The Hitman Chronicles v2

histoire originale incomplète, 9 chapitres


Je n’ai apparement plus longtemps à vivre. C’est ce que le charlatan qui ose s’appeler lui-même un "médecin" m’a dit. Son avis m’importe peu. Il n’y a qu’une seule personne sur terre qui peut décider de quand je vais passer l’arme à gauche et c’est moi.

Je refuse de faire confiance à ce type sous prétexte qu’il a accroché des diplômes sur les murs de son cabinet miteux. Et même s’il venait, par le plus pur des hasards, à avoir raison, à quoi est-ce que ça m’avance de savoir que dans quelques mois je pourrai manger les pissenlits par la racine ? Ca me gâcherait presque le plaisir. Je n’avais pas envie d’être au courant. Ca en reviendrait à envoyer moi-même les invitations pour l’enterrement.

Mais si je l’ai fait c’est pour Pietro. Pour le rassurer. J’avais prévu que ce plouc de practicien me confirme ce que je pensais. Non mon bon monsieur Noether, vous n’avez rien de grave. Vos pertes de mémoires sont juste les effets de l’âge, ça arrive à tout le monde. Rentrez chez vous et buvez une tisane et tout ira mieux. Voilà ce que j’aurais voulu entendre après m’être assis sur cette vieille chaise bancale. Au lieu de ça, je vais devoir retourner à la maison et faire face à Pietro.

Le docteur m’a conseillé d’écrire un journal. Pour garder toutes mes pensées quelque part. Histoire d’avoir un endroit où chercher si j’oublie encore. J’aurais refusé mais il m’a refilé ce carnet alors je l’ai pris. Quelques pages ont été arrachées donc je pense qu’il a déjà été utilisé mais ça me va. J’imagine que, du coup, ceci est la première entrée de mon journal. Ou un truc du style. En temps normal je n’aurais pas écrit quoique ce soit entre ces lignes mais la vérité est que j’ai besoin de tuer le temps avant de rentrer. Je ne suis pas sûr d’avoir envie de devoir expliquer la situation à Pietro pour le moment.

Je ne sais pas vraiment comment fonctionne un journal. Est-ce que je suis censé l’écrire en ayant en tête ma postérité ? Est-ce que je peux me targuer d’avoir une vie assez intéressante pour que des gens veuillent lire mes pensées les plus intimes après ma disparition ? Est-ce que je suis censé expliquer qui je suis ? Ce que je fais ? Qui sont les gens dont je parle ?

Je suis un vieillard. Je n’ai jamais eu de journal intime. Je me sens comme une adolescente en pleine crise de puberté. Peut-être que Safina tient un journal intime. En tout cas, hors de question que je lui parle de ce carnet. Je la connais. Si je le mentionne, elle fera tout pour le trouver et le lire. Je te connais Saf ! Si je ne suis pas mort lâche ce carnet ! Même si je suis mort d’ailleurs ! Tu n’irais pas fouiller les caleçons de ton père. Et bien c’est pareil avec mon journal. Je suis pudique. J’ai besoin de posséder mon propre jardin secret.

Ouais, non. J’ai eu envie d’écrire ça mais ça sonne bien trop fleur bleue à mon goût. Ce n’est pas mon genre.

Je m’appelle Dominique. Dom pour Safina. J’ai trente-trois ans. C’est la fin de l’été. Je vis dans un immeuble minable, dans appartement misérable avec mon meilleur ami, Pietro. Piet. Mon métier est confidentiel. Pour faire court, je suis livreur. Et sur mon temps libre je m’occupe d’une adolescente en difficulté scolaire, Safina. Je suis un peu son sponsor. Non, ça sonne bizarre. Je suis comme son oncle. Pas vraiment. Je suis son parrain. Voilà. Je m’assure qu’elle ne file pas de mauvais coton et qu’elle reste sur le droit chemin. Exactement. Je pourrais dire que je suis son ange gardien mais c’est faux et beaucoup trop gnangnan.

Je pense que le contraire serait plus correct. Safina m’a sortie d’une mauvaise passe et on peut dire que je lui renvoie l’ascenseur. Je ne m’occupe pas d’elle par pur bonté de cœur. Mais il faut dire que je me suis attaché à cette gamine.

Quoi dire d’autre ?

J’ai quitté ma famille il y a très longtemps. Je n’ai plus aucun contact avec mes parents. Mon père était fils d’immigrés et avait fait fortune comme marchand. Il a rencontré ma mère lors d’un voyage dans son pays natal et l’a ramenée ici après qu’elle soit tombée enceinte. Je crois qu’elle n’a jamais été très heureuse loin de sa famille. Malgré le mariage et les enfants, elle a toujours rêvé de retourner au près de sa mère. Peut-être qu’elle en a eu l’occasion depuis mon départ. Qui sait ? Je ne pense pas souvent à elle ou à mes frères. Et encore moins à mon père. Mais j’imagine que si je suis sur le point de rejoindre mes ancêtres, il vaut mieux que je renoue avec mes racines. Ou alors ça marche pas comme ça ? Je n’en ai aucune idée.

Je crois que j’écris surtout pour perdre du temps. Penser au regard de Pietro quand je vais lui annoncer la nouvelle me donne envie d’y finir ici et maintenant. Mais si je ne rentre pas, il va s’inquiéter. Je le connais par cœur. Alors je ferai mieux d’y aller. Je vais finir mon café et je laisserai un pourboire à la serveuse qui me fait de l’œil depuis que je suis arrivé. Si elle savait…

Au revoir. Je reviendrai peut-être. Ou alors j’oublierai ce carnet comme tout le reste.


Safina Khan n’avait plus mis les pieds dans une salle de cours depuis deux ans.

Elle préférait étudier les matières de son choix sur ses propres termes. En quelques sortes, elle s’était autorisée la scolarisation à domicile. Et, bien évidemment, ni ses parents ni ses frères et sœurs n’étaient au courant. Elle faisait passer Dominique pour son représentant légal et Pietro lui forgeait toutes les permissions dont elle avait besoin. C’était un deal en or. Sur la liste des choses qu’elle détestait le plus au monde, l’école et sa famille figuraient probablement au sommet.

Ce n’est pas qu’elle n’était pas assez intelligente ou que les cours l’ennuyaient, au contraire même. Elle adorait apprendre. Mais les autres élèves ne pouvaient pas comprendre qu’elle n’était pas comme eux. Que ses intérêts résidaient ailleurs que dans les livres d’algèbre et de géographie. Ils la traitaient de tous les noms sans même comprendre les injures qui sortaient de leurs bouches. Ils se félicitaient de la pousser à bout. Jusqu’à ce que sa colère explose. Elle fréquentait le même établissement privé que ses sœurs jusqu’à sa troisième exclusion. Là, ses parents m’avaient envoyée dans une école mal fréquentée qui se trouvait à l’opposé de la ville. Sans attendre une seconde de plus, l’adolescent avait sauté sur l’occasion et supplié Dominique de l’aider. Ce qu’il avait fait.

Dans sa famille, on était sorcière de mère en fille depuis plus de quinze générations. Et ses sœurs et elle n’avaient pas échappé à la tradition. Si son aînée, Anahita, possédait un don de prédilection pour les potions de soin et sa cadette, Dayanita, maîtrisait à merveille l’art de la divination, Safina, elle, n’avait aucun de leurs talents. Pas en ce qui concernait la magie blanche, en tout cas. Son domaine à elle se trouvait dans les poisons. Et elle rêvait de devenir une nécromancienne digne de ce nom. Mais chez elle, ce type de sorcellerie était proscrit. Tant bien que sa grand-mère et sa mère avaient préféré tirer un trait sur ses capacités de sorcière plutôt que de l’encourager sur une voie dans laquelle, pourtant, elle excellait.

Quant à son père, c’était une toute autre paire de manche. Il aimait probablement Brahma et Vishnu plus que ses propres filles. C’était un homme pieu. Il était tombé amoureux d’une sorcière mais n’avait pas abandonné sa foi pour autant. Il avait fondé son foyer et élevé ses enfants dans la religion et l’amour des dieux. Safina aimait cette partie de sa culture et s’y intéressait depuis toujours. Elle avait été la favorite de son père jusqu’à l’arrivée de son frère, le seul fils du foyer, Neven. Depuis, elle avait été reléguée au second plan. Plus personne ne s’intéressait à elle.

Elle passait le moins de temps possible en compagnie de sa famille. Elle ne supportait plus d’entendre les remarques passives agressives de sa mère, les louanges offertes à ses sœurs ou de voir tout l’amour dans le regard de son père quand il s’occupait de son fils. Tout cela ne faisait que lui rappeler ce qu’elle avait eu un jour. Tout ce qu’elle avait perdu quand son grand-père était mort.

C’est pour cela qu’elle se dirigeait actuellement chez Dominique et Pietro comme chaque jour de la semaine. Elle s’était levée tôt, bien plus tôt que ses sœurs, s’était préparée et avait quitté le cocon familial alors que la lune finissait à peine sa course. A l’extérieur, il faisait terriblement froid. Octobre était déjà bien entamé et l’hiver n’allait pas tarder à s’installer sur la ville. Safina n’aimait pas particulièrement l’automne mais l’aurore était son moment préféré de la journée, quelque soit la saison. Elle trouvait un certain réconfort dans l’atmosphère endormie de la ville. Comme si le monde tout entier était encore enveloppé dans une couverture en attendant l’heure adéquate pour se lever.

Levant la tête vers le ciel, elle observa les dernières étoiles qui disparaissaient derrière d’épais nuages. En dix-sept ans d’existence, Safina n’avait pas du voir plus de trois ciels bleus dans cette ville. Pluie ou non, les nuages régnaient toujours en maîtres. C’était un peu démoralisant mais on s’y habituait. Enfin, c’est ce que Dominique lui disait sans cesse. Mais l’adolescente avait de la peine à croire qu’on puisse s’habituer à une vie aussi monotone et grise que celle-ci… Elle resserra autour d’elle son blouson en cuir, qu’elle avait emprunté à son père, et se remit en route.

Le trajet de chez elle à l’appartement de ses amis n’était pas très long. Moins loin que celui pour aller jusqu’à l’école en tout cas. Au bout d’une petite quinzaine de minutes seulement, elle distinguait l’immeuble cabossé dans lequel ils résidaient. Le bâtiment ne payait vraiment pas de mine. C’était une sorte de petite tour de six ou sept étages qui semblait avoir été construite cent ans auparavant. La peinture, s’il y en avait eu une un jour, avait complètement disparu. Ne laissant plus qu’une facade triste dont la couleur vacillait entre le gris et le vert. Mais ce qui faisait réellement tout le charme de la construction se trouvait dans le fait pur et simple que l’immeuble penchait dangereusement sur la gauche. Et Safina aurait mis sa main à couper que l’inclinaison s’accentuait de jour en jour.

L’intérieur n’était pas vraiment plus rassurant que l’éxterieur. Quelques planches du parquet s’enfonçaient sous les pieds, les marches grinçaient comme si elles subissaient de la torture et, sur plusieurs étages, il manquait des bouts à la balustrade. L’ascension aurait pu inquiéter n’importe qui de sain d’esprit. Surtout que Dominique et Pietro vivaient au dernier étage. Mais Safina n’avait pas peur. Elle savait que, quoiqu’il lui arrive, Dom préférerait trouver un moyen de la ramener à la vie plutôt que de devoir expliquer à ses parents pourquoi elle se trouvait chez lui au lieu d’être au lycée.

C’est avec cette pensée rassurante que la jeune fille continua de grimper jusqu’à se trouver sur le palier du dernier étage. Devant elle, deux portes. Le deuxième appartement était vacant depuis au moins trois millénaires et elle avait perdu la clé du premier donc elle poussa la porte sans même toquer.

L’appartement en question était un trou à rat miteux qui s’ouvrait sur un couloir si exiguë qu’on aurait pu douter qu’il avait été créé pour des êtres humains. Safina longea le mur et en profita pour jeter un regard dans le miroir qui trônait sur le mur sans que personne ne sache pourquoi il se trouvait là. Elle sourit en constatant que son maquillage était parfait et remit en place quelques-unes de ses boucles rebelles. Satisfaite par le reflet qu’il lui était renvoyé, elle continua sa route et déboucha sur le salon.

La pièce était vide mais ce n’était pas très étonnant si on considérait le fait que la pendule accrochée sur le mur n’indiquait même pas encore huit heures. Elle déposa ses affaires à côté du canapé misérable qui trônait au centre de l’espace. Le velour vert qui, jadis, avait dû faire sa fierté avait perdu sa belle couleur et était déchiré sur plusieurs endroits. Il ne tenait plus droit depuis la fois où Pietro s’était jeté dessus un peu trop fort. Juste en face du sofa, une petite table basse en plastique orange se tenait fièrement sur trois pieds et demi, continuant docilement de faire son travail. Néanmoins, Safina préféra poser ses épais ouvrages sur le sol plutôt que de risquer de casser le seul meuble optionnel de la pièce.

Aucune décoration ne trônait sur les murs. Deux d’entre eux étaient cachés derrière des bibliothèques en bois sombre qui croulaient sous des milliards de livres et de bibelots divers qui appartenaient presque tous exclusivement à Dominique. Et, le connaissant, il les avait probablement tous déjà lus. Le troisième mur de la pièce était orné d’une fenêtre cachée derrière d’épais rideaux rouges, probablement en velours eux aussi. L’adolescente les tira, sortant le salon de l’obscurité. La luminosité n’était pas extraordinaire mais elle s’en contenterait vu que la seule et unique lampe de la pièce les avait lâchés et que personne ne prenait le temps de remplacer l’ampoule.

Après avoir installé ses grimoires sur la moquette brunâtre, Safina se dirigea dans la cuisine. Cette dernière était ouverte sur le salon et habitée par une table en bois qu’ils avaient trouvé dans la rue et deux chaises disparates. Le frigo n’était utilisé que par Pietro et l’évier débordait de vaisselle sale que tout le monde ignorait. Comme si, au bout d’un moment, les assiettes et couverts allaient décider de se nettoyer de leur propre chef. Alors que la jeune fille branchait la machine à café pour se servir une tasse, un bruit retentit dans la salle de bain suivi d’un grognement ressemblant plus celui d’un animal que d’un homme. Quelques instants plus tard, Pietro apparût devant elle. Ses cheveux étaient encore plus en bataille que d’habitude et le t-shirt, probablement emprunté à Dominique, qu’il portait pendait piteusement sur ses épaules. Il la salua à peine d’un signe de tête tandis qu’elle se servait une tasse de café. Elle lui rendit la pareille mais il avait déjà tourné le dos, parti en direction du frigo.

Quand il ouvrit la porte de celui-ci, Safina ne put s’empêcher de froncer du nez. Elle avait beau les connaître depuis des années, elle ne s’habituerait jamais à l’odeur du sang frais qu’ils conservaient dans leur cuisine. Pietro ne fit pas attention à elle et perça la poche de sang qu’il venait de sortir avec une paille, se mettant à siroter comme si de rien n’était.

Pour n’importe qui d’autre, la situation aurait été consternante. Mais l’adolescente avait grandi en connaissant Dominique et Pietro. Et le secret de ce dernier. Enfin, un seul regard jeté à son apparence donnerait la puce à l’oreille de n’importe qui. Des cheveux blonds, presque blancs, parsemés çà et là de mèches brunes, un teint blafard comme si le sang en lui ne battait plus, des yeux carmin qui semblaient brillaient si on les regardait trop longtemps et, surtout, une paire de canines aiguisées qui dépassaient légèrement d’entre ses lèvres.

Pietro était un vampire. Comme il en existait tant d’autres au monde.

Les légendes racontaient mille et une histoire qui semblaient plus improbables les unes que les autres. Au fond, personne n’était vraiment certain de comment ils avaient été créé. Tout ce qui importait était de garder leur existence cachée. Comme les sorcières. Et c’est là dedans que Dominique entrait en scène.

C’est après sa rencontre avec Pietro, quelques années auparavant, que l’idée de créer une système de livraison pour vampires lui était venu en tête. Car, si certains vampires tuaient des êtres humains pour se nourrir et se fichaient bien des risques encourus, la grande majorité n’était pas comme cela. Beaucoup de vampires n’étaient que des victimes du sort. Des pauvres âmes qui n’avaient rien fait pour mériter ça et se retrouvaient seules, livrées à elle-même. En ville, Dominique avait son lot de clients réguliers ;

Il y avait Madame Sofia, la femme qui vivait au troisième étage de leur immeuble. Elle n’était pas mariée et ne s’appelait pas Sofia mais c’était le nom qu’elle s’était donné lors de sa renaissance. Dietmark et Dierk, les amants qui occupaient un immense penthouse dans les quartiers aisés. Le vieux Howard, au coin de la rue, qui était grincheux depuis qu’un vampire l’avait mordu par accident plus de quarante ans auparavant. Ou encore la famille Goehring, Mariele et Max, dont les cinq enfants avaient été transformés par un sociopathe qui avait épargné les parents.

Il ne s’agissait que d’une petite portion des gens dont il s’occupait. Ils avaient tous leurs habitudes et leurs préférences et Dominique faisait de son mieux pour qu’ils puissent vivre leurs vies sans se soucier de la nourriture.

Et pour permettre cela, Dominique avait trouvé un moyen qui lui permettait de faire des bénéfices sur tous les tableaux. Pour faire simple, en plus d’être connu chez les vampires comme une personne digne de confiance, il était aussi réputé chez les humains comme le meilleur tueur à gages de la ville. Voire même du pays. Passer un contrat avec lui signifiait un travail impeccable. Il ne laissait jamais aucune trace. Ses victimes disparaissaient en un claquement de doigts et le peu d’enquêtes qui étaient menées finissaient en affaires classées sans suites.

C’était, en quelques sortes, une entreprise familiale. Pietro s’occupait de la liaison avec les vampires, Dominique leur fournissait des corps et Safina s’occupait d’extraire et de conserver le sang.

L’adolescente avait grandi dans cet environnement. C’est pour cette raison que de voir Pietro siroter sa poche de sang à sept heures quarante-huit du matin ne la dégoûtait plus autant qu’avant. Même s’il faisait exprès de boire de manière désordonnée rien que pour l’irriter. Du sang coula le long de ses lèvres et il l’essuya simplement du revers de sa main, se barbouillant encore plus la face. Il agissait comme un animal, c’en était consternant. L’adolescente roula des yeux et laissa le vampire dans la cuisine, retournant dans le salon pour travailler son chapitre du jour. Collant son ventre sur la moquette, elle se plongea dans la lecture et ne vit pas les heures défiler. Pietro dû retourner dans la salle de bain, son havre de paix, parce qu’elle ne le revit pas de la matinée.

L’après-midi commençait à peine quand Dominique émergea de sa chambre, enroulé dans une robe de nuit bordeaux et des cernes sous les yeux. Il enjambea l’adolescente et se dirigea immédiatement vers la machine à café. Celle-ci couina un peu et fini par obtempérer après qu’il lui ait donné un grand coup. Tasse en main, il vint s’asseoir sur le canapé et bu une longue gorgée avant d’adresser un coup d’œil à sa jeune amie. Il observa les différents livres ouverts devant elle ainsi que le carnet sur lequel elle prenait des notes avant de demander,

— Tu es ici depuis longtemps ?

— Quelques heures, je dirais, répondit-elle en levant les yeux vers lui.

Il acquiesça simplement et continua de siroter son café sans ajouter un mot. Depuis quelques semaines, le silence était devenu coutume. Il parlait moins qu’avant. Passant un peu plus de temps dans sa chambre, un peu plus de temps dans ses pensées. Safina en avait déduit que quelque chose le tracassait mais il refusait de lui dire quoique ce soit. Il finirait sûrement par lui en parler en temps voulu mais la curiosité commençait vraiment à ronger la jeune fille.

— J’ai quelque chose sur la face ? finit-il par demander alors que Safina continuait de l’observer distraitement.

— Hein ? Ah, euh, non ! Je me demandais juste si on pourrait aller voir Chung-Ae cet après-midi.

— Je dois aller travailler dans une heure. Pourquoi est-ce que tu n’y vas pas avec Piet ?

La proposition était sérieuse mais elle ne manqua pas pour autant de faire rire la jeune fille. S’ils formaient un trio c’était uniquement grâce à Dominique. Sans lui, les deux autres ne voyaient pas vraiment de raison de passer du temps ensemble. Safina n’appréciait pas particulièrement le vampire grincheux et le seuil de tolérance de Pietro pour les adolescentes était relativement bas. Ils se côtoyaient, se supportaient, mais en aucun cas il ne s’aimaient assez pour s’organiser une sortie. Au grand dam de Dominique qui rêvait d’une entente paisible entre eux. Et ce n’était pas faute d’avoir essayé ! Mais rien n’y faisait. Leurs personnalités étaient probablement trop différentes…

A ce moment-là, Pietro réapparut dans la pièce. S’il s’était montré grognon et distant avec Safina durant la matinée, désormais c’était très différent. Le sang qu’il avait bu lui avait rendu quelques couleurs et il s’était coiffé et changé, enfilant les seuls vêtements qu’il possédait, une paire de jeans bleus déchirés et un pull en laine aux motifs de patchwork duquel dépassait le col d’une chemise qui appartenait à Dom. D’ailleurs, quand il vit que ce dernier était réveillé son expression elle aussi changea du tout au tout. Son air fatigué disparut pour laisser place à des yeux brillants et un large sourire candide. Rapidement, ses mains fusèrent dans l’air tandis qu’il rejoignait le duo dans le salon.

— Bien dormi ? demanda-t-il en signant. Dominique acquiesça, lui rendant son sourire avec la même tendresse.

— Comme un bébé ! Je vais aller travailler mais Safina voulait aller chez Chung-Ae. Tu pourrais l’accompagner.

Il signait aussi avec la même précision que son ami. Ils avaient appris ensemble grâce à une ancienne habitante de l’immeuble qui était elle aussi malentendante. En effet, Pietro était complètement sourd de l’oreille droite et n’entendait pas grand-chose de l’oreille gauche. Ils ignoraient si c’était de naissance ou dû à un incident qui lui serait arrivé dans son enfance car il souffrait d’amnésie. Aucun souvenir de sa vie passée n’avait survécu à la transformation. Il ne savait même pas comment il était devenu vampire. Quand il s’était réveillé il ne se rappelait que de son nom. Pietro Vecchiato. Perdu et désorienté, il avait passé quelques mois terrifiants à errer dans les bois et se nourrir de petits animaux jusqu’au jour où il s’était retrouvé en ville. Là, il avait fait la rencontre de Dominique qui l’avait pris sous son aile. C’était sa vie, désormais. Et Pietro n’avait pas besoin de réponses concernant son passé. Il aurait toute l’éternité pour y penser. Il préférait se concentrer sur le présent, sur ce qu’il avait actuellement plutôt que de courir après des mystères.

— Je ne suis pas d’humeur, aujourd’hui, répondit-il sobrement avant de jeter un bref coup d’œil vers Safina.

Cette dernière tentait d’apprendre la langue des signes mais Pietro n’était pas très conciliant et Dominique était un professeur minable. Du coup, elle s’y essayait en autodidacte, observant ses amis quand ils discutaient. Essayant de comprendre ce qu’ils se disaient. Mais ce comportement avant le chic pour agacer le vampire qui se sentait épié.

Mettant court à l’ambiance qui commençait à tourner, Dominique se leva et s’étira, faisant craquer un bon nombre d’articulations. Il désigna ses deux acolytes du doigt en secouant la tête.

— Je ne veux pas d’embrouilles, c’est clair ? gronda-t-il en s’accompagnant de ses mains avant d’ajouter en direction de Safina, et toi, si tu veux aller chez Chung-Ae, tu pourras lui dire que j’ai un contrat qui requiert son assistance et que j’aimerais la voir dans la semaine. Okay ?

L’adolescente secoua vivement la tête, regroupant déjà ses notes et grimoires. Pietro roula des yeux et Dominique les observa tous les deux un instant de plus avant de s’éloigner en direction de sa chambre en soupirant. Ces deux-là allaient vraiment finir par lui faire perdre la tête.

Parfois, quand ça me prend, j’aime me dire que le temps n’est pas linéaire.

Évidemment, il y a un début et une fin. Comme pour toute chose. Mais ce qu’il se passe entre les deux n’est pas une succession d’événements. Plutôt un enchevêtrement. Hier soir, j’ai mangé des pâtes trop salées, j’ai bu de l’alcool sans nom. Mais était-ce vraiment hier soir ? Il existe tellement de choses que l’on répète inlassablement jusqu’à ce qu’elles se perdent. On connaît tous ces impressions de déjà-vu. La sensation de vivre plusieurs fois les mêmes moments. D’être coincé dans une boucle.

Ou peut-être que ça n’arrive qu’à moi ? Que personne ne comprend ce que je ressens. Je ne prétends pas être assez important pour me penser unique. Je me réveille tous les jours. La pluie continue de tomber. Ma casserole est cassée.

Je vais bientôt mourir.

J’ai décidé de continuer d’écrire dans ce carnet parce que j’ai envie de laisser quelque chose derrière moi. Un dernier souvenir pour Pietro. Pour que, même dans deux cent ans, quand tout ce à quoi j’ai jamais tenu aura été emporté par le temps et la poussière, il lui reste quelque chose pour se rappeler de ce court moment dans sa terriblement longue vie. C’est sûrement égoïste de ma part mais j’ai envie de croire qu’il continuera à penser à moi pendant tout ce temps. Pas de manière triste ! Juste… Une petite pensée de temps en temps.

Je ne lui ai pas encore dit. Qu’il ne me reste plus beaucoup de temps. Comment lui dire ? Quand je suis rentré, il m’a posé des questions. M’a pressé de lui répondre. J’ai dévié le sujet mais je pouvais bien voir dans ses yeux qu’il n’allait pas en rester là. Heureusement pour moi, ces derniers jours Saf était toujours là jusqu’à pas d’heure donc il n’a pas pu me confronter. Pas devant elle. Et je dois dire que je l’ai aussi un peu évité. Je suis resté dans la chambre même en sachant très bien qu’il était réveillé. Je l’ai laissé dans un coin de ma tête pendant que je m’occupais du reste. D’affaires plus pressantes.

Il faut dire que je suis très fatigué ces derniers jours, aussi. Je le sens dans mes os. Il me faut plus de temps pour me remettre de mes contrats. J’ai plus de peine à utiliser la force brute. C’est frustrant. Comme si le docteur avait raison. Ce n’est probablement rien. Juste la saison. Tout le monde sait que l’automne est le pire moment de l’année. Déjà que cette ville est déprimante en tout temps…

Honnêtement, j’utilise encore ce carnet pour tuer le temps. J’ai rendez-vous avec Chung-Ae, une… associée. Je dois la voir pour parler d’un contrat mais je n’ai aucune envie d’y aller. Ce n’est pas que je ne l’aime pas mais disons que notre relation est… compliquée.

Chung-Ae a été ma première amie quand j’ai quitté la maison de mes parents. On avait à peu près le même âge et je l’ai rencontrée en me réfugiant dans le café tenu par sa famille. C’est une femme charmante mais on peut dire qu’on a tous les deux évolués dans des directions différentes. J’aurai probablement toujours de l’affection pour elle mais tout est différent maintenant. On travaille ensemble, en quelques sortes. Elle m’aide pour certains contrats et je lui fournis certains renseignements. C’est gagnant-gagnant. Mais je ne peux pas m’empêcher de me dire qu’elle est en train de préparer quelque chose.

Ça n’aide pas que Safina soit absolument fan d’elle. Je l’ai emmenée une fois lors d’une rencontre parce que ses poisons pouvaient m’être utiles et, depuis, elle ne cesse de me rabattre les oreilles. Chung-Ae ceci, Chung-Ae cela. Je sais que c’est important pour son développement qu’elle ait des figures féminines fortes dans sa vie mais si elle pouvait éviter d’idolâtrer cette femme en particulier cela m’arrangerait.

Et puis rendre visite à Chung-Ae signifie devoir faire face à Vincent, son bras droit. C’est une femme terrifiante qui est toujours flanquée de deux immenses chiens à la truffe tellement allongée on dirait qu’ils sortent tout droit de l’imagination d’un enfant. Et c’est aussi une personne avec qui j’ai l’habitude de… m’amuser. Si vous voyez ce que je veux dire. Ce qui rend les choses embarrassantes. C’est un peu un conflit d’intérêts en quelques sortes. Et il se pourrait qu’elle m’en veuille encore pour l’avoir laissée en plan à plusieurs reprises… Je ne suis pas un homme de parole ! Ce n’est pas vraiment ma faute. Je me laisse entraîner dans mes lectures ou mon travail, je ne vois pas le temps passer et je rate un rendez-vous. Ou cinq. D’affilée. Avec une femme qui pourrait me rompre le cou si l’envie lui prenait.

Je n’ai pas peur de grand-chose dans la vie mais je dois avouer que me retrouver seul face à Chung-Ae et Vincent pourrait me donner une raison pour commencer à réfléchir à mon épitaphe.


Ci-gît, Dominique, petit homme sans intérêt.
Ami, mentor et plan cul extraordinaire.

Ou quelque chose du genre. Enfin, j’aurais énormément de chance de ne pas être inhumé dans une fosse commune…

Je ferais mieux d’y aller. Je n’ai pas envie de me risquer à les faire attendre.

Leur appartement avait beau être plus miteux qu’un trou à rats, Dominique n’aurait déménagé pour rien au monde. Pourtant, il en avait les moyens. Mais ce trou à rat était le sien. Et il se considérait comme un homme d’habitudes. Alors oui, la cuisine empestait le brûlé et le sang, aucun de leurs meubles ne tenait droit et Pietro dormait dans la baignoire mais tout cela avait un certain charme à ses yeux. La pièce qu’il affectionnait le plus était bien évidemment sa chambre. Sa tanière, comme l’appelait Safina. Il s’agissait de la plus grande pièce de tout l’appartement et chaque centimètre carré était utilisé. Deux immenses bibliothèques semblables à celle du salon maintenaient les murs debout, un bureau fait de planches maladroitement assemblées les unes aux autres avait été pressé dans un coin et, à l’opposé se trouvait le sac de frappe le plus minable de l’univers. Au milieu trônait un lit à baldaquin, splendide et fier. Les rideaux étaient constamment tirés sauf sur le côté gauche pour lui permettre de se glisser à l’intérieur de son cocon. L’unique fenêtre de la pièce été obstruée avec du papier journal qui filtrait faiblement la lumière extérieure.

Dominique s’approcha de sa commode, seul meuble de son antre qui ne semblait pas avoir survécu à la guerre, et en sorti des vêtements propres. Habituellement, il ne portait que des couleurs sombres. Principalement du noir. Des cols roulés, des pantalons à pinces, des chemises. Des vêtements pratiques et simples à porter dans la vie de tous les jours. Mais, une fois de temps en temps, quand l’occasion se présentait, il aimait la couleur. Des chemises aux couleurs criardes, des t-shirts près du corps pour montrer ses muscles, des pantalons taillés parfaitement. C’est ce dont il s’agissait aujourd’hui. Son contrat du jour lui permettait de se faire plaisir. Il enfila une paire de jeans et une chemise que Safina aurait trouvé ringarde ; jaune et orange, couverte de fleurs provenant d’îles paradisiaques qu’il ne verrait jamais.

Utilisant la porte communicante, il se dirigea dans la salle de bain. C’était une pièce exiguë qu’ils avaient meublé comme ils le pouvaient. Une machine à laver, une belle baignoire à pieds qui servait de lit à Pietro, bien qu’il ne ressente pas le besoin de dormir, des toilettes qui avaient tendance à se boucher et un lavabo surmonté d’une armoire à pharmacie qui faisait aussi miroir. Ça leur suffisait bien assez. Dominique se détailla dans la glace et se lava le visage avant d’appliquer de la crème hydratante. Une fois satisfait du reflet renvoyé, il sorti en utilisant la deuxième porte qui donnait sur le salon.

Il constata que Safina était partie, laissant seulement quelques-uns de ses nombreux grimoires sur la moquette. Il se demandait toujours pourquoi elle se donnait la peine de les déplacer chaque jour alors qu’il lui répétait sans cesse que ça ne posait aucun problème qu’elle laisse toutes ses affaires chez eux. Ce n’est pas comme s’ils allaient faire quoique ce soit de ses livres de toute manière, la majorité étaient écrit en latin. Mais si l’adolescente s’entêtait alors il ne pouvait rien lui dire de plus. C’était important pour lui de la laisser faire ses propres choix. Il voulait qu’elle explore le monde à sa façon. Il n’était pas là pour lui dire quoi faire. Il n’en avait pas l’autorité. Elle pouvait passer tout son temps chez eux, cela n’empêchait pas qu’elle rentrait chaque soir chez ses parents.

Il rassembla les livres et les posa sur la table basse avant de se retourner pour observer Pietro qui lisait sur le sofa. Allongé de tout son long, les jambes dépassant carrément l’accoudoir, il portait une expression concentrée. Dominique ne pu s’empêcher de penser qu’il le trouvait adorable. Il aurait aimé pouvoir capturer l’instant mais c’est bien connu que les vampires n’apparaissent pas sur les clichés.

— Si seulement je savais dessiner, soupira-t-il, j’aurais couvert les murs de cet appartement de portraits de toi.

Pietro le regarda par-dessus son roman et haussa un sourcil. Dominique secoua la tête et vint s’installer à côté de lui. Il le força à lever ses jambes et se glissa sous lui, ramenant les genoux de son ami contre son torse. Il laissa sa tête tomber contre l’arrière du canapé et observa religieusement le vampire qui s’était remis à lire, impassible à ses regards.

Dominique s’était déjà posé la question un million de fois. Et malgré ça, il n’avait jamais trouvé de réponse. Que représentaient ses sentiments pour Pietro ? Comment exprimer quelque chose de si fort que tout cet amour qui faisait battre son cœur ? S’il avait été roi, il aurait pu faire ériger des monuments à sa gloire. S’il avait été conquérant, il se serait battu contre toutes les personnes osant poser leurs yeux sur sa beauté. L’aurait-il aimé de la même façon s’ils s’étaient rencontrés autrement ? Probablement. Dominique n’aurait jamais dit tout cela à voix haute mais il était certain que Pietro était son âme sœur. Peu importe ce que cela pouvait signifier. Et il était certain que dans sa prochaine vie, il le retrouverait. Sous cette forme ou une autre.

Sa main se glissa sur les jambes du blond et il traça distraitement des formes sur le tissu de son pantalon. Il fit cela jusqu’à ce que Pietro le repousse doucement, un sourire à moitié sérieux sur les lèvres.

— Tu ne devais pas aller travailler ?

— J’ai encore le temps… D’humeur taquine, il s’empara du roman et le jeta sur la table basse. Le vampire roula des yeux et tenta de se redresser pour le récupérer mais Dominique prit sa main dans la sienne, nouant ses doigts aux siens. Cela ne fit pas rire Pietro qui se dégagea de son emprise avant de signer, légèrement agacé.

— Tu vas être en retard. Tu ne devrais pas faire attendre tes clients. Pour toute réponse, Dominique secoua la tête et passa une main sur son crâne rasé. Il n’avait pas envie d’aller travailler. Il préférait passer du temps avec son meilleur ami. Ils pourraient commander vietnamien dans ce restaurant qu’ils aimaient tant. Ils pourraient aller se balader en ville. Flâner dans les rayons de la petite librairie de leur quartier. Et rentrer juste avant que la pluie ne se mette à tomber. Ils riraient en montant les escaliers et se réfugieraient sur le sofa sans même prendre la peine d’enlever leurs chaussures. Ils feraient un pari pour décider de qui devrait nettoyer la vaisselle qui pourrissait dans l’évier. Et le gagnant finirait par aider. Ils pourraient tout aussi bien passer le restant de leurs jours ici. Sur ce canapé. Leurs corps entremêlés. Mais il savait que ce n’était pas sérieux. Il soupira et rendit son livre à Pietro avant de se dégager du canapé. Il s’étira comme il aimait le faire et alla attraper son blouson. Alors qu’il enfilait ses gants, il entendit le parquet craquer. Quelques instants plus tard, les bras de Pietro se glissaient autour de sa taille. Ils restèrent un moment comme ça. Sans rien dire. Puis les mains du vampire s’agitèrent.

— Sois prudent.

— Toujours. Il se retourna vers lui et l’embrassa sur la tempe. Après s’être écarté, il vérifia qu’il avait tout ce dont il aurait besoin pour son contrat du soir et quitta l’appartement sans fermer la porte derrière lui. De toute manière Safina avait perdu la clé.

Il avait rencontré sa cliente quelques semaines auparavant dans un petit café sur la sixième avenue. C’est comme ça qu’il fonctionnait. Les rendez-vous étaient organisé par une tierce partie et il ne connaissait rien de plus que ce que les clients lui révélaient d’eux-mêmes. Celle-ci n’avait pas attendu pour lui expliquer sa situation. C’était une femme d’affaires. Elle portait un tailleur de marque et des escarpins tellement hauts et pointus qu’elle aurait pu commettre le méfait elle-même. La quarantaine passée, elle s’était tuée à la tâche toute sa vie, sacrifiant beaucoup pour un patron ingrat. Ses efforts n’avaient pas porté leurs fruits et, après vingt ans passés au sein de la même filiale, elle s’était vue refuser la promotion qu’elle convoitait tant. C’est cela qui la poussait à agir. Elle avait entendu parler de Dominique par le biais d’une amie de sa femme. Fervente croyante, elle ne pouvait pas être certaine que ce soit vraiment la situation mais elle ne voyait plus d’autre issue. Il fallait qu’elle saisisse sa chance avant ce que ne soit trop tard. La victime s’appelait Claudia. Jeune femme énergique d’à peine vingt-cinq ans, elle venait de décrocher cet emploi. Cette promotion était une aubaine ! Elle pourrait enfin s’offrir les vacances paradisiaques dont elle rêvait tant ! Elle se voyait déjà allongée sur le sable chaud, un cocktail dans une main et un magazine dans l’autre. Loin de tout pendant au moins deux semaines. Le rêve absolu ! Ce qu’elle ignorait c’est qu’elle ne connaîtrait plus jamais l’été. La chaleur des rayons du soleil caressant sa peau presque nue. Le bruit délicat des vagues venant lécher ses pieds fraîchement manucurés. Les fruits exotiques fondant entre ses lèvres. Les regards volés à un inconnu de l’autre côté du bar. Les bains de minuit dans l’océan. Cela n’arriverait jamais. Parce qu’une fois que Dominique avait accepté le contrat, Claudia était considérée comme morte. Il avait suffi au professionnel moins de deux semaines pour organiser la disparition de la jeune femme. En l’observant de loin pendant quelques jours, il avait rapidement compris que tout ce dont elle rêvait c’était de partir loin. Au soleil. La manière dont elle passait toujours un peu plus de temps devant les guides de voyage. Sa façon de scruter le ciel en espérant y voir une éclaircie dès qu’elle sortait de chez elle. Alors Dominique avait décidé de lui offrir son voyage de rêve. Un billet sans retour pour une île paradisiaque au bout du monde. L’hôtel était réservé mais, une fois sur place, Claudia les informerait qu’elle n’avait plus besoin de leurs services. Après ça, plus personne n’entendrait plus jamais parler d’elle. Il s’agissait d’un contrat relativement simple. Cette femme n’avait plus de parents. Pas d’oncle, de tante ou de famille éloignée qui s’inquiéterait de sa disparition. Elle favorisait les coups d’un soir aux histoires d’amour plus sérieuse. Les personnes sans attaches étaient toujours les plus simples à effacer de la surface de la terre.

Il ne l’accosta pas dans le club. Il ne la suivit pas jusqu’à chez elle en restant quelques mètres en retrait. Il connaissait déjà son adresse. Il se balada en ville pendant une partie de la soirée pour s’assurer qu’assez de gens le remarquaient. Il dansa avec deux ou trois filles plutôt jolies. Il autorisa un inconnu à lui offrir un verre qu’il ne bu pas. Il appréciait l’attention qu’on lui portait. Il aimait jouer un rôle. Se sentir désiré lui permettait de se prouver qu’il existait toujours aux yeux des autres. Des gens sans importance. Alors il se noya dans les regards jusqu’à ce que ce soit l’heure pour lui de passer à l’acte. Quand il sonna à la porte de son petit appartement des quartiers chics, il dû attendre quelques minutes avant que quelqu’un ne vienne lui ouvrir. Ce quelqu’un étant une Claudia éméchée qui venait à peine de rentrer chez elle après avoir fêté sa promotion avec quelques habitués de son bar préféré. Ses cheveux rebiquaient dans tous les sens, l’une des bretelles de sa robe tombait nonchalamment sur son épaule et elle n’avait même pas encore retiré ses talons hauts. C’était une très belle femme, sans aucun doute. Et dans d’autres circonstances, Dominique se serait probablement fait avoir par ses charmes. Mais quand il travaillait, il ne s’attardait pas sur ce type de pensées. Alors, simplement, il utilisa son plus beau sourire et se laissa tomber contre le cadrant de sa porte en plongeant son regard dans le sien. Il se mit alors à expliquer à la jeune femme qu’on venait de lui voler son porte-monnaie et qu’elle serait exquise de lui prêter son téléphone pour qu’il puisse appeler sa sœur. Il ne faudrait pas qu’elle s’inquiète, n’est-ce pas ? Je voudrais simplement lui dire que tout va bien. Je suis en charmante compagnie. Claudia ne s’attarda pas sur les détails. Comment cet homme était entré dans son immeuble alors qu’il fallait une clé ? Pourquoi était-il monté jusqu’au quatrième étage ? Pourquoi ne pas aller au poste de police pour déclarer le vol et appeler sa sœur ? Toutes ces questions s’envolèrent quand il glissa sa main sur son bras et vint délicatement remonter la bretelle de sa robe. Celle qui était lègerement trop grande et qui ne cessait de glisser. Ce geste la fit frémir et, presque automatiquement, elle s’écartait pour le laisser rentrer. Une invitation à passer son appel. Et plus. Une fois la porte refermée derrière eux, Dominique s’assura qu’elle était verrouillée à double tour. Il scanna rapidement du regard l’entré. La pile de courrier qui attendait d’être ouvert, les manteaux en pagaille, les innombrables paires de chaussures. Aucune trace d’une autre personne vivant ici. Il ne s’était pas trompé. Il suivit la brunette jusque dans le salon et accepta gracieusement la boisson qu’elle lui proposait. N’importe qui aurait offert un verre d’eau mais, dans la tête de Claudia, la soirée ne faisait que commencer. C’est pour cela qu’il ne fut pas surpris quand elle lui apporta un whisky. Ils échangèrent des banalités. Il tenta d’appeler sa sœur mais malheureusement celle-ci ne répondit pas alors il lui laissa un message. Ils sirotèrent leurs verres en continuant leur discussion sur le canapé. Jusqu’à ce que la jeune femme se retrouve presque sur ses genoux tant elle était collée à lui. Usant de ses plus beaux sourires et de tout son charme, il n’eut pas besoin de plus de discrétion pour glisser le poison dans son enième verre d’alcool. La concoction de Safina était efficace et une petite dose suffisait à être létale. Pour ce genre de contrat, il valait mieux agir en douceur. Pas de lames, pas de cris. Il su repérer le moment exact où le poison faisait effet. La manière dont sa gorge se serra en essayant de déglutir. La dilatation de ses pupilles. Sa main qui s’agrippa à son bras. Elle tenta de se redresser. D’appeler à l’aide. Elle aurait voulu pouvoir se débattre mais elle ne comprenait même pas ce qu’il lui arrivait. Quelques instants plus tard, elle était allongée sur le canapé. Sans vie. Dominique s’assura qu’elle était bel et bien morte puis, sans attendre une seconde de plus, se mit au travail. Premièrement, il utilisa une seringue pour injecter dans le corps de sa victime une potion spécialement créée pour lui par Safina. Il n’était pas vraiment certain de comment elle fonctionnait mais toujours est-il que cela leur permettait de conserver le sang de ses victimes plus longtemps que la normale. Avec ça, il n’avait pas besoin d’effectuer le prélèvement sur le moment même. Le coup de téléphone qu’il avait passé se trouvait être le signal pour sa complice sorcière. Il en passait un premier pour lui dire de préparer ce dont elle avait besoin et puis un deuxième, une fois le crime passé, pour qu’elle vienne l’aider à débarrasser la scène. Il préférait qu’elle ne se trouve pas dans les parages quand il travaillait. Cela valait mieux autant pour elle que pour lui. Même si l’adolescente étudiait pour devenir nécromancienne, il ne voulait pas qu’elle soit trop souvent confrontée à la mort. Pas dans ce contexte là, en tout cas. Et puis cela lui permettait de s’assurer que sa confidentialité n’était pas mise en danger. En attendant que Safina arrive, il prépara le terrain. Se débarrassa des preuves de son passage dans cet appartement, effaçant les empruntes s’il y en avait. Puis il prépara un sac pour Claudia, rempli de ses vêtements préférés. Ses deux bikinis, sa trousse de toilette. Quelques accessoires. Et voilà. N’importe qui la cherchant se dirait qu’elle a décidé de partir en vacances sur un coup de tête. Et n’importe qui la connaissant se dirait que c’est une possibilité. Il posa le sac de voyage à l’entrée et ouvrit la porte quand il entendit le petit grattement signifiant que sa complice était là. L’adolescente entra en bâillant et il lui offrit un regard attendri.

— Tu dormais ? demanda-t-il sobrement, comme s’il n’était pas en train de la conduire devant un cadavre qu’elle s’apprêtait à vider de son sang.

— Si seulement ! Je travaillais sur une nouvelle formule pour ma potion de conservation, répondit-elle sur le même ton. Leur seule manière de ne pas devenir fous ou d’être rongés par la culpabilité et les remords quand ils travaillaient était de traiter ça comme si c’était normal. Bien sûr, il arrivait parfois à Safina de se réveiller en sursaut au beau milieu de la nuit. D’avoir l’impression que toutes les personnes qu’elle avait aidé, en quelques sortes, à tuer la surveillaient constamment. Mais ce n’était qu’une petite voix au fond d’elle. Sa conscience lui soufflait que c’était un mal pour bien. Certes, ils tuaient des personnes innocentes pour la plupart. Mais comme Dominique le lui avait déjà dit plusieurs fois, ils n’avaient rien à se reprocher. Ils n’étaient pas des tueurs. Juste l’arme dans la main des gens qui les payaient pour agir. Et leurs actes permettaient à des tonnes de gens de continuer à vivre. Tous les vampires de la ville comptaient sur eux. Il fallait penser à toutes ces personnes qui n’avaient pas choisi leur sort. Qui subissaient leur condition. Alors c’est ce qu’elle se répétait en pratiquant ses sortilèges. Je ne suis pas une meurtrière. Je n’ai pas tué cette femme. Je ne suis qu’un outil. Pas une tueuse. Et comme toujours, elle ne pouvait pas s’empêcher de penser à son grand-père. Il était mort quelques années auparavant, la laissant seule au monde. C’était, comme son père, un homme qui aimait les dieux. Il n’avait jamais, en quatre-vingt neuf ans d’existence, mangé un seul produit animal. Il aimait les célébrations et croyait dur comme fer à la réincarnation. Safina ne pouvait pas s’empêcher de se demander ce qu’il pensait d’elle. De ses actions. Elle aurait aimé pouvoir lui poser la question. Elle espérait qu’un jour elle deviendrait une nécromancienne assez douée pour pouvoir lui reparler. C’était son rêve le plus fou mais pas le plus impossible. Et elle s’y accrochait avec tout ce qu’elle avait.

Mes insomnies empirent. Je dors de moins en moins. Ce matin je me suis réveillé sur le sol de ma chambre. Je ne sais pas si je me suis évanoui ou simplement endormi là en rentrant hier. Mes muscles me font tout le temps mal, tout comme ma tête. C’est un calvaire. C’est à peine si j’arrive à tenir debout par moments.

Je me gave de tisanes que Saf m’a ramené. Apparement c’est pour soigner les migraines mais ça marche sur la plupart de mes maux. Sa mère est spécialisée dans les thés magiques ou un truc du style. Elle n’aime pas vraiment parler de sa famille alors je glâne simplement quelques informations çà et là quand ça lui prend.

Je viens d’annoncer la nouvelle à Pietro et ce serait un mensonge que de dire qu’il l’a bien pris. Plutôt le contraire, même. Je ne pensais pas qu’il sauterait de joie mais je ne m’attendais pas à ce qu’il réagisse aussi mal. Il ne m’a pas adressé la parole depuis trois heures. Il a fermé les DEUX portes de la salle de bain et a fait un dessin obscène sur le petit mot que j’ai glissé dans le trou du mur entre ma chambre et la sienne (la salle de bain). J’ai bu trop de tisane et j’ai terriblement besoin d’aller aux toilettes.

Notre conversation s’est à peu près déroulée comme ça :

Moi : J’ai quelque chose à te dire.

Lui : Oui ?

Moi : Le médecin m’a dit que je vais mourir.

Lui : (silence pesant)

Moi : Je pense qu’il ment.

Lui : (silence pensant continu)

Moi : Il a dit que ce serait un miracle si je tenais jusqu’au printemps.

Lui : Tu n’es pas drôle.

Moi : Je sais. Je n’essaie pas d’être drôle.

J’ai peut-être dit ça avec un sourire et il s’est peut-être levé d’un coup pour aller s’enfermer dans la salle de bain… Je le trouve un peu dramatique. Ce n’est pas lui qui va mourir, c’est moi ! Il devrait profiter du temps qu’il lui reste avec moi plutôt que de bouder dans son coin…

Pour être totalement honnête, je crois que même moi je ne réalise pas très bien. Je suis encore à peu près sûr que le docteur n’a pas raison. Et je n’ai pas envie de croire aux paroles d’un type qui a plus de poils sur le menton que sur le crâne. Mais une partie de moi ne peut pas s’empêcher de me dire que je dois me préparer. Parce que je ne peux pas partir en laissant tout en plans, comme ça. J’ai beau agir comme si je me fichais de tout et de tout le monde, il y a quand même des personnes qui comptent sur moi. Des gens qui vont se retrouver dans une situation difficile si je les laisse tomber.

Vu mon métier, j’aurais sûrement dû m’organiser pour une situation pareille il y a longtemps. Préparer un système de soutien dans cette éventualité. Je crois que j’ai pensé que j’étais invincible pendant trop longtemps. Et maintenant que je suis confronté à ma propre mortalité, j’ai les genoux qui tremblent. Personne n’aime admettre ses faiblesses. Les hommes comme moi encore moins. Se montrer faible revient à porter une cible sur son front. Un immense panneau qui dit « Tuez-moi ».

Il faut que je prépare mes arrières. Mais je n’ai pas envie que Saf soit au courant. Je ne suis pas physiquement prêt à supporter les regards languissants d’une adolescente qui se prépare au deuil. Je ne suis pas asse fort pour ça. Et, au fond de moi, je sais que ma disparition va être difficile pour elle. Ce n’est pas surestimer mon importance dans sa vie que de reconnaître cela. Je ne peux pas la laisser seule. Enfin, je sais que Pietro sera là pour elle. Et Chung-Ae aussi. Ma petite sorcière sera bien entourée quoiqu’il arrive. Et pareil pour Piet. Même sils ne se supportent pas, ils pourront toujours compter l’un sur l’autre. Je sais qu’ils ne se laisseront pas tomber.

En parlant de Piet, je crois que je viens de l’entendre ouvrir la porte. Avec un peu de chance il acceptera de me parler. Ou sinon je n’aurais qu’à me laisser mourir sur la moquette du salon pour lui apprendre à me traiter de la sorte. (C’est absolument faux je ne lui ferais jamais ça.) Mais je ferais mieux de me dépêcher avant qu’il ne se renferme de nouveau dans la salle de bain.


Dix années étaient passées depuis la transformation de Pietro en vampire. Cela faisait, à peu près, trois-mille-six-cent-cinquante-deux jours. Autant de temps pendant lequel il avait préféré se concentrer sur l’avenir. Il y était bien obligé vu que son passé avait disparu de concert avec les battements de son cœur. Si on lui avait posé la question, il aurait probablement dit que le vampirisme était plus pénible que l’amnésie. Qui qu’il fût durant les vingt premières années de sa vie ne le regardait plus. C’était une autre personne.

Quand il s’était réveillé, la peur l’avait envahi. Il se trouvait seul, au milieu des bois, en plein hiver. Mais malgré sa tenue légère, le froid ne semblait pas le déranger. Son esprit était totalement vide à l’exception d’un nom. Pietro Vecchiato. Cela aurait pu être n’importe qui sur terre mais il avait eu l’intime conviction qu’il lui appartenait. Qu’il était Pietro. Et c’est armé de ce nom qu’il se mit à marcher dans la neige. Il se rendit rapidement compte de deux choses ; la première, il était malentendant. Tout autour de lui, la forêt n’émettait aucun son. Les oiseaux ne chantaient pas, les brindilles ne craquaient pas sous ses pas, ses cris ne lui revenaient pas. La seconde, il se situait au milieu de nulle part. Il eut beau marcher pendant des jours, il ne rencontra aucun signe de civilisation. Rien ni personne sur des kilomètres.

Il ne s’arrêta pas pour autant. Son instinct le poussait à continuer sa route, ignorant la faim qui grondait en lui et la douleur dans ses muscles. Et alors qu’il avançait, quelques souvenirs lui revinrent en tête. Rien de personnel mais le nom de telle ou telle plante, les couleurs, les animaux. Il semblait n’avoir oublié que ce qui le concernait. Comme si son cerveau avait enfermé toutes les informations appartenant à la personne qu’il était dans une partie inatteignable. Peut-être était-ce volontaire. Il n’avait aucun moyen de le vérifier et aucune envie, non plus.

C’est son instinct qui le fit arriver dans cette endroit gris et misérable. Il ne fit halte dans aucun des villages par lesquels il passa mais ses genoux le lâchèrent au pied d’un immeuble tordu éloigné du centre ville. Il ignorait combien de temps il resta allongé là, les yeux fixés sur le ciel noir, jusqu’à ce qu’une femme voluptueuse couverte de parfum accourt pour l’aider. Elle l’emmena à l’intérieur du bâtiment et monta trois étages avant de pousser la porte de ce qui devait être son appartement à n’en juger que par la forte odeur fleurie et sucrée qui s’en dégageait. Elle avait beau lui parler, il ne comprenait rien. Elle le guida jusqu’au salon et le fit s’asseoir dans un canapé confortable.

Placé là, il se trouva face à son reflet pour la première fois depuis son réveil. Le miroir était immense et entouré de moulures dorées. Très excessif tout comme le reste de la décoration. Beaucoup de couleurs, de fleurs et d’objets dissonant qui, de manière surprenante, fonctionnaient bien tous ensemble. La femme lui dit quelque chose avant de quitter la pièce mais il ne fit même pas semblant de s’y intéresser.

Il était incapable de détacher son regard de l’image qui lui était renvoyée. Son apparence lui semblait fausse. Il ne savait pas vraiment à quoi il s’attendait mais, en tout cas, pas à ça. Des yeux, rouges, le terrifièrent tant ils semblaient vides. A la fois trop ternes et trop éclatants. Ses cheveux, presque blancs, tombaient jusqu’en bas de son dos dans une cascade des boucles grasses et emmêlées. Ses vêtements, en lambeaux, étaient ridicules et pendaient bizarrement sur son corps. Il ressenti soudainement le besoin de se déshabiller et de se couper les cheveux et de s’arracher les yeux sans même réfléchir aux conséquences. Sa peau le démangea, comme si un million d’insectes grouillaient sous la surface. Il eut envie d’hurler et c’est peut-être que ce qu’il fit.

La femme parfumée revint, accompagnée de ce qui devait sûrement être sa voisine. Il s’agissait d’une petite dame d’un certain âge enroulée dans une robe de nuit violette, une multitude de rouleaux colorés soigneusement attachés à ses cheveux gris. Quand elle s’adressa à lui en utilisant ses mains, les bougeant de manière fluide, il secoua la tête. Il ne la comprenait pas non plus. Elles discutèrent rapidement entre elles puis la première sorti un carnet qu’elle utilisa pour communiquer. Son écriture était à son image, pleine de boucles et de fioritures. Elles furent patientes avec lui et prirent même la peine de se présenter. De lui expliquer où il se trouvait. Ce qui lui était arrivé. La transformation. Madame Sofia, son hôte pimpante, finit par lui tendre une tasse remplie d’un liquide dont la couleur carmin ressemblait à celle de leurs yeux, à lui mais aussi à elle. Elle lui expliqua qu’il devait atténuer sa faim. Il comprit ce qu’elle voulait dire après avoir bu une gorgée mais ne put pas s’empêcher de froncer le nez. Il n’était pas certain de se mettre à apprécier le goût du sang un jour. La femme rit face à son expression et lui jura qu’il finirait par s’y habituer. Il décida de la croire.

Comme elles paraissaient sincères et pleines de bonnes intentions et que Pietro était bien trop épuisé, il les laissa l’emmener dans une pièce attenante au salon qui se trouvait être une salle de bain. Semblable au reste de l’appartement, il y avait des plantes partout ainsi que des moulures au plafond et une splendide baignoire aux pieds dorés. Elle fut rapidement remplit d’eau chaude et de mousse et Pietro se glissa à l’intérieur après avoir abandonné ses guenilles sur le carrelage. Sa peau ne réagit pas pour lui indiquer si la température de l’eau était bonne ou non. Et il s’en fichait pas mal. Il resta longtemps immergé. C’était la première fois depuis des semaines que son corps n’était pas en mouvement. Il ne se sentait plus obligé à avancer. Inconsciemment, il avait compris que sa place était ici. Dans cette ville. Il ignorait tout de ce qui l’avait poussé à venir jusqu’ici. Était-ce le hasard qui l’avait guidé sur le chemin de ses bienfaitrices ? La destinée ? Il ne savait pas quoi croire et il était trop fatigué pour y réfléchir.

Après un long moment qui lui sembla durer une éternité, on lui apporta des vêtements propres. Il demanda un pantalon à la place de la jupe. Quand il s’habilla, tout était trop grand mais le contact du tissu contre sa peau propre le rassura. Le poid de la chemise sur ses épaules lui donnait l’impression d’avoir enfin les deux pieds sur terre. Il demanda une paire de ciseaux pour ses cheveux et Amira, la vielle femme, le fit s’asseoir sur un tabouret. Ses boucles se rebellèrent mais elle les apprivoisa avec indulgence.

Et pendant qu’elle prenait soin de lui avec des gestes doux, presque maternels, Pietro écrivit son histoire sur le petit carnet. Il leur parla de son amnésie, de son périple dans les bois. De la transformation. De la peur et de la faim. Des kilomètres parcourus. Comme elles, il parlait allemand mais par moments quelques mots d’italien se glissèrent sur la feuille. S’il avait marché durant des semaines, peut-être qu’il venait d’Italie et non pas d’Allemagne, suggéra Amira. Il rajouta cela à la liste des maigres informations qu’il possédait sur son passé.

Après avoir bu deux tasses entières, Sofia lui proposa de se reposer sur le canapé du salon et la voisine promis de revenir le lendemain pour commencer à lui apprendre la langue des signes. Il acquiesça. Ce n’était pas comme s’il avait mieux à faire de toute manière. Alors il attendit. Il observa Madame Sofia pendant qu’elle retouchait ses vêtements afin qu’ils soient à la bonne taille et il finit par s’habituer à son parfum. Ils discutèrent avec le carnet. Elle lui apprit que cela faisait plus de cinquante ans qu’elle était vampire. C’était une diva qui performait dans plusieurs cabarets de la ville. Elle chantait, dansait, s’amusait sur scène. Elle utilisait des fleurs et différentes fragrances pour camoufler l’odeur de sang. Sofia lui expliqua que, même s’ils ne ressentaient pas le besoin de dormir, les vampires devaient se ménager. Ils n’avaient pas besoin de consommer du sang frais tous les jours mais s’ils jeûnaient pendant trop longtemps, ils risquaient de perdre leur conscience. Il s’agissait de la dernière chose les reliant à leur humanité. Sans elle, ils n’étaient que des monstres assoiffés de sang qui tuaient sans fin. Pas mieux que des bêtes féroces dont il faut se débarrasser.

Cette pensée resterait avec lui pendant très longtemps. Il ignorait pourquoi mais l’idée de perdre ce qu’il était le terrifia. Ce qui pouvait paraître dérisoire vu qu’il n’avait aucune idée de qui il était.

Les jours passèrent rapidement. Il aidait Madame Sofia pour les simples tâches ménagères durant la nuit et s’entraînait au langage des signes avec Amira pendant la journée. Il apprit lors d’un de leurs cours qu’elle était née malentendante mais utilisait des appareils qui l’aidaient à comprendre les autres. Néanmoins, elle préférait quand même s’exprimer avec la langue des signes quand elle le pouvait. Elle se montra incroyablement patiente et pédagogue avec lui. N’hésitant pas à répéter plusieurs fois les mêmes gestes. Et le cinquième jour, elle leur apporta de la compagnie.

Le jeune homme entra dans le salon comme s’il était habitué à la lourde odeur de parfum et à l’extravagante décoration. Il offrit un sourire éclatant à Madame Sofia est discuta pendant quelques secondes avant de remarquer la présence de Pietro. Quand son regard chaleureux se posa sur lui, le vampire se sentit soudainement timide. Il n’avait pas de quoi. Le garçon était plus petit et semblait plus jeune que lui. Mais l’assurance avec laquelle il se déplaçait et utilisait l’espace le troubla. Il se présenta en utilisant ses mains et Pietro se sentit fier quand il comprit les signes. Dominique. C’était un prénom qui lui allait bien. Il le portait avec grandeur. Il répondit en épelant son propre nom comme Amira le lui avait appris. Le sourire de Dominique s’élargit et il dût avaler tout l’air de la pièce car sinon comment expliquer que, pendant un instant, le souffle de Pietro se coupa ? Il déglutit, gêné de sentir les regards de Sofia et Amira sur eux. Comme si leur interaction devait rester privée alors qu’ils avaient simplement échangés leurs noms.

Sur un papier, sa préceptrice lui expliqua que Dominique vivait lui aussi dans l’immeuble et qu’elle lui donnait des cours à lui aussi, de temps en temps. Ce serait une bonne idée de vous apprendre à tous les deux, ensemble, non ? Proposa-t-elle, pleine d’optimisme. Pietro se voyait mal refuser quoique ce soit et il acquiesça donc. La vieille femme partit alors dans la cuisine avec Madame Sofia, discutant avec gaieté. Le laissant donc seul avec Dominique qui, depuis leur brève interaction, ne l’avait pas lâché de yeux.

Quelques secondes passèrent avant que l’adolescent ne se décide à venir s’asseoir à côté de lui sur le canapé, armé du petit carnet qu’Amira leur avait laissé. Le mouvement surpris Pietro qui ne pu s’empêcher de le suivre du regard. L’autre garçon s’installa si près de lui que leurs corps étaient pressés l’un contre l’autre et il utilisait leurs jambes pour écrire. Il resta penché en avant pendant un moment, gribouillant sur la page blanche. Il sentait bon. Un mélange de fruits et de soleil. C’était agréable. Une ecchymose fleurissait sur le haut de sa pommette, son nez semblait avoir été cassé récemment et l’étiquette de son pull ressortait. Pietro était occupé à noter mentalement tous ces détails quand Dominique se redressa d’un coup, le heurtant presque au passage. Il rit et se gratta la nuque avant de lui tendre la feuille.

Pietro ne se souvenait plus de rien concernant sa vie mais il aurait pu mettre sa main au feu qu’il n’avait jamais rencontré une personne écrivant aussi mal que Dominique. Et il prenait en comptes sa propre écriture, maladroite et peu assurée. Non, décidément ce garçon ne savait pas écrire. Il mélangeait les majuscules avec les minuscules, utilisait différentes orthographes pour les mêmes mots et plusieurs phrases avaient été complètement tracées puis réécrites juste en dessous. C’en était presque illisible. Il n’arriva pas à retenir le rire qui s’échappa de ses lèvres alors qu’il essayait de déchiffrer ce qui était écrit. Conscient de ce qu’il venait de faire, il leva rapidement les yeux vers Dominique mais celui-ci ne paraissait pas blessé pour le moins du monde. Il continuait de l’observer en souriant. Pietro se concentra alors de nouveau sur le carnet et, au bout de quelques minutes, il comprit enfin ce que l’adolescent avait écrit.

Je m’appelle Dominique. J’ai dix-huit ans et j’habite au septième étage. Si tu en as marre de passer tes journées cloîtré ici, n’hésite pas à venir toquer à ma porte ! Je suis souvent chez moi. On pourrait devenir amis. :)

Il contempla les mots jusqu’à ce qu’on lui donne un petit coup sur l’épaule. Dominique le regardait toujours, des questions plein les yeux. Pietro ne pu s’empêcher de lui rendre le sourire qu’il lui offrait et répondit en signant.

Oui.

Cette simple réponse rendit le jeune homme euphorique et il se leva en donnant des coups dans l’air devant lui. A nouveau, Pietro pouffa. S’il avait été intimidé par la présence et l’énergie de Dominique, il se rendait à présent compte qu’il n’y avait pas de quoi. Ce garçon ressemblait à un jeune chiot. Plein d’énergie mais inoffensif. Et c’est vrai qu’il commençait à s’ennuyer. Madame Sofia et Amira étaient aux petits soins avec lui mais il avait envie de sortir prendre l’air. De découvrir la ville dans laquelle il se trouvait. De sentir autre chose que le parfum de son hôte. Il ne rêvait pas de partir voir le vaste monde. Juste de pouvoir visiter les horizons. Alors quand les deux femmes revinrent dans la pièce, ils partagèrent leurs envies avec elles.

C’est une excellente idée. Peut-être que l’extérieur t’aidera à retrouver quelques souvenirs. Et je fais confiance à Dominique pour être un guide exemplaire.

Voilà ce qu’Amira leur dit tandis que Sofia hochait la tête à ses côtés. Elles avaient dû en parler de leur côté parce qu’elles ne paraissaient pas surprise pour le moins du monde. Et déjà Madame Sofia lui tendait un manteau à sa taille, une paire de chaussures neuves ainsi qu’un double des clés de son appartement. En les acceptant, Pietro se fit la promesse qu’il lui rembourserait tout dès qu’il en aurait l’occasion. Il était terriblement reconnaissant de toute leur bienveillance mais ne pouvait s’empêcher de se sentir comme un profiteur. Et il valait mieux pour lui qu’il se dépêche de se remettre sur pieds avant qu’elles ne pensent la même chose de lui.

Le plus rapidement il apprenait la langue des signes et se familiarisait avec cette ville, le plus rapidement il pourrait se débrouiller seul à l’éxterieur.

Les semaines qui suivirent se chevauchèrent sans qu’aucune journée ne ressemble à la précédente. Il sortait, révisait, s’occupait des plantes et du ménage. Vu de l’éxterieur, il aurait pu passer pour un jeune homme complètement lambda. Il remarqua que ses yeux passaient du rouge au marron quand il se nourrissait et que ses cheveux étaient parsemés de mèches brunes. Il portait toujours un bonnet avant de mettre les pieds à l’éxterieur. Dominique l’emmena partout. Il lui fit visiter la ville entière et le vampire fut surpris d’apprendre qu’il n’était arrivé que trois ans auparavant tant il en savait. Il lui arrivait de saluer les gens dans la rue entre deux anecdote sur tel ou tel bâtiment. Il lui avait même dessiné un plan des quartiers à éviter, des cafés trop chers et des magasins qui se fichaient bien qu’on vole. Un jour, il lui proposa d’emménager avec lui. C’était après que Pietro se soit confié sur son impression de déranger sa bienfaitrice. L’adolescent avait répondit qu’il avait de la place chez lui. Comme une évidence. Alors ils déplacèrent ses maigres affaires de quelques étages.

L’appartement de Dominique n’aurait pas pu être plus différent de celui de Madame Sofia. Complètement vide mis à part pour un canapé qui avait déjà traversé beaucoup d’épreuves et de grandes bibliothèques presque vides mis à part pour quelques romans. Pas de lit, pas de table. Une simple douche dans la salle de bain et un vieux frigo dans la cuisine. Ce n’était pas un palace mais Pietro se sentit chez lui en voyant que son nouveau colocataire avait accroché une banderole lui souhaitant la bienvenue sur l’un des murs du salon. Ce fut à cet instant exact que le jeune homme se dit qu’il n’était pas arrivé là par hasard. Que ses pas l’avaient guidé au pied de cet immeuble non pas pour rencontrer Sofia ou Amira mais bien Dominique. Il était celui qu’il cherchait.

Dix ans plus tard, cette pensée le suivait toujours. Chaque jour, il remerciait le ciel de l’avoir amené à lui. Et une partie de lui était convaincu qu’il le verrait vieillir. Il l’imaginait déjà, vieux et tordu, tout comme leur immeuble. Ils se baladeraient en ville et Pietro se ferait passer pour son jeune infirmier. Safina aurait reprit le flambeau et s’occuperait des livraisons elle-même. Elle continuerait de venir leur rendre visite. Un jour, elle leur présenterait la femme de sa vie. Et quelques années plus tard, un enfant verrait le jour. Il pouvait déjà imaginer la joie dans les yeux de Dominique. Son excitation face à la nouveauté. La fierté qui gonflerait son cœur. Il se voyait dans leurs futurs. Même s’il ne pouvait plus vieillir, il voulait être présent pour eux.

Enfin, tout ça c’était avant que Dominique lui apprenne qu’il ne lui restait plus beaucoup de temps à vivre. Qu’il n’aurait pas de futur. Que, d’ici quelques mois, il se retrouverait à nouveau seul. Il avait osé sourire en le lui disant. Il ne se prenait pas au sérieux et cela enrageait Pietro. Sur le coup, il aurait voulu se laisser aller. Utiliser sa force et tout détruire. S’il s’était écouté, il aurait mordu Dominique sur le champ pour l’empêcher de le quitter. Pour le garder près de lui pour l’éternité. Son égoïsme et sa cruauté lui faisaient presque peur. Mais son impuissance était encore plus terrifiante.

Ils avaient jusqu’au printemps. Peut-être un peu plus. Sûrement un peu moins. Ce n’était pas assez. Mais même des siècles passés à ses côtés n’auraient pas suffit.

— Tu vas m’abandonner, lui reprocha-t-il une fois que sa colère était retombée.

— Je sais.

— Pourquoi est-ce que tu ne te bats pas ? On pourrait demander de l’aide à Safina. C’est une nécromancienne. Elle doit bien avoir un sort contre la mort.

— C’est une enfant.

La tristesse qui remplit son regard quand il prononça ces mots fit plus mal à Pietro que n’importe quel coup qu’il avait jamais reçu. Comme s’il venait de se faire percer le cœur avec un pic à glace. Sa jalousie faisait ressortir le pire en lui et il s’en voulait. Mais il ne pouvait s’empêcher de trouver la situation injuste. Pourquoi Dominique refusait de chercher un moyen de vivre juste pour épargner les sentiments d’une lycéenne ? Alors qu’il lui avait annoncé la nouvelle en souriant, comme si ce n’était qu’une blague ? Pourquoi est-ce qu’il la prenait plus au sérieux que lui ?

Il se leva. Il ne supportait pas de rester assis si proche de lui. De sentir son odeur familière. De sentir son genou pressé contre le sien. Il bouillonnait de rage et d’amertume. Un millier de questions se bousculaient en lui mais une en particulier.

Pourquoi m’avoir conduit jusqu’à lui si ce n’était que pour en souffrir ?

Il ne bougea pas quand Dominique le rejoignit devant la fenêtre. Il était soudainement épuisé. Sa douleur ne lui permettait plus de se battre. Il le laissa l’enlacer et se serra contre son dos. S’il avait pu, il se serait probablement mis à sangloter. Mais cela faisait longtemps qu’il ne pleurait plus.

Je pense souvent à l’enfant que j’étais avant tout ça. Avant Chung-Ae. Avant Pietro et Safina. Je n’ai que très peu de souvenir des moments passés avec ma famille. Rien que des bribes. Mais j’essaie de m’imaginer ce que ce gamin penserait de la personne que je suis aujourd’hui. Est-ce qu’il serait fier de moi ? Ou dégoûté de voir que je ne suis qu’un bon à rien ? Qu’est-ce qu’il me dirait s’il se trouvait face à moi actuellement ?

Malgré moi, je ne peux pas m’empêcher de me retrouver chez Saf. C’est probablement la raison pour laquelle je l’ai prise sous mon aile aussi facilement. Elle me rappelle ce que j’ai perdu, en quelques sortes. Quand je l’ai rencontrée, elle devait avoir à peu près l’âge que j’avais quand je suis parti de chez moi. Donc quand je l’ai vue, si jeune et vulnérable, je ne pouvais rien lui refuser. Je ne me rappelle même plus vraiment comment on s’est rencontrés. Comme avec Piet. J’ai envie de croire que c’est le destin qui les a mis sur ma route tous les deux. Et Chung-Ae aussi.

Sans eux, je ne serais pas allé très loin dans la vie. Bien évidemment, il y a d’autres personnes. Comme Sofia, Amira, Vincent ou Melchior. Mais elles sont moins importantes pour moi que Pietro et Safina. C’est pour ça que j’aimerais leur laisser quelque chose avant de partir. Je pense donner la majorité de l’argent de mes contrats à Saf. Avec ça, elle pourrait aller à l’université si l’envie lui prend. Ou s’acheter un bel appartement loin de cette ville. Déménager à l’autre bout du monde. Faire le tour de la terre ! J’offrirai le reste à Piet. Il n’a pas besoin d’énormément et je lui fais pleinement confiance pour se débrouiller.

Ce qui m’embête le plus ce sont mes clients. Tous les vampires de la ville qui vont se retrouver sans rien pour se nourrir. Je sais qu’ils s’en sortaient très bien avant que je n’arrive mais je sais aussi que la plupart n’ont jamais chassé. Ils se sont habitués à mes services. Je pourrais demander à Safina de continuer sans moi mais je n’ai pas envie qu’elle mène la même vie que moi. Elle n’a pas ce qu’il faut pour être un tueur. Elle ne tiendrait pas une journée dans ma peau. Ce n’est qu’une adolescente. Ma seule autre possibilité serait d’en parler à Chung-Ae… Elle saurait gérer tout ce business. Mais je ne suis pas certain d’avoir envie de lui donner encore plus de pouvoir sur la ville qu’elle n’en a déjà. Et qui me dit qu’elle ne se servirait pas de mon carnet d’adresse pour annihiler les vampires ? Travailler avec elle a toujours été un pari risqué. C’est pour cela que je ne l’utilise que pour les contrats. Pas pour la livraison.

Je n’ai pas non plus envie de mettre Pietro en danger. Ma priorité c’est de le protéger coûte que coûte. Et de m’assurer qu’il puisse continuer à vivre paisiblement même après que je sois parti. Rien ne m’importe plus.

Je sais que j’ai dit qu’il était débrouillard mais c’est un monde dangereux pour les vampires. Même si la plupart des gens normaux ignorent qu’ils sont réels, le reste serait prêt à sauter sur l’occasion de les dénoncer. Voire même de les tuer. Les gens sont cruels. Et je refuse que Pietro souffre de cette cruauté. Même si c’est la dernière chose que je dois faire, je suis prêt à tout mettre en œuvre pour lui.

Toute cette situation m’épuise. Encore plus qu’avant. Encore plus que quand j’ignorais que j’allais mourir. J’aurais milles fois préféré tout ignorer et simplement ne pas me réveiller un jour. Il y a une différence entre mourir jeune et mourir jeune de maladie.

Au moins, je suis encore assez beau pour que mon cercueil reste ouvert pendant la cérémonie.


Ici repose Dominique.
Ami, ennemi et plus encore.

Ou quelque chose du genre. J’espère que plein de gens viendront à mon enterrement. Pietro et Saf seront là, bien évidemment. Peut-être que Madame Sofia et les Goehring pourraient s’arranger pour assister à la mise en terre ? J’imagine que Chung-Ae ne manquerait l’occasion pour rien au monde. Vincent viendrait avec elle, bien sûr. J’aimerais bien pouvoir être présent pour y assister. Ce sera sûrement amusant. Enfin, aussi amusant qu’un enterrement peut l’être.

J’espère qu’il y aura un buffet. Il faudra que j’organise un buffet. Et une piste de danse. Ce ne serait pas mon enterrement si les gens n’y dansent pas ! Je vais faire une liste.

A ORGANISER AVANT MA MORT

  1. Trouver une piste de danse
  2. Engager un traiteur végétarien (pour Saf)
  3. Faire des pochettes cadeaux pour les invités
  4. Écrire mon épitaphe
  5. Emmener mon costume noir au pressing
  6. Choisir mon cercueil
  7. Acheter une pierre tombale

La bibliothèque du centrale était semblable à tous les autres bâtiments alentours ; usée par le temps et sa facade complètement décolorée faisait peine à voir. Malgré cela, c’était l’un des endroits préférés de Safina.

Les jours où le tempérament de Pietro la rendait folle, quand Dominique avait d’autres choses à faire que de s’occuper d’elle et que Chung-Ae était absente, l’adolescente venait tuer le temps ici. L’extérieur ne payait pas de mine mais il ne fallait pas se fier aux apparences. Rien que le hall avec son marbre gris et son lustre vendait du rêve à n’importe qui d’assez courageux pour oser pousser les larges portes en bois massif de l’entrée. Et, pour le plus grand plaisir de Safina, peu de personnes fréquentaient cette bibliothèque. Les étudiants préféraient utiliser celle de la petite université de la ville et les autres personnes n’avaient pas assez de temps à perdre pour se retrouver ici. Il n’y avait jamais qu’une poignée d’usagers dispersés sur les différents étages. Ce qui permettait à la jeune fille de rejoindre sa place fétiche en étant sûre qu’elle serait inutilisée.

Sa table favorite se trouvait au rayon de la philosophie, coincée derrière deux étagères. Personne ne venait jamais s’aventurer là. C’était le coin idéal pour sortir ses grimoires et perfectionner ses poisons. Surtout que depuis ici elle avait une vue parfaite sur le guichet d’accueil et, par conséquent, l’adorable bibliothécaire qui travaillait chaque mardi, mercredi et vendredi. Elle s’appelait Elinor G. et elle portait toujours des rubans dans ses cheveux. Safina ne connaissait rien de plus sur elle, elles n’avaient jamais parlé ensemble. Mais elle ne pouvait s’empêcher de lui voler des regards à chaque fois qu’elle venait ici. Parfois, elle se disait qu’aujourd’hui serait le jour où elle prendrait son courage à deux mains et irait lui demander un renseignement. Mais elle finissait toujours par se dégonfler et plonger le nez dans ses écrits.

C’était une journée comme toutes les autres. Après s’être levée aux aurores, la jeune fille avait marché jusque chez Dominique et Pietro. Ce dernier était d’une humeur particulièrement mauvaise et ses yeux rouges brillaient un peu plus que d’habitude. Quant à Dominique, il s’était réveillé spécialement tôt et l’avait à peine saluée avant de quitter l’appartement en coup de vent. Elle n’avait pas pu s’empêcher de noter que lui et le vampire n’avaient pas échangé un seul regard. Comme les états d’âme de Pietro n’avaient rien à faire avec elle, Safina avait décidé d’aller rendre visite à Chung-Ae dans le café qu’elle tenait au centre ville. Malheureusement pour elle, Valeria, la barista, lui annonça que la patronne était absente pour la journée. C’est donc un peu dépitée et solitaire que l’adolescente se rendit à la bibliothèque. Sur le chemin, la pluie se mit soudainement à tomber ce qui la força à courir jusqu’au vieux bâtiment.

Une fois à l’intérieur, elle soupira en secouant légèrement ses cheveux. Ce n’était décidément pas sa journée. Son grimoire de potions était trempé, tout comme ses vêtements. Elle s’installa à sa place et enleva son blouson et ses chaussures qu’elle déposa près d’un radiateur. Avec un peu de chance, ils sécheraient rapidement. En attendant, elle allait pouvoir avancer sur sa nouvelle concoction. Quelque chose qui permettrait à Dom d’avoir plus de temps pour conserver le sang de ses victimes. Ce qui lui offrirait à elle de vraies nuits de sommeil. Et elle travaillait aussi sur une manière de stocker le sang qui soit inodore et donc plus discret et moins dérangeant pour les vampires vivant en colocation, par exemple. C’étaient là les choses les plus pressantes sur sa liste.

Safina, plongée dans ses études, ne fit plus attention au reste du monde. La pluie qui tombait toujours à l’éxtérieur la berçait doucement alors qu’elle lisait un manuscrit très intéressant sur les différents sorts de conservation. Au bout d’un moment, elle finit néanmoins par se redresser pour s’étirer, les épaules tendues. Elle ne s’attendait pas à se retrouver face à face avec sa jolie bibliothécaire quand elle releva le nez. La surprise la fit sursauter et, maladroitement, elle s’écroula au sol dans un fracas assourdissant. Heureusement pour elle, il n’y avait personne d’autre aux alentours à l’exception d’Elinor. Rouge de honte, l’adolescente n’osait plus bouger tandis que la bibliothécaire ne pu retenir un petit rire de s’échapper de ses lèvres.

— Est-ce que tu vas bien ? finit par s’inquiéter la jeune fille en s’accroupissant à quelques centimètres d’elle.

Safina déglutit et hocha la tête, ne faisant pas confiance à son corps pour sortir trois mots cohérents de sa bouche. Elle saisit la main qu’Elinor lui tendait et se redressa, terriblement gênée. L’autre adolescente ne semblait pas plus perturbée que ça et lui offrit un large sourire.

— Je suis désolée. Je ne voulais pas te faire peur ! Je pensais que tu m’avais vue. Enfin, c’est vrai que tu avais l’air sérieusement plongée dans ta lecture. Je n’aurais pas dû m’approcher aussi doucement. C’est juste que j’ai remarqué que tu étais arrivée très tôt ce matin et tu n’as pas bougé de ta chaise. Et comme il est presque treize heures et que c’est l’heure de ma pause je voulais te proposer de venir déjeuner avec moi. Enfin seulement si tu en as envie, hein ! Il ne faut pas te sentir obligée ou quoi que ce soit ! C’est juste que je te vois souvent venir ici et je me suis dis qu’on pourrait faire connaissance. Mais c’était peut-être présomptueux de ma part ? Je suis désolée si c’est le cas ! Ou si je te dérange ! Oh, je parle vraiment trop, pardon !

C’est vrai qu’elle parlait beaucoup. Mais cela ne dérangeait pas Safina. Parce qu’elle avait rêvé de lui adresser la parole pendant plus d’un an et voilà que la fille de ses rêves l’approchait d’elle-même pour lui proposer de venir déjeuner avec elle ? La sorcière dû se retenir de se pincer pour s’assurer que ce n’était pas un mirage. Mais en observant le visage de la jeune fille en face d’elle, elle remarqua qu’elle rougissait. Et la manière dont son sourire faisait remonter ses pommettes lui donna envie d’hurler à la lune. Au lieu de ça, elle acquiesça une nouvelle fois et lui sourit en retour.

— Je serais ravie de venir déjeuner avec toi. Pour être honnête, je n’avais même pas remarqué qu’il était midi passé ! elle se gratta derrière l’oreille et remarqua que la pluie avait cessé de tomber.

— Super ! Je suis ravie aussi ! la bibliothécaire tapa dans ses mains et son visage sembla exploser de joie.

Safina l’avait déjà remarqué mais elle ne pouvait pas se passer de la manière dont tout en elle dégageait le bonheur. Et elle était si jolie… Avec ses grands yeux bleus et ses joues rebondies. Les rubans dans ses cheveux qui étaient assortis à ses tenues colorées, la faisant immédiatement sortir de la masse grise de tous les autres habitants de cette ville triste. C’est cela qui avait attiré l’attention de Safina en premier. Son aura. Comme si le soleil l’avait choisie pour porter une part de lui sur terre. C’était si étrange de se tenir là, face à elle, après tout ce temps passé à l’observer de loin. Elle remarquait pour la première fois des détails comme les tâches de rousseur qui parsemaient son visage ou la petite cicatrice sous son œil gauche.

Elle s’obligea à se détourner d’elle pour récupérer son blouson et ses chaussures qui étaient désormais secs. Puis la bibliothécaire l’entraîna à l’éxterieur du bâtiment, lui promettant de l’emmener dans le meilleur restaurant de la ville. Son assurance fit pouffer la sorcière ce qui lui valut un regard complice. Sur le chemin, elles firent plus ample connaissance et Safina remarqua rapidement à quel point il était simple de parler avec elle. Elinor se présenta officiellement et lui apprit que le G. sur son badge était pour Grzegorczyk. C’est polonais, expliqua la jeune fille. Son père était né en Pologne et avait déménagé en Allemagne avant de rencontrer sa mère. Mentalement, l’adolescente notait chaque détail que lui offrait sa nouvelle amie. Ce n’était pas très difficile car elle parlait… beaucoup. Une fois lancée, Elinor ne s’arrêtait plus. Safina adorait ça.

Elles parlèrent jusqu’au fameux restaurant. Il ne payait pas de mine vu de dehors mais l’intérieur renfermait une ambiance cosy qui plu immédiatement à l’adolescente. Les deux jeunes filles s’installèrent dans un coin de la salle plutôt vide à l’exception d’un couple bien plus âgés et d’une jeune femme bien habillée assise au bar.

— Qu’est-ce que tu me conseilles ? demanda Safina en s’emparant de la carte tandis qu’Elinor retirait son manteau.

— Est-ce que tu manges de tout ?

— De tout sauf de la viande, répondit-elle en survolant la liste de plats.

— Oh, tu es végétarienne ?

— Mhmh. On l’est dans ma famille. Mon père est, genre, super religieux, tout ça. Du coup c’est proscrit. Enfin, on mange quand même du poulet. Mais je n’aime pas vraiment ça. Je déteste la texture !

Elinor lui offrit un sourire et hocha la tête. Elle lui désigna les plats végétariens puis, très intéressée, lui demanda plus d’informations sur sa famille. Alors elle lui parla de ses parents, sa mère et son commerce d’huiles essentielles et son père plus qu’ordinaire, de ses sœurs plus que parfaites, de son petit frère plutôt adorable et de sa grand-mère franchement insupportable. Et la jeune fille assise e face d’elle l’écoutait avec tellement d’attention qu’elle se sentit rougir légèrement sous son regard.

— Qu’elle chance tu as d’avoir deux sœurs ! s’exclamait-elle quand Safina eut fini de faire le tour de sa famille.

— Je ne dirais pas vraiment que c’est une chance, soupira-t-elle avant de continuer, tu m’as dit que tu avais beaucoup de frères et sœurs mais pas combien ! Je suis curieuse, maintenant !

— En tout on est six ! Il y a ma sœur aînée, Karolina qui a le même âge que ton aînée. Ensuite c’est moi la deuxième. Puis il y a les jumeaux, Artur et Dawid qui ont ton âge, Marek qui a quatorze ans et Piotr qui a eu douze ans la semaine passée ! elle les avait tous énumérés sur ses doigts et leva ses mains d’un air fier.

— Donc tu as quatre frères et une sœur ?

— C’est ça ! On est tous très proches les uns des autres. Ma mère est partie après la naissance de Piotr, du coup Karolina et moi on aide notre père comme on le peut !

— Ça ne te laisse pas vraiment de temps pour toi, non ?

— Pas trop, non… En plus de la bibliothèque je travaille aussi comme serveuse dans un bar et je fais du baby-sitting quand j’ai le temps.

— Tu as déjà fini le lycée ? demanda la sorcière en se disant qu’elle avait peut-être mal calculé l’âge de la jeune fille.

— J’ai fini avec deux ans d’avance ! J’avais de l’avance dans le cursus. Normalement, j’aurais dû être diplômée cette année. Et toi ? Je te vois souvent en train d’étudier !

La question prit de court Safina qui fut sauvée par un serveur apportant leurs assiettes. Une salade de pommes de terre pour elle et une tourte à la viande pour son amie. La jeune sorcière réfléchit à quoi lui répondre tandis qu’elles se souhaitaient un bon appétit. Finalement, elle opta pour la vérité. Ou quelque chose s’en rapprochant, en tout cas.

— Je suis déscolarisée, en quelques sortes… Je… J’étudie avec un tuteur et, quand il n’est pas disponible je viens travailler à la bibliothèque, satisfaite de sa réponse, elle observa la bibliothécaire qui opina doucement du chef.

— Je vois ! C’est super intéressant. Je savais que c’était une bonne idée de t’aborder. Tu es une personne passionnante, Safina !

Elle avait dit ça comme si de rien n’était. Un large sourire sur le visage et le regard brillant. Comme si ces simples mots n’allaient pas faire exploser le cœur de la pauvre petite sorcière. Celle-ci se précipita d’avaler une grosse bouchée de son plat pour ne pas avoir à répondre quoi que ce soit. Elle n’était pas sûre de s’en sentir capable. Et le reste du repas continua de la même manière qu’il avait commencé. Les deux adolescentes partagèrent des bouts de leurs vies. Safina admirant le sérieux et la responsabilité d’Elinor. Et cette dernière s’extasiant à propos de tout ce que la jeune fille pouvait lui apprendre.

Le temps passé en compagnie de sa nouvelle amie défila à toute vitesse. Et déjà, il était l’heure de retourner à la bibliothèque. Elles payèrent, récupèrerent leurs blousons et quand elles mirent les pieds à l’extérieur du petit restaurant, Safina cru halluciner. Haut au-dessus de leurs têtes, quelques nuages s’étaient écartés et laissaient deviner un petit bout de ciel bleu. Et plus fou encore, un arc-en-ciel faiblard apparaissait sous les rayons du soleil. Les deux adolescentes s’exstasièrent sur le chemin du retour, échangeant des sourires dignes de rivaliser avec tous les soleils de l’univers.

Plus tard dans l’après-midi, Safina retourna à l’appartement. Elle mourait d’envie de parler d’Elinor à quelqu’un et Dominique semblait la personne idéale. Non seulement parce qu’il était son seul ami mais en plus parce qu’elle voulait qu’il soit fier d’elle pour être sortie de sa zone de confort. Elle dû se retenir de sautiller sur le trajet et grimpa les marches biscornues quatre à quatre. Quand elle arriva dans l’appartement, tout était silencieux, ce qui ne changeait pas de d’habitude. Par contre, une odeur putride lui envahit la gorge et elle poussa un râle de dégoût en déposant ses affaires à l’entrée du salon. Pietro et Dominique se trouvaient là, dos à elle, penchés en avant. Ils étaient si concentrés que personne n’avait remarqué son arrivée.

— Qu’est-ce qui pue comme ça ? Vous avez encore trouvé un rat mort dans les toilettes ? s’exclamat-elle en s’approchant d’eux.

C’est à ce moment-là que Dom se retourna et réalisa sa présence. Son visage était livide et les cernes sous ses yeux bien plus marquées que d’habitude. Son cerveau sembla court-circuiter un instant puis il se redressa et tenta de barrer le passage à sa jeune amie mais c’était trop tard.

— Est-ce que… C’est Madame Sofia ? demanda la jeune fille, la voix soudainement chevrotante.

Sur la table du salon la tête d’une femme avait été déposée. L’odeur infecte ne provenait pas d’elle mais bien des trois énormes chauve-souris qui avaient été pendues à la fenêtre. Si Safina était habituée à assister à des scènes plutôt répugnantes, elle ne s’attendait pas à voir une personne qu’elle connaissait découpée en petits morceaux et disposée de la sorte.

Elle eut un mouvement de recul et leva son regard horrifié vers Dominique qui semblait tout aussi choqué qu’elle. Madame Sofia était leur voisine, une vampire et leur toute première cliente. Apparement, elle avait aidé les deux hommes quand ils étaient arrivés en ville. Ils lui devaient beaucoup. L’adolescente peina à retenir ses larmes et fondit quand son ami la prit dans ses bras. Sofia était une femme fascinante avec qui elle s’entendait plutôt bien. Elle n’avait pas trop de contacts avec les autres vampires à part Pietro mais Madame Sofia était une exception. Qui aurait bien pu faire ça ? Pourquoi tuer un vampire pacifiste comme elle ? Et pourquoi cette personne semblait l’avoir fait pour affecter Dominique et Pietro ? C’était incompréhensible.

Safina pleura pendant un moment dans les bras de son mentor jusqu’à ce que celui-ci la repousse gentiment. Il lui expliqua qu’il venait de rentrer quand elle était arrivée. Quelqu’un avait profité de leur absence et du fait que Pietro se trouvait dans la salle de bain pour vandaliser leur appartement. C’était impossible de dire depuis combien de temps elle était morte mais les chauve-souris étaient visiblement dans un état avancé de décomposition. C’était une menace. Quelqu’un leur voulait du mal. Et cette personne connaissait l’existence des vampires. Elle en savait assez sur eux pour savoir quand venir sans se faire prendre.

— Tu devrais rester chez toi pendant quelques jours, Saf. D’accord ? Il ne faut pas que tu sortes. Ça te mettrait en danger. Toi et ta famille.

Dominique semblait étrangement terrifié. L’adolescente ne l‘avait jamais vu dans un tel état. Elle acquiesça rapidement et finit par jeter un coup d’œil vers Pietro qui n’avait pas bougé depuis qu’elle était arrivée. Il restait immobile au-dessus de la dépouille mutilée de leur voisine. Safina ressentit une pointe de pitié pour lui et, s’ils avaient été plus proches, elle l’aurait probablement enlacé lui aussi. A la place, elle se reconcentra sur Dom.

— Mais… Qu’est-ce que vous allez faire ? Tu n’as vraiment aucune idée de qui pourrait vous vouloir du mal ?

— Saf… Je suis un tueur. Il y a un million de personnes qui pourraient me vouloir du mal. Je vais m’en occuper. Mais je ne pourrai pas agir tant que je ne serai pas sûr que tu es en sécurité. Promets-moi que tu feras attention.

— Je te le jure.

Il lui offrit un sourire fatigué puis lui expliqua comment rentrer chez elle en s’assurant que personne ne la suivrait. Elle l’écouta attentivement et accepta de laisser chez eux ses livres les plus lourds. Quand elle ferma la porte derrière elle, un frisson lui parcouru l’échine et elle déglutit. Elle ignorait ce qui allait arriver. Mais une petite voix en elle la poussa à penser que la situation était bien plus grave que ce que Dominique avait laissé entendre. Et cette peur se nicha au fond de son estomac. Quelque chose clochait.

Extrait du journal intime d’Elinor Grzegorczyk, le vingt-huit octobre xxxx :

Cher journal ! Mon petit journal adoré ! J’ai passé une fabuleuse journée aujourd’hui ! Tellement fabuleuse que je n’arrive toujours pas à y croire. J’ai demandé à Karo de me pincer plusieurs fois pour m’assurer que tout ça n’était pas juste un rêve. Et ça m’a fait mal à chaque fois !

Je devrais peut-être t’expliquer depuis le début… Tu te rappelles de la jolie fille qui vient souvent à la bibliothèque ? Celle qui amène toujours ses propres livres et ne vient jamais JAMAIS qui guichet ? La plus jolie fille de l’univers ? Oui et bien elle était là, aujourd’hui ! Elle est arrivée très tôt, un peu après que la pluie se soit mise à tomber. J’étais en train de ranger des documents quand je l’ai vue entrer. Elle ne semblait pas du tout embêtée par le fait d’être trempée. Elle a déposé ses chaussures et son blouson en cuir sur le radiateur et j’ai bien aimé la manière dont elle l’a fait. Comme si elle vivait ici. Comme si la bibliothèque lui appartenait. J’ai déjà remarqué ça chez elle. Sa façon de s’approprier l’espace… C’est super cool !

A chaque fois, je demande à Julian et Tom si elle est venue au guichet de l’accueil pendant que j’étais absente et à chaque fois ils me disent que non… Ce qui veut dire que les énormes livres qu’elle lit tous les jours sont les siens… Je suis terriblement curieuse. Je me demande vraiment ce qu’elle étudie !

Enfin ! Aujourd’hui, elle est venue. Elle a plongé le nez dans ses livres sans jamais faire une pause. Et quand ça a été l’heure d’aller déjeuner, je ne sais pas vraiment ce qui m’a pris, mais je suis allée la voir. Elle est encore plus belle de près ! Quand je dis qu’elle est belle ce n’est pas une blague ! Elle a le visage le plus harmonieux que je n’ai jamais vu. Et son maquillage est toujours impeccable. Ça peut paraître superficiel mais en même temps je ne lui ai jamais parlé. Enfin, jusqu’à aujourd’hui !

Quand je l’ai vue, j’ai soudainement eu besoin d’aller lui parler. D’aller la voir. Alors j’y suis allée. Karo aurait été super fière de moi je pense ! En tout cas, je ne me suis pas dégonflée. Je n’ai pas fait semblant de ranger des livres dans les rayons alentours ou de faire du nettoyage. Mais bon, ça n’aurait rien changé parce qu’elle ne m’avait même pas remarquée. Elle était si jolie, si concentrée sur son livre. Je n’ai pas osé la déranger. J’allais repartir quand elle s’est étirée et je pense que je l’ai vraiment surprise parce qu’elle est tombée de sa chaise… C’était un peu drôle. Je n’aurais pas dû rire et j’ai eu peur qu’elle pense que je me moquais d’elle. Au final, elle s’est relevée et je l’ai invitée à venir manger avec moi. C’était super, super, intimidant parce qu’elle est vraiment grande. Je n’avais jamais remarqué à quel point ! Je pense qu’il y a facilement vingt centimètres de différence entre nous ! Et elle me regardait avec ses grands yeux noirs et j’ai commencé à parler et à parler et à parler sans m’arrêter parce que je voulais juste qu’elle continue de m’écouter…

Elle s’appelle Safina. Et c’est probablement le prénom le plus beau du monde ! Elle le porte à merveille. J’ai adoré la manière dont elle l’a dit quand elle s’est présentée. Ça sonnait tellement bien… Elle a une voix un peu rauque que j’adore. Je l’ai emmenée dans mon restaurant préféré, celui où on va toujours avec Karo et elle a bien aimé je crois ! Elle a commandé une salade de patates et elle avait l’air super bonne ! Elle m’a expliqué qu’elle est végétarienne. Elle ne m’as pas vraiment dit grand-chose sur sa famille à part qu’elle a deux sœurs et un petit frère. Et que sa grand-mère habite avec eux. Ils sont très religieux apparement. Surtout son père. Elle a vite fait mentionné qu’ils étaient hindouistes. Je trouve ça super intéressant. J’aurais voulu en savoir plus mais elle n’avait pas l’air très à l’aise de parler d’eux.

Du coup, je lui ai parlé de ma famille à moi. Ça avait l’air de l’intéresser parce qu’elle a continué à me fixer… Je crois que je pourrais vivre juste en me nourrissant de ses regards. Est-ce que c’est super étrange ? Je pense que Karo dirait que j’exagère. Après tout, ça ne fait qu’un jour qu’on se connaît. Et je ne l’intéresse sûrement pas. En tout cas pas de la même manière qu’elle m’intéresse…

Enfin, j’espère la revoir bientôt. Elle m’a promis de repasser à la bibliothèque dans la semaine. Je lui ai dit que je travaillais les vendredis et elle m’a sourit. Je pourrais mourir pour ses sourires. La manière dont sa lèvre supérieure se retrousse légèrement…

J’espère qu’elle sera là. On pourrait aller manger ensemble à midi, encore. Et s’il n’y a pas trop de monde elle pourrait me montrer sur quoi elle travaille ! Elle m’a dit qu’elle était déscolarisée mais étudiait avec un tuteur. Vu ses énormes livres, elle ne doit pas suivre le cursus scolaire obligatoire. Je suis tellement curieuse ! C’est tellement simple d’être avec elle. Je sais bien qu’on ne se connaît pas tant que ça mais j’ai l’impression de pouvoir être vraiment moi-même. Elle m’écoute et je me sens entendue. Elle me regarde et je me sens comprise. C’est probablement stupide. Karo dirait que c’est stupide. Mais je l’aime bien…

Je ne suis pas sûre que je vais pouvoir dormir jusqu’à vendredi. Mon cœur bat et je me repasse les moments de cette journée en boucle. Quand elle a pris ma main pour se relever. Sa paume était chaude et le métal froid de ses bagues était agréable contre ma peau. Et quand elle me racontait une anecdote drôle sur son tuteur et qu’elle a replacé une boucle rebelle derrière son oreille. Et qu’elle continuait à rebiquer contre sa mâchoire…

Tout chez elle me fascine. J’ai tellement hâte de la revoir. Je veux devenir son amie. Je veux pouvoir tout lui dire et je sais que je le pourrai. J’ai envie de lui parler de mon rêve ! Celui que même Karo ne connaît pas !

Au revoir mon petit journal chéri ! Je reviendrai vendredi soir pour te raconter ma journée ! A bientôt mon journal adoré !! :)