Des rires fusent depuis l’étage inférieur. Ainsi que des cris et des personnes qui parlent de plus en plus fort pour se faire entendre par-dessus le brouhaha ambiant, ayant abandonné l’idée de murmurer dans l’oreille de leur vis-à-vis. Akaashi referme la porte des toilettes derrière lui, étouffant momentanément l’agitation qui lui semble si lointaine. Il ne la verrouille pas à clé, sachant très bien qu’il s’agit de l’unique salle de bain de la maison et que, vu l'amont d'alcool ingurgité par ses pairs, ce serait une très mauvaise décision autant. Il jette un coup d’œil alentour dans la pénombre — il ne s’est pas donné la peine d’allumer la lumière. Il ne ressent ni le besoin ni l’envie qu’on puisse admirer son malheur sous les éclats lumineux qui se reflèteraient sur les carreaux de la baignoire. Il se laisse glisser dans cette dernière, ramenant ses genoux contre sa poitrine dans un geste d’autoprotection si jamais il venait à l’idée d’un quelconque individu de venir déranger sa séance d’apitoiement.
Son regard se glisse sur le rideau de douche aux motifs grotesques —des petites chouettes bicolores ringardes— qui pendouille misérablement sur sa tringle tordue et ne peut empêcher un léger rictus naître sur ses lèvres. Il se rappelle de la fois où ils étaient revenus d'une fête ensemble et qu'il l'avait supplié de venir dans la salle de bain avec lui parce qu'un monstre l'y harcelait quand il y venait seul. Il avait donc suivi le fêtard et, à cause d’un malencontreux accident, s’était retrouvé à demi accroché au rideau, tordant la tringle, tandis que l’autre ricanait bêtement derrière lui, le monstre de ses pensées très vite oublié. Bien qu'il soit plus jeune, Akaashi ne pouvait jamais rien lui refuser. Mais ce n'était pas qu'avec lui après tout. S'il se retrouve seul dans cette pièce ce soir c'est grandement dû à son incapacité à refuser quoi que ce soit à ses amis.
C'est de la faute à Hajime s'il a accepté de venir. Avec son regard de chien battu et ses supplications incessantes ; il ne pouvait simplement pas lui dire non. Et puis il savait qu'Oikawa-kun serait là et il voulait s'assurer personnellement que son meilleur ami garderait la face. Il ne saisit pas encore très bien la complexité de leur relation mais il connait assez bien Hajime pour savoir qu'il lui fallait un bras-droit dans cette histoire. Sauf qu’à peine étaient-ils arrivés qu'Oikawa-kun se jetait à son cou et à l'heure actuelle ils doivent sûrement encore s'embrasser dans la cuisine. Ou était-ce dans le jardin ? Akaashi secoue la tête et le monde vacille légèrement autour de lui. Il n'a pas bu pourtant ; il ne boit jamais. Mais un sentiment désagréable continue de lui écraser la poitrine. C'est certainement parce qu'il se retrouve ici, dans cette maison qu'il connaît par cœur, après tout ce temps... Etrangement, il ne l'a pas encore vu ce soir. Pourtant l'hôte de la fête n'est pas du genre à passer inaperçu. Et il serait capable de le reconnaître même si on lui bandait les yeux et bouchait les oreilles. Mais il ne l'a pas encore vu et curieusement, cela ne fait qu'aggraver la sensation en lui. Cela faisait un moment que la douleur ne lui avait plus donné envie de pleurer. Il se trouve pathétique mais il s'est toujours autorisé à pleurer, quelle que qu'en soit la cause.
Quand il était plus jeune et qu'il avait du chagrin, il se rappelle que sa mère le prenait sur ses genoux, caressait doucement les boucles de jais de ses cheveux et séchait ses larmes en lui disant qu'il n'y avait pas de plus noble raison que de pleurer parce qu'on en a le droit. Alors recroquevillé dans la baignoire, il laisse échapper quelques sanglots misérables. Est-ce parce qu'il lui manque ? Il se rappelle très bien son passage en terminale, quand il avait soudainement eu l'impression de se retrouver seul au monde. Ce n'était évidemment pas le cas. Il lui restait son équipe de volleyball, ses amis comme Kenma ou Hajime et même sa famille malgré la tension qui ne faisait que grandir entre eux. Mais pourtant, durant des semaines, jusqu'à ce qu'il rentre pour la première fois, jusqu'à ce qu'il se retrouve de nouveau face à lui, qu'il puisse de nouveau caresser son visage et se laisser couler dans son étreinte, il ne ressentait que de la solitude. Eventuellement, il avait su s'en débarrasser. Il s'était un peu plus concentré dans ses études, avait tenté d'arranger les choses avec ses parents, avec ses amis. A la fin de l'année, ses résultats frôlaient l'excellence. Il se rappelle encore très bien le sourire rempli de fierté qu'il lui avait offert quand il lui avait annoncé, par Skype, qu'il pouvait choisir n'importe quelle université grâce à ses résultats. Et la surprise dans son regard doré au moment où il lui avait dit qu'il pensait rejoindre le cursus d'ingénierie médicale de son université à lui. Cela lui fit penser qu'il avait encore des devoirs à rendre avant la fin de la semaine. Et un examen prévu le lendemain.
C'était idiot de venir à cette fête. Il aurait dû partir dès la seconde où il s'était assuré qu'Hajime irait bien. Mais il fallait toujours qu'il espère trop. D'après sa mère, il était né avec une âme de romantique. Peut-être que c'était ça qui le forçait à toujours tourner la tête dans la foule dès qu'il apercevait quelqu'un avec des cheveux blancs. Ou qui l'avait poussé à prendre anglais comme option de langue alors qu'il était pratiquement bilingue depuis le lycée. Juste pour avoir une excuse pour passer plus de temps avec lui. Au final, ça s'était retourné contre lui. Il manquait des cours pour éviter de le croiser et même si ça n’avait aucune répercussion sur ses notes, sa mère lui avait passé un savon mémorable pour gâcher ainsi son assiduité parfaite. Elle n’avait pas toujours été comme ça ; sévère et froide et parfois cruelle. Mais depuis le divorce, elle s’était mise en tête de faire de lui un garçon parfait. C’est pour ça qu’il ne lui avait rien dit concernant leur relation. Il savait —il sait— qu’elle ne comprendrait pas. Pour elle, ce n’était —ce n’est— pas naturel de tomber amoureux de quelqu’un comme soit. L’amour cultive la différence, dit-elle. L’amour c’est un tremplin pour un avenir meilleur. L’amour, il faut savoir choisir le bon avant qu’il ne soit trop tard. Il ne peut pas lui en vouloir. Il sait qu’elle a souffert durant tant d’années rien que pour le protéger, lui. Et il ne veut pas la décevoir comme l’a déçu son père. Alors il ne lui a jamais parlé de lui. Vu comme ça s’est terminé, il a eu raison de ne pas le faire.
Il ne se rappelle même plus pourquoi ils se sont séparés. Qu’elle était la raison ? Quel élément a rendu leur relation idyllique aussi terrible, tout ça si rapidement ? Il a l’impression que tout allait encore à merveille à peine quelques semaines plus tôt. Mais maintenant il est ici, pleurnichant pitoyablement dans la baignoire de son ex-petit ami à une fête à laquelle il aurait aimé ne pas venir. Ils passaient leurs soirées au téléphone quand ils ne pouvaient pas se voir. Ils ne faisaient rien de particulier. Ils partageaient simplement ensemble ces petits bouts de quotidien. Il lui montrait comment cuisiner des plats végétariens, il lui apprenait à résoudre des équations de haut niveau. Ils étudiaient ensemble. Mangeaient ensemble. S’endormaient ensemble. Même loin de l’autre, la distance n’était jamais un problème. S’ils avaient besoin de dire quelque chose, si un truc les dérangeait, ils n’avaient jamais peur d’en parler. Alors comment en étaient-ils arrivés à ce silence pesant ? Akaashi n’avait pas remarqué, au premier abord, que quelque chose était différent chez lui. Sa première faute. Lui qui pourtant savait tout voir chez lui, savait canaliser le moindre de ses sentiments pour le rendre moins éprouvant à ressentir. Avant même de tomber amoureux —avait-il vécu un seul jour sans être amoureux depuis leur première rencontre ?— il savait comprendre mieux que personnes les émotions qui bouillonnaient en lui, qui le rendaient parfois instable et tendaient à le rendre dangereux pour lui-même. C’est qu’il était —est toujours— sensible malgré son apparence joviale et excessive. Personne ne semblait le remarquer. Ils se moquaient gentiment de lui sans toutefois essayer de le comprendre, de le canaliser. Akaashi était différent. Il voulait continuer à l’être. Mais malgré toute cette intimité qu’ils partageaient, il n’avait pas été capable de le retenir.
C’était une étoile. Et malgré tous ses efforts, Akaashi l’avait laissée mourir. S’éteindre. Disparaître.
Bokuto n’y croit pas. Pourtant Kuroo n’est jamais du genre à mentir concernant les choses de première importance (que sont le volleyball, la nourriture et les relations amoureuses qui se sont terminées sans trop de raisons apparentes) alors il le croit. Même si c’est drôlement compliqué. Après tout, qu’est-ce qu’Akaashi ferait chez lui ? Pas qu’il ne l’ait pas invité, loin de là, il est même ravi qu’il soit venu. Mais il n’a pas trop de raisons pour ça. Plus depuis qu’ils ne se parlent plus, en tout cas. Avant, Keiji n’avait jamais besoin d’une raison pour venir traîner dans les parages. Il s’asseyait sur le plan de travail et l’écouter parler, parler et parler. Ou ils sortaient dans le jardin. Parfois ils se lançaient la balle, parfois ils se couchaient dans l’herbe si proches l’un de l’autre qu’ils ne savaient même plus où commençaient leurs corps. Ils pouvaient passer des heures ainsi, à observer le ciel jusqu’à ce qu’il devienne noir et qu’ils ne voient pas plus loin que le bout de leur nez. Ses colocataires ne faisaient jamais attention à eux. Impossible que ce soit Kuroo ou Yamamoto qui l’ait invité. Encore moins probable qu’il s’agisse de Kenma. Peut-être a-t-il accompagné Iwaizumi pour voir Oikawa ? Il hausse les épaules à sa propre réflexion et lâche un lourd soupir qui lui vaut un coup d’œil curieux de la part de Kuroo. Il secoue la main d’un geste évasif et se redresse. Si Akaashi est bel et bien là, pourquoi est-ce qu’il ne l’a pas encore vu ? Même s’il se fond facilement dans la masse, habituellement il parvient toujours à le repérer. Comme une petite lumière dans une nuit sombre. C’est ce qu’il est, après tout.
- Bro, peut-être que je me suis trompé. C’était peut-être pas lui. Tu devrais profiter au lieu de fixer tout le monde comme ça. On va encore croire que t’es bourré.
Nouveau geste de la main, pour le faire taire cette fois-ci. Il se fiche de ce que peuvent penser les gens de lui. Et il sait que Kuroo ne confondrait pas Akaashi avec quelqu’un. Il le connaît trop bien pour ça. Se balançant d’un pied à l’autre, il pivote sur lui-même pour avoir une vue d’ensemble sur la cuisine. Des gens qui s’embrassent, d’autres qui rigolent. Beaucoup de personnes qui boivent et qui crient pour communiquer. La musique est particulièrement forte ce soir. S’ils ne vivaient pas dans un quartier estudiantin la police aurait débarqué depuis belle lurette pour les faire taire.
Personne dans la pièce ne retient son attention. Ennuyé, il décide d’approfondir sa recherche. Il ne sait pas ce qui le pousse autant à vouloir le voir vu qu’ils ne se côtoient plus vraiment et qu’il n’a aucune raison d’aller lui parler. Qu’est-ce qu’il lui dirait, même ? Une simple salutation ? Un bref hochement de tête ? Il n’a jamais été doué avec les mots. Les lettres se mélangent toujours trop vites dans son esprit, elles se confondent et ça l’agace. Akaashi n’avait pas besoin de mots pour le comprendre. Un seul voyage dans son regard suffisait. Il saisissait l’importance de ses sentiments, la complexité de ses émotions. Kuroo aussi en est capable. Mais il est loin de son niveau. Akaashi lui manque. Il ne se ment pas à lui-même. Il le sait très bien. Tout le monde le sait très bien. Sauf peut-être le principal concerné. Mais se sont-ils donné l’occasion d’en parler ? Il ne sait même plus. Le début reste clair, gravé dans sa pensé. La première fois qu’il a vu Akaashi dans le gymnase, le son de sa voix, son regard profond, ses mains autour de la balle, la précision dans ses lancers. La fin, quant à elle, est plus vague, plus confuse. Il sait que c’est ce qui caractérise une fin : on ne sait jamais vraiment quand elle est survenue. Mais c’est frustrant. Il veut savoir. Mais il n’ose pas poser les questions.
Le problème dans tout ça, c’est que personne ne sait quand c’est arrivé. Ils étaient ensemble et soudainement ils ne l’étaient plus. Il n’y a pas eu de dispute — il n’y a jamais eu de dispute entre eux — mais il n’y a pas eu de longue conversation non plus. Un jour ils ont arrêté de se parler et c’était fini. Maintenant, il n’ose même plus le regarder dans les yeux quand ils se croisent dans les couloirs, de peur qu’il ne lise en lui tous les sentiments qu’il contient difficilement. Il a aussi remarqué qu’Akaashi ne se présentait plus aux cours qu’ils ont en commun. Est-ce parce qu’il l’évite ou que son niveau est déjà trop bon pour continuer à y perdre du temps ? Il n’en sait rien.
Il monte les escaliers pensivement, bute sur les marches, vacille, manque de s’écrouler et de les dévaler sur le derrière. Il se retient à la rambarde et pousse un énième soupir. Il a soudainement envie de renvoyer tout le monde chez eux et de se rouler en boule dans la baignoire. Mais il sait que ça ne se fait pas. Et que personne ne le prendrait au sérieux. Alors il serre les dents et se traîne jusqu’à la salle de bain. Si Akaashi est bel et bien venu pour accompagner Iwaizumi, il est sûrement reparti depuis longtemps. A quoi bon rester si c’est pour regarder Oikawa et lui s’embrasser sans aucune retenue ?
Il se glisse dans la pièce sombre, son cœur trop triste pour prendre la peine d’allumer la lumière et se laisse tomber dans la baignoire. Mais contrairement au froid et à la dureté de l’émail son corps échoue contre une boule de chaleur. Pas une boule. Une autre personne. Il lève le regard et tout son corps disparaît. Il n’existe plus. Il souhaiterait ne plus exister. Pourquoi Akaashi est-il ici ? Pourquoi Akaashi se retrouve-t-il dans sa baignoire ? Pourquoi est-ce que ses yeux sont rouges et bouffis ? Pourquoi Akaashi, son Akaashi, est-il en train de pleurer ? Dix milles questions lui traversent l’esprit et aucune réponse ne vient le secourir. Il est seul dans un océan d’incertitudes à dix centimètres —peut-être plus, il n’a jamais été doué avec les estimations— de son petit-ami. Ex petit-ami. Quand son esprit redevient fonctionnel, une fraction de secondes trop tard, il s’écarte à l’autre bout de la baignoire et baisse les yeux.
Aucun d’eux ne bouge pendant un petit moment, une poignée de minutes, une infime éternité et finalement Akaashi tente de se redresser. Mais ses jambes sont engourdies d’être resté dans cette position pendant trop longtemps et sa tête continue de tourner et il est trop gêné de la situation et il finit par glisser, se rattrapant mollement au rideau. La tringle se tord un peu plus et il la regarde, les yeux écarquillés. Malgré lui, Bokuto éclate de rire. La situation lui rappelle des souvenirs agréables. Avant qu’ils ne redeviennent des étrangers. Mais sont-ils vraiment étrangers ? Non. Akaashi n’a pas tant changé que ça. Il reconnaît la lueur timide dans son regard, le léger tremblement dans ses doigts et la manière dont ses muscles sont tendus, là, de la nuque aux épaules. Au premier coup d’œil, Akaashi n’est pas quelqu’un d’expressif. Son visage ne dit jamais rien sur ce qu’il ressent. Mais Bokuto a appris à lire son corps et la manière dont il retranscrit tout ce que son faciès, aussi beau soit-il, est incapable d’exprimer.
- Fais attention, ‘Kaashi. Si tu tombes dans la baignoire, on va encore dire que je t’ai poussé.
Il ricane doucement malgré lui. Il n’est plus vraiment triste. Parce qu’il sait —il le ressent— que son meilleur ami —petit ami ?— n’est actuellement pas mal à l’aise.
- Comme la fois où tu m’as volontairement poussé dans la piscine, c’est ça ? Alors que j’étais tout habillé. Et que je portais la PSP de Kenma ?
Ils échangent un regard complice, comme si de rien n’était. Est-ce que tout est réparé ? Est-ce qu’il n’y a plus aucun problème entre eux ? Non. La lueur dans les yeux de jade du noiraud disparaît et son expression redevient ce qu’elle était auparavant ; remplie d’une tristesse silencieuse. Pourtant, il ne retente pas de partir. Il s’est réinstallé dans la même position mais à l’opposé de lui, ses genoux supportant son menton, ses épaules tendues, ses mains fragiles. Les sanglots qui noyaient son visage sont retournés au large, ne laissant sur la plage de son visage que des yeux irrités par les sels marins.
En bas, quelqu’un a augmenté encore le volume. La musique, auparavant étouffée par la porte de la salle de bain, glisse jusqu’à eux tout en basses et en paroles indescriptibles. Mais ils n’en ont pas besoin. Ils savent de quelle chanson il s’agit. Quel curieux coup du sort. Ou est-ce un coup de pouce de Kuroo ? Il en serait capable.
Akaashi déglutit. Il s’en rappelle comme si c’était hier. A des kilomètres de là, dans sa chambre, chez lui, à Tokyo, allongés, lui sur son lit, Bokuto sur le tapis, la chanson remplissant la pièce. C’était une découverte qu’il voulait lui faire partager. Il savait qu’elle lui plairait. C’était son genre de musique. Après tout. Le bicolore s’était redressé avant même le dernier couplet, une étincelle dans les yeux, un sourire sur les lèvres. Combien de fois, avant ce moment-là, Akaashi s’était-il surpris à observer ces lèvres ? A y songer en caressant les siennes du bout des doigts ? Trop souvent pour qu’il ne puisse se l’avouer. Mais il n’avait pas été le seul apparemment. Parce qu’alors que la voix du chanteur mourait dans les haut-parleurs de sa sono, Bokuto lui avait posé une question. Quatre mots tout simples. Je. Moi. Peux. Pouvoir. Décision. T’. Toi. Embrasser. Un baiser. Ces lèvres contre les siennes. Il n’était pas doué avec les phrases, les mots, les interrogations. Mais ses paroles contenaient tellement de pouvoir. Sa voix, pour Akaashi, était la plus douce des mélodies. Il avait acquiescé timidement. Il en mourrait d’envie. Il s’en rendait compte à présent. Mais Bokuto était comme un animal sauvage, campé ainsi sur ses genoux, appuyé sur le rebord de son lit, faisant pencher le matelas trop mou sous son poids. A force d’être couché par terre, ses cheveux avaient perdu un peu de leur volume. Et la chemise de son uniforme sortait de son pantalon, laissant deviner un pan de peau bronzée. Il portait des chaussettes dépareillées ce jour-là. Et il sentait les fleurs coupées et le sapin. Akaashi ne savait pas comment il s’était débrouillé pour sentir comme ça alors qu’ils vivaient à Tokyo et qu’ils étaient au milieu de l’hiver. Mais ça lui plaisait. Il aimait les impossibilités qui composaient Bokuto Koutarou. Et alors qu’une nouvelle chanson se lançait, que le chanteur renaissait, que les musiciens retrouvaient goût à la vie, leurs lèvres se frôlèrent avec avidité et appréhension. La même chanson résonne désormais à nouveau. Mais les longs doigts d’Akaashi ne glissent plus sur la nuque de Bokuto, venant timidement caresser ses cheveux. Et les mains sûres et réconfortantes du bicolore n’encadrent plus le visage de son meilleur ami.
Ils ne se regardent plus. L’un sachant que ses yeux pourraient trahir toutes ses émotions. L’autre terrifié de voir quelque chose qui ne lui plairait pas. Akaashi se l’avoue désormais. Il a peur de découvrir que Bokuto ne l’aime plus alors que lui est toujours désespérément amoureux. Il ne veut pas être certain qu’il est le seul à souffrir.
- Dis… Keiji ?
L’utilisation de son prénom lui fait mal. Une douleur indescriptible. Elle le remplit de ses orteils jusqu’à l’arrière de ses oreilles. Il ne pleure jamais devant les autres. Même pas devant Bokuto. Mais si c’était chose courante alors il serait en larmes. Il sait que ce qu’il va lui dire est important. Parce que c’est comme ça que Bokuto fonctionne. Il aime lui donner des surnoms, il aime prononcer son nom de la mauvaise manière rien que pour le plaisir de se faire réprimande derrière. Alors s’il utilise son prénom, c’est que c’est important. Il réajuste sa position, serre un peu plus son jean sous ses doigts. Il va sûrement officialiser leur rupture. Mettre des mots sur le point-mort dans lequel ils se trouvent. La balle est dans son camp. Pas besoin de passeur si on marque avec un service gagnant.
Mais au lieu de se mettre à tourner autour du pot comme il le ferait normalement, au lieu de chercher comment formuler ses phrases pour réussir à exprimer ce qu’il veut vraiment —trois mots : je te quitte— il se met à raconter une histoire. Une anecdote. Un souvenir.
- Tu te rappelles quand il y a eu ce terrible orage ? L’été passé ! Il y avait tellement de pluie et de vent que tu étais bloqué ici. Et l’électricité avait été coupée aussi. Alors on était venus se réfugier ici parce que tu refusais qu’on allume des bougies ailleurs dans la maison à cause du parquet. Tu m’avais parlé de ta mère. Je t’avais raconté une histoire sur mon chien et tu m’avais dit que mes mains s’exprimaient mieux que ma langue.
C’est vrai. Tandis qu’il bute sur les mots à mesure qu’il parle, ses mains, elles, sont totalement libres. Elles montrent sa joie —quand il en fait des poings qu’il jette en l’air pour célébrer—, sa colère —quand il les serre si fort que ses jointures deviennent blanches—, sa peine —quand elles sont là, entremêlées nerveusement l’une avec l’autre. Bokuto Koutarou n’est pas un homme de parole mais d’action. Il montre, de toutes les manières possibles, ce qu’il veut. Et quand, timidement, il pose sa paume sur le dos de sa main, Akaashi frémit. Il s’autorise à lever le regard. Une vague de lumière s’écoule en lui. Un courant de chaleur le remplit. Ils ont beau se trouver dans le noir complet et pourtant il a l’impression que quelqu’un a allumé le soleil juste là, à côté de lui. C’est le pouvoir des yeux dorés de Bokuto. Même dans la plus glacée des nuits d’hivers il saurait faire renaître la vie tout au fond de son cœur.
- J’ai cru que tu étais en colère. Que j’avais fait quelque chose. Que tu m’en voulais. Je suis désolé de t’avoir laissé dans le silence… Keiji. Ne me laisse plus tout seul.
Il n’a pas besoin d’ajouter « sauf si tu veux vraiment que je te laisse » parce qu’ils se connaissent par cœur. Il voit dans la manière dont ses muscles se sont détendus, dont sa tête s’est redressée et dont ses mains ont relâché son pantalon qu’il n’est plus inquiet. Ils fonctionnent en tandem. Le passeur et son ace. La nuit et son étoile. Le regard et les mains. Ils entrelacent leurs doigts, avec douceur et attention. Comme si un geste trop brusque risquait de brûler leurs paumes.
- Pourquoi est-ce qu’on s’est éloignés comme ça ?
La voix d’Akaashi, nouvelle dans l’écho de la salle de bain est timide et incertaine. Bokuto est tellement penché vers lui, sa tête presque sur ses genoux, à moitié étendu dans la baignoire, que tout ce qu’il peut faire c’est hausser maladroitement les épaules.
- J’ai cru que tu t’éloignais de moi. Je savais pas comment te rattraper. J’avais beau tendre la main que tu étais déjà hors de portée.
- Et moi qui pensais que c’est toi qui voulais t’échapper.
Il rigole péniblement. Douloureusement. Bokuto caresse sa joue contre ses genoux et lève les yeux vers lui. Sa main toujours contre la sienne, chaleur et réconfort.
- Je ne te laisserai plus partir, Keiji. J’ai besoin de toi.
Akaashi va se remettre à pleurer. Il le sent. Trop tard pour refermer les vannes. De sa main libre il lâche son jean et frotte son œil gauche d’un geste qui se veut nonchalant. Mais l’autre n’est pas dupe. Il se redresse correctement, se plaçant sur les genoux, toujours sans le lâcher, et se penche en avant. Il caresse sa joue, ramassant quelques larmes au passage.
- Ne pleure plus Keiji ! S’il te plaît !
Il a l’air d’un enfant. Mais il est tellement plus que ça. Akaashi renifle un coup et ne peut s’empêcher de rire doucement. Cette fois, la douleur s’envole. Les larmes la chassent.
- Alors arrête de m’appeler par mon prénom ! Tu sais que je suis faible pour la manière dont tu le prononces !
Bokuto se met à ricaner. De son rire franc et sincère. Et il roucoule son prénom encore et encore, noyant le visage de son meilleur ami — petit ami, compagnon, âme sœur — sous les larmes.
- Laisse-moi t’embrasser, Keiji, s’il te plaît.
C’est une question à laquelle le noiraud répond en souriant, rapprochant son visage du sien. Ils se confondent dans une étreinte confortable et protectrice et leurs lèvres se nouent et se dénouent dans un rythme lent et agréable. Ils s’aiment et, après tout, c’est ce qui compte le plus.