« – Alice ? Alice ? Alice ! » les cris de ma sœur, Margaret, me tirent de mon étude; je lâche ma plume et regarde les gribouillages que j'ai apposé sur ma feuille de papier. Il y a des tasses de thé, un chapeau haut-de-forme et une sorte de loir. Un sourire se dessine sur mes lèvres mais avant que je ne puisse repartir dans mes devoirs, Margaret me secoue par l'épaule en grognant dans mes oreilles.
« – Que veux-tu Margaret ? »
« – Pourrais-tu donc cesser de gribouiller n'importe quoi et te concentrer sur la leçon d'aujourd'hui ? Tu sais bien que si tu obtiens encore une note en dessous de la moyenne, Mère sera blessée. » je soupire. Elle n'a pas tort mais tout de même, ce ne sont pas quelques minutes passées avec la tête dans les nuages qui vont gâcher toute ma scolarité. De plus, je travaille vraiment dur et je ne fais ces quelques dessins que pour occuper ma main.
Margaret soupire et nous continuons d'étudier en silence avant que l'heure du repas n'arrive. Quand il est enfin le moment de quitter notre salle d'étude, je me hâte de sortir du bâtiment alors que ma très chère sœur prend tout son temps. Je voudrais me dépêcher de rentrer pour finir mes devoirs avant de m'occuper des tâches ménagères tandis que Margaret aime beaucoup rester plus longtemps pour discuter avec Lord Ascot, un gentilhomme qui la courtise depuis un certain temps.
Alors que je trottine dans la rue en direction de la maison, quelque chose attire mon regard vers le sol. Un énorme lapin blanc se dandine sous mes yeux; mais que fait donc un tel animal ici, en plein milieu de Londres ? J'essaie de l'attraper et le poursuit mais je me prend les pieds dans le trottoir et m'étale sur le sol. Mes genoux et mes mains sont écorchés tandis que toutes mes affaires sont éparpillées.
« – Je peux vous aider, M'lady ? » une main gantée m'est tendue et je l'attrape avec le plus de grâce que mon éducation m'incombe. Alors que mon regard se lève vers la personne qui m'a aidée, j'ai une drôle de sensation. Depuis les cheveux roux aux yeux verts qui me fixent, j'ai une forte impression de déjà-vu. Le gentleman est à présent accroupi et m'aide à ramasser livres et cahiers avant de se relever et de me les tendre.
« – Merci beaucoup Monsieur, c'est très aimable à vous de m'avoir aidée. »
« – C'est normal d'aider ses amis, Alice. » il me regarde en souriant et quelque chose en lui me trouble; amis ? Alice ? Comment connaît-il mon nom ? Et... Pourquoi serions-nous amis ?
« – Il me semble que vous vous méprenez, nous ne sommes pas amis. Je ne vous connaît même pas. » j'esquisse un petit sourire désolée mais cela ne semble l'embêter le moins du monde.
« – Oh, ma chère Alice. Tu m'as donc oublié, à nouveau ? Ne devrais-tu pas aller voir le médecin ? » tout en parlant, il pose sa main sur ma joue et me la caresse tendrement. Ce geste me déplaît. Je me retire de son touché et m'offusque.
« – Monsieur, je vous prie de ne pas agir de telle sorte avec moi ! Je ne vous connais pas, nous ne nous sommes jamais vus et pourtant, vous faites comme si nous étions de vieux amis. J'en suis outrée. N'avez-vous donc jamais appris à traiter convenablement une jeune fille ? » son regard est interrogateur mais il ne répond rien. Alors que je m'apprête à reprendre ma route, le lapin blanc ressurgit de nulle part. Non. Que dis-je ? Ce n'est en aucun cas un lapin mais c'est un jeune garçon avec des cheveux blancs et un veston rouge très chic brodé de fils d'or. Il porte une montre à gousset qui semble très précieuse. Je l'ai déjà vue. Je la connais, je le sais mais pourtant... Impossible de me souvenir où. Soudainement, alors que je m'éloigne, le petit garçon tire sur le pan de ma robe bleue et m'arrête.
« – Alice ! Pourquoi veux-tu partir ? Nous allons être en retard ! » mais... Qu'ont-ils tous à m'appeler par mon prénom ? Ne leur a-t-on jamais apprit les bonnes manières ? Ça me rend folle de rage ! Et puis, quelle est cette histoire de retard ? Je suis totalement perdue.
« – Désolée mais de quoi parlez-vous ? » le petit garçon soupire bruyamment et lance un regard désespéré vers l'homme au haut-de-forme. Vraiment, cela ne se fait pas d'importuner les jeunes filles comme cela dans la rue...
« – Mais voyons Alice ne te rappelles-tu pas ? » il piétine sur place et relance un regard en arrière.
« – Premièrement, cessez de m'appeler par mon prénom et deuxièmement, je ne me souviens pas de quoi que ce soit et je ne le désire pas. Laissez moi tranquille. » j'enlève sa main de ma robe et m'éloigne à grandes enjambées des deux comparses.
Quand j'arrive chez moi, la maison est vide comme à l'accoutumée. Je me délecte de cette tranquillité et me hâte de monter à l'étage, regagnant le confort de ma chambre. Je m'installe au bureau et fais mes devoirs mais très rapidement, mon esprit divague; mes pensées s'envolent auprès de l'homme au haut-de-forme et du petit garçon au veston rouge. Une petite voix au fond de moi me souffle que je devrais connaître ces personnes, qu'ils sont mes amis mais... Comment cela pourrait-il être possible ? Je ne les connais pas, s'il s'agissait d'amis, je m'en souviendrais, c'est un fait logique.
Après m'être occupée de mes tâches, je décide d'aller me promener un peu dans le jardin pour prendre l'air. Il fait bon pour un mois de mars, c'est très agréable. En faisant le tour de notre humble carré d'herbe, je me décide à aller m'asseoir sur la balançoire. Elle est vieille et rouillée, preuve que personne ne l'a utilisée depuis des siècles. Je pousse avec mes jambes et elle se met à grincer. Le bruit qu'elle émet ressemble à une longue plainte. C'est un peu inquiétant... Je lève la tête vers le ciel pour observer les étoiles mais me rend subitement compte qu'un énorme chat noir aux reflets violets me fixe en... En souriant ? Je cligne des yeux trois fois de suite et le matou a disparu. Mais que se passe-t-il donc ? Ce n'est pas normal d'avoir de telles hallucinations !
« – Oh, ne pense pas que tu sois folle, ma toute jolie Alice. » une voix suave et grave attire mes oreilles et mes yeux. Mais j'ai peur. Je sais ce qu'il va se passer. Encore une autre personne qui va venir me dire que je suis en retard et que je dois me souvenir d'elle. C'est ridicule !
« – De toute façon, nous sommes tous fous ici. » cette phrase, je la connais. Je l'ai déjà entendue. J'en suis persuadée. Je baisse mon regard sur mon interlocuteur, un jeune homme dans la vingtaine qui porte des vêtements violets tout déchirés. Quelle honte de se présenter de telle sorte à une demoiselle... Mais le plus étonnant ne sont pas ses vêtements, ce sont ses yeux. Tout son visage en entier est étonnant en réalité; il possède de grands yeux d'un bleu qui vous transperce, presque aussi lumineux qu'un ver luisant.
Son sourire est charmant, vraiment. Il a des cheveux noirs aux reflets violets, comme le chat de tout à l'heure, qui sont tirés en arrière mais quelques mèches retombent vers l'avant de son crâne. Oui. Je connais ce garçon. Je m'approche de lui pour le détailler quand une voix m'interpelle dans mon dos.
« – Ah la la M'selle Alice jolie, n'vous a-t-on jamais apprit à pas dévisager les gens ainsi ? »
« – Cette petite peste n'a jamais rien dû apprendre de concret dans sa vie si tu veux mon humble avis ! »
« – Mais je n'veux pas ton humble avis ma chère Mally ! »
« – Je suis très déçue par toi mon ami, Thackery. Oh, mais ne vois-tu donc pas que nous effrayons cette jolie fille ? » en effet, depuis leur apparition, je fixe les deux compères avec des yeux ronds. Pourquoi parlent-ils en rimes de « i » et leurs accoutrements... La jeune fille qui semble s'appeler Mally porte une robe composée de différentes étoffes brunes. Il y en a pour tous les goûts ! Par dessus son patchwork, elle a passé un somptueux manteau rouge. Un mousqueton pend à sa ceinture et elle ne porte pas un seul chignon comme il est usage de le faire mais un de chaque côté de la tête. Comme des oreilles d'animal. Quel étrange personnage... Du côté de son compagnon, tout est moins somptueux. Ses cheveux gris sont plantés sur sa tête d'une façon très étrange et ses yeux jaunes sont exorbités. Il est vêtu d'un simple pyjama â rayures et d'une chambre de nuit, n'ayant même pas de chaussons.
« – Ah, cette jeune fille est vraiment malpolie ! »
« – Oui, elle devrait pas nous dévisager ainsi... »
« – Je vais la tâter avec mon aiguille, qu'en penses-tu, Thackery ? »
« – J'en pense que c'est une bonne idée, Mally ! » la jeune fille attrape donc ce qu'elle appelle aiguille et la pointe vers moi. Un sourire mauvais se dessine sur le visage pâle de la harpie. Je ne sais vraiment pas quoi faire face à ces trois personnes bien plus étranges les unes que les autres et pourtant... Pourtant quelque part, j'ai l'impression de connaître leur parfum, d'avoir déjà vu leurs yeux ou leurs vêtements... Mais qui sont-ils donc ?
« – Cesse donc d'importuner Alice ! » une voix retentit et tout le monde s'arrête de bouger. Tous se tournent vers la personne qui a crié pour s'apercevoir qu'il s'agit de l'homme au chapeau haut-de-forme. Il me semble que je n'ai jamais été aussi heureuse de voir un parfait inconnu. Ce dernier est accompagné du petit garçon aux cheveux blancs et d'un homme vêtu tout de bleu qui fume la pipe. Il est âgé, cela se devine à ses traits ridés et fatigués. Il s'appuie sur une canne et s'approche de moi avec une grande délicatesse; comme si j'étais un papillon extrêmement rare qu'il désirait pour sa collection.
« – Alice, tu dois sûrement nous avoir oubliés à nouveau mais nous, nous ne t'oublierons jamais. Ah, ma chère enfant, tu as bien grandi depuis la dernière fois. Quel âge as-tu à présent ? »
« – Oh, je vais sur mes vingt-et-un ans. » l'homme tire sur sa pipe et prend un air penseur.
« – Alice. Je vais bientôt disparaître, emportant tout mon savoir et mes connaissances avec moi. Hors, comment pourraient se débrouiller cette bande de bras cassés sans le savoir absolu d'Absolem la chenille ? »
« – Je ne sais pas, Monsieur. »
« – Et bien, si tu ignores la question, je vais te donner la réponse. » il pose sa main sur mon épaule et s'approche de mon oreille.
« – Souviens-toi ! » sa voix, pourtant chuchotée, me donne l'impression d'avoir été hurlée. Elle résonne dans mon crâne mais je n'ai pas l'impression d'y réfléchir plus longtemps car le vieil homme me pousse violemment contre le sol.
Enfin, c'est ce à quoi je m'attends mais ma chute ne se limite pas au sol. Je tombe dans un large trou; c'est une chute douce comme les feuilles des arbres à la naissance de l'automne. Divers objets gravitent autour de moi, des tasses à thé, des chaises, des chapeaux. Il y a de tout. Puis, soudainement, tout me reviens en mémoire. C'est violent. Ma tête est prise d'un mal et est subjuguée par les souvenirs. Oui, je me rappelle du Chapelier, de Mally Umkin, de McTwist le lapin blanc, de Chess et du lièvre de Mars. Le visage horrible de la reine rouge apparaît soudainement, rapidement estompée par la beauté de la reine blanche. Tous les moments passés au Pays des Merveilles reviennent par vagues. À mesure que je descend dans ce trou noir, je me souviens de tout. Et quand j'arrive en bas, tombant dans les bras de mon très cher Chapelier, tous me sourient.
« – Bon retour à la maison, Alice. » me disent-ils en chœur. Oui, ici je suis chez moi. Bien plus que n'importe où en Angleterre.