasper ! Cette odeur tellement bonne, c'est celle de sa maison ! Comment ce fait-ce que je sois chez lui ? Le connaissant, il m'aurait ramenée directement chez moi. Quel plan idiot avait-il encore en tête à ce moment-là ?

Je soupire un peu bruyamment et cherche ma montre; je l'attrape et regarde l'heure qu'il est.

– Comment ça cinq heures ? m'exclamé-je avant de réaliser que j'avais presque crié. Je plaque ma paume sur ma bouche et prie pour n'avoir réveillé personne. Malheureusement, quelques secondes plus tard j'entends une sorte de grognement et la tête fatiguée de Jasper apparaît dans mon champ de vision.

– Bonjour ! me dit-il d'une voir grave, pas encore très bien réveillé. Je le salue d'un geste de la main et le regarde se relever pour s'asseoir sur le canapé opposé à moi.

– Tu as bien dormi ? demande Jasper en frottant ses yeux ensommeillés.

– Oui mais... Qu'est-ce que je fais chez toi ? Pourquoi ne m'as-tu pas ramenée dans ma maison ? Surtout qu'elle était beaucoup moins éloignée de la fête que la tienne ! je le vois se gratter la nuque; signe qu'il est embarrassé. Mais que se trame-t-il donc ici ? Je lui lance un regard insistant pour le faire parler et il se racle la gorge.

– Bah en fait, hier soir il s'est passé pleins de choses et bref quand j'ai voulu te ramener chez toi...

– Oui ?

– Il y avait la voiture de ton père dans l'allée. Alors je me suis dis que tu voudrais pas qu'il te vois dans cet état donc... je ne l'écoute plus. Mon sang est glacé et mon cœur ne bat plus. Papa est rentré et je n'étais pas à la maison. Il a dû être vraiment très énervé... Je vais mourir. C'est sûr. Ma peur a dû se lire sur mon visage car Jasper me fixe étrangement.

– Je vais te raccompagner chez toi pour que tu puisses te préparer avant les cours, okay ? je ne sais pas pourquoi mais j'acquiesce; sa présence m'apaisera sûrement.

Nous marchons côte à côte dans la fraîcheur du matin. La ville dort encore paisiblement et les rues sont vides. Les nuages oscillent entre le rose et l'orangé tandis que le soleil pointe timidement son nez. Jasper en a profité pour promener ses chiens alors les deux molosses trottent à nos côtés. Quelques oiseaux chantent; c'est agréable comme son. Je suis habillée comme la veille mais j'empeste la sueur et l'alcool. Mes cheveux sont légèrement ondulés comme si je m'étais baignée et tout emmêlés. J'ai enlevé les hauts talons que Jasper m'avait forcée à mettre et les tiens dans une main. Une forte migraine taille encore ma tête et j'ai la langue pâteuse et lourde. Je suis dans un très mauvais état. Je pense que je n'accepterai plus jamais d'aller à une fête.

Nous arrivons devant la maison et mon cœur rate un battement. Je soupire bruyamment mais c'est plus du soulagement qu'autre chose.

– Jasper ? je me tourne vers lui.

– Je te jure que hier il y avait une voiture ! je lui fait comprendre que je le crois et le remercie de m'avoir raccompagné. Oui, Papa n'est pas rentré ! Je suis toujours seule ! Et complètement soulagée.

J'ai pris une aspirine, me suis douchée correctement, ai déjeuné puis ai attendu qu'il soit l'heure d'aller en cours. J'étais sur le canapé du salon en patientant et je me suis endormie. Et j'ai somnolé quelques secondes. Qui se sont transformées en minutes puis en heures. Et là, je suis en train de courir pour éviter d'arriver en retard car il est neuf heures quarante-cinq et les cours débutent dans cinq minutes. Si j'arrive en retard, je pense que je ne pourrai plus me regarder dans un miroir. C'est tellement honteux ! Et Papa ne me le pardonnerait jamais, c'est sûr. À la pensée de Papa, je redouble de vitesse mais alors que j'arrive devant les grilles du lycée, je m'enchaîne les pieds dans le trottoir et tombe violemment sur le béton. Pas le temps d'avoir mal. Je me relève rapidement et cours à l'intérieur du bâtiment, je rejoins vite ma classe et m'installe à ma place. La cloche sonne; Je suis sauvée ! Bravo Esther ! Je suis heureuse. Nous nous levons pour saluer le professeur et tout d'un coup, quelques élèves se retournent vers moi et me fixent. Je leur lance un regard interrogateur et entends un "psss" bruyant venant de ma gauche. Je vois Jasper qui pointent mes jambes et mes avants-bras. C'est tout naturellement que je baisse les yeux vers eux et me rend compte des dégâts: ils sont remplis de sang et de gravillons. Oups ?

Je n'avais même pas remarqué que je m'étais blessée. Je pensais juste à aller en classe le plus vite possible ! En fait, je ne croyais même pas ça possible de se blesser autant juste en tombant sur un trottoir... Et ma tête qui recommence à me faire mal. Je ne me sens vraiment pas bien mais je ne peux pas rater un cours ! C'est hors de question ! J'irai soigner tout ça plus tard. Je me rassois à ma place et les autres m'imitent bien que je sente encore le regard pesant de Jasper sur moi. Et le cours débute. C'est les mathématiques. Comment vous dire que j'adore ça ! J'ai toujours aimé les maths mais à l'entrée du lycée, je me suis mise à les adorer. C'est presque une passion pour moi. J'aime ça car tout y est bien rangé, tout est en règle et jamais rien ne sort de l'ordinaire. On ne change pas une formule juste par envie. Et c'est ça qui me plait le plus là-dedans: la routine. En fait, c'est la chose que je préfère le plus au monde, après l'école.

Je suis à l'infirmerie, couchée dans un lit avec une serviette humide sur le front.

Jasper est à côté de moi et lit un livre; à l'endroit cette fois-ci. Je me redresse un peu sur le matelas et directement mon gardien tourne la tête vers moi.

– Ça va, Patterson ? me demande-t-il. J'ai encore un peu mal à la tête mais j'acquiesce.

– Comment je suis arrivée ici ? Pourquoi ? interrogé-je Jasper tandis qu'il pose son livre sur une petite étagère à sa gauche.

Il m'explique a matinée s'est déroulée correctement mais qu'à la pause de midi, j'avais tellement mal partout que je marchais avec peine et c'est finalement vers le début de l'après-midi que je suis tombée dans les pommes en plein milieu d'un cours d'anglais. J'étais en train de parler et j'ai chuté, inconsciente, sans avoir pu finir ma phrase. Après cela, il m'a amenée à l'infirmerie où je suis restée endormie durent toute une période puis je me suis réveillée lors de la troisième heure de cours de l'après-midi. Je le remercie avant de soupirer longuement. J'ai raté des cours. Les professeurs vont sûrement avertir Papa et quand il rentrera il va me punir bien plus fort que d'habitude.

– Est-ce que les professeurs t'ont dit qu'ils allaient appeler chez moi ou quelque chose du genre ? si au moins il sait quelque chose, cela pourra m'aider.

– Oui, ils voulaient appeler mais je les ai convaincus que ça servait à rien; enfin, t'as les meilleures notes du lycée, même de la ville et tu n'as jamais raté aucun cours donc ils ont accepté. je le remercie grandement puis tente de me lever mais il pose sa main sur mon torse; me faisant comprendre que je dois rester assise. J'abdique et me repose contre le coussin. Je sais que parfois, mieux vaut ne pas se montrer borner et de toute façon, j'ai déjà raté trop de cours pour qu'un de plus soit pénalisant. Mon avenir est corrompu. Avec tant d'heures d'absences je ne trouverai jamais d'université qui veuille bien de moi. Mais bon, je ne dois pas me lamenter sur mon sort et trouver rapidement une solution d'appui au cas où Harvard, Standford, Yale ou Columbia ne voudraient pas de moi.

Finalement, Jasper m'a dit que je pourrais toujours être acceptée dans une bonne université malgré que j'aie manqué les cours aujourd'hui. Je suis heureuse !

Après m'être réveillée, je suis rentrée à la maison sur le conseil de l'infirmière. Je n'ai donc pas pu assister à la première séance concernant la pièce de théâtre mais cela n'est pas un soucis; j'ai désormais un ami qui peut prendre des notes à ma place ! C'est agréable de savoir qu'il y a quelqu'un sur qui l'on peut compter dans notre vie.

Et c'est ainsi que j'ai l'impression de débuter une nouvelle existence. Les jours défilent et je comprends à quel point c'est plaisant de ne pas être totalement seule. Jasper tente de m'expliquer que c'est comme si Papa m'avait plongée dans une bassine et que, lentement, je remontais à la surface. Mais il a tort, ce n'est pas la faute de Papa si j'étais submergée, mais la mienne ! Mon incapacité à comprendre la vie à l'extérieur de la maison et de mon monde m'a rendue complètement sotte. Mais maintenant je comprends que la vie n'est pas forcément ce que j'ai toujours cru. Et cela m'enchante totalement !

Finalement Papa est rentré. Nous sommes vendredi soir et j'étudie dans ma chambre quand j'entends la porte d'entrée s'ouvrir. Avant même qu'il aie pu m'appeler, je dévale l'escalier et m'arrête à quelques centimètres de lui. Il me sourit et ouvre les bras pour que je vienne m'y blottir; ce que je fais le plus rapidement possible. Il resserre son étreinte et je me cale contre son torse. Il pose ses lèvres sur ma tête et y dépose de nombreux baisers. Son odeur m'avait manquée.

– Je vois que tu vas bien Darling ! me dit-il tandis que je le lâche. J'acquiesce et lui raconte ma semaine, en omettant les changements dans ma vie. Je lui explique tous les examens auxquels j'ai eu des A, les cours de sport et de musique et il m'écoute patiemment. Puis, après que j'aie fini de l'aider à défaire sa valise il m'offre les cadeaux qu'il m'a ramené de son voyage. Il y a une boule à neige représentant l'opéra de Sidney et un livre sur la faune australienne. C'est donc là-bas qu'il était partit... Je suis froissée qu'il ne m'aie pas dit où il partait mais bon, je sais que maman ne l'aurait jamais embêté à ce sujet et puis je suis heureuse qu'il soit rentré en étant sain et sauf ! Je n'ai jamais pris l'avion car cela me terrifie... Il paraît que chaque année il y a des centaines d'accidents graves dans les airs alors je préfère largement rester chez moi.

– Je suis heureuse que tu ailles bien, Papa. Je t'aime beaucoup ! lui dis-je avant d'aller me coucher.

– Moi aussi, Darling. Je t'aime bien plus que tout au monde. il me sourit et m'enserre encore dans ses bras avant de me laisser partir en direction de ma chambre. Il m'avait énormément manqué.

J'ai excellemment bien dormi cette nuit ! Cela me fait plaisir de ne plus être seule dans cette si grande maison. Nous sommes samedi et il est aux environs d'onze heures. Je déjeune tranquillement dans la cuisine en lisant mon nouveau livre quand on sonne à la porte. Vu que Papa traîne dans son aile de la maison, je me lève et vais rapidement ouvrir la porte. Qu'elle n'est pas ma surprise de voir Jasper derrière ! Que fait-il là alors que nous sommes samedi ? Ne peut-il pas me laisser un jour de paix dans la semaine au moins ?

– Bonjour Jasper.

– Salut Patterson ! Je voulais savoir si tu avais envie de venir au musée avec moi cet après-midi ? Il y a une exposition super intéressante sur les abysses et je me suis dit que ça pourrait être cool d'y aller ensemble ? il sautille d'un pied sur l'autre, il est marrant; on dirait un enfant. Je vais lui répondre quand un raclement de gorge se fait entendre derrière moi. Mon sang ne fait qu'un tour et je me retourne lentement; Papa est là.

– Allons Darling, qui est-ce ? me demande-t-il de cette voix doucereuse.

– Papa, je te présente Jasper Wittmore, un camarade de classe. Il désirait m'inviter au musée cet après-midi.

– Enchanté Monsieur Patterson ! s'exclame Jasper en tendant précipitamment la main en direction de Papa. Ce dernier la toise puis la serre délicatement comme s'il avait peur de briser le blond. Je souris à cette idée; comme si quelque chose pouvait briser Jasper !

– Entrez donc jeune homme, je désirerais faire connaissance avec vous pendant qu'Esther va se préparer à cette sortie. je connais cette intonation, c'est celle qu'il utilise quand il me donne des ordres subtils. Cela peut sembler une simple phrase lambda pour quiconque mais je reconnais les ordres sous-jacent. J'acquiesce donc et laisse Jasper en compagnie de mon Père. De toute façon, il ne peut rien lui arriver de grave !

Quand je redescends, dix minutes plus tard, vêtue d'une jupe noire, d'un pull bleu nuit, d'une paire de bas et de mes bottines noires, Papa et Jasper sont en grande conversation sur le canapé du salon. J'ai noué mes cheveux en une natte grossière. Je m'apprête à entrer dans le salon mais, curieuse, je m'arrête à l'entrée pour écouter quelques mots.

– Tu sais mon petit, Esther est une personne exceptionnelle et je doute que tu lui suffise. De plus, elle n'a pas besoin d'amis. Surtout pas d'ami comme toi. Tu m'as l'air instable et dangereux pour son équilibre mental mais je ne peux décider à sa place de ce qui est bon pour elle ! c'est Papa qui a parlé. Il rigole d'un rire bien trop gros pour qu'il soit vrai et je sens la gène dans la voix de Jasper quand il prend la parole.

– Je comprends bien Monsieur ! Je vous promet que j'essaie d'être à sa hauteur mais Esther est une fille tellement brillante qu'il m'est bien difficile d'être comme elle. De-de toute façon c'est impossible de lui ressembler ! Elle est si fabuleuse... ses dernières paroles sont rêveuses. J'imagine sans mal les yeux perplexes de Papa et le sourire maladroit de Jasper. Je décide d'écourter ce malaise en entrant légèrement dans le salon. Tout deux se retournent vers moi et me sourient.

– Ah ma Darling est décidément la personne la plus fabuleuse de l'univers ! il a réutilisé les mots de Jasper. Sûrement pour lui montrer que, qu'importe son comportement, ce sera toujours lui mon plus fidèle ami. Je dépose un baiser sur sa joue puis entraîne Jasper avec moi avant que tout cela ne se finisse mal pour lui.

– Ton père t'aime énormément ! me dit Jasper quand nous tournons au coin de la rue. J'opine du chef; oui, Papa m'aime.

– Moi, mon père, il était un peu bizarre ! déclare-t-il en riant.

– Était ? Il est redevenu normal à présent ? lui demandé-je. Son sourire faiblit quelque peu mais il se tourne vers moi et lève les mains au ciel.

– Il doit être quelque part là-haut ! Entre Saturne et Jupiter, jouant avec les étoiles et coursant les astéroïdes... il se met de nouveau à rire tandis que je n'ose plus vraiment parler. Son père est mort ? Ou alors... Il était astronaute ? Ayant peur de paraître idiote, je me tais. Et puis, je n'ai pas besoin de parler avec Jasper: il fait toute la conversation à lui seul. M'expliquant qu'il n'est plus allé au musée depuis longtemps et qu'il est content d'y aller avec moi ou alors qu'il trouve Papa terrifiant tout de même et ainsi de suite. Quand nous arrivons enfin au musée après vingt minutes de marche, il se tait enfin.

Nous pénétrons dans le magnifique édifice et nous rendons à l'accueil. Et après avoir payé deux entrées et déposés nos manteaux, nous commençons à visiter l'exposition. Jasper m'explique qu'il a toujours été passionné par l'océan et les fonds marins.

– Quand j'étais petit, mon grand-père avait un bateau alors l'été on-j'y allais et je passais toutes mes vacances avec lui ! C'était vraiment génial ! des étoiles pétillent dans ses yeux tandis que nous déambulons dans les allées du musée. Et puis je me rends soudainement compte de quelque chose: bien que Jasper semble connaître des tas de choses à mon propos, il est encore un mystère total pour moi. Oui, je sais qu'il vit avec sa mère, qu'il a deux chiens et que son père est... Ailleurs. Je sais que son grand-père a, ou avait, un bateau et qu'il est intéressé par la mer, l'océan, tout ça. Mais j'ignore si il a des frères ou des sœurs, j'ignore ce qu'il aime faire —en dehors de me stalker— et s'il a beaucoup de passions. Ah ! Je sais qu'il dessine bien ! Mais c'est tout. Jasper Wittmore est une énigme à mes yeux.

– Ça te dit d'aller dans la salle interactive ? me propose le blond alors que nous passons devant ladite salle. J'acquiesce et nous entrons. C'est en réalité une sorte de mini-salle de cinéma de forme ronde pourvue de sièges et d'un énorme écran incurvé qui couvre la moitié de la pièce autant en largeur qu'en longueur. Nous nous installons au milieu et attendons que d'autres personnes entrent. Quand la salle est assez remplie, l'animation commence. C'est un reportage très bien filmé qui nous informe que sur la plaine abyssales, la température est environnante à zéro ou même négative, que la pression est très forte et que la photosynthèse ne peut pas s'effectuer à cause de l'absence de lumière. Les informations s'enchaînent, le tout sur des images magnifiques et d'un coup, je me sens insignifiante. Tout autour de nous est tellement immense que ça me donne le vertige...

– Ça va, Patterson ? me demande doucement Jasper. Je secoue légèrement la tête mais je ne me sens pas très bien. Il s'empare de ma main et la garde dans la sienne jusqu'à la fin du petit film. Et pour une fois, je ne ressens pas le besoin de l'enlever de là. Mon mal-être passe et je suis sûre que sa présence y est pour quelque chose. Après que toutes les autres personnes aient quitté la salle, je me lève doucement, soutenue par Jasper et nous sortons. Ma tête tourne un peu et j'ai des vertiges mais ça va bien mieux.

Nous continuons de visiter l'exposition, main dans la main au cas où je ne me sentirais à nouveau pas très bien. Et Jasper parle encore. Il m'explique pleins de choses sur les fonds marins et à propos de lui aussi. Il me parle de souvenirs, de faits et raconte des blagues. Bien que je passe toutes mes journées avec lui, c'est la première fois que j'ai vraiment l'impression de discuter avec lui. Il semblerait que je ne sois pas la seule à porter un masque...

Finalement, après avoir tout vu dans le musée, nous décidons de rentrer chez nous.

– Oh, attends-moi là ! me dit soudainement Jasper en s'éloignant brusquement. Je soupire et pars m'asseoir sur un muret pour patienter. Au bout de cinq minutes, il revient enfin. Avec des glaces.

– Je t'ai pris chocolat et pistache mais si tu n'aimes pas, je veux bien échanger avec la mienne ! s'exclame-t-il en me tendant un cornet énorme. J'acquiesce en souriant. Généralement je n'ai pas le droit de manger de glace car cela fait grossir et que maman n'aimait pas ça. Mais bon, ça ne va pas me tuer, si ? Et c'est donc avec plaisir que j'attrape la glace et que je commence à la manger. Je n'avais jamais goûté de parfum pistache mais c'est vraiment très bon ! Et tout en mangeant nos glaces, nous nous dirigeons sur la baie.

Le ronflement des vagues résonne dans mes oreilles tandis que les étoiles installent délicatement leur voile nocturne au dessus de nos têtes. La voix pâle de Jasper n'est qu'un murmure et la plage est vide. C'est vraiment une belle soirée. Comme demain c'est dimanche, je peux rester dehors un peu plus tard vu que je n'ai rien de prévu et puis, j'ai déjà fais toutes mes révisions et mes devoirs alors c'est bon, je suis tranquille. Alors nous nous baladons sur le sable encore tiède. C'est très agréable. Mais il faut que je rentre au bout d'un moment alors Jasper me raccompagne à la maison. Avec cette jolie journée, j'ai presque oublié le retour de Papa ! C'est drôle quand j'y pense... J'entre dans la maison silencieuse et me déchausse. Il est aux alentours de vingt heures trente et il n'y a personne dans les parages; je ne sais pas si c'est un bon signe mais passons.

Je monte à l'étage dans le noir complet et me rend à la salle de bain pour me laver. Je me dénude et fait couler l'eau dans la baignoire. J'ai envie de prendre un long bain bien chaud.

– Darling, tu es rentrée ? demande soudainement la voix de Papa derrière la porte. Je lui réponds positivement, passe une serviette autour de mon corps et lui ouvre. J'ai à peine le temps de lui sourire qu'il approche sa main et agrippe violemment ma gorge.

– Ne prends pas autant la confiance avec moi. Ta mère, elle, baissait les yeux en me parlant ! il enserre sa poigne autour de mon cou et me fait reculer jusqu'à la baignoire. Je suffoque et j'ai mal. Mais je comprends. Oui, j'ai été dissidente ces derniers temps. Je dois bien en payer le prix, non ? Papa relâche la pression mais attrape mes cheveux et me force à me mettre à genoux. Nous sommes à côté de la baignoire d'eau brûlante. Et d'un coup, il m'enfonce la tête dedans. Il tient mon crâne sous l'eau pendant plusieurs secondes et je me débats. Rapidement, j'étouffe et j'essaie de me relever mais à chaque fois que je parviens à reprendre quelques bouffées d'air, il me replonge dans la baignoire. Mes yeux me piquent, ma gorge me brûle et je sens l'eau qui commence à s'infiltrer dans mes poumons.

– Alors ? Tu aimes l'eau, non ? Les abysses, tout ça ? Hein ? me demande Papa en relevant ma tête. Il me force à me mettre sur pieds bien que mes jambes flageolent puis me frappe au visage. Il me donne des coups de genoux dans l'estomac et m'empêche de m'effondrer en s'agrippant à mes cheveux. Finalement il les lâche mais attrape mes biceps et me pousse violemment contre le mur.

– Je ne veux plus que tu parles à ce garçon ! C'est clair ? il parle de Jasper ? J'acquiesce difficilement tandis que ses doigts broient mes bras.

– J'ai pas compris !

– Oui Papa, je ne lui reparlerai plus jamais. j'articule difficilement; ma gorge me fait souffrir. Ma voix est brisée aussi. Mais je n'ai pas le droit de pleurer. Jamais.

Après plusieurs autres coups un peu partout et une autre noyade, Papa est partit. La baignoire était pleine de sang alors finalement j'ai pris une douche froide. Mon corps est engourdi et j'ai de la peine à tenir sur mes jambes mais je nettoie et désinfecte les plaies puis les bande avant d'aller me coucher. Je suis éreintée alors je dors une bonne partie du dimanche, me réveillant seulement à treize heures. Ne ressentant aucun besoin de m'habiller ou quoi que ce soit, je descends manger en pyjama. Comme d'habitude, la maison est vide. Et vraiment cette fois. La voiture de Papa n'est même plus dans l'allée ni dans le garage. Il doit être sortit. Je mange lentement quelques feuilles de salades mais c'est une tâche compliquée vu que j'ai toujours extrêmement mal à la gorge. Les doigts de Papa y sont toujours imprimés. Et c'est pareil sur mes bras. J'ai de multiples ecchymoses partout. Que ce soit sur mon visage ou sur mon corps, j'ai l'impression que chaque parcelle de ma peau est brûlante. Je suppose que c'est la culpabilité d'avoir désobéit. De m'être laissée entraîner par Jasper. Il m'a éloignée de mon but initial qui est de ressembler à ma mère. Je suis sûre qu'elle n'a jamais eu de personnes comme lui dans son existence. Elle n'avait pas besoin d'un boulet pareil. Et moi non plus. Je n'ai en aucun cas besoin d'une personne qui me retarde autant dans mon plan. Alors si je dois laisser Jasper de côté, je le ferai. Ce ne sera pas une grosse perte.

Aujourd'hui, c'est lundi et Papa m'emmène à l'école en voiture. Je me suis levée aux aurores pour cacher tous les hématomes et je porte un col roulé pour les marques violacées qui entourent ma gorge. J'ai encore de la peine à manger mais cela devrait aller. Je monte donc dans la voiture à côté de Papa et il démarre. Quelques minutes plus tard, après un voyage silencieux, il me laisse devant la grille et je lui fais la promesse de l'attendre à la fin des cours. Avant-hier, il m'a fait juré de ne plus parler à Jasper et quand je lui ai dit que ce dernier venait me chercher le matin et voulait absolument me raccompagner le soir, il a décidé que je n'irai plus au lycée à pieds. Bien évidemment, je n'ai pas contesté sa décision. De toute façon, j'ai moi aussi décidé que ce serait mieux de ne plus avoir de rapports avec Jasper. Si on y réfléchit bien, à cause de lui j'ai désobéi, je suis allée à une fête et j'ai bu, j'ai oublié plusieurs fois de réviser, il m'a obligé à l'embrasser, je me suis faite courser par sa petite amie puis traitée de tous les noms et pleins d'autres mauvaises choses ! Il est clair qu'il a une mauvaise influence sur moi. Et c'est donc pour ça qu'à partir d'aujourd'hui, je n'aurai plus qu'un minimum de contact avec lui. Comme au bon vieux temps !

C'est donc dans cet état d'esprit triomphant que je parcours le chemin de la grille jusqu'à la salle de classe sans embûches et que je m'installe à ma place. Je n'ai pas vu l'ombre d'un Jasper Wittmore à l'horizon; je suis sûre que cet idiot m'attends encore devant chez moi ! Je sors mes livres puis lis quelques minutes en attendant que la classe se remplisse. Aujourd'hui, nous commençons avec les répétions pour la pièce de théâtre. Les élèves qui n'ont pas été tirés pour jouer un rôle s'occupent des décors, des lumières ou même des costumes. Mais vu que je dois jouer la bonne fée alors je n'ai qu'à attendre patiemment mon tour d'entrer en scène. Ce rôle est pratique car je peux toujours étudier durant mes —nombreuses— pauses.

Jasper arrive peu avant la sonnerie, tout essoufflé. Il lance un regard circulaire sur la classe puis ses yeux se verrouillent sur moi et un large sourire se plaque sur ses lèvres. Il s'approche à grandes foulées de moi. Je le fixe aussi mais mon visage n'affiche rien. Pourtant, cela ne semble le décontenancer en rien car il continue de sourire. Salut sont quelques personnes sur le chemin il arrive finalement à ma hauteur.

– Salut Patterson, ça gaz ? me demande-t-il tout guilleret. Il s'installe à sa place et sort ses affaires en attendant une réponse de ma part. Mais au lieu d'ouvrir la bouche inutilement, je me détourne de lui.

– Bah alors ? T'as une extinction de voix ? il insiste mais ne peut pas continuer car le professeur entre et impose le silence.

Le cours commence, tout le monde se met en place et les groupes se forment. Il y a ceux qui doivent préparer les costumes et les décors. L'équipe technique discute avec Mr. Black et pendant ce temps les acteurs lisent le script. Ils se sont tous rassemblés autour d'une table mais je reste à ma place. Je ne veux pas me mêler à eux; je serais obligée de parler à Jasper. Et je passe donc le restant du cours et même de la journée dans mon coin. Miraculeusement, le blond ne m'approche pas. Même à la pause déjeuner, je suis parfaitement seule ! Je repousse victorieusement le sentiment de solitude qui essaie de prendre place dans mon estomac et passe au travers de cette journée avec prouesse. Il ne me reste plus qu'à attendre que tout redevienne comme avant et je serai une personne comblée !

Mais ça c'était sans compter sur Jasper qui est arrivé vers moi après la sonnerie signalant la fin de la journée. Je marchais tranquillement dans le couloir quand il m'a tiré sur le côté des casiers et m'a fixé quelques secondes. Ses yeux étaient rouges et gonflés comme s'il avait pleuré, ses cheveux en bataille et son teint pâle.

– Patterson, faut vraiment qu'on parle. m'a-t-il alors dit. Et j'ai compris que quelque chose d'étrange arrivait ici.

Je suis actuellement au milieu d'un couloir désert avec Jasper Wittmore.

– Patterson, j'ai un truc important à te dire ! m'explique-t-il mais je ne le laisse pas continuer. Je dois mettre les choses au clair.

– Écoute, je ne veux plus jamais te parler. J'aimerais bien te plus te voir aussi mais non, ce n'est malheureusement pas possible. Donc on va juste faire comme si tu n'existais pas, d'accord ? je lui souris gentiment puis tourne les talons en direction de la sortie. Je l'entends faire quelques pas puis taper du pied.

– Putain Esther ! T'es vraiment égoïste ! Tu penses toujours qu'à toi ! Jamais aux autres ! Jamais à moi ! Tu t'es pas dit que je serais triste de plus te parler ? Bien sûr que non, vu que tu n'y réfléchis pas ! Tout ce qui compte c'est ta petite personne ! Au fond t'es qu'une sale garce égoïste ! Je pensais que t'étais une bonne personne mais bon, apparement je me suis trompé ! sa voix se brise et mon cœur bat un peu plus fort. Je me débat pour ne pas me retourner. Pour ne pas lui hurler que je suis désolée. J'essaie de me remémorer toutes les fois où j'ai fais des choses qui ne me ressemblent pas à cause de lui. Mais ça ne me fait que plus de mal parce que... J'ai beaucoup aimé faire tout ça avec lui. Je suis triste de le reconnaître. Et puis, c'est impossible de détester Jasper Wittmore. Mais pourtant, c'est ce que je dois faire désormais. Alors je sors du bâtiment et me dirige vers la voiture noire de Papa qui m'attend déjà devant la grille. Et alors que je la passe et que ma main s'approche de la portière, je l'entends crier dans mon dos.

– Esther Patterson ! Tu pourras faire tout ce que tu veux, genre me haïr, mais tu ne pourras jamais m'empêcher de t'aimer ! alors qu'il prononce ce dernier mot, la voix remplie de larmes, je ferme la porte. Celle de la voiture, celle qui se trouve dans mon esprit et puis surtout, celle de mon cœur.

– Je lui ai dit de ne plus jamais me parler. Mais comme c'est un idiot, il l'a mal prit. expliqué-je à Papa sur le chemin du retour. Il secoue la tête pensivement, l'air de comprendre. Je devrais être contente mais... Les mots de Jasper résonnent dans mon esprit jusqu'à ce que nous arrivions devant la maison.

« Tu ne pourras jamais m'empêcher de t'aimer ! »

Alors ses sentiments qu'il pense avoir pour moi sont réels ? Est-ce quand il me voit son cœur bat la chamade ? Ou alors est-ce qu'il pense à moi le soir dans son lit ? Forcément ! En même temps, ce serait difficile d'imaginer Jasper sans ça. Depuis que je le connais, il m'a toujours couru après. Il essayait de me sortir de mon quotidien, de me montrer —ou me prouver ?— qu'il avait pleins de choses que je ne connaissaient pas. Il m'a prise par la main et m'a emmenée dans ce monde. Comme Alice et le lapin blanc. Mais désormais, je dois me réveiller. Laisser tout ce monde derrière moi; le retrouver une fois que la nuit sera venue. Mais j'ai compris que cela blesserait Jasper, de m'en aller. Alors je vais lui écrire une lettre ! Je vais lui expliquer que cette idée de monde parfait dans lequel il a tenté de m'attirer est alléchante mais que les rêves sont des choses d'enfants.

Papa se gare dans l'allée et éteint le contact mais alors que j'ouvre ma portière il claque la langue, m'ordonnant de la refermer. Je m'exécute et lui lance un regard interrogateur. J'entends le bruit qui arrive quand la fermeture automatique des portes est activée. Et puis il éclate de rire. Sa voix rempli tout l'habitacle mais c'est trop fort, trop gros pour être sincère. Des larmes coulent sur ses joues et il tape du poing sur le volant. Un frisson parcourt ma peau et soudainement tout devient étouffant. Cette atmosphère est pesante.

– Papa ? Pourquoi est-ce que tu ris ? je demande d'une voix timide, presque inaudible. Il s'arrête alors d'un coup et se tourne vers moi. Sa main se pose délicatement sur ma joue qu'il caresse lentement avant de presser sa paume derrière mon crâne pour m'attirer à lui. Je renifle son odeur paternelle mais il y a aussi un peu d'alcool dans l'air. Il doit être saoul. Mais s'il l'était vraiment alors il aurait dû avoir de la peine à conduire, non ? Finalement il me repousse, un peu violemment, et se met à hurler.

– Dégage de ma voiture ! s'exclame-t-il en me donnant une gifle monumentale. Ne comprenant pas, je me dépêche de cliquer sur le petit bouton et d'ouvrir la porte en hâte. Ma joue est en feu et elle le devient encore plus quand je me rend compte que Jasper est là, devant la grille et qu'il me fixe.

Mon sang se glace et je tourne vivement la tête pour qu'il ne puisse pas voir ma joue. J'imagine que c'est trop tard mais bon, il ne faut jamais abandonner ! Alors je rentre vivement dans la maison et me glisse derrière le rideau du salon, épiant la situation à l'extérieur. Jasper piétine d'un pied sur l'autre, son regard allant de la voiture à la maison. S'il a tout vu, je suis fichue. Il va sûrement le dire à tout le monde. Il ne va pas s'empêcher de dire comme je suis faible et inutile, il va briser mon image auprès de tout le monde. Et tout le monde devinera mon secret ! Ils vont tous me haïr... Les professeurs ne voudront plus de moi dans leurs cours et Papa sera tellement mais tellement déçu... Il me faut à tout prix éviter ça ! Pour mon bien et celui des autres ! Pour la paix !

Finalement, Jasper est partit de chez nous sans faire d'esclandre peu après que je sois rentrée dans la maison. Il a lancé un dernier regard assez noir en direction de la voiture et a tourné les talons. J'ai soupiré puis ai filé dans ma chambre avant que Papa ne remarque ma posture de fouineuse. Et je ne l'ai quittée que pour dîner et me doucher. J'ai encore plusieurs hématomes partout sur le corps et je mentirais en disant que je n'ai pas mal. Les plus fréquents sont ceux sur mes biceps et mes épaules. Mes cuisses et mon dos sont eux aussi parsemés de traces violacées ou jaunâtres. Et puis il y a tout ceux sur mon visage, un sur ma pommette droite et celui en dessous de mes lèvres. Les traces de doigts sur ma gorge se dissipent lentement, c'est déjà bien. Et avec tout le fond de teint que je portais aujourd'hui, je doute que les gens aient pu voir quoi que ce soit. Je suis assez douée dans l'art de dissimuler les choses inconvenantes et disgracieuses.

Tandis que je lis tranquillement étendue dans mon lit, un bruit étrange retentit. Il provient de la fenêtre alors je me lève et m'en approche. Il recommence ! Je me hâte et en deux pas je me trouve devant mon rideau. Je l'écarte délicatement et sursaute d'un coup. Il y a un visage qui me fixe. Il me faut quelques secondes pour me rendre compte de la personne qui a grimpé jusqu'à ma fenêtre. D'ailleurs je ne comprend pas comment une telle prouesse a pu être faite... Le mur est lisse et mis à part la descente d'eau et le chêneau en dessus de ma fenêtre, où est actuellement accroché mon visiteur, il n'y a aucune prise. Je vois bien que Jasper, car c'est bien de lui qu'il s'agit, est au bord de la chute alors je lui ouvre à contre-coeur. Il entre en effectuant une roulade et je remarque qu'il était en réalité hissé sur une échelle. Je pose mon index sur mes lèvres, lui faisant comprendre de ne pas parler fort et il ouvre alors le dialogue.

– J'ai vu ce qu'il s'est passé plus tôt. dit-il simplement. Sa voix est assez froide, ce qui n'est pas habituel chez lui.

– De quoi tu parles ? je suppose que feindre l'ignorance est ma seule arme. Mais cela ne semble pas être son avis. Il soupire et lève les yeux aux ciels avant de montrer ma personne avec sa main.

– Tu es un mensonge ambulant, Esther Patterson. Tu peux bien te cacher sous ce sourire pathétique mais la peau ne ment pas. Tous ces bleus que tu as sur le corps. Tu pensais que personne n'allait les voir ? j'acquiesce et il soupire à nouveau. Habituellement, j'aurais déjà rétorqué et tenté de le mettre dehors mais bon. Ça ne me sert plus à rien de me battre. Je suis même plutôt pathétique.

– Pourquoi est-ce qu'il te fait ça ? Pourquoi tu dois souffrir ? Je te jure de ne jamais le révéler à personne. Et je suis un homme de parole ! si je lui dis, je sais que je pourrai lui faire confiance mais pourtant... je suis tétanisée. C'est mon secret.

– Je-je ne peux pas te le révéler... je bafouille, c'est très étrange. Face à lui dans la fraîcheur de la nuit je me sens comme mise à nue.

– Alors... Je ne te force à rien. Prends ton temps. Mais je veux que tu me le dises un jour ! j'opine du chef et Jasper s'approche de moi et me prend dans ses bras. Ses paumes se pressent contre mes omoplates et me serrent contre son torse. Alors je passe mes bras à moi derrière son dos. Et ma tête se pose contre sa clavicule tandis que la sienne prend place sur mon crâne.

Nos corps se sont éloignés mais jamais nos esprits ont été aussi proches. Les ténèbres ont envahit ma chambre mais ça ne nous dérange pas. Loin de là ! Nous sommes assis, lui et moi, sous la fenêtre. À la lumière des réverbères de l'extérieur nous discutons doucement. Mais aucun mot n'est prononcé. On se raconte des histoires à coup de regards et de touchés. Je lui montre les blessures qui hantent ma peau et il me parle de celles qui règnent dans son corps. Et puis, il sort un stylo noir de sa poche et se penche vers moi.

– Ferme les yeux et fais-moi confiance. murmure-t-il à mon oreille. J'acquiesce donc et abaisse mes paupières. Je sens soudainement une caresse légèrement douloureuse sur différents endroits de ma peau. Mes jambe, mes bras, ma nuque; tout y passe.

– Vas-y, ouvre les yeux... me dit finalement Jasper quelques minutes plus tard. Je m'exécute donc et il me montre, tout souriant, mes ecchymoses et hématomes. Sur chacun d'eux il a dessiné un visage souriant ou rieur. Délicatement, il pose sa main sur l'un d'eux.

– Lui, je l'ai appelé Max. m'explique-t-il. Et puis sa main bouge sur un autre bleu auquel il a donné un autre prénom et encore et encore. Puis il termine par celui de ma pommette. Sur celui-ci, il n'a dessiné aucun faciès heureux. Il me demande à nouveau de clore mes paupières. Et je sens son souffle se rapprocher. Il pose ses lèvres sur cette dernière blessure puis s'éloigne et j'ouvre à nouveau les yeux.

– Lui, il s'appelle Jasper. me dit-il tout simplement avant de m'adresser un large sourire. Et moi, je lui souris en retour.

Hier soir, je me suis assoupie avant que Jasper ne soit partit. Dans le lointain, je l'ai entendu chuchoter quelque chose puis ressortir par la fenêtre de son échelle. Je n'ai pas compris ce qu'il a dit mais ce n'est pas grave. Et puis cette nuit, au lieu de cauchemarder comme à mon habitude, j'ai fais un rêve si doux; tous mes bleus disparaissaient et se transformaient en vraies personnes. Des gens qui m'aimaient beaucoup. Il y avait Max et puis il y avait Jasper. Le vrai. Nous discutions dans une nuit très belle, remplie d'étoiles et de murmures. Mais je n'ai pas eu le temps de rester plus avec tous ces nouveaux amis. Je me suis réveillée et j'ai souris.

Je n'ai pas parlé avec Papa depuis hier soir mais ce matin, il m'a salué gentiment quand je suis entrée dans la cuisine alors je suppose que tout est oublié ! En ce moment, nous sommes en route pour l'école. Je n'ai pas eu le cœur à effacer les petits sourires de Jasper alors je me suis juste camouflée sous du fond de teint et des vêtements. Mais c'est plus pour que Papa ne les voit pas que pour les autres personnes... D'ailleurs il n'a pas prononcé un mot dans la voiture et m'a juste souhaité une bonne journée quand j'en suis sortie. Après ça, j'ai traversé la cour et je suis montée dans la classe. Comme d'habitude. Et là, j'ai retrouvé Jasper. On s'est sourit et on s'est installés en silence.

Maintenant, je suis en cours de sport et c'est la dernière heure de la journée. Je n'aime pas spécialement faire du sport avec l'école mais, comme partout ailleurs, je suis la meilleure. J'ai une très bonne condition physique et plus de force qu'on ne pourrait le croire. Aujourd'hui, nous devons jouer au basketball. J'aime bien ce sport, il est sympathique. Mais je m'ennuie. Pour éviter que les filles ne soient blessées par la force des garçons, la classe est séparées en deux groupes et on ne peut franchement pas bien jouer avec des potiches pareilles. Je n'ose pas demander au professeur de me mettre dans le groupe des garçons car il pourrait prendre cela comme un affront de l'ordre et me punir. Et je ne voudrais surtout pas ça ! Alors, au lieu de me donner à fond, je m'entraîne à faire des tirs au panier tandis que les autres filles discutent manucure. Je sais, c'est cliché. Les adolescentes qui ne sont axées que sur la mode et l'apparence mais c'est comme ça que ça marche. Les filles ne pensent qu'aux choses superficielles et les garçons ne pensent qu'aux filles. C'est un cercle vicieux. On se dit souvent que ce ne sont que des préjugés mais ici, tout ça est réalité. Bien sûr, il y a des exceptions. Mais elles sont rares. Peu sont les garçons qui ne s'intéressent pas à la gente féminine. Et ces pauvres particuliers sont alors les cibles de boutades et de moqueries. Et ces filles qui ne se maquillent pas, qui préfèrent occuper leurs journées à autre chose, elles aussi sont victimes de la majorité. Alors on fait tous semblant.

– Patterson ? la voix de Jasper retentit dans mon dos alors que je sors du vestiaire. Je me retourne et lui lance un regard interrogateur. Nous ne nous sommes pas parlés de la journée, c'est mieux.

– Ne t'endors pas trop tôt ! me dit-il en ponctuant sa phrase d'un clin d'œil. J'opine du chef; bien évidement ! Mon estomac vrombit et ma tête s'échauffe. Jamais je n'ai eu autant hâte de voir arriver la nuit !

Je sais, je suis ridicule mais... Hier soir, c'était vraiment fantastique ! Je me suis sentie si... Exceptionnelle. Avec Jasper, je n'ai plus l'impression d'être Esther, la fille qui a tué sa mère et qui se fait punir par son Père mais Esther, une fille comme les autres. Il me rend spéciale. C'est mon premier et seul ami et je regrette beaucoup de m'être disputée avec lui l'autre jour. Mais j'ai beaucoup de chance car il est tellement gentil et compréhensif ! Mais je reconnais qu'il me change. Quand nous sommes ensembles, je ne pense plus à Papa, à mes révisions ou aux ecchymoses sur ma peau. Non. Je pense à lui, aux rires et au bonheur qu'il m'apporte. C'est niais comme façon de parler et ça ne me ressemble pas mais je suis tellement heureuse grâce à Jasper !

J'attends Jasper en finissant une rédaction. La nuit est tombée depuis un moment déjà mais ça ne me dérange pas. Depuis lundi passé, cela fait une semaine que chaque soir, Jasper me rend visite. Nous sommes mercredi soir, donc cela fait dix jours que notre manège se joue. Comme Papa m'a interdit de lui parler et de le voir durant le week-end, nous avons convenu qu'il viendrait tous les soirs. À chaque fois, nous nous asseyons sur la moquette pale et nous discutons à la lumière du lampadaire, cachés derrière mon rideaux. Et puis on parle de tout et de rien. Mais jamais on ne parle de Papa. Et jamais il ne me parle de sa famille à lui. De son père qui est dans les étoiles, de sa maman que je n'ai jamais rencontrée ou de son grand-père qui avait un bateau. Il m'a demandé une fois, pourquoi je n'avais pas de mère mais je n'ai pas pu lui répondre. Et il a comprit, il m'a lancé un regard qui me disait de ne pas m'inquiéter, que tout allait bien. Et c'est ça que j'aime chez lui. Il me comprend toujours sans que j'ai besoin de prononcer ne serait-ce qu'un seul mot.

Trois petits coups furtifs sont toqués à la fenêtre alors je me lève, toute guillerette. Mais alors que je viens d'écarter le rideau et de lui ouvrir, trois autres coups se font entendre. À la porte cette fois.

– Darling ? Tu dors ? mon sang se glace.

– Non, je finis une rédaction ! je réponds tout en tirant violemment Jasper et en le poussant dans ma penderie. Juste au moment où je me jette derrière la porte, Papa l'ouvre.

– Tiens, ta fenêtre est ouverte ? fait-il remarquer en s'en approchant.

– Oui ! J'avais un peu chaud...

– Ah, je vois. il revient vers moi et pose sa main sur ma joue. Il est trop doux, trop gentil. Je sais ce qui va arriver mais... Jasper ne doit rien voir ! Il ne doit rien savoir !

– Tu veux un café Papa ? Ou alors un thé ? j'essaie de m'éloigner de lui, allant déjà en direction de la porte. Mais non, il ne désire pas boire. Mon cœur se serre quand il claque violemment la porte.

– Essayerais-tu de me fuir ? sa voix gronde. Il est énervé ? J'hume alors une forte odeur d'alcool. Je suis terrifiée.

– No-non ! Je n'oserais pas. Je me suis juste dit que tu voudrais une boisson chaude avant d'aller te coucher ?

– Oh mais, Darling, je ne suis pas ici pour te dire bonne nuit. un large sourire apparaît alors sur son visage et il enlève sa ceinture. Je tremble. Pas pour ce qui m'attend mais plutôt à l'idée que Jasper va être témoin de la scène.

Je ne suis vêtue que d'un short de sport et un débardeur de nuit. Et donc toutes les parties de mon corps sont bien exposées. Je vois ses yeux parcourir ma peau claire; il doit se demander où sa ceinture va s'abattre en premier. Il fixe mon épaule. Lève le bras. Et le coup s'abat. Il résonne dans la pièce silencieuse. Je me retiens de regarder en direction de mon dressing. Et Papa, lui, n'a d'yeux que pour moi. Alors je fixe mon regard sur l'une de mes bibliothèques et je me concentre pour lire chacune des tranches. Une à une, au fil que les coups s'abattent. Et ce doit être au quatrième que tout dérape. Alors que Papa entame le cinquième, levant le bras et se préparant à frapper, Jasper hurle. Il sort d'un coup de l'armoire, arrive sur Papa et lui arrache la ceinture des mains.

– Pourquoi vous faites ça ? sa voix est remplie de tellement de ressentiments que je ne la reconnais pas. Elle est plus grave et rauque comme si ses cris lui brûlaient la gorge depuis longtemps et qu'ils se pressent trop pour sortir.

– Qu'est-ce que tu fais ici, toi ? Et mes activités ne te regardent pas ! le regard de Papa est bien plus que noir. Des veines apparaissent sous sa peau et il semble au bord de la crise de nerfs. Jasper est entre lui et moi, les bras étendus. Dans sa main gauche il a la ceinture de Papa. Et moi, je ne peux rien faire, rien dire. Je suis tétanisée.

– Bouge-toi de là. le ton de Papa est froid. Tellement qu'il me glace les os et le sang. Mais Jasper ne semble pas être affecté. Il s'en fiche carrément en fait. Il se tourne vers moi et me donne la ceinture avant de me dire de partir. Mais je ne peux pas. Je ne veux pas le laisser seul !

Malheureusement pour nous deux, Papa est le premier à réagir en donnant un coup de poing à Jasper. Ce dernier, ne s'y attendant pas, recule de quelques pas. Je vois que son nez est en sang. Mais il se relève et saute au cou de Papa. Il commence à frapper avec son poing jusqu'à ce que ce soit mon paternel qui reprenne le dessus. Ma moquette blanche se tache alors de rouge sous leurs coups. Mon cœur me fait mal, ma tête aussi. Je les supplie d'arrêter mais aucun des deux ne m'entends. Alors je fais la seule chose que je peux, je quitte ma chambre en courant. La ceinture toujours serrée dans ma paume et je me hâte d'atteindre le téléphone. Une fois que je l'ai en main, je compose le seul numéro que je connaisse par cœur mis à part celui de Papa. Une voix fatiguée me répond au bout de trois tonalités.

– Rosalie Walters ?

– Bonsoir, Rosalie ! J'ai un problème et vous êtes la seule personne que je peux appeler ! et avant même que j'ai pu rajouter autre choses, les sanglots s'emparent de moi et ma voix se brise.

Quand Rosalie est arrivée, une demie-heure plus tard, Papa et Jasper étaient toujours en train de se battre. Je crois que le nez de Jasper était cassé car il avait un angle bizarre et puis l'entièreté de son visage était remplie de sang. Après, à savoir si c'était seulement le sien ou celui de Papa... Et ce dernier avait aussi beaucoup de sang sur lui mais il me semble que c'est parce qu'il s'est cassé une dent ou mordu la langue, je ne sais pas trop. En tout cas, je suis certaine d'avoir été retrouvée en larmes, en plein milieu du hall. Serrant contre mon torse la ceinture de Papa.

– Esther ? Esther ! elle est arrivée et j'aurais juré qu'un halo de lumière entourait son si joli visage. Elle m'a sourit et prise contre elle. Sa voix me chuchotait que tout allait se régler et que je n'avais plus qu'à lui faire confiance. Alors j'ai acquiescé et elle m'a prit la ceinture des mains. Je n'étais plus qu'une petite fille à ce moment-là. Elle m'a donc assise sur le canapé, entourée d'un plaid avant de monter les escaliers au pas de course. J'ai entendu d'autres cris puis un silence de morts a régné sur la maison.

Je me réveille sur le canapé, toujours entourée de mon plaid mais quelqu'un a rajouté un duvet. Sur le tapis, il y a quelques tâches rougeâtres et je vois que Jasper est encore endormi sur la causeuse qui se trouve en face de moi. Son visage est rempli de sang séché ainsi que ses mains. Je soupire puis monte à l'étage. Dans ma chambre, il ne reste rien mis à part quelques traces de la bagarre. Je me rends donc jusqu'à la chambre de Papa dans laquelle je pénètre timidement après avoir toqué deux coups. Il est là, dans son lit. Un bras en travers de la tête et l'autre qui pend sur le côté. Il a dû se doucher car il n'a plus aucune marque sur ses poings. Je m'approche délicatement puis m'agenouille au bord du lit et prends sa paume dans la mienne.

– Je suis désolée, Papa. Je n'aurais pas dû te désobéir de la sorte. Est-ce que tu me pardonnes ? il ne me répond pas mais son bras retombe sur le lit et je peux voir son visage. Il a le nez cassé, ça se voit. D'énormes bleus sont visibles un peu partout et surtout près de ses yeux.

– Esther, ma si douce Esther... Je te jure que si tu revois encore ce garçon alors je te punirai jusqu'à que tu ne puisses même plus pleurer. C'est bien clair ? son ton est si dur que je comprends immédiatement le sens de ses paroles.

– D'accord, Papa, je comprends tout-à-fait. je dépose un baiser sur son front puis quitte sa chambre sur la pointe des pieds. Il est neuf heures donc Jasper et moi avons raté les cours. Je téléphone donc à l'école pour leur annoncer mon absence en m'excusant d'appeler si tard et en leur disant que je me suis sentie très mal durant toute la nuit et la matinée. La secrétaire me répond de manière très compréhensive et me dit de ne pas revenir avant lundi prochain car demain c'est vendredi et ce serait bête de venir que pour un seul jour. Je ne comprends pas du tout sa manière de penser mais j'acquiesce et la remercie avant de raccrocher.

Rosalie n'était pas partie, contrairement à ce que je pensais. Elle sort de la cuisine alors que je repose le téléphone sur son réceptacle et elle me tends une tasse fumante. Je m'en empare et retourne m'asseoir avec elle sur le canapé.

– Ma chérie, tu veux bien m'expliquer en détails ce qu'il s'est passé hier avant que je n'arrive ? elle a posé une main réconfortante dans mon dos et le frotte gentiment comme pour m'encourager. Je déglutis; je ne peux pas tout lui raconter. Si elle apprend qu'au départ c'est moi que Papa frappait, elle va appeler des mauvaises personnes et elles vont m'emmener loin de lui. Je ne pourrai sûrement plus jamais le voir et je serai seule à jamais ! Je ne veux pas que ça arrive. Je ne veux pas être éloignée de lui.

– C'est que... Jasper, le garçon, et moi on se voyait en cachette le soir et hier, Papa l'a vu. Il est alors entré dans une colère noire et après ça, il a voulu le frapper avec sa ceinture. Jasper l'en a empêché et voilà, ils ont commencé à se battre...

– Ah je vois, Roméo et Juliette quoi ! elle me sourit et je me sens réconfortée. Je lui sourit à mon tour et lui explique que Papa m'a interdit de revoir Jasper car il pense qu'il a une mauvaise influence sur moi.

– C'est vrai que parfois, j'oublie de réviser mais j'apprécie la compagnie de Jasper. C'est mon premier ami, vous savez ? alors Rosalie secoue la tête et me promet qu'elle en touchera deux mots à Papa.

Ayant faim, je me lève donc et part dans la cuisine pour préparer un petit déjeuner. Je cuis des œufs et beurre des toasts. Il y en a pour tout le monde ! Même pour Jasper. Je sais bien que Papa ne veut plus que je le fréquente mais je ne peux pas le jeter dehors alors qu'il est blessé; c'est contre les principes qui m'ont été inculqués. Je verse du jus d'orange dans des verres puis mets donc le tout sur un plateau et je retourne au salon où Jasper et Rosalie semblent discuter.

– Allons-bon ! Tu ne peux pas t'introduire de la sorte chez les gens ! s'exclame Rosalie en postant ses mains sur ses hanches. Jasper soupire et lève les yeux au ciel.

– Mais comment j'aurais pu la voir sinon ? De toute façon tu comprends rien Ma-dame, madame ! j'entre dans la pièce quand il ripe sur le dernier mot de sa phrase. Étrangement, je n'ai pas l'impression que c'était celui qu'il voulait dire.

Jasper est partit pendant que Rosalie discutait avec Papa. Et puis elle est redescendue, m'a dit qu'elle avait fait de son mieux et s'en est allée. Étant donné que je n'avais rien à faire, je suis d'abord allée me doucher puis je suis sortie faire des courses. J'ai déambulé longtemps dans les allées du magasin, passant chaque rayon au peigne fin. Je suis même allée dans différents supermarchés ainsi que dans des boutiques de vêtements, y traînant jusqu'à la fermeture. Et n'ayant pas envie de rentrer directement, je me suis donc rendue sur la plage où je me suis assise à même le sol. Cela doit donc faire une heure que je regarde les vagues se fracasser contre le sable froid et humide. C'est l'aube du printemps. La neige a fondu depuis longtemps mais pourtant, on ressent encore les derniers éclats hivernaux dans le vent qui souffle. Fatiguée, je m'allonge. Mes yeux se ferment tous seuls et je me laisse bercer par l'écho de l'océan. Et puis, finalement, je récupère mes commissions et m'en vais.

Rien n'a bougé dans la maison. Les lumières sont toujours éteintes et tout est toujours silencieux. Je range mes achats dans les placards et le frigo et monte dans ma chambre. Machinalement, je fais mes devoirs, mes révisions puis j'attrape un livre et je lis. Et sans vraiment m'en rendre compte, j'attends la visite de Jasper. Quand la nuit est tombée, que ma chambre baigne dans la lumière extérieure, je patiente. Tous les bruits étrangers me font penser que c'est lui alors je m'installe derrière le rideau. Je guette la rue, le jardin. Mais rien ne vient. Personne ne viendra ce soir. Je le sais très bien, c'est ce que je devrais vouloir. Mais non. C'est ce que Papa veut ! Pas moi ! Il a toujours décidé de ce qui était bien ou pas pour moi, c'est normal, c'est le rôle d'un père mais là... Le mois prochain, j'aurai dix-huit ans et donc ce serait fâcheux si c'est encore lui qui dirige mon existence.

Je sors alors de ma chambre et fixe les photos de ma mère qui trônent sur le mur. Oui, elle est magnifique et elle devait être vraiment très intelligente et gentille. Mais je ne pourrai jamais être elle. Malgré tous mes efforts, je ne peux pas la remplacer. Je m'en rends compte seulement maintenant et je sais que c'est trop tard. Je ne veux pas décevoir Papa, mais j'ai envie qu'il m'aime et me comprenne pour celle que je suis désormais et pas pour cette femme qui m'est inconnue. Après tout, je n'ai jamais rien entendu d'elle mis à part les histoires de Papa. Je veux forger mon propre destin ! Et je ne pourrai pas le faire toute seule. J'ai besoin de Jasper. C'est décidé !

Je cours alors jusqu'à ma chambre, échange mon pyjama pour un pantalon noir, un sweat-shirt carmin, une veste en jean et une paire de baskets. Étant donné que je risque d'avoir beaucoup d'ennuis si je passe par la porte d'entrée, je décide de sortir par la fenêtre. Et bien que ce soit presque impossible de monter par-là, ce n'est pas le cas de la descente qui est bien plus aisée. Je n'ai qu'à m'accrocher à la conduite d'eau, prendre appui sur le mur et descendre petit à petit en me laissant glisser. Comme à la grimpe ! C'est ainsi que j'arrive en bas, que je traverse le jardin et que je me mets à courir jusque chez Jasper. Mes jambes sont plus rapides que jamais et mon cœur bat plus vite que d'habitude. C'est donc une Esther essoufflée et complètement décoiffée qui se présente devant la porte des Wittmore. Mais je m'en fiche car je vais le rejoindre.

Je toque alors trois coups et j'entends des deux gros chiens aboyer. Mon cœur s'emballe et je tente de récupérer un rythme cardiaque normal quand la porte s'ouvre. Quelle est ma surprise quand je me retrouve alors face à une personne que je connais bien mais qui n'est malheureusement pas Jasper...

– Oh, Patterson... Mais qu'est-ce que tu fais donc là ? elle me regarde en arquant un sourcil et mon sang s'arrête de tourner.

– Je-euh bonjour Lila... Je suis venue voir Jasper... bien que nous fassions la même taille, le fait qu'elle porte des talons-aiguilles et qu'elle soit dans la maison et moi dehors me désavantagent beaucoup. Alors soudainement, je me sens extrêmement minuscule et insignifiante.

– Désolée ma chérie mais... Jasper et moi, on est occupés si tu vois ce que je veux dire. elle m'adresse un clin d'œil puis referme la porte. Il me semble bien que je vais devoir commencer ma nouvelle vie toute seule. Comme je l'ai toujours été.

Nous somme lundi matin et aujourd'hui, je retourne à l'école après deux journées d'absence. Papa n'en sait rien. À vrai dire, je ne l'ai pas vu une seule fois depuis l'autre jour. Je m'inquiète pour lui. Mais je sais qu'il préfère rester seul. Alors je le laisse tranquille. J'ai étudié, révisé, pratiqué mes instruments, me suis entraîné dans mes sports et je me suis promenée. J'ai souvent pensé à Jasper sans avoir osé aller le voir une seule fois. Alors j'essai de l'ôter de mon esprit le plus souvent possible. Sauf que c'est un excellent pot-de-colle et qu'il est vraiment très tenace ! Dès que j'essaie de me changer les idées, il revient au triple galop. Tout me fait penser à lui. Et ça me fait mal. C'est très difficile car je sens que je l'aime beaucoup. J'ai vraiment envie que nous restions amis mais je suppose que c'est trop tard. Il ne me reste que des souvenirs.

Par exemple, ce matin après ma douche, j'ai attrapé un marqueur et j'ai dessiné un sourire à un hématome se trouvant en haut de ma cuisse droite. Et un autre à une ecchymose trônant sur mon biceps gauche. Après cela, je me suis préparée tranquillement et je suis sortie de la maison.

Bien évidemment, personne ne m'attendait devant la grille. C'était à prévoir. J'ai alors marché silencieusement en direction de l'école tout en pensant à mes devoirs et aux cours que nous avions. Et puis, en arrivant devant le portail, je les ai vus: Jasper et Lila. Ils riaient ensemble. Elle avait noués ses bras autour de sa taille et lui avait les siens autour de son cou. Ils parlaient en se regardant dans les yeux. Quand je suis passée à côté d'eux, j'ai entendu qu'ils se disaient ô combien ils s'aimaient. J'ai accéléré le pas, les ai dépassés et les ai laissés derrière moi. Mais même en classe, Jasper ne m'a pas adressé un regard ou une parole de toute la matinée. Étant donné qu'il semblait ne pas faire attention à moi du tout, j'en ai profité pour constater les dégâts sur son visage; bien que cinq jours soient passés, il était toujours mal en point. Sa lèvre supérieure était fendue, son nez était tordu mais ne semblait pas cassé, il avait de multiples hématomes et des contusions un peu partout sur les bras et la tête. Et tout ça par ma faute. Alors que les lacérations qui se trouvent sur mon corps ne me font même plus mal, lui doit encore souffrir par moments. J'ai honte.

– Esther Patterson ! c'est à l'heure du déjeuner que sa voix résonne dans le couloir. Quelques élèves se retournent vers lui avant de partir en direction de la cantine. Avant que je n'aie pu répondre quelque chose, Jasper est face à moi.

– Jasper, je suis désolée ! m'exclamé-je alors qu'il ouvre la bouche. Il me regarde, interloqué alors je désigne ses blessures.

– Ah, ça ? Nan ça va, ne t'inquiète pas ! il me sourit avant de reprendre.

– Je voulais te parler parce que... Lila m'a dit que tu étais passée chez moi l'autre jour ? il paraît inquiet, c'est tout lui ça. J'acquiesce donc.

– Oui, je... J'avais envie de m'excuser et de discuter avec toi... Et... Voilà quoi.

– Ah bon ? Et tu voulais discuter de quoi ? le coin de sa bouche se lève dans un rictus amusé et je me met à paniquer; je ne peux pas lui dire que c'est parce que je veux apprendre à vivre en autonomie et que j'ai besoin de lui ! Ni que c'est parce qu'il me manquait !

– Ah, bon ? Je te manquais ? son sourire s'élargit et je me rends compte que j'ai parlé à voix haute. Saperlipopette...

– Je... Non ! Enfin... Euh... J'ai décidé de changer ma vie... il me regarde un instant avant de tendre son bras et de m'attirer à lui. Je le repousse d'un coup; si Lila nous voit de la sorte elle va encore vouloir me faire la peau !

– Bon, c'est quoi ton plan pour ta nouvelle vie ? demande Jasper en passant son bras sur mon épaule.

– Je ne sais pas trop... Mais je crois que je vais commencer par arrêter d'essayer de ressembler à ma mère. il hoche la tête.

– C'est un bon début... Bon, viens chez moi ce soir, d'accord ? Je dois y aller ! il dépose un baiser sur mon front et s'en va en courant dans le couloir désert. Il va sûrement rejoindre Lila. Et ce n'est pas grave. Il faut que j'arrête de dépendre des autres si je veux pouvoir changer ! Je n'ai pas besoin de Jasper pour me faire des amis. Je suis sûre que si je m'engage plus dans la vie scolaire, je deviendrai amie avec tout le monde est très rapidement ! J'en suis totalement persuadée. Je suis sur la bonne voie !

Je vais aller chez Jasper, comme il me l'a proposé. Premièrement, parce que je sais qu'il peut m'aider, deuxièmement, car j'ai envie de le voir. Ça me fait bizarre de dire ça mais pourtant, c'est la vérité. Et j'ai décidé de ne plus mentir, ni à moi, ni aux autres. Désormais, je suis totalement transparente vis-à-vis de mes sentiments. Alors je vais aller le voir et tout lui dire; que j'ai tué ma mère, que Papa me punit et que c'est normal. Je suis un peu angoissée mais je sais que Jasper va me comprendre et qu'il ne sera pas dégoûté de moi ! J'ai confiance en lui, c'est mon ami. Et donc, après avoir fini mes devoirs et révisé un peu, je sors de la maison. J'ai l'impression que ces actions sont répétitives mais tant pis.

J'arrive devant chez Jasper et sonne. Cette fois-ci, c'est lui qui vient m'ouvrir.

– Oh, Esther ! il semble surpris alors que c'est lui-même qui m'a invitée...

– Viens, entre ! Je ne t'attendais pas si tôt ! il se gratte la nuque d'un air embêté.

– Jasper, il faut que je t'avoue quelque chose. si je ne me lance pas tout de suite, je sais que je n'oserai pas le faire plus tard. Il attrape ma main et m'entraîne dans sa chambre avant de refermer vivement la porter derrière nous.

– Alors, qu'est-ce que tu voulais me dire ? il s'installe sur son lit et m'invite à le rejoindre. Je respire un bon coup et lui raconte tout; que j'ai tué ma mère en naissant alors mon père me punit quand je m'éloigne de sa destinée mais que j'ai décidé de changer de devenir ma propre Esther ! Et qu'il est très important pour moi. Et durant tout mon récit, il est silencieux. Son visage passe par plusieurs expressions mais il ne dit pas un seul mot.

– Voilà, je t'ai tout dit. J'ai pensé que c'était important d'être sincère avec toi. je lui souris mais lui affiche une mine grave.

– Esther... Tu sais que ce que fait ton père, c'est très grave ? Il devrait aller en prison !

– Non ! C'est normal ! J'ai tué ma mère !

– Mais ce n'était pas ta faute ! nous sommes debout l'un face à l'autres et nous nous toisons.

– Bien sûr que ça l'était ! On ne tue pas quelqu'un par accident, auquel cas on est alors nous-même un accident !

– Mon dieu Esther ce que tu peux être stupide quand tu t'y mets ! il vient d'hurler. Plus fort que jamais. Sa voix est remplie de haine mais je ne sais pas si elle est dirigée vers moi. Et je me rends compte que je vais peut-être le perdre si ça continue. Et de la manière la plus pathétique qui soit, je me met à pleurer.

– Non ! Tu ne peux pas ouvrir tes robinets à larmes à chaque fois que tu veux régler quelque chose ! Ça fonctionne pas de cette façon ! il est vraiment, vraiment très énervé.

– Ce n'est pas ma faute ! Je t'avoue des tas de choses qui me tiennent à cœur et toi, tu es là à me hurler dessus ! Je ne veux pas que tu sois fâché contre moi ! moi aussi, je me suis mise à hurler.

– Mais comment je pourrais ne pas être fâché contre toi ? Tu es la personne la plus stupide que je connaisse ! mes yeux lui lancent des éclairs tandis qu'il grogne et frappe dans son mur. Il m'a aussi énervée !

– Écoute, je n'ai pas choisi d'être si stupide, d'accord ? Alors si tu n'es pas content, on a qu'à ne plus êtres amis ! je lui tourne le dos, prête à m'en aller.

– D'accord ! Je ne veux pas être ami avec une personne aussi stupide que toi ! mon cœur se serre face à ses mots mais... C'était prévisible... Les larmes redoublent d'intensité alors que ma main se pose sur la poignée de la porte.

– Je veux plus que ça avec toi ! J'en ai marre d'être gentil ! Laisse-moi t'aider ! Je veux pouvoir t'aimer complètement ! Parce que tu vois, moi aussi je suis stupide alors je suis indéniablement attiré par les filles idiotes dans ton genre ! sa voix est plus douce mais il crie toujours. Et je comprends. Moi aussi, j'en ai marre d'être son amie. Je veux plus que ça ! Alors je me retourne face à lui et, comme prise dans un tourbillon, je place mes mains derrière sa nuque, l'attire à moi et l'embrasse.

– Ne dit-on pas qui se ressemble s'assemble ? murmuré-je alors que nous nous séparons. Il me sourit de la plus belle des façons et mon cœur fait des bons. Je suis navrée Papa mais je ne pourrai pas tenir ma promesse. J'ai besoin de Jasper.

– Mais, et Lila ? je viens de me souvenir d'elle. S'ils sont toujours ensemble alors je suis vraiment une voleuse de petit ami !

– Ne fais pas attention à cette bécasse voyons ! Elle m'a dit que si je ne me remettais pas avec elle alors elle te pourrirait la vie mais... Personne ne peut te rendre la vie plus difficile qu'elle ne l'est déjà, je me trompe ? j'hausse les épaules puis il me serre contre son torse.

– Je t'aime vraiment beaucoup Jasper.

– Moi aussi Esther, plus que quiconque.

J'ai décidé de tout avouer à Papa; à propos de Jasper et moi, de ma décision de ne plus être comme ma mère et du fait que j'aimerais qu'il m'aime pour ce que je suis. Jasper m'a conseillée d'attendre quelques jours, jusqu'aux prochaines vacances et j'ai acquiescé car c'est une bonne idée.

Il ne reste plus beaucoup de temps avant la fin des cours et la plupart de nos heures sont utilisées pour la pièce de théâtre. Nous répétons, faisons des essayages de costumes, aidons pour les décors, imprimons des programmes et des fascicules pour faire de la pub à notre pièce et répétons encore. C'est assez fatiguant mais il s'avère que j'aime beaucoup le théâtre ! J'adore le fait de devenir quelqu'un d'autre à notre guise et que personne ne nous juge. Avec ça, je suis qui je veux, quand je veux, où je veux et c'est tout bonnement magique ! Le sentiment que je ressens quand j'endosse un rôle c'est quelque chose de si fort... Je ne saurais l'expliquer avec des mots clairs et précis. C'est quelque chose qui se ressent dans notre corps, pas dans notre tête. Il faut en faire l'expérience pour le comprendre.

– Bon, les jeunes ! La représentation est dans moins d'une semaine donc jusque là nous allons beaucoup nous entraîner et j'attends de vous que vous soyez les meilleurs acteurs possibles pour vendredi soir, pigé ? après un petit discours du professeur Black, la cloche sonne et tout le monde range rapidement ses affaires avant de quitter la classe. Quant à moi, je prends mon temps, discute un peu avec le professeur puis rejoins Jasper qui m'attend près de la porte. Il passe son bras autour de mes épaules et nous marchons jusqu'à chez moi en discutant de tout et de rien.

J'aime être avec Jasper. J'aime sentir sa présence, son odeur. J'aime aussi quand il rit ou qu'il sourit. Les commissures des ses lèvres —si douces— s'élèvent et ses yeux sont légèrement plissés. Il est tout particulièrement adorable dans ces moments-là. Pas qu'il ne le soit pas autrement, ne vous méprenez pas !Et puis, je crois bien que je ne me suis jamais sentie aussi bien avec quelqu'un. Même pas avec Papa. Tout est différent avec Jasper; avec lui je redécouvre la vie et c'est sublime. C'est un nouveau monde, univers. Je n'avais jamais remarqué que le chant des oiseaux était si gai ou que les autres personnes ne sont pas tous des personnages secondaires dans mon histoire. Il m'a présentée à la classe et leur a expliqué que j'avais toujours de la peine à m'intégrer. Désormais, je parviens presque à discuter avec eux de façon normale ! Moi qui ai passé dix-sept années seule avec Papa et le fantôme de ma mère, je me sens comme transformée. Le matin, quand je me lève, j'ai d'autres choses en tête que mes notes ou mes entraînements. Je pense au théâtre, aux discussions de la veille, à Jasper et à ma journée future. Je ne suis plus confinée à ces jours répétés où toutes mes actions étaient les mêmes. Désormais, j'ai décidé de faire quelque chose de nouveau chaque jour !

– Bon, à demain ! s'exclame Jasper avant de déposer un baiser sur mon front et de s'en aller. J'agite énergiquement mon poignet tandis qu'il disparaît dans la rue. Après l'avoir regardé s'en aller, j'ouvre la grille du jardin et pénètre dans la maison. Tous les rideaux sont tirés et aucune lumière n'est allumée. Pourtant, je sais qu'il y a quelqu'un. Je le sens. Alors, malgré l'obscurité, j'avance à tatillons jusqu'à l'interrupteur et pose mes doigts dessus pour éclairer le hall d'entrée. Un petit cri de surprise s'échappe de mes lèvres quand, soudainement, on agrippe ma main et m'attire dans le noir. Je n'ai pas eu le temps d'appuyer sur le bouton.

– Darling, pourquoi tu hurles de la sorte ? Ce n'est que ton Papa chéri ! sa voix rassurante se fait entendre au dessus de moi et je me sens instantanément mieux. Mais, pourquoi toute cette mascarade ?

– Écoute Darling, tu ne dois en aucun cas bouger ou parler sans avoir eu ma permission. C'est clair ? j'hoche la tête lentement puis il desserre son étreinte et je m'éloigne de quelques centimètres. Ne pas poser de questions et faire comme si je n'existais pas; c'est simple. J'ai l'habitude de faire ça, je suis une pierre. Un simple caillou au fond d'une rivière. Je connais Papa, il a des soucis. Sinon, sa respiration ne serait pas si saccadée et son pouls si rapide. Pour lui montrer que je suis là pour l'aider, je pose simplement ma main sur son bras et lui sourit. Et malgré l'obscurité ambiante, je devine le sourire qu'il me renvoie. C'est le devoir d'une fille de toujours être là pour aider son Père. De l'aimer et le protéger quand il est affaibli. Et même si ce n'est pas dit explicitement, j'entrevois facilement ce genre de choses. Et ça, parce que je suis une pierre parfaite.

Après quelques minutes passées ainsi sans qu'aucun mot ne soit prononcé et aucun geste esquissé, Papa s'éloigne enfin du mur. Il marche sur la pointe des pieds et monte à l'étage. Je m'apprête à faire de même quand trois coups secs sont toqués à la porte. Je regarde par la fenêtre de qui il s'agit et m'arrête net en apercevant les deux policiers qui se trouvent à l'extérieur. Mais que diable font-ils ici ? Je me rapproche un peu plus de la porte mais Papa, du haut des escalier, émet un claquement de langue, sec et discret. C'est une interdiction: si j'ouvre la porte je me ferai punir plus que jamais. J'acquiesce alors et ne bouge plus, guettant tout de même les gestes des deux personnes à l'extérieur. Et finalement, après s'être dit quelque chose en soupirant, elles partent. J'entends Papa descendre de l'escalier le plus rapidement et silencieusement possible et il m'agrippe le poignet.

– Écoute Darling, ces personnes-là veulent nous séparer ! Mais ne t'inquiète pas, je ne les laisserai jamais faire. Nous allons partir en voyage ! il m'adresse un sourit réconfortant et je glisse ma main dans la sienne. Tant pis pour tout ce que je devais lui dire, j'ai le temps, non ?

Je suis assise dans la voiture, attendant que Papa me rejoigne. J'ai préparé un sac de voyage avec quelques vêtements dedans et un encas pour la route. Papa m'a expliquée que si on nous séparait, ce serait vraiment très grave et que les gens ne pourraient pas comprendre ce que je ressens. Et c'est vrai; bien que Jasper aie su être compréhensif, c'est tout à fait logique que les autres personnes ne le soient pas. Elles seraient sûrement dégoûtées par moi et ne voudraient plus jamais m'approcher, or je ne veux pas ça ! Dans un monde parfait, tout le monde m'apprécierait et me trouverais intéressante. Je serais amie avec toutes les personnes du lycée —même Lila— et on ferait souvent des sorties ensemble. Mais ce monde là n'existe pas et n'existera sûrement jamais car j'ai fais quelque chose de mal...

– Tu es prête, Darling ? me demande Papa en s'installant dans la voiture. Il met les clés dans le moteur, démarre et sort de l'allée. Il ne m'a pas dit où nous allions mais je lui fais confiance. C'est mon père après tout, il sait faire les bons choix.

– Tu sais ma chérie, je t'aime beaucoup malgré les punitions. J'espère que tu le sais ça, que je t'aime ? sa voix transperce le silence; nous roulons depuis environ deux heures.

– Bien évidemment ! je lui souris et il en fait de même.

– Esther, tu es une personne exceptionnelle. Vraiment. Tu es tout comme ta mère; droite, loyale et fière. Tu es si jolie et intelligente aussi. Je suis vraiment heureux d'être ton père. Si tu savais tout ce que j'ai enduré; ça a été très difficile pour moi mais j'ai été béni par les dieux de t'avoir à mes côtés. Tu es la lumière qui me guide quand tout est sombre. ses mains se resserrent autour du volant et il me sourit à nouveau mais cette fois, c'est étrange; ce n'est pas le même sourire. Il a un air de pantin, comme si ce n'était qu'une marionnette et pas un homme. Mais je suis fatiguée et lassée alors je n'essaie même pas de comprendre et ma tête se pose d'elle-même contre la de fenêtre; un peu de sommeil me fera le plus grand bien.

Avec Papa, nous avons roulé pendant environ quinze heures. Il ne m'a pas dit où nous allions mais tout en traversant Portland et Seattle j'ai bien imaginé que notre destination se trouverait derrière la frontière. Nous sommes donc à Vancouver. Il fait frisquet et je ne sais absolument pas pourquoi est-ce que Papa voulait m'emmener ici; je suis donc un peu énervée. Bien sûr, je ne le lui montre pas. Mais à cause de tout ça je vais rater sûrement plus d'une journée de cours ! Et même si nous sommes vendredi, rien n'excuse cette escapade incongrue et inattendue.

– Papa, quand est-ce que nous allons rentrer ? je lui demande timidement alors qu'il s'arrête sur une aire d'autoroute. Avant de sortir de la voiture, il me regarde et hausse les épaules nonchalamment puis il s'éloigne en direction de la supérette. Je trouve son comportement étrange; ça ne lui ressemble pas ! Alors quand il revient dans la voiture, je réitère ma demande, un peu plus sûre de moi cette fois.

– Tu sais, nous faisons une pièce de théâtre à l'école et la représentation finale est bientôt... Si je n'y suis pas, j'aurai une mauvaise note et ce serait dommage et...

– Esther, ma chérie, pour une fois dans ta vie pourrais-tu arrêter de penser à l'école ? il hausse le ton et semble énervé. Je ne comprends pas ? Lui qui veut toujours que je sois première de classe ? Il y a anguille sous roche, quelque chose ne va pas et j'ai un peu peur. Tout ça me tend.

– Je suis désolée... ma voix n'est qu'un murmure et je baisse la tête.

Il ne répond rien et allume la radio. La chaîne d'informations se lance et directement il zappe sur une chaîne musicale. Les chansons qui y passent ne me plaisent pas du tout; trop fortes et mélangées et... Je ne saurais l'expliquer mais je ne les supporte pas. Papa quant à lui, tapote en rythme sur le volant et sifflote. Et nous roulons ainsi pendant encore longtemps. Je ne compte plus le temps qui passe; mes yeux scrutent, un peu las, les paysages que nous traversons. C'est étrange de voir qu'ici, un léger tapis de neige recouvre les rares maisons que nous croisons et tout ce qui se trouve autour. Comme si, d'un seul coup, nous étions entrés dans l'hiver. Nous sommes à la fin du mois de mars; à San Francisco, cela fait tout de même un petit moment que la neige est repartie. Les jours se dont réchauffés et il fait plutôt bon et pourtant, pourtant ici je grelotte alors même que le chauffage de la voiture est allumé.

– Où sommes-nous ? je demande à Papa alors qu'il se gare dans l'allée d'un adorable cottage entouré par une épaisse forêt. Ici aussi, il fait froid et quelques flocons traînent sur le sol.

– Je me suis dit que toi et moi, nous avions besoin de vacances. Juste nous deux, loin de tout ! Je trouve que l'on s'est éloignés l'un de l'autre; nous ne sommes plus proches comme avant et c'est si dommage... il me sourit et m'embrasse sur le crâne avant de sortir de la voiture. Je fais de même et nous rentrons nos valises à l'intérieur de la petite demeure. Tout sens le pin et la cannelle; c'est surprenant mais en tout cas pas dérangeant.

– Pourquoi des vacances maintenant ? La fin de l'année scolaire n'est que dans trois mois, n'aurions-nous pas tenu jusque là ? je n'ai pas pu empêcher cette question de trotter dans mon esprit. Papa, qui prépare du thé, se retourne vers moi et hoche la tête.

– Non ma puce, ça n'aurait pas été possible. Je pense qu'il fallait vraiment qu'on s'éloigne de cette ville maudite. Elle nous étouffait, vois-tu ? j'acquiesce et me rend à l'étage pour visiter un peu.

En haut, il y a deux chambres et une salle de bain. En bas, il y a une seulement une pièce à vivre avec un salon et une cuisine ouverte. Les escaliers se trouvent en face de la porte d'entrée ce qui est assez pratique je dois dire et puis il y a de grandes fenêtres un peu partout qui, durant le jour, laissent bien entrer la lumière d'après Papa. C'est vraiment un endroit charmant et même si je ne comprends pas pourquoi nous sommes venus ici, je m'y plais bien. Une seule ombre vient ternir le tableau: je m'inquiète pour Jasper; à vrai dire je n'ai aucune possibilité de le contacter et donc je ne l'ai pas prévenu de ce voyage. Il va sûrement se demander où je suis passée... Alors bien sûr, j'ai laissé un mot sur le rebord de ma fenêtre mais tout de même, rien ne me dit qu'il le verra ! J'espère qu'il ne se fera pas de films, ce serait bête !

Je me réveille et j'entends les oiseaux chanter dehors, un peu comme dans une histoire. Le soleil transperce les rideaux et malgré la fraîcheur matinale, je n'ai pas froid. Emmitouflée dans mon duvet, j'ai même plutôt chaud. Alors je m'extirpe de mon cocon et descend rejoindre Papa qui déjeune en lisant un journal.

– Bonjour, tu as bien dormi ? me demande-t-il tandis que je me sers du thé et des flocons d'avoine.

– Très bien, merci, et toi ? il répond par l'affirmative et continue de lire. Tout est silencieux mais ce n'est pas comme en ville où même le plus plat des calmes peut être bruyant. Ici, seuls les piaillements des oiseaux et les pages tournées de Papa remplissent l'habitacle. Et j'aime ça. J'apprécie le silence. Ne plus entendre le brouhaha de la ville m'apaise tellement. Et rien que l'idée de partager des moments avec Papa me remplie de joie ! Cela n'était plus arrivé depuis si longtemps...

– Alors, que voudrais-tu faire aujourd'hui ? sa voix perce le silence. Il repli son journal, termine son café et me regarde.

– Je ne sais pas trop, pourquoi pas aller se balader en forêt ? il acquiesce mais alors que j'allais ajouter autre chose, son téléphone se met à sonner. Il s'excuse et part s'enfermer à l'étage. Quelques instants plus tard, il redescend avec une lueur triste dans les yeux.

– Désolé, Darling. Je ne pourrai pas venir me promener avec toi aujourd'hui mais vas-y toi ! Sors et reviens me conter tout ce que tu auras vu, d'accord ? j'opine du chef et pars me préparer dans ma chambre. Je suis un peu déçue mais j'ai bien vu dans ses yeux qu'il l'était aussi.

J'ai passé tout l'après-midi dehors et c'était vraiment génial ! Je me suis promenée dans toute la forêt, visitant chaque recoin possible. J'étais habillée chaudement et j'ai vu toutes sortes de petites bêtes qu'on ne croise que rarement —voire pas du tout— en Californie. J'ai marché longuement, remplissant mes poumons de cet air si rafraîchissant. Je ne suis jamais venue au Canada; en fait je ne suis jamais sortie de Californie à part quelques rares fois quand j'étais toute petite. J'aurais aimé voyager partout autour du globe mais ça n'as jamais été possible alors je me contente de ce que j'ai. Et puis, San Francisco est une belle ville; je ne vais pas m'en plaindre. J'aime l'océan, j'aime le Golden Gate, j'aime ma ville. Je pense que contre rien au monde je ne voudrais déménager. Papa dit souvent que la Californie est le plus bel endroit du monde; et il s'y connaît ! Il a déjà voyagé dans chaque pays du monde et m'en a ramené pleins de souvenirs. C'est comme si je les avais tous visités avec lui et chaque fois que je les regarde, je me sens transportée.

En parlant de Papa, il est partit toute la journée lui aussi. Je ne l'ai vu revenir que tard ce soir; il sentait la cigarette et ses yeux étaient rouges. Quand il est rentré, il est venu vers moi directement et m'a serrée fort contre lui. Si fort que j'ai cru mourir d'un manque d'oxygène. Et je comprend à présent qu'il est triste et qu'il a peur. De quoi, je ne sais pas. Mais dans sa façon d'agir et de parler, ça se voit qu'il est terrifié. Comme un enfant a peur des chimères qui dorment sous son lit, mon Père a peur de quelque chose qui m'était totalement invisible. Et je ne peux pas l'aider.

– Darling, si ça te dit, demain je vais t'emmener voir un petit lac de montagne ! me propose Papa avant que nous nous séparions chacun dans notre chambre. J'hausse les épaules.

– C'est une bonne idée, et si c'est ce que tu veux faire alors ça me va ! je lui souris et il fait de même. Je pars m'enrouler dans ma couette et je souris; j'ai hâte de demain. Je pense qu'on va bien s'amuser ! Sortir avec Papa c'est quelque chose de si rare qu'à chaque fois je suis toujours très enthousiaste ! Alors que ce soit à la maison ou au fin fond du Canada, je m'en fiche. Le plus important c'est que je passe du temps avec lui, non ?

Je me suis endormie en pleine cogitation et maintenant je me réveille —c'est logiquement ce qu'on fait après avoir dormi. Mais ce matin, le soleil n'est pas encore levé et quelque chose d'étrange règne. J'ai une mauvaise impression et je me sens mal. Alors je vais passer mon visage sous l'eau dans la salle de bain et quand je retourne dans ma chambre, je me rend compte que Papa est debout, en bas des escaliers.

– Papa ? Ça va ? j'hasarde et il se tourne vers moi lentement. Et je suis terrifiée.

Son visage est brouillé par les larmes sèches et une immonde grimace le parcours. Mon pouls se met à battre très fort et malgré moi, je dévale l'escalier et me jette contre lui, l'enserrant par derrière. Mais il se débat fortement et mon acte d'amour fait que je me retrouve propulsée violemment contre les escaliers.

Je suis complètement sonnée et totalement perdue.

– Non ! Personne ne prendra ma fille ! Esther est à moi ! Papa hurle soudainement tellement fort que j'en ai mal à la tête. Je ne comprends pas directement ce qu'il se passe, aveuglée par des tonnes de lumières. Quand je parviens enfin à discerner l'extérieur de la maison et les personnes qui s'y trouvent, je reconnais facilement Jasper. Rosalie est là aussi, accompagnée d'une femme très belle, ressemblant vaguement aux photos accrochées dans le couloir et d'une fille qui me ressemble comme deux gouttes d'eau. Et surtout, il y a des tonnes de gens armés. Mon cœur rate un battement.

– Que... Qu'est-ce qu'il se passe ? je demande d'une toute petite voix; Papa se retourne alors vers moi avec un air misérable et fais encore une sorte de grimace que je devine être un sourire.

– Ce n'est rien Darling, retourne te coucher. Ces gens méchants veulent emporter Papa loin de toi. Ils veulent nous blesser. Ne les laisse pas te toucher ! sa dégaine, ses paroles... J'ai peur de ce qu'il se passe. Du haut de mes dix-sept ans je ne serais même pas capable de me défendre contre mon propre père ? Je ne sais pas ce que je dois faire.

– Que dirait Jasper si il était là ? je n'ai pas osé parler à voix haute mais la pensée m'obsède.

« C'est peut-être ton père mais il ne doit pas décider de ta vie. Bas-toi. Délivre-toi. Fuis ! » sa voix que j'aime tellement résonne dans ma tête. Oui. C'est tout à fait ce qu'il dirait si il était là. Depuis le jour où il a apprit que Papa me frappait, il m'a toujours dit ce genre de choses. Il m'a toujours proposé de me sauver. Mais la seule personne qui peut me sauver, c'est moi-même.

– Papa ! je crie. Un peu trop fort peut-être. Le spectre qui se tient devant la porte, une arme dans la main, se retourne lentement comme dans un cauchemar.

Étrangement, un souvenir flou me revient à l'esprit. Je revois Papa me tenant contre lui, dans le noir. Répétant les mêmes mots en boucle:

« Ne t'inquiète pas Darling. Les méchantes personnes qui sont dehors ne t'emmèneront pas ! Je te le jure Darling. Personne ne nous séparera. »

Oui, je me souviens. C'était quand j'avais cinq ans, peut-être quatre. La femme qui était venue chez nous n'était pas Rosalie. Non. Elle s'appelait pareil, lui ressemblait mais c'était une assistante sociale. Oui, tout me revient maintenant. Tous les souvenirs que mon cerveau avait prit soin de modifier, de cacher, remontent à la surface. J'étais tombée dans le jardin et m'étais blessée. Papa, en voulant me soigner, m'avait ouverte avec un objet quelconque et quand la femme m'avait demandé d'où venaient mes plaies, je lui avait dit que c'était Papa. Oui. C'est là qu'il a changé. Avant ça, il ne m'avait jamais touchée puis il a dû se dire que je n'étais pas assez bien, trop brouillon. Je n'étais pas la Esther qu'il avait connue. Je n'étais qu'une petite fille empotée et stupide.

– Tais-toi, Darling. Sinon Papa sera obligé de te faire taire et Papa ne veut surtout pas y être contraint... sa voix douce est en parfait contraste avec ses yeux rouges et soulignés par d'énormes cernes.

Son sourire est bancal, son visage trop pâle. En cet instant, j'ai vraiment peur de ce qu'il pourrait faire. Je recule à nouveau et me rassied sur les escaliers. Une idée folle me vient alors à l'esprit mais je n'ai pas le temps de bouger que le spectre se jette sur moi et passe son bras autour de ma gorge. Je sens le canon de son pistolet collé sur ma tempe et ma peur se fait plus présente. Jamais je n'avais vu ça sous cet angle. Jamais il n'avait paru si menaçant à mes yeux. Et alors, je comprend que toute la vérité dans laquelle j'ai grandi n'étais qu'une énorme mascarade.

Tous les coups, toutes les blessures ne sont rien en comparaisons de cet instant. Rien ne pourra jamais remplir le vide qu'il crée en moi. Quel père serait prêt à tuer sa fille pour une quelconque liberté ? Les larmes ne demandent qu'à sortir. Elles ne l'ont pas fait depuis longtemps; si j'ouvre les vannes maintenant, j'aurai de la peine à contrôler le flot.

– Relâchez la jeune fille ! On vous promet qu'aucun mal ne vous sera fait ! quelqu'un crie à l'extérieur avec un porte-voix.

– Darling, si tu ne m'écoutes pas, Papa va devoir te punir. Veux-tu vraiment te montrer faible devant tous ces gens ? je lui répond de façon négative et un petit rire étrange s'échappe de ses lèvres puis il se dirige vers la porte et l'ouvre. Là, je comprend mieux. Des tas de policiers sont postés dans sur la pelouse, tous ayant une arme braquée sur nous.

– Je répète, relâchez-la ! le policier au porte-voix a un ton ferme et décidé; il ne va pas se laisser faire. Mais papa est pareil. Il n'hésitera sûrement pas à me loger une balle dans le crâne pour les faire taire. Tant pis pour les flots, j'ouvre les vannes. Les larmes dévalent mes joues et je me surprend à trembler. La peur ? Sûrement. Je suis terrifiée. Terrifiée à l'idée de mourir avant même d'avoir pu dire merci à Jasper. Papa resserre sa prise autour de ma gorge, me faisant suffoquer. Les mots de Jasper me reviennent en mémoire.

« Fuis. »

Les policiers sont une bonne trentaine. C'est une question de timing. De mathématiques. De physique. De courage.

« Fuis. »

Si je tente quelque chose, j'ai une chance sur deux pour m'en sortir vivante. Dans le cas contraire, il me punira de la pire des façons. Il ne me tuera pas, oh non. Il me le fera payer à vie.

« Fuis. »

Je pourrais l'apitoyer, le supplier. Ou alors je lui décoche un coup dans les bijoux de famille ? Mais le risque plane toujours. Si je me rate, je suis fichue.

« Fuis ! »

Mon genou s'envoie de lui-même dans l'entrejambe de papa et il me lâche sous l'effet de la surprise. Je me propulse en avant, me retourne et décoche un coup de pied dans la main tenant son pistolet, le désarmant. Toutes ces années de boxe et de gymnastique n'auront pas été vaines.

– Fuis, Esther ! la voix de Jasper a couvert tous les bruits environnant. Je lui obéis et me met à courir mais je m'encouble et tombe à terre d'une façon pitoyable. Je suis pathétique.

J'attends déjà une quelconque réaction de la part de la police mais, étrangement, personne n'ose bouger. Je lève les yeux vers eux; ils semblent surpris. Je me tourne nonchalamment vers papa qui lui, paraît totalement perdu. Des bruits de pas me ramènent vers l'avant et je reconnais facilement les basket vertes de Jasper. Mais qu'est-ce que fait cet idiot ? J'essaie de l'arrêter mais une détonation se fait entendre dans le silence. Mon sang se glace, Jasper tombe par terre en se tenant l'abdomen. Quel crétin ! J'essaie de me relever mais ma jambe me fait mal et papa hurle.

– Darling ! Ne bouge pas ou je tire ! Je le tuerai ! Je vous tuerai tous si vous me prenez mon trésor ! on dirait un fou. J'ai si peur. Pour moi mais aussi pour Jasper et pour lui aussi, je ne veux pas qu'il souffre.

– Vous en connaissez beaucoup des gars qui frappent leurs trésors chaque soir ? non mais juste, pourquoi ? Pourquoi Jasper ne peut-il pas se taire ? Il veut mourir ? Je lève les yeux vers lui, et il me fait un clin d'œil bancal. Cet idiot vient de se faire tirer dessus et il pense encore à pratiquer le sarcasme ? Pourtant, cela semble faire son effet; papa ne s'attendait pas à ce qu'on lui réponde de cette façon. Sa main tremble et il est en sueur; le stress. Il a tiré une fois, le refera-t-il une seconde ? Les policiers se déploient le plus silencieusement possible tandis que papa est toujours braqué sur Jasper.

– Oh vous savez, un jour j'ai connu un gars. Il avait trente ans. C'était un gars robuste, en bonne santé, il avait tout pour lui. Il avait la vie devant lui. Pourtant, un soir, il est rentré chez lui et dans un pur accès de colère il a tué son fils cadet en le noyant dans la baignoire puis s'est suicidé. Tout ça sous les yeux impuissants de son fil aîné. Vous voyez, la folie ne se décèle pas forcément au premier regard chez les gens comme vous. Ils vivent dans une belle maison avec une fille parfaite mais pourtant, chaque soir, ils sont remplis de cette violence et cette colère qui les aveuglent. Mais ils ne pensent jamais que c'est eux le problème. Le gars, il pensait que c'était son fils, Benjamin qu'il s'appelait, qui l'avait poussé à bout. Puis, rongé par les remords, il s'est suicidé. Pareil pour vous, non ? Esther Patterson n'est pas le problème. C'est vous le problème. Mais bon, si vous n'êtes pas convaincu, vous pouvez toujours me tirer une balle dans le crâne. Comme ça, je rejoindrai mon père et mon petit frère. le ton de Jasper est sérieux durant tout son discours mais tourne vite au sarcasme pour la dernière phrase. Je ne savais pas.

Je l'ignorais... Mon cœur se serre pour Jasper mais je n'ai pas le temps d'y penser plus longtemps. Je jette un regard en arrière; papa est de plus en plus tremblant et son arme lui glisse presque des mains. Malgré ça, il reste fixé sur Jasper qui le toise avec un sourire qui dit: « Allez-y, la mort ne me fait pas peur. » mais comment lui dire que moi, j'ai peur pour lui ? Les policiers se sont lentement rapprochés, certains ont réussi à se placer derrière lui. Il est encerclé. Il le sait alors il adopte une autre méthode. Mon père n'est pas idiot, il agit de façon réfléchie normalement. Si son plan A ne marchait pas, il en avait un B. Et malheureusement, j'en fais partie intégrante. Papa change de cible, il me vise. Je tressaillis et il me sourit. Je connais ce sourire. C'est celui du spectre. Celui qu'il avait quand il me battait. C'est le même. Il se rapproche tout doucement, toujours en braquant son arme sur moi.

– Ne l'appro-oh. Jasper a essayé de s'interposer et il n'a pas hésité à lui tirer une seconde balle. Les larmes, que j'étais parvenue à contrôler un peu, se remettent à tomber. Ma vision se trouble mais je ne quitte pas le blond des yeux. Il est couché par terre et je ne vois que son visage. J'ignore où papa a tiré. Un sourire prend alors vie sur la face blafarde de Jasper. Il ne cessera pas d'être stupide jusqu'au bout celui-là !

– Jasper ! N'ajoute rien ! je ne sais même pas comment j'ai la force de parler. Mais il faut que je le tempère. J'entends au loin des sanglots.

– Oh Darling... Tu aurais changé de camp ? Papa va devoir te punir, tu le sais ça ? il susurre à mon oreille ce qui me fait sursauter et je le sens s'éloigner un peu. Je n'ai même pas le temps de tourner la tête qu'il me tire dessus. Je ne sais pas comment décrire la douleur. J'ai l'impression qu'on m'enfonce mille couteaux dans l'épaule. Ça me lance, me tire, me brûle. Comment Jasper fait-il pour ne pas pleurer ?

« Il est fort. »

Oui. Jasper est fort. Il a tenu tête à Papa alors qu'il lui avait tiré dessus. Je ne le comprendrai sûrement jamais mais au moins, je sais que Jasper Wittmore est quelqu'un de fort. Une question me vient alors à l'esprit.

– Est-ce que je vais mourir ? ma voix est brisée mais je dois demander. Je veux savoir si je vis là mes derniers instants. Ma réponse est un coup de feu. Le bruit d'un corps qui tombe par terre. Le silence. Je n'ai pas le courage de regarder en arrière alors je fixe mon regard sur Jasper. Il sourit toujours mais semble ne plus respirer. Tant pis si papa me tire dessus, tant pis si je meurs, je ne veux pas qu'il s'en aille comme ça ! Je me traine difficilement et personne ne m'en empêche, je ne fais plus attention à ce qu'il se passe autour. Je vois des gens courir, parler, s'avancer mais le seul qui compte, c'est lui.

– Jasper... je tends le bras, touche sa jambe. Il a la chair de poule. Je me redresse avec peine et le surplombe un peu. Il a été touché à l'abdomen et dans la cuisse. Du sang s'écoule un peu. Je me suis imaginée qu'il y en aurait plus mais bon, je ne vais pas me plaindre.

– Ah... Patterson... Quelles bêtises tu m'obliges à faire ! il rigole. Un rire qui se transforme en plainte.

– Je ne te le demanderai pas deux fois: tais-toi !

– Tu ne pourras pas m'y obli-hmm... je me rapproche et l'embrasse. Là, il ne pourra plus dire de choses stupides !

– On se dirait dans un film. Genre le dernier baiser avant la mort... Si je meurs, tu viendras chaque samedi sur ma tombe. Okay ? Et tu passeras voir mon frère, promis ? Il aura peur s'il reste seul... On doit pas le laisser seul... sa respiration est de plus en plus difficile, la souffrance se lit sur son visage.

Des sirènes d'ambulance se font entendre dans le lointain, des gens courent vers nous. Je reconnais Rosalie, la femme du couloir et la copie. Il y a aussi des policiers et des médecins avec des brancards. Ils emportent Jasper d'abord. Et puis après... Après je ne me rappelle plus. Je me souviens du contact froid du marbre contre ma peau, de la pluie qui se met à tomber et qui se transforme peu à peu en neige mais je ne sais plus si j'ai osé regarder vers Papa. Si j'ai parlé aux deux personnes qui m'accompagnèrent dans l'ambulance. Est-ce que je les connais ? Je ne saurais pas le dire.

Une odeur me fait plisser le nez et j'ouvre difficilement les yeux. Tout est blanc autour de moi. Et je devine donc que je suis à l'hôpital; sûrement grâce à l'infirmière qui s'affaire autour de moi. Bizarrement, je n'arrive pas à bouger. Au bout d'un effort phénoménal, je parviens à me redresser de quelques centimètres. Ma jambe est plâtrée, je le sens sans même le voir. Je ne regarde pas si loin. Ce qui m'inquiète ce sont mes mains. Des bandages sont disposés sur chacun de mes doigts et des fils entrent et sortent de partout sur celle de gauche. Alors, les événements me reviennent en tête. D'un coup. Comme un éclat de lumière; comme une sorte de film.

– Papa... ma voix est cassée, mes yeux ne se détachent pas de mes mains. Elles sont un peu bleues par endroits, violettes à d'autres. Elles me rappellent les ecchymoses qui marquaient ma peau.

– Esther ! je relève douloureusement la tête jusqu'à la porte. Jasper se tient dans l'encadrement et ses yeux témoignent d'un manque de sommeil effarant. Ils sont aussi remplis d'un mélange de détresse et de soulagement. Il a des béquilles pour marcher MAIS cela ne l'empêche pas de me rejoindre à toute vitesse et de s'asseoir au bord de mon lit, avec une précaution étonnante. Lui aussi est blessé, je le sais mais alors... Comment se fait-il qu'il paraisse en si bonne forme alors que je n'arrive même pas à bouger de quelques centimètres ?

– Tu vas bien, toi ? les mots sortent difficilement, ma gorge me fait mal mais je dois lui montrer que je vais bien.

– Tant que tu es réveillée, j'irai toujours bien ! il paraît un peu gêné et rougit jusqu'aux oreilles. Je n'ai pas le temps de prononcer quelque chose d'autre que l'infirmière sort de la pièce puis revient en compagnie de deux étrangères. Je les ai déjà vues. C'est la femme du couloir et cette copie. À vrai dire, la femme aussi me ressemble beaucoup. Je n'ai pas de peine à comprendre qui elle est mais...

– Comment ? Et où est mon père ? je murmure. Ma gorge me fait trop mal mais je dois obtenir des réponses ! J'ai cru, pendant dix-sept ans, qu'elle était morte ! J'ai été persuadée, pendant dix-sept ans, de l'avoir tuée ! La femme fond en larmes et se jette presque sur le lit.

– Je suis... Je suis tellement désolée ! elle parle entre deux sanglots et se remet à parler. Je suis toujours perdue. La fille, la copie, me fixe. Elle a les mêmes yeux que papa. Des yeux sombres. Papa.

– Papa... je réitère ma demande précédente mais ils ne semblent pas l'entendre. Je récupère les quelques forces qui semblent me rester et envoie au diable ce fichu mal de gorge.

– Où est mon père ? ma voix est bien plus grave et forte que je ne le pensais mais elle fait son effet. Tous me fixent. Jasper, la femme, l'infirmière, la copie. Personne ne répond.

– Il est mort ? Les policiers l'ont tué ? Pourquoi ? ma voix se brise en même temps que mon esprit.

– Il... Il était trop tard quand l'ambulance est arrivée et... la femme balbutie des excuses minables. Malgré moi, les larmes coulent. Jasper et la copie restent interdits. La femme se confond toujours en excuses et autres paroles inutiles.

– Comment tu peux être triste pour lui ? Comment tu peux le pleurer ? Il ne mérite pas ça ! Surtout pas de ta part ! Comment ? Comment tu fais pour ne pas le haïr ? à mon grand désarroi, c'est la copie qui a crié. Ses iris noires me foudroient. J'ai une impression de déjà-vu. Papa n'avait pas les mêmes yeux, non. Les siens étaient plus vides. C'est eux que j'ai déjà vu.

– Qui es-tu ? mon murmure impose le silence dans la chambre. Même la femme a cessé de pleurer. L'infirmière s'est retirée en fermant la porte. Il ne reste plus que nous quatre.

– Colombe. Ta sœur. Jumelle. l'information met plusieurs minutes à être digérée par mon cerveau. Quand elle l'atteint enfin, je reste interdite. Et pourtant, cette fille me ressemble vraiment malgré que ses cheveux soient blonds et plus court. Je n'ai pas non plus sa peau hâlée ni ses tâches de rousseurs mais elle est moi. C'est une évidence.

– Et vous ? je regarde la femme. Même si je connais déjà de la réponse, je dois l'entendre de vive voix.

– Je suis ta maman... elle semble hésiter, ses mots sont timides mais ses yeux sont remplis d'espoir.

– Mais... Vous êtes morte ! Jasper a parlé à ma place. Dans sa position, il est entre elle et moi, prêt à me protéger de n'importe quoi; de n'importe quelle menace extérieure.

– C'est une bien longue histoire. Une bien trop longue histoire... la femme —ma mère— essuie ses yeux avec un pan de son chemisier et pousse un lourd soupir.

– Ça tombe bien, on a tout notre temps ! répond Jasper du tac au tac sur un ton plus que sarcastique. Il se réinstalle sur le lit. Colombe —quel drôle de nom !— soupire à son tour. Elle semble exaspérée de la situation. Pourtant, au lieu de s'en aller comme le ferait toute personne sensée, elle attrape une chaise et s'assoit dessus avant de se racler la gorge.

– Maman n'est pas prête alors c'est moi qui m'y colle ! elle semble déjà ennuyée mais pourtant, elle commence son récit sans plus de cérémonie.

– Quand nous sommes nées, tu es sortie la première. Notre... père... avait déjà jeté son dévolu sur toi. Tu étais destinée à être sa favorite. Maman a eu plusieurs complications avec moi et il a eu peur que ça ne lui soit fatal. Déjà là, il y a eu des tentions. J'étais malade, Maman risquait d'y passer alors il a demandé aux médecins de tout faire pour sauver Maman et leur a dit que ce n'était pas grave si je mourais. Maman s'est formellement opposée à cette idée et s'est battue. Nous sommes toutes les deux sorties vivantes de cette épreuve. Et durant les deux premières années, tout se passait plutôt bien malgré le favoritisme. Oh ce qu'Esther est belle, oh ce qu'Esther est intelligente... Le pire c'était ta ressemblance plus que flagrante avec Maman. Et plus les jours passaient, plus ça s'affirmait. Bien qu'à deux ans on ne peut pas forcément savoir ces choses, avec toi c'était sûr: tu avais tout de Maman. Et puis elle a pété un câble. Elle ne supportait plus que je sois dénigrée par lui et a décidé de partir en nous emportant toutes les deux. Et il l'a surprise. Mais, au lieu de la retenir, il a juste voulu te garder. Toi, son joyaux. Maman a continué à prendre de tes nouvelles par Rosalie Wittmore aka Walters et c'est comme ça qu'on a su que tu te faisais battre. Rosalie n'était pas bête. Elle faisait semblant de ne rien voir mais ton père était vraiment idiot de penser qu'elle ne se doutait de rien. Elle a appelé la protection de l'enfance et ils sont venus tout vérifier et ils ont considéré que c'était clean. Eux, par contre, étaient aveugles. Bref, ton père a bien dû trouver un prétexte pour te frapper tranquillement et déverser toute sa haine sur toi et quoi de mieux que la mort de Maman ? Lui qui la détestait, il devait s'en délecter ! quand Colombe termine son récit, je ne sais pas comment réagir.

Alors... il ne me punissait pas pour avoir tué ma mère ? Il se vengeait d'elle par mon biais ? Je déglutis difficilement et garde le silence, trop choquée par les nouvelles. Les larmes coulent silencieusement sur mes joues. Jasper se penche vers moi et déposé un baiser sur mon front avant de toiser Colombe d'un air inquisiteur.

– Esther est fatiguée. Elle doit se reposer. Repassez demain, okay ? Colom– ma sœur... acquiesce et attrape notre mère avant de la conduire dehors. Je suis trop sonnée pour parler. Ma gorge me fait bien trop mal d'ailleurs. Jasper l'a bien comprit et ne fait rien à part prendre délicatement ma main gauche, celle qui n'est pas criblée de tuyaux et de vaisseaux.

– Je crois que maintenant tout va changer. dit-il en allumant le poste de télévision. J'acquiesce et dépose doucement ma tête sur son épaule. Oui, tout va changer et je ne crois pas être prête pour ça.


Quand je me réveille à nouveau, Jasper discute avec sa mère dans un coin de la chambre. Je la connais. Rosalie Walters, de son vrai nom, Rose Wittmore. Elle a en effet passé quelques jours chez nous quand j'avais cinq ans à cause (ou grâce à ?) de ma mère qui l'avait appelée pour signaler de la maltraitance d'enfant.

À cette période là, papa ne me touchait pas encore mais elle avait pensé que si on lui retirait ma garde, elle pourrait me récupérer. Ce n'était pas bête en soi mais elle n'aurait pas dû abandonner après l'échec de cette « mission ». C'est à partir de là que papa s'est fâché encore plus contre elle et qu'il a voulu me blesser pour se venger d'elle. Ça, c'est Colombe qui me l'a expliqué. Elle est passée tous les jours depuis que je suis là mais a décidé de laisser notre mère chez elles pour ne pas la brusquer.

– Elle est faible, tu sais ? Notre père a voulu faire de toi la personne parfaite d'après lui. Il t'a menti en la prenant pour exemple mais jamais Maman n'a touché à un saxophone ! m'a-t-elle racontée.

– Ah, tu es réveillée ! Rosalie s'approche du lit et m'adresse un grand sourire avant de prendre une chaise et de s'installer à son aise. Jasper est toujours là, dans un coin de la pièce; il veille sur moi.

– Je sais que tu as quelques difficultés à parler alors tu n'auras qu'à écrire tes questions sur cette feuille là et secouer la tête pour dire oui et non, d'accord ? j'opine du chef et m'empare de la feuille et du stylo qu'elle me tend. Jasper m'a prévenue: sa mère va devoir discuter avec moi pour savoir ce que me faisait papa, comment il agissait avec moi et elle va surtout m'apprendre toute la vérité sur cette affaire. La vérité sur ma vie. Mes mains tremblent mais je suis prête.

– Bon, on va commencer. Si ça devient trop difficile pour toi, on peut s'arrêter, d'accord ? je secoue encore la tête et elle sourit.

– D'abord, est-ce que ton père te frappait souvent ? ma tête va de haut en bas, Rosalie prend des notes, Jasper veille.

– Y'a-t-il des jours où il ne te touchait pas ? de bas en haut, notes.

– Sais-tu exactement quel travail faisait ton père ? là je ne sais pas quoi répondre. Oui ? Non ? Ne sachant pas vraiment, je secoue la tête de façon négative.

– Bien. Ton père faisait des affaires. Le dessus de l'iceberg, c'était juste un négociateur pour une entreprise quelconque. Mais le dessous... Il faisait du trafic d'organes, de drogues et d'armes. La plupart de ses réserves étaient cachées dans votre grenier. je reste interdite et griffonne tant bien que mal des mots sur la feuille: « on a pas de grenier » et la lui tend. Rosalie la considère un peu étonnée puis semble réfléchir.

– Est-ce qu'il y a des endroits dans ta propre maison que ton père t'interdisait d'approcher ? oui. Le couloir conduisant à une pièce que j'avais toujours trouvée étrange, la deuxième partie de la cave et deux ou trois pièces se trouvant du côté gauche de la maison. Je l'écris sur la feuille et elle semble réfléchir à nouveau.

– Bon... C'est sûrement là qu'il cachait tout ses outils de travail. Tu sais, la police avait une autre raison de se trouver devant chez vous, l'autre soir. Une jeune fille a été retrouvée morte, la sixième dans la région, et tout démontrait la culpabilité de ton père. Il en a tuées trois mais parvenait toujours à s'en sortir. Grâce à l'argent ou ses contacts. La violence contre toi était sûrement un moyen de se dire que c'était toi la méchante, celle qui le forçait à faire ça. Il a vécu pendant quatre ans dans un établissement psychiatrique pour de forts troubles de la personnalité. je la regarde, figée. Mon père était un tueur ? Un dealeur d'armes, d'organes ? Non... Enfin. Ce n'est pas si difficile à croire, maintenant. Mais... Mais si c'était encore des mensonges ? Jasper pose une main sur l'épaule de sa mère et chuchote quelque chose dans son oreille. Elle acquiesce, se lève, me salue et s'en va, nous laissant seuls.

– Esther Patterson, je te jure sur ma vie et sur celle de notre cher ami, Forrest Gump que ma mère t'a dit la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. il pose la main sur son cœur et plonge ses iris brunes dans les miennes. Comment ne pas le croire ? je souffle et opine du chef avant de l'attirer à moi. Il semble surprit par cet acte soudain d'affection mais glisse rapidement ses mains derrière mon dos et me serre contre lui. Je me sens bien. Depuis longtemps, c'est la première fois que je me sens aussi bien. Même si tout mon corps me fait mal. Même si je suis dévastée et horriblement triste. Pour quelques minutes, j'arrête de penser à mon père, cet homme que je croyais connaître mieux que quiconque, à ma mère, cette femme si inconnue, à Colombe, cette sœur nouvelle au prénom si étrange, et aux autres. Il n'y a plus que Jasper et moi. Je rassemble toute mon énergie et le repousse un peu.

– Mon père était un sombre idiot. Mais, malgré tout, il m'aimait. J'en suis sûre. Jasper acquiesce, me sourit doucement et je me recouche dans le lit, lui à mes côtés.

Et je me dis que, oui, Papa va me manquer.