The Hitman Chronicles v1

histoire originale incomplète, 17 chapitres


J'aime penser que le temps n'est pas linéaire. Bien sûr, il y a un début et une fin. Comme pour toute chose. Mais ce qu'il se passe entre ? Ce n'est pas une succession d'événements. Plutôt un enchevêtrement. Hier soir, j'ai mangé des pâtes sans goût, j'ai bu de l'alcool sans nom. Mais était-ce vraiment hier soir ? Il est de ces choses que l'on répète tellement qu'elles se mélangent. On connaît tous ces impressions de déjà-vu. Pour ma part, je pense que c'est simplement que le temps se remet en place.

J'ai vingt-six ans et je souffre déjà d'absences et de pertes de mémoire. Mon médecin, un charlatan qui accroche de faux diplômes sur les murs de son bureau, m'a dit qu'il fallait que je m'inquiète, que ce n'était pas normal pour une personne de mon âge. La condition humaine nous force à accepter notre sort, à craindre le temps et la mort. La plupart des gens ont peur de la Fin. Qu'importe sa forme ou sa signification. Ils sont conditionnés ainsi. Mais notre race est hypocrite.

Je ne me rappelle plus du nom du premier homme qui a été assez cupide et égoïste pour signe un pacte avec quelconque diable contre la promesse d'une vie éternelle. Mais avec une telle demande vous devez bien imaginer que le prix n'était pas donné. C'est ce qui a donné naissance à ce que l'on appelle désormais des "vampires". D'ailleurs si vous recherchez la définition : "Vampire, nom masculin, fantôme sortant la nuit de son tombeau pour aller sucer le sang des vivants". Pour la majorité du monde, ce n'est qu'une légende. Une histoire pour faire peur aux plus jeunes. Se faire de l'argent aussi. Pour ma famille, c'est une lutte acharnée qui dure depuis plusieurs générations. J'ai été élevé dans la haine des vampires. On m'a appris à les dénicher, les traquer et les massacrer. Sans aucune autre raison que "leur existence est contre-nature" ! Ô, hypocrites humains, pathétiques humains. Ils ne veulent pas que leurs vies se terminent et s'en prennent donc à ceux qui ont trouvé le secret de cette existence éternelle. La jalousie les ronge.

C'est parce que je ne pouvais plus supporter leurs faux-semblants que j'ai fugué de chez moi quand j'avais quinze ans. Je suis allé en ville et, à force de persévérance, j'ai monté ma propre affaire. J'ai choisi de me réorienter professionnellement, mettant à profit mon savoir-faire pour réparer les dégâts causés par les personnes comme ma famille. Maintenant, je suis livreur. A mi-temps. Et tueur à gage. Mes deux métiers se complètent. Je tue des humains à la demande d'autres humains qui me payent grassement et, en échange, j'ai le droit d'utiliser le sang de mes "victimes" pour aider mes autres clients, des vampires cette fois, à se nourrir. Je suis le meilleur en ville. Je ne vends que la meilleure des qualités. Du sang toujours frais qui convient aux multiples demandes de clients pointilleux.

Je m'appelle Dominique. Mes amis, une sorcière adolescente souffrant d'un trouble du déficit de l'attention et un vampire malentendant et amnésique, me surnomment Dom. Amis et collègues en fait. Safina, dix-sept ans, insupportable piailleuse mais excellente nécromancienne me débarrasse des corps et Pietro, physiquement vingt-et-un ans mais techniquement trente-deux, mon adorable et silencieux colocataire et meilleur ami, m'aide à établir le contact avec mes clients vampires. Tous les deux sont aussi différents que le jour et la nuit, le soleil et la pluie, chats et chiens. Pour tout avouer, je ne sais pas vraiment comment notre trio s'est formé. Ou alors je l'ai oublié. Ça m'arrive souvent.

C'est pour éviter d'oublier trop de choses que Pietro m'a conseillé d'écrire mes mémoires. Il dit que, de cette manière, tous mes souvenirs et tout ce que j'ai besoin de savoir sont en sûreté. A l'extérieur de ma tête.

Donc voilà ! J'imagine que l'on peut considérer cela comme le prologue. C'est étrange. D'écrire le prologue de sa propre histoire. Comme une sorte de seconde naissance. Mais ça me plaît. Je me fiche de mourir, je n'ai pas peur de la Fin. Mais je suis comme tous les hommes. J'aime les commencements.

Post-scriptum: Safina si tu tombes sur ça, ne lis pas la suite. Tu es trop jeune et je ne voudrais pas que tu vois la manière dont je parle de toi. Tu es insupportable mais je t'aime bien alors ne te fâche pas, merci.<3


Safina n'allait plus en cours depuis longtemps. Elle ne l'avait bien évidemment pas encore dit à ses parents et faisait passer Dominique pour son père auprès du corps enseignant. Cela fonctionnait depuis plus d'un an et elle ne voyait pas pourquoi elle devrait changer les choses. Elle se levait tous les matins à six heures, faisait du sport, déjeunait copieusement puis emmenait ses grimoires et ses flacons aux couleurs étranges et passait la journée chez Dominique et Pietro.

Les deux adultes habitaient au dernier étage d'un immeuble tellement vieux et gris qu'il semblait se trouver là depuis des siècles. Il penchait dangereusement vers la gauche et menaçait de s'écrouler un peu plus chaque jour. Mais pourtant, elle grimpait les marches escarpées sans craintes, glissant ses doigts agiles sur la rambarde en bois pourrie qui ne tenait plus que par la force divine. Ce n'est pas qu'elle faisait confiance à l'immeuble ou quoi que ce soit, juste qu'elle ne s'inquiétait pas souvent. Contrairement à la plupart des gens qui, rongés par l'anxiété se laissaient écraser par leurs soucis, Safina préférait se dire que la seule chose qui pouvait vraiment l'atteindre ce serait la Mort elle-même et rien d'autre. Et même de ça elle n'avait pas peur parce qu'elle savait que Dom et Pietro ne la laisseraient jamais tomber. Si elle mourrait prématurément, elle leur faisait confiance pour trouver un moyen de la ramener parmi les vivants. Elle se glissait donc dans les couloirs sombres et pénétrait dans leur appartement sans toquer. De toute manière, la porte n'était jamais verrouillée.

Devant elle, s'étirait un couloir étroit, juste assez large pour laisser passer une personne. Peut-être deux, l'une sur l'autre. Néanmoins, ils avaient décidé de placer un petit meuble en bois noir juste après la porte et un miroir un peu plus loin. L'adolescente ignorait tout de pourquoi quelqu'un avait accroché un miroir là vu que Dominique ne se regardait jamais dedans et que Pietro, de par sa condition de Vampire, n'apparaissait tout simplement pas dans la glace fatiguée et sale. Elle passa devant en laissant son regard glisser sur l'image qu'on lui renvoyait. Une jeune fille d'environ un mètre quatre-vingt-dix, avec des grands yeux noirs et des cheveux accordés et chaotiquement bouclés qui s'arrêtaient en dessous de ses oreilles. Elle s'attarda sur ses lèvres rouges sangs qui semblaient briller grâce à un nouveau rouge-à-lèvre qu'elle s'était appliquée à mettre le matin même. Elle se félicita d'avoir parfaitement réussi le trait noir qui s'étirait sur sa paupière comme pour aller chercher le coin extérieur de son sourcil et essuya un cil qui s'était échoué sur sa joue. Remettant ses boucles en place, elle continua sa route et déposa son sac et ses livres sur la table du salon. C'était un bien grand mot pour désigner une si petite pièce. Une énorme bibliothèque avalait tout un mur et un humble sofa vert sapin, complètement débraillé et usé par le temps, se tenait fièrement à l'opposé. Entre les deux, une table en plastique achetée pour trois fois rien dans une enseigne étrangère qui possédait un pied en trop. Les rideaux tirés plongeaient la pièce dans l'obscurité et une odeur désagréable flottait tout autour. Mais Safina avait l'habitude du mélange âcre de sang et de brûlé. Dominique ne savait pas cuisiner et ne prenait jamais la peine de bien nettoyer ses « outils ».

Soupirant, elle écarta d'un geste las les deux épais rideaux et laissa la lumière triste de la ville s'engouffrer dans l'appartement. Ensuite, elle traîna sa carcasse jusqu'à la cuisine d'où provenait l'odeur nauséabonde. Une casserole sale et rouillée la regardait piteusement, laissant échapper un filet de fumée. Prenant l'objet et son contenu en pitié, elle la vida dans l'évier, rempli de vaisselle ébréchée et attendant d'être lavée depuis plusieurs semaines, et l'ajouta à la pile.

Un bruit attira son attention. Quelque chose tomba dans la salle de bain, provoquant un bouquant assourdissant. Un grognement se fit entendre et la porte s'ouvrit dans un grincement sinistre. Pietro apparu, le teint blafard à son habitude et les cheveux totalement décoiffés. Ses mains s'agitèrent rapidement et il fallut quelques secondes à Safina avant de comprendre qu'il s'adressait à elle.

– Tu peux répéter ? demanda l'adolescente en esquissant des gestes un peu maladroits et bien plus lents que ceux de son interlocuteur.

– Je disais seulement que les toilettes sont cassées. expliqua sobrement le vampire avant de se diriger vers le frigo, ne lui laissant pas une chance de répondre quoi que ce soit.

Elle laissa glisser son regard sur le dos du "jeune" homme qui se trouvait en face d'elle. Juste au-dessus de son t-shirt, quelque chose de trop grand à l'effigie d'un groupe de musique qu'elle ne connaissait pas, ses cheveux blancs rebiquaient dans tous les sens. Il avait cette apparence clichée de vampire de série B. La seule chose qui les différenciait était que les canines pointues de Pietro n'étaient pas en plastique. Et que celui qui se tenait face à elle n'entendait rien du tout.

Penché en avant, les épaules voutées, il finit par se redresser, un pack de sang entre les mains. Il faisait comme si Safina n'existait pas, attrapant une tasse qui avait été recollée tant bien trop de fois pour remplir sa mission de manière fiable. Il tira une chaise, grattant le carrelage et se laissa tomber dessus tout en versant son déjeuner dans la tasse. La jeune fille le regarda faire avec un profond dégoût. Elle avait déjà assisté à cette scène un bon nombre de fois mais la vue du sang lui soulevait toujours autant le cœur.

Elle était sur le point de retourner dans le salon pour attendre Dominique quand le parquet craqua et que son visage fatigué apparu dans l'encadrement de la porte. Il glissa sa carcasse dans la cuisine et se dirigea tout droit sur la machine à café. En chemin, il salua Safina et caressa affectueusement la tignasse de Pietro. Il y avait, dans sa manière de se déplace, quelque chose de rouillé. Comme si son corps ne s'était pas encore totalement réveillé.

– Je t'ai déjà dit de ne pas entrer sans sonner, Saf. grogna-t-il en tapotant sur la machine à café, comme si cela allait la faire mieux fonctionner.

– Tu n'as qu'à ne pas laisser la porte ouverte ! répliqua la jeune fille en faisant papillonner ses longs cils maquillés.

Elle était retournée à sa place initiale, appuyée contre l'évier qui débordait toujours de vaisselle sale.

– Je n'aurais pas à laisser la porte ouverte si tu n'avais pas perdu notre clé. N'est-ce pas ? Et puis qu'est-ce que tu fais là si tôt ?

– On est mercredi, grand-père. C'est le jour des cadavres ! elle roula des yeux, exaspérée par les pertes de mémoire de Dominique.

Celui-ci fronça les sourcils, dubitatif. Il essayait maladroitement de retrouver la trame de ce temps qui lui avait échappé. Les longs doigts de Pietro attirèrent son attention et il lui sourit.

– On est mercredi, elle a raison. Pourquoi est-ce que tu ne vas pas te préparer pendant que je range. Il n'est même pas encore dix heures. On a le temps.

– Non ! On n'a pas le temps ! s'exclama Safina en fronçant les sourcils. Elle n'avait même pas pris la peine de signer.

– Si tu as tant de choses à faire, Saf, pourquoi est-ce que tu passes toutes tes journées avec nous ? répliqua rapidement Pietro en mouvements brusques.

– C'est bon ! Arrêtez, vous deux. Vous me fatiguez. Saf, va dans le salon.

– Désolé... s'excusa timidement Pietro avant de glisser sa main sur son avant-bras. Dominique secoua la tête. Ce n'était pas grave. Il était juste épuisé.

– Allons-y. Mais par pitié, taisez-vous. il souffla et se releva sans avoir bu une seule goutte de café, traînant sa fatigue jusqu'à sa chambre.

Il passa devant Safina et lui offrit un regard lourd de sens. Elle répondit en roulant des yeux mais il sut qu'il pouvait lui faire confiance pour ne plus embêter Pietro.

Cette fois, il se rendit dans sa chambre en passant par la salle de bain et laissa échapper un soupir bruyant en constatant que les toilettes étaient bel et bien cassées. La tringle du rideau de leur belle baignoire à pieds avait dû tomber durant la nuit car elle se trouvait désormais au sol. La lumière devant leur lavabo en marbre clignotait bizarrement. Il n'en fit pas un cas et se passa de l'eau sur le visage avant de nettoyer sa peau avec soin. Une quinzaine de minutes plus tard, il se dirigea vers son sanctuaire.

Sa chambre était la plus grande pièce de l'appartement. Les murs aux couleurs sombres, couverts de cartes de la ville et des alentours ainsi que d'affiches de groupes de musiques aux tendances étranges qu'il s'efforçait d'apprécier, se refermaient sur une sorte de nid. Son lit, quelque chose d'un peu bancal et pourri trônait contre le mur du fond. Son duvet était roulé en boule sur un coin du matelas et son piteux oreiller aplati par le temps jonchait misérablement au sol. Un peu partout, des livres dr tous genres traînaient. Des encyclopédies, des romans, des pièces de théâtre mais aussi des guides de voyages et même un livre de cuisine. C'étaient des références. Chacun de ces ouvrages traitait des mêmes sujets, ou presque : les vampires, la surdité, la mémoire, la vie éternelle, les adolescents. Sur son bureau, trois planches de bois assemblées de manière totalement bancale et hasardeuse, des livres de loi s'empilaient. Il avait encore passé sa nuit à lire. Il préférait ne rien laisser à la chance. S'il se faisait attraper un jour, alors il voulait tout savoir de sa condition. Autant qu'il voulait pouvoir aider Pietro à retrouver sa mémoire et son audition ou qu'il voulait que Safina s'en sorte dans la vie. Alors il passait ses nuits à étudier. Et toujours, il se demandait si toutes ces choses qu'il se donnait tant de peine à apprendre ne finiraient pas par glisser par un trou de son cerveau.

Il y avait deux portes pour entrer dans son sanctuaire. L'une donnait sur la salle de bain et l'autre sur le salon. Généralement, il utilisait celle du salon car Pietro se reposait dans l'autre pièce. Ils n'avaient plus besoin d'intimité depuis longtemps, ils se connaissaient par cœur. Après quinze ans de vie commune, plus rien ne les dérangeait. Mais Dominique était ainsi. Malgré tout ce que l'on pouvait penser de lui, on ne pouvait pas lui reprocher son grand sens du respect. Il possédait plusieurs livres sur ce sujet, d'ailleurs. Cachés quelque part dans la bibliothèque du salon. Un énième meuble branlant et trop usé pour continuer à faire correctement la tâche qui lui avait été assignée. Comme le vieux sac de frappe qui pendait misérablement dans un coin de la chambre sombre. Il l'avait tellement battu que, désormais, il n'était plus rien d'autre que mou et pitoyable. Dominique lui lança un regard de pitié comme toujours. Il songeait à en racheter un autre. Mais il ne supportait pas de devoir se débarrasser de ses effets personnels.

Il ouvrit un tiroir au hasard dans sa commode et en sortit un pull, noir, classique. Il n'appréciait pas les couleurs. Vives ou claires, il préférait rester sobre. C'était mieux ainsi. Imaginez un tueur recherché qui prend le temps de s'habiller en rose ! Trop facilement repérable. Pour son travail, il avait appris à se laisser disparaître, à se glisser dans le décor. C'était plus une ombre qu'un tueur. Quelque chose de délicat. Il attrapa un pantalon par terre et enfila une paire de chaussures. Il aimait l'élégance des choses simples. N'importe qui, vu de l'extérieur, aurait pensé qu'un chaos sans nom régnait dans sa vie. Les gens de bonne foi tentaient d'exorciser le démon qui s'occupait de ronger son âme. Les femmes voulaient toutes être celle qui le délivrerait de ses vices. Les hommes, eux, le désiraient aussi fort qu'ils le pouvaient mais ils étaient tous les mêmes. Ils partaient toujours le matin. Ses clients ne cherchaient pas à le connaître et ça lui allait bien ainsi. Des tonnes de gens rentraient dans sa vie sans jamais y rester. Alors peut-être bien que oui, c'était un chaos. Mais dans cette tempête instable il y avait des constantes. Et c'est tout ce dont il avait besoin.

Après avoir attrapé une paire de gants et son manteau, il rejoignit Pietro et Safina dans le salon. L'adolescente était couchée par terre, son ventre nu contre le sol, penchée en avant sur un immense grimoire dont l'écriture ne voulait rien dire. Du moins pas pour quelqu'un comme Dom. Le vampire quant à lui, s'était avachi sur le sofa et tapotait des doigts sur le cuir, un regard excédé posé sur le mur devant lui. Il claqua des doigts et, à l'image d'un petit animal, Safina releva hâtivement la tête. En moins de deux secondes, elle se tenait sur ces jambes immenses qui lui appartenaient et remettait son blouson. Dominique ne comprenait pas pourquoi les adolescentes appréciaient tant dévoiler leur peau mais si cela plaisait à sa jeune amie alors il n'avait pas le droit de dire quoi que ce soit.

Pietro ne remarqua pas tout de suite que le brun était revenu. Du moins pas avant que celui-ci ne se poste face à lui et tapote sa jambe pour lui signifier de bouger. Il se redressa avec la lenteur d'un chat paresseux, fit craquer son dos et les articulations de ses bras et suivit les deux autres à l'extérieur de leur cocon. Il ne ferma pas la porte à clé parce qu'ils n'avaient plus de clé depuis bien longtemps.

Le mercredi, c'était le jour des cadavres. Mais aussi étonnant qu'il puisse paraître, ce qu'ils faisaient tous les mercredis n'avaient rien à voir avec les cadavres. Et c'était sûrement la seule chose dans leur vie qui n'avait aucun rapport avec les morts.

L'activité choisie était différente à chaque fois. Mais ils passaient toujours leur journée ensemble. Le mercredi était le seul jour de la semaine où ils agissaient comme des personnes normales. Ils allaient se balader en ville, faire les boutiques, nourrir les oiseaux au parc ou traînaient dans les librairies. C'était l'idée de Dominique. Safina, bien qu'étant sorcière et nécromancienne, était encore jeune. Et même si elle n'allait plus en cours et qu'elle ne côtoyait presque qu'eux, il ne voulait pas qu'elle ne voie que le mauvais de leur monde. Alors tous les mercredis, il lui offrait une sortie normale. Loin de la sorcellerie, des vampires et des tueurs.

– Où est-ce qu'on va aujourd'hui ? demanda l'adolescente en mettant un pied hors de l'immeuble. Dominique haussa les épaules et se tourna vers Pietro qui secoua la tête.

– Pourquoi pas au parc ?

– On est déjà allés au parc la semaine passée. Les canards c'est ton délire ! Pas le mien, grand-père. Allons au cinéma. Ma copine, Annette, celle avec les cheveux bruns, elle m'a dit qu'ils passaient un bon film.

– Il parle de quoi ton film ?

– C'est une histoire d'amour ! elle lui offrit un sourire et Dom grogna.

Elle savait très bien à quel point il détestait la fiction. Et la romance encore plus ! Pietro lui, haussa les épaules. Il n'appréciait pas spécialement le cinéma mais cela ne le dérangeait pas plus que ça. Dominique, voyant bien qu'il était donc seul accepta à contrecœur et tous les trois se mirent en route.

La ville était grise. Ses bâtiments, ses habitants, son air. Tout autour d'eux était gris. Du plus loin qu'il s'en souvienne, Dominique avait toujours connu cet air pollué et démoralisant. Là où ses parents habitaient, c'était la même chose. Partout dans le monde, c'était la même chose. Il existait encore des endroits où l'air ne vous tiraillait pas les poumons, ne vous attaquait pas la gorge. Mais c'était rare. Alors ils restaient dans cette ville grise. Dominique appréciait cela. Les buildings à perte de vue, les petites maisons étranges et escarpées qui restaient debout au milieu de toute cette nouveauté. Les femmes et les hommes redoublaient tous d'inventivité pour se sortir de la grisaille. Pour être celui ou celle qui se démarquerait le plus. Mais au final, ils étaient toujours gris aux yeux des autres. Pietro avait parfois la désagréable impression de perdre la vue en plus de son ouïe. Il ne distinguait plus les couleurs. Puis il posait son regard sur Dominique ou sur le ciel et sa frayeur s'estompait. Tout ce gris lui donnait l'impression de perdre pieds. Et puis Safina le détestait. Elle n'avait jamais aimé les couleurs froides ou sombres, les couleurs ennuyeuses comme le gris. Bien sûr, elle s'habillait en noir. Mais c'était sa condition de sorcière qui le lui obligeait. Mais au fond d'elle, elle aurait adoré brûler tous ces vêtements d'une tristesse sans nom. Juste pour pouvoir être elle-même. Alors oui, Safina détestait le gris de la ville tout autant que Pietro.

Quand ils arrivèrent devant le grand multiplex aux allures de centre futuriste, Dom laissa l'adolescente choisir leurs tickets et tira une cigarette hors de sa poche. Il ne fumait pas souvent, c'était plus pour passer le temps qu'autre chose. Mais il se sentit coupable quand il vit le regard que Pietro lui lançait.

– Quoi ?

– Arrête de fumer. Ça ne va faire qu'accélérer ta mort.

– Toujours aussi optimiste à ce que je vois, Piet. Ne t'inquiète pas pour moi. il tapota sa main et tira une longue taffe avant d'exhaler lentement la fumée.

– C'est pour toi que je dis ça. D'ailleurs, tu es allé chez le médecin hier, non ? Tu ne m'as rien dit par rapport aux résultats de tes examens.

– On dirait ma mère... grogna le brun en tirant une seconde fois. Le vampire attrapa la cigarette et la jeta par terre, écrasant son talon sur le mégot encore chaud. Dominique le regarda piteusement avant de relever la tête.

– Rien d'important, tu sais ? Rien qui vaille la peine de gâcher une cigarette.

– Réponds-moi. ses mouvements saccadés trahissaient son agacement.

– D'accord, d'accord. Le docteur m'as dit que j'ai des troubles de mémoires assez inhabituels pour quelqu'un de mon âge. Que je risque de tout oublier au bout d'un moment. Mais ça devrait aller. Tu sais comme les médecins aiment raconter n'importe quoi juste pour nous obliger à revenir les voir.

– Tu risques de... Tout oublier ? Mais qu'est-ce que tu racontes ?

– La mémoire humaine normale est comme une sorte de gros récipient. Tu vois le genre ? Et bien ma mémoire à moi ressemble plus à une passoire. Les plus grosses choses restent mais les petits trucs, les détails, tombent dans les trous. Ce n'est pas vraiment grave alors arrête de t'inquiéter pour rien. Tu me fatigues. il secoua la main pour mettre un terme à la conversation et pénétra dans le bâtiment.

Pietro resta quelques secondes devant la porte, une petite boule de colère logée dans la poitrine. Il détestait qu'on ne le prenne pas au sérieux. Mais il détestait encore plus quand Dominique ne se prenait pas au sérieux. Peu importe à quel point ce qu'il avait était grave, il ne fallait pas qu'il le laisse couler. Ça ne l'avancerait à rien. Mais c'était impossible de le lui faire comprendre. Il était bien trop borné et fier. Même pour écouter une requête de Pietro.

Le film n'était pas intéressant. Les popcorns trop salés et juste devant eux, un couple n'arrêtait pas de s'embrasser. Au bout d'une demi-heure, Dom avait supplié Safina de le laisser quitter la salle et elle avait accepté en râlant. Pietro l'avait suivi, ne comprenant pas grand-chose à ce qu'il se passait sur l'écran, personne ne se donnait la peine de retranscrire pour lui. Ce n'était qu'une bande d'adolescents qui se couraient après dans la forêt, se transformaient en loups et échappaient à des accidents de voiture. Cela ne l'intéressait absolument pas.

A l'extérieur, un vent s'était levé. Mais aucun des deux hommes n'en fit cas. Dominique se fichait éperdument de quelque vent qui soit et cela faisait longtemps que les intempéries ne dérangeaient plus Pietro.

– Veux-tu bien que nous terminions notre conversation, maintenant ? demanda ce dernier en s'appuyant contre le mur gris du cinéma.

– Qu'est-ce que tu veux que je te dise de plus ? Je vais sûrement bientôt clamser et si ce n'est pas le cas, dans un an voire deux j'aurai tout oublié de toi ou Safina. C'est ça ce que tu voulais savoir ?

– Tu vas vraiment mourir ? Je pourrais te transformer !

– Désolé, Piet, mais je me vois mal devenir un vampire. Sans offense. Et puis je n'ai pas envie de vivre si longtemps. Je pense que les choses sont bien comme cela. Si je dois mourir c'est que les choses ont été prévues comme ça.

– Un an ? Tu vas nous abandonner. Je... Safina a besoin de toi.

– C'est une grande fille, elle est débrouillarde. Et toi aussi. Arrête d'être si sentimental, ça ne te va pas. il lui lança un regard las et glissa gentiment sa paume refroidie sur sa joue glacée.

Il n'avait pas prévu d'abandonner quiconque.

Cela faisait un moment qu'il s'était préparé à cette éventualité. Pietro l'avait obligé à prendre rendez-vous chez le médecin et il avait obéit, pour le rassurer en quelques sortes. Mais le résultat n'avait rien de rassurant. Ce charlatan le lui avait bien dit. Il ne vivrait pas plus de deux ans s'il continuait à mener ce train de vie sans se ménager. Ses absences et pertes de mémoire étaient causées par la fatigue. Et cette fatigue s'accumulait car il ne prenait jamais le temps de se reposer. Le jour, il s'occupait de ses amis et travaillait. La nuit, il travaillait encore et se plongeait dans la lecture d'épais ouvrages dans lesquels il cherchait mille et une solutions. Pietro ignorait ça. Il ne le lui avait jamais dit. Et, à part les soirs où la solitude l'écrasait, il ne venait que rarement le déranger pendant la nuit. C'est à peine s'il osait mettre un pied dans la chambre. Safina l'avait déjà comparé à un petit chien obéissant. Il s'était énervé, lui rétorquant qu'elle aussi agissait comme un chiot. D'un mouvement de main, Dominique avait mis fin à leur querelle et Saf était rentrée chez elle. Leurs disputes ne duraient jamais très longtemps. Tous les jours, l'adolescente revenait, un large sourire pendu aux lèvres et des remarques toujours plus aiguisées. Pietro aussi, faisait semblant de lui pardonner. Mais il ne manquait jamais l'opportunité de lui renvoyer ses reproches. Plus le temps passait, moins ils se supportaient. La jeune fille était jalouse du vampire. De son lien si particulier avec Dominique, de leur relation presque fusionnelle. Quant à Pietro, il enviait l'énergie de Safina, la chance qu'elle avait d'être en vie, encore jeune et de pouvoir agir si légèrement, avec une inconscience oisive. C'est pour ces raisons qu'ils ne se supportaient pas. Tous les deux désiraient n'avoir Dominique que pour eux seuls. Car il était la personne autour de laquelle leurs vies tournaient.

– Si tu es sûr de mourir. Alors ne me laisse pas ici tout seul. le vampire s'écarta de son contact et le regarda droit dans les yeux. Dominique secoua la tête.

– Je refuse de faire ça.

– Tu es égoïste.

– Tu me connais si bien. il lui offrit un sourire taquin puis fit quelques pas pour réchauffer son corps déjà engourdi par le froid.

Des gros nuages menaçants envahissaient lentement le ciel. Il faudrait qu'ils soient rentrés avant que la tempête ne se déchaine, pensa Dom en fixant le ciel gris. L'automne s'emparait de la ville à la vitesse d'un escargot. Les jours passaient lentement, tout le monde était las. Ils entamaient cette période de l'année où le moral est au plus bas, les esprits s'éparpillent et les relations se brouillent. L'automne n'avait jamais été la saison préférée de personne. Safina préférait l'été, pour Pietro c'était le printemps et Dom s'en fichait totalement. Mais aucun d'eux ne supportait l'automne. Les arbres qui semblent mourir, les températures qui hésitent... Dominique soupira, il le faisait souvent. Il y avait quelque chose d'étrange dans l'air. Pas une odeur mais une sensation. Et il n'aimait pas ça. Pas du tout.

Quand le noir engloutit la ville grise, Dom enfila une autre tenue. Quelque chose de beaucoup moins sombre et terne. Une chemise à motifs floraux bleus et oranges, un pantalon déchiré aux genoux, un blouson, une paire de sneakers. Le bout de son parapluie luisait sous la lumière des lampadaires. Dans sa poche gauche, une petite fiole. À l'intérieur de sa veste reposait une dague. Il n'était pas encore minuit mais c'était l'heure pour lui d'aller travailler.

Il avait rencontré sa cliente quelques semaines auparavant. C'est comme ça que ça se passait. Elle était venue, dans ce café de la sixième avenue. Elle portait un tailleur et une paire de talons tellement hauts et pointus qu'elle aurait pu commette le crime elle-même. Autour de la quarantaine, elle s'était tuée à la tâche toute sa vie et avait toujours fait en sorte d'être la meilleure employée possible. Mais ses efforts n'avaient pas portés leurs fruits et après vingt ans dans la même entreprise, elle s'était vu refuser la promotion qu'elle convoitait tant. C'est ça qui l'avait poussée à agir. Elle avait entendu parler de Dominique par le biais d'une amie de sa femme. Elle avait hésité longuement. Fervente croyante, elle n'était pas sûre que le crime soit vraiment la solution. Mais elle ne pouvait plus attendre.

La victime s'appelait Martha. Jeune femme énergique d'à peine trente ans, elle venait d'entrer dans la boîte. Cette promotion, bien qu'attendue, était tombée à pic. Elle qui désirait s'offrir de belles vacances d'été ! Ce qu'elle ignorait, c'est qu'elle ne connaîtrait plus jamais l'été. La chaleur des rayons du soleil caressant sa peau presque nue. Le bruit délicat des vagues qui viendraient lui lécher ses pieds fraîchement manucurés. Les fruits exotiques fondant entre ses lèvres. Les regards complices avec une inconnue de l'autre côté du bar. Revenir dans la chambre de son hôtel accompagnée d'un homme des plus séduisants. C'était désormais fini.

Parce qu'une fois que Dominique avait accepté l'offre de sa cliente, Martha était bel et bien considérée comme morte.

Il avait suffi à Dom de deux semaines pour organiser la disparition de sa victime. En l'observant durant quelques jours, il avait compris que tout ce dont elle rêvait, c'était le soleil. Alors il avait décidé de le lui offrir. Il avait prévu de lui acheter un billet sans retour pour cette île paradisiaque au bout du monde. L'hôtel serait réservé lui aussi. Mais une fois sur place, l'heureuse Martha les informerait qu'elle n'avait plus besoin de leurs services. Et après ça, personne n'entendrait plus jamais parler d'elle.

C'était un cas aisé. Cette femme n'avait plus de parents. Pas d'oncle, pas de tante. Pas de descendance. Elle favorisait les coups d'un soir aux histoires d'amour. Les gens sans attaches étaient toujours les plus faciles à faire disparaître.

Quand il se présenta devant sa porte, à minuit moins vingt, Martha ne comprit pas trop ce qu'il se passait. Mais c'était un charmant jeune homme qui se trouvait sur son palier et elle qui venait de rentrer de soirée l'invita à prendre un verre. Elle roucoulait lascivement en mettant tous ses atouts en valeurs. Martha était dotée d'un de ces sourires qui vous entraînent. Et si Dom n'était pas venu pour le travail, il se serait sûrement laissé aller. Mais il avait une règle : ne jamais s'attacher ni aux clients, ni aux victimes. Alors il la repoussa gentiment, demanda où se trouvaient les toilettes et lui proposa de l'attendre dans la chambre. Elle gloussa bêtement, trop enivrée pour refuser et sautilla jusqu'à son lit. Pendant ce temps, Dominique sélectionna l'outil le plus adapté. Martha n'était pas en conditions pour se débattre ou s'affoler. Quelque chose de petit serait plus efficace avec elle. Une hache ou un maillet la feraient crier et alerterait ses voisins, un couple de vieillards et une mère de famille fraîchement divorcée frôlant le burn-out. Alors il attrapa sa dague. Appliqua sur la lame un poison concocté spécialement pour lui par Safina et retourna auprès de Martha qui n'avait pas plus attendu pour se dénuder. Elle gloussait encore bêtement quand il se glissa sur le lit. Son corps continuait de tressaillir quand il l'embrassa et elle rit bêtement une dernière fois quand la dague de Dominique se glissa sous sa gorge.

Dans son regard, il put lire la fatalité. Elle savait. Que ce jour arriverait, qu'elle ne devait pas faire confiance aux étrangers aussi beaux qu'ils soient. Elle ne regrettait rien. Elle avait vécu une belle vie. Elle trouvait juste cela dommage de ne pas être morte dans sa plus belle lingerie. C'était tout.

Le jeune homme récupéra le sang de sa victime, la vidant complètement. Quand il eût terminé. Il dût encore nettoyer toute preuve de son passage, laissant l'appartement dans un état de fête. Les inspecteurs, s'il y en avait, penseraient alors que Martha était partie sur un coup de tête. Une fois son méfait accompli, il passa deux coups de téléphones. Le premier était destiné à Safina. Il demanda à sa jeune complice de venir chercher le corps et l'aider à transporter les pochettes de sang. Le second était pour son associée.

– Allô ? croassa une voix fatiguée à l'autre bout du fil.

– C'est bon. J'ai fait ce que j'avais à faire. Tu peux envoyer la fille. expliqua-t-il sobrement.

– Merci, je ferai le nécessaire. Bonne journée, Dominique.

– Bonne journée à toi aussi, Mona.

Aujourd'hui, je me suis réveillé après avoir entendu un bruit terrible qui provenait de la salle de bain. J'ai eu peur, à tort, que quelque chose soit arrivé à Pietro. Je me suis donc levé pour constater que les toilettes étaient cassées. Et la tringle du rideau de douche pendait, retenue par un seul clou. Je ne sais pas ce qu'il a fait mais s'il pouvait éviter de toujours tout casser, cela m'arrangerait.

Pietro est comme une sorte de souris qui a été transformée en énorme éléphant. Il est maladroit au possible et ne contrôle pas sa force. J'ai lu dans un livre qu'il faut environ sept à neuf ans à un vampire pour apprendre à gérer sa faim et sa puissance. Cela fait plus de quinze ans qu'il a été transformé et pourtant, il reste incapable de faire les choses délicatement. Je ne peux pas lui en vouloir. Et puis, un peu de passion et d'impétuosité ne font jamais de mal. Si vous voyez ce que je veux dire.

Enfin bon, ma salle de bain était sens dessus dessous et j'ai entendu la voix de Saf dans la cuisine. Apparemment nous étions mercredi, le jour des cadavres. J'ai toujours de la peine à me repérer dans les jours de la semaine mais je sais que le mercredi, nous faisons une sortie tous les trois. Pour Saf et pour essayer de détendre l'atmosphère avec Piet. Ces deux-là se détestent mais je n'ai jamais su pourquoi. Ça arrive parfois, tout le monde ne peut pas bien s'entendre. Mais je ne comprends pas pourquoi mes deux seuls amis n'arrivent pas à s'apprécier. Pourtant, ils ne sont pas si différents l'un de l'autre. Je n'arrive pas à trouver d'exemple concret parce que mes souvenirs m'échappent mais je suis sûr que si j'étais en pleine possession de mes capacités, je trouverais plusieurs points pour le prouver.

Nous sommes allés au cinéma. Je ne me rappelle plus de quoi parlait le film, sûrement parce que Pietro et moi sommes sortis au milieu de la séance. Il m'a reproché de lui avoir caché les résultats de mon rendez-vous médical. Je crois que je n'ai pas réussir à lui dire que c'est parce que je ne voulais pas l'inquiéter. Mais nous sommes tous les deux arrivés à la même conclusion. Je vais mourir. Et quand ce sera fait, il se retrouvera seul. Peut-être que Safina voudra bien l'aider mais je ne peux pas compter sur elle pour prendre soin de lui. Il a besoin de moi, c'est un fait. Alors il m'a demandé de le tuer. Mais nous ne sommes pas Roméo et Juliette ou je ne sais quoi ! Je refuse d'assassiner mon meilleur ami. Juste sous prétexte que je risque d'y passer. Je sais très bien comment ce genre d'histoires se terminent. Le héros tue son ami, son amant ou que sais-je encore et au final, il ne meurt pas lui-même. Il est alors laissé là, seul et endeuillé en plus de passer pour le plus incapables des idiots. Je refuse de finir ainsi. J'ai une certaine dignité.

Demain, nous serons jeudi. Ou peut-être mardi, je ne sais plus comment le temps fonctionne. Toujours est-il que je dois aller travailler. Une femme m'a commandité un assassinat. Apparemment, son mari la tromperait. C'est pour cela qu'elle veut se débarrasser de lui. Je n'en demande jamais plus sur la victime ou la raison parce que c'est une erreur qui a été trop souvent répétée. Plus on en sait, moins on est professionnel. Or, je suis le meilleur. Alors je me dois d'être professionnel. Et puis, je suis bien payé. A l'année, je gagne autant qu'un excellent médecin. Voire plus. Safina me demande souvent ce que je fais avec tout cet argent. Je ne peux pas lui dire que je le mets de côté pour son avenir. Elle me traiterait de grand-père avant de se fâcher pour je ne sais qu'elle raison. Elle est entêtée. Mais je tiens à faire cela pour elle. Pietro et moi n'avons pas besoin d'argent. Nous nous suffisons. Alors que cette gamine têtue... Je la connais. Elle enchainera les boulots minables toute sa vie et finira par se convertir à la magie blanche, par dépit et désillusion. Et je refuse que ma nécromancienne de sorcière se prive de ce qu'elle aime par besoin. Alors j'économise pour elle. De toute manière, cet argent ne me servira plus à rien quand je serai mort. J'ai décidé de lui léguer les trois quarts de ce que j'aime appeler ma fortune. Si Pietro ne fait pas n'importe quoi, il aura le droit au reste. Il n'en a pas grande utilité de toute manière. Il possède deux tenues : un costume de mariage que nous avons volé et qu'il porte sans cesse et une robe de bal qu'il a achetée avec l'argent d'un jeu à gratter. Il a dû la mettre une seule et unique fois, je ne suis plus sûr, mais refuse de la jeter. Je ne sais pas du tout pourquoi. Et puis il se nourrit de sang, oui, mais c'est gratuit pour lui.

Les autres vampires sont obligés de mener une sorte de double vie, remplie de précaution. Ils doivent se fondre dans la masse et faire attention à leurs fréquentations. Même si la plupart des gens ignorent que les vampires sont réels, ils ne peuvent pas se risquer à se faire découvrir. On a déjà vu, par le passé, des chasses géantes contre les vampires ou les sorcières. Et même si ces dernières sont bien mieux intégrées dans notre société à l'heure actuelle, les vampires, eux, sont encore vus comme des créatures dangereuses. L'humain ne doit pas se rendre compte que la plus dangereuse espèce pour sa survie c'est lui-même.

Quand nous sommes rentrés, après le cinéma, Safina nous a raconté tout le film en détails. Mais ça n'a servi à rien car elle parlait trop vite pour que Pietro puisse déchiffrer les mots glissants sur ses lèvres et trop vite pour que ma mémoire défaillante décide que ce soit important. Il faudrait que je lui dise. Pour mes problèmes. Mais elle n'est pas du genre à qui l'on peut facilement se confier. Pas que je ne lui fasse pas entièrement confiance. C'est juste que... On ne trouve jamais le bon moment avec elle. Il n'y a pas de temps mort pour les confidences. Juste... Un flot de paroles assourdissantes et beaucoup trop d'énergie. Elle n'aime pas les choses sérieuses ou les responsabilités. C'est une adolescente, je ne peux pas lui en vouloir. Il faudra bien qu'elle sache un jour. Peut-être que si je la préviens la veille, la veille de ma mort, elle sera tellement en colère contre moi qu'elle en oubliera complètement d'être triste. Même si je ne pense pas qu'elle versera quelque larme qui soit pour quelqu'un comme moi.

Dominique Nichtgall n'était pas considéré comme le meilleur tueur à gages de la ville pour rien. En dix ans de carrière, il ne s'était pas fait coincer une seule fois par les autorités et sa renommée ne cessait de grandir chaque jour. On murmurait partout que ses crimes étaient toujours propres, qu'il ne versait jamais une seule goutte de sang. Ce n'était pas vrai, bien évidemment. Rien qu'à voir l'état de sa garde-robe on pouvait deviner qu'il ne faisait pas de manières. Les corps de ses victimes n'étaient jamais retrouvés et c'est tout ce qui comptait. Mais son métier ne consistait pas à uniquement se débarrasser de quelqu'un. Il était passé maître dans l'art de faire disparaître les gens. Pas seulement physiquement mais totalement, dans leur entièreté. Il constituait des alibis et des preuves d'une justesse incroyable, prenait soin de ne jamais laisser de traces, construisait une nouvelle existence loin de tout et tout le monde pour ses victimes. Avec lui, personne ne mourait jamais. Ils s'en allaient, quittaient femmes, maris et enfants et disparaissaient pour toujours. La police ne résolvait jamais ces crimes. Car il n'y en avait pas. Qui peut-on arrêter s'il n'y a aucune preuve ? C'était sa manière de faire et la plupart des gens étaient d'accord pour dire que c'était la meilleure.

Dom aimait la discrétion. Il ne posait que quelques questions sur ses victimes ou ses clients. Il lui fallait seulement un motif et une belle somme d'argent pour accomplir son méfait et débarrasser à tout jamais ses clients de leurs problèmes. Les gens prenaient contact avec lui grâce à une jeune femme travaillant dans un café, sur la sixième avenue. Avec ses joues toutes rondes et ses yeux pétillants, personne n'aurait pu se douter que Mona Stair travaillait en fait avec plusieurs tueurs à gages et malfrats de la ville. Le café servait uniquement de couverture aux différentes rentrées d'argents et demandes délicates.

Parlons un peu de Chung-Ae. Ou plutôt Mona, comme elle préférait se faire appeler. Bien que Dom ne lui adressait la parole que pour parler affaires, elle se considérait comme l'une de ses meilleures amies. C'était une jeune femme pleine d'entrain au premier abord. Les gens aimaient venir dans son café juste pour discuter avec elle. Et puis il faut dire que ses cheesecakes étaient à tomber. Mais la vérité était loin d'être ce qu'elle semblait. Mona vivait au milieu du crime depuis toujours. Son père, un gras mafieux aux airs de cochons, l'avait élevée pour en faire la digne héritière de ce qu'il appelait, une future dynastie. Il mourut 5 mois seulement après le treizième anniversaire de sa seule et unique fille. Sa mère, une femme ayant toutes les caractéristiques d'une vraie cruche, s'était enfuie avec un banquier roublard et lui aussi, gras comme tout. Mona avait donc décidé de monter sa propre affaire. Avec les hommes de son père, sa famille, elle s'était installée dans ce café. A vingt-quatre ans seulement, elle dirigeait d'une main de fer tous les commerces illicites de cette ville grise. Son affaire comptait des yakuzas japonais, des triades chinoises et toutes sortes de mafias diverses et variées qui peuplaient les environs. Et tous lui avaient juré allégeance. Même les gangsters qui préféraient la jouer solitaires avaient conclu une alliance avec elle. C'était une sorte de reine dans ce domaine. Tout le monde savait qu'il valait mieux être dans les bonnes grâces de la redoutable Mona. Elle avait créé cette dynastie dont son défunt père rêvait.

C'est Dom qui l'avait contactée après avoir commencé son affaire. Il avait besoin de quelqu'un pour gérer sa clientèle. Elle s'en était porté garante. Et depuis, elle et lui étaient associés. C'est elle qui organisait les rendez-vous et permettait ainsi aux deux partis du contrat de préserver le plus d'anonymat possible. Et ses hommes aidaient aussi Dominique à rendre les alibis et disparitions plus plausibles. Tout est plus aisé quand on a l'appui d'une milliardaire.

Mona était une femme dangereusement splendide. Et c'étaient là les mots de tous ceux qui avaient un jour eu la chance de la rencontrer. Elle n'avait rien à envier à qui que ce soit. Grande, pulpeuse, radieuse mais aussi rusée, intelligente et tempérée. C'était un joyau. Une perle rare. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'elle ne comprenait pas pourquoi Dominique, le seul homme dont elle avait envie, ne faisait que l'éviter. Ce dernier n'avait aucun intérêt pour elle et préférait largement passer du temps en solitaire ou avec ses deux amis plutôt que de traîner au café de Mona. Mais il était bien obligé de s'y rendre pour rencontrer ses clients. Et toujours, la mafieuse lui mettait le grappin dessus puis l'obligeait à rester bien plus longtemps que prévu. Quand il revenait, les cheveux décoiffés par les gestes bien trop amicaux de Mona et les joues rouges à cause de l'alcool qu'on l'avait forcé à ingurgiter, Safina se moquait toujours de lui. Pour rire, une fois l'adolescente avait suggéré que la mafieuse en pinçait pour Dom. Mais cela n'avait eu pour effet que d'irriter les deux hommes. Pietro parce qu'il n'aimait évidemment pas penser que Dominique pourrait sortir avec quelqu'un d'autre que lui et Dominique parce que ces histoires l'ennuyaient au plus haut point. Et aussi parce qu'ils savaient que c'était vrai. Et que cette femme-là ne se laisserait pas rouler pendant plus longtemps.

Dire que Dom avait peur d'elle serait exagéré. Mais il se méfiait. Mona plongeait depuis sa naissance dans ce milieu remplis de mauvaises herbes et malgré ça, elle avait su prendre l'apparence de la plus belle des roses. Mais on ne berne pas un menteur et Dominique savait pertinemment qu'aussi belle soit la rose, ses épines n'en étaient pas moins mortelles pour autant. Bien sûr, elle était dangereuse. Elle possédait tous les atouts pour gagner n'importe quel jeu. Elle avait l'argent, le pouvoir, la beauté. C'était une de ces femmes fatales pour lesquelles il est outrageusement aisé de tomber. Mais lorsque l'on se trouve entre leurs griffes, on n'en sort plus jamais. Heureusement pour lui, Dom était tout aussi dangereux. C'était un professionnel. Tous les deux savaient bien qu'à un moment ou un autre, la collaboration ne serait plus possible entre eux. Pourtant, ils agissaient comme s'ils l'ignoraient.

Safina admirait Mona. Elle la trouvait cool. Mais ni Dominique ni Pietro ne voyaient bien ce que leur jeune amie pouvait apprécier chez elle. Bien sûr c'était une femme de pouvoir, intelligente et splendide. Mais Dominique refusait catégoriquement de mêler Safina à ses histoires plus que nécessaire. Oui, elle l'aidait à faire disparaître les cadavres. Oui, elle lui fournissait parfois des alibis ou fausses preuves si besoin. Et oui, elle surveillait toujours Pietro quand il devait s'absenter. Mais c'était tout. Il savait bien qu'il ne pouvait pas l'empêcher de se trouver des idoles et des modèles, il ne le voulait pas d'ailleurs. Mais il aurait préféré qu'elle se prenne de fascination pour des artistes ou des vedettes. Pas pour une séductrice redoutable qui avait à sa botte plus d'un millier d'hommes avides de sang et de violence. Non, non, non.

Alors Dominique avait pris la décision de réinsérer sa protégée à une vie des plus normales. Enfin, le plus possible du moins. C'est pour cela qu'il l'avait inscrite à des cours particuliers d'algèbre et de science pour qu'elle continue de développer ses capacités sociales. Vous devez bien vous doutez que notre chère Safina ne prit pas bien la nouvelle. Elle n'hésita pas à claquer plusieurs fois chaque porte de l'appartement avant de balancer la passoire rouillée contre un des murs. Quand Pietro tenta de calmer ses ardeurs, approchant sa main trop près de son épaule, la harpie le mordit avant de s'enfuir en courant par les escaliers, claquant une dernière fois la porte d'entrée.

– Elle ne l'a pas si mal pris ! s'exclama Dominique en ramassant la passoire.

Pietro lui lança un regard incrédule avant d'agiter devant lui sa paume où les traces de dents de leur adolescente domestique s'éternisaient. Dom secoua la tête et sourit en attrapant délicatement sa main. Il l'attira vers lui et ouvrit le robinet pour nettoyer cette plaie insignifiante.

– Tu ne devrais pas t'énerver ainsi. C'est une ado, elle va se calmer. Elle va hurler contre les poubelles au pied de l'immeuble et revenir dans trente minutes. Je lui parlerai. promis-t-il, articulant suffisamment pour que le vampire lise sur ses lèvres.

Pietro n'était pas très convaincu mais il ne répondit rien et laissa Dominique manipuler sa main, appliquant de la crème et un pansement. C'était seulement pour faire semblant. Et avoir une excuse pour prolonger ce contact physique. Au bout de quelques temps, la plaie disparaitrait d'elle-même. Sans avoir besoin de soins. Un des nombreux avantages de l'immortalité.

Dehors, au pied de l'immeuble, bel et bien en train de se fâcher contre les poubelles, Safina serrait les poings et grinçait des dents. Elle aurait bien voulu aller plus loin mais elle ne pouvait pas. Parce que dans sa précipitation, elle avait oublié son téléphone et son porte-monnaie. Mais comme elle ne voulait pas non plus rester plus longtemps devant cet immeuble penché qui la faisait bouillonner de rage, elle décida de s'en aller, claquant fièrement des talons ; dix centimètres de hauteur, cinq d'épaisseur, elle avait de quoi claquer. La tête haute, le torse bombé. Elle fit cinq pas puis, une fois l'angle de la rue passé, elle se pencha en avant et laissa échapper le plus long soupir qu'elle ait jamais fait. Après ça, elle réfléchit à un endroit calme où elle n'aurait pas besoin d'utiliser son porte-monnaie pour passer le temps. Et la bibliothèque lui sembla être l'endroit idéal.

Elle n'aimait pas forcément beaucoup lire. A vrai dire, les seuls livres qui titillaient son intérêt étaient les grimoires et autres ouvrages de sorcellerie. Les romans l'endormaient profondément, les bandes dessinées étaient trop remplies d'images et les livres d'apprentissages comme les livres de cuisine ou ceux de menuiserie l'ennuyaient. Alors que les grimoires avaient toujours quelque chose à lui apprendre. Un secret ou deux à lui dévoiler. Elle pouvait se perdre des heures durant dans la contemplation d'un sortilège ou d'une prophétie. Mais bien évidemment, il n'y avait pas de livres comme ça à la bibliothèque de la ville.

L'adolescente se glissa dans le vieux bâtiment qui sentait la poussière et les livres usés. C'était une odeur qu'elle appréciait, bien que ce ne soit pas forcément la plus agréable. Elle lui rappelait les longues journées d'été passées à étudier les grimoires de sa grand-mère dans la bibliothèque familiale. Mais cela faisait longtemps qu'elle ne trouvait plus d'intérêt dans la magie blanche. Cela l'ennuyait. C'est pour cette raison qu'elle s'était tournée vers la nécromancie. A l'inverse des gentils sortilèges et jolies potions aux couleurs alléchantes, la mort était inconstante. Aucun cadavre ne réagissait de la même manière. Ce qu'elle appréciait, c'était ce sentiment de puissance et de force qu'elle obtenait quand les morts se relevaient. Avec de l'entraînement, ses cadavres n'avaient plus besoin de sang pour revenir à la vie. Elle étudiait longuement, sérieusement, pour perfectionner ses techniques. Bien sûr, elle ne faisait pas que dans la nécromancie. Elle aimait toucher à tout ce qui concernait la magie noire. Les poisons, les maladies, et tout le reste. Ça lui plaisait beaucoup. C'est pour cela, qu'une fois à l'intérieur du bâtiment, elle se dirigea vers les allées concernant les maladies incurables et les plantes vénéneuses.

A ses yeux, les ouvrages se ressemblaient tous plus ou moins. Bien sûr, certains étaient plus épais que d'autres, plus anciens ou moins grands. Mais au fond, tous contenaient des informations, des mots mis bouts-à-bouts. Elle trouvait ça fascinant comme, juste en ouvrant un livre, on pouvait apprendre quelque chose. Elle attrapa un petit cahier poussiéreux et ouvrit une page au hasard.

« La ricine est un poison contenu dans le Ricinus Communis. Ingurgité par voie orale ou pulmonaire, il est rarement mortel. N'engendrant que quelques troubles digestifs dont l'intensité varie selon l'individu contaminé. »

– Pas très intéressant... soupira l'adolescente en reposant le document sur l'étagère.

– Vous cherchez quelque chose en particulier ? Je peux vous aider peut-être ? demanda quelqu'un derrière elle.

Se retournant, Safina fut face à une fille. Une très jolie fille. Sûrement la plus jolie fille à qui elle ait jamais fait face. Toute vêtue de dentelle, avec des rubans dans ses longs cheveux blonds et un regard vert pétillant. Elle ressemblait étrangement à un personnage de dessin animé. Ou de film d'animation. Quelque chose qui n'avait pas vraiment sa place dans une bibliothèque aussi sinistre et lugubre que celle-ci. La jeune sorcière se baissa un peu pour pouvoir déchiffrer le prénom écrit en lettres joliment courbées sur son badge.

– Elinor ! s'exclama l'autre en voyant Safina plisser les yeux.

– E-enchantée. Moi, Safina.

– Moïsafina ? C'est très joli comme prénom. Est-ce que tu as besoin d'aide ou tu feuillettes seulement les pages ? Je t'ai vue prendre ce livre. J'en ai d'autres dans le même style un peu plus loin. C'est pour un devoir ? Si c'est pour un devoir je peux t'aider à établir une liste de documents à consulter. Un exposé peut-être ? Une bonne bibliographie rapporte toujours quelques points supplémentaires ! Ou si tu veux simplement te documenter sur le sujet des plantes toxiques je peux te conseiller de bons ouvrages !

– J-je... Mon nom. C'est juste Safina.

– Oh oui, je suis bête. Désolée ! elle lui offrit un sourire franc et l'adolescente perdit toute sa capacité à s'exprimer.

Cette fille-là parlait beaucoup. Elle connaissait son sujet. Elle devait travailler là, si elle avait un badge c'était logique. Mais elle ne donnait vraiment pas l'impression d'appartenir à cet endroit.

– Alors ? Besoin d'aide ? Est-ce que tu possèdes une carte ?

– Non. Enfin, non, je n'ai pas de carte. A vrai dire, je ne viens pas souvent...

– Alors viens ! Je vais te faire une carte de lectrice, c'est gratuit, puis je t'aiderai à trouver les documents qu'il te faut !

Malgré elle, sans aucune résistance, Safina suivit cette étrange fille –Elinor– jusqu'au guichet d'accueil. Là, la jeune bibliothécaire grimpa sur un tabouret qui semblait bien trop haut pour elle et s'installa non sans peine derrière un vieil ordinateur à écran cathodique. Elle attrapa une paire de petites lunettes rondes sur le bureau et les installa sur son nez. Ses délicates mains s'affolèrent alors sur le clavier grinçant et son front émergea de derrière l'appareil.

– J'aurais besoin de quelques infos personnelles si tu veux bien me les donner !

– Oui, bien sûr. Lesquelles ?

– Nom, prénom, âge, date de naissance, profession, le nom d'un tuteur et ta signature !

– Safina Khan, avec "k" et "h", oui comme ça, j'ai dix-sept ans, le vingt-trois janvier, je suis étudiante et... Dominique Nichtgall.

– Dix-sept ans ? Je te voyais beaucoup plus vieille ! s'exclama la jeune fille tout en tapotant sur les grosses touches, très concentrée.

– Ah oui... C'est la taille. Ça fait ça à tout le monde.

– Je vois, je vois ! Oh Nichtgall, Dominique... C'est un lecteur régulier !

– Ah bon ?

– Oui. Il vient presque toutes les semaines et respecte très bien ses délais de prêt.

– Je ne savais pas. L'adolescente fronça les sourcils, se demandant bien quand est-ce que Dom avait le temps de venir emprunter et rendre des livres mais surtout quand est-ce qu'il avait le temps de les lire.

Elle lui demanderait en rentrant. Si elle se sentait d'humeur à lui reparler. De l'autre côté du guichet, la blondinette tapotait toujours avec ferveurs. Elle remonta du bout des doigts ses lunettes et écarta une mèche blonde qui obstruait sa vision et continua à écrire tout un tas de choses. Finalement, elle s'arrêta, sembla relire une dernière fois et lança une impression. L'imprimante, qui devait avoir connu les dinosaures et le premier vampire, fit un bruit terrible et expédia avec peine une page un peu jaunâtre qu'Elinor attrapa au vol. Elle s'empara d'une plume, la trempa dans un pot d'encre et signa joliment en bas avant de la tendre à Safina. Les sourcils plus froncés que jamais, l'adolescente dévisagea la blonde puis la plume puis une nouvelle fois la blonde et secoua légèrement la tête, admettant sa défaite.

– J-je ne sais pas me servir de ça... elle reposa la plume et Elinor rit doucement en lui tendant un stylo.

– Désolée ! Réflexe. Plus personne n'utilise ça mais je trouve que l'écriture à l'encre dégage quelque chose de plus... Authentique. Je suis toujours un peu déçue de voir que les gens préfèrent tout oublier, laissant le passé dans le passé. Mais ! Je ne dis pas ça pour toi ! Si tu veux utiliser un stylo, il n'y a aucun problème ! J'aime bien les stylos aussi. Je pense que quoiqu'on écrive, l'important ce n'est pas l'outil qu'on utilise mais bien que les mots soient sincères et vrais. Tant qu'ils sortent de notre cœur, alors on se fiche de savoir si on doit utiliser une plume ou un stylo. Tu ne penses pas ?

– Euh, oui. Tu as tout à fait raison. Au fait, je signe où ?

– Oh ! Quelle idiote ! Encore une fois, je divague. J'espère que tu sauras me pardonner. Et pour la signature, sur les petits traits tillés tout en bas.

Safina s'exécuta, tentant tant bien que mal d'écrire aussi joliment qu'Elinor l'avait fait. Sa signature à elle était complexe mais élégante, le « G » de son nom de famille s'entortillant avec légèreté autour de son « E ». Tandis que la sienne ressemblait à celle d'une enfant. Simplement son prénom et son nom écrit l'un après l'autre, les lettres tordues s'entrechoquant. Elle lui glissa la feuille et Elinor s'en empara, vérifiant une dernière fois qu'il ne lui manquait rien. Une fois que ce fut fait, elle sortit un petit paquet de cartes et en piocha une. Elle attrapa un stylo indélébile, à son grand dam, et inscrit joliment le prénom de Safina sur la carte.

– Il faut dire que les stylos indélébiles sont vraiment agréables à utiliser. Remarqua-t-elle après avoir fini.

Elle secoua un peu la carte, histoire de faire sécher l'encre puis la tendit à Safina qui l'attrapa le plus délicatement possible. Elle la rangea dans sa poche, faute d'avoir son porte-monnaie sur elle, puis se tourna à nouveau vers Elinor. Celle-ci s'apprêtait à repartir dans une longue tirade quand son collègue, un garçon à peine plus vieux qu'elle mais qui faisait facilement quarante-cinq ans, apparut derrière le guichet.

– Je prends la relève, Eli. Tu peux aller manger.

– Oh ! Merci Tom ! Je m'en vais Safina ! Mais si tu as besoin de quelque chose tu peux demander à Tom, il est très gentil. Et sans laisser quiconque ajouter quoi que ce soit, la blondinette s'évapora.

Tom et Safina se fixèrent l'un l'autre durant quelques secondes puis le jeune homme soupira et attrapa une pile de livres pour aller les ranger. Tom était grand, un tout petit peu plus grand qu'elle. Sur son visage, on pouvait aisément deviner l'ennui et la fatigue. De larges cernes marquées et sombres s'étiraient sous ses yeux gris, lui donnant un air de boxeur malchanceux. Cependant, il était loin d'en avoir la dégaine. Il portait les piles de livres à bout de bras, faisant légèrement trembler ses genoux. L'adolescente le regarda faire et, comprenant qu'elle ne verrait plus Elinor pour aujourd'hui, elle quitta le bâtiment. Dans la poche de sa veste, elle serrait la carte lisse entre ses doigts. Repensant à l'écriture délicatement arrondie de la jolie bibliothécaire. Sans réfléchir plus longtemps, elle se rendit à l'appartement. Elle avait un plan pour satisfaire Dom et son envie irrépressible de revoir les pétillants yeux verts d'Elinor.

– Comment ça étudier à la bibliothèque ? Ce n'est pas du tout ce que je t'avais proposé.

– Je sais bien ça. Mais de toute manière, tu n'es pas mon père. Et si je vais à la bibliothèque alors ce sera un peu comme ce que tu voulais que je fasse non ? Je passerai des heures à rattraper mes cours et ça en compagnie d'autres personnes ! assise par terre, face aux deux hommes qui étaient avachis sur le canapé, Safina tentait de convaincre Dominique d'annuler les cours.

– Oh, ne t'inquiète pas. Je sais que je ne suis pas ton père, dieu m'en préserve. Mais le but de la manœuvre c'était que tu rencontres de nouvelles personnes ! argumenta-t-il de sa voix d'adulte responsable pendant que Pietro s'entraînait à faire des tresses avec ses cheveux.

– Justement ! Regarde ! J'ai déjà rencontré quelqu'un ! elle sortit la carte en plastique de sa poche et la montra fièrement à ses deux compères.

S'écartant un peu de Pietro, Dom se pencha en avant et attrapa la carte. Il l'observa, la retournant dans tous les sens puis lança un regard curieux à Pietro.

– Safina. Ce que je vais te dire ne va peut-être pas te plaire mais... Ce n'est pas une vraie personne. C'est une carte de bibliothèque. l'adolescente le dévisagea avant d'éclater de rire.

– T'es vraiment trop con !

– Eh ! Langage.

– Pardon. T'es vraiment bête. Je te parle de la fille qui m'a fait cette carte. On a discuté et... Elle est vraiment très gentille. Je pense que je vais l'inviter.

– Où ça ?

– Quoi ?

– Où est-ce que tu veux l'inviter ?

– Je ne veux pas l'inviter comme ça ! Je veux l'inviter à sortir.

– Sortir... C'est bien. Le grand air vous fera du bien.

– Je ne crois pas qu'elle parle de sortir dans ce sens-là... intervint Pietro en lâchant les cheveux de Dom.

Ce dernier fronça les sourcils, n'étant pas sûr de comprendre où voulaient en venir ses amis.

– Oh mon dieu. Tu es amoureuse ! s'exclama-t-il finalement en se levant du canapé dans un élan théâtral.

– Ne dis pas ce mot !

– Quel mot ?

– A...moureuse... Je ne suis pas "A". Je veux juste apprendre à mieux la connaître.

– Tu ne devrais pas sortir avec quelqu'un sans être sûre de tes sentiments pour cette personne, ma fille.

– Ça explique beaucoup de choses... commenta l'adolescente, ses yeux faisant des allers-retours entre lui et Pietro qui s'était réinstallé derrière lui, ses doigts fins se glissant avec attention dans ses cheveux crépus afin de les coiffer.

Dom soupira, un long soupir qui signifiait : « Ne te mêle pas de mes affaires, ça ne te regarde pas et d'ailleurs laisse-nous tranquilles. Déjà que tu nous as interrompus au moment où j'allais me faire un masque pour le visage j'estime que tu n'as rien le droit de dire. D'ailleurs c'est notre appartement pas le tiens. Si tu n'es pas contente de la manière dont les relations se déroulent ici je te prie de déguerpir. » En guise de réponse, Safina lui offrit un sourire puis se leva, dépliant son corps avec l'élégance d'un animal malade. Peut-être même mort. En pleine décomposition.

Elle se traîna jusqu'à la cuisine et ouvrit le frigo. La jeune fille oubliait toujours que Dom ne mangeait que de la nourriture commandée et qu'en conséquence, le frigo ne servait qu'à entreposer les poches de sang frais et du jus d'orange. Elle surmonta son profond dégoût et attrapa la brique de jus. Vide. Après l'avoir reposée à sa place dans le frigo, elle revint dans le salon. Encore plus avachis l'un sur l'autre qu'avant, Dom lisait un livre tandis que Pietro continuait ses expériences capillaires. N'importe qui ne les connaissant pas aurait pu les prendre pour un vieux couple marié depuis plus de soixante ans.

– Vous avez plus de jus d'orange. notifia-t-elle avant de se laisser tomber par terre, s'étalant de tout son long sur le parquet.

Dom la regarda et soupira encore une fois avant de se lever, non sans peine, et fit signe à Safina de le suivre dans la cuisine. Elle s'exécuta, laissant Pietro tout seul dans le salon. Mais cela ne semblait pas vraiment le déranger. Il fit craquer ses os puis s'empara du livre que Dominique était en train de feuilleter.

– J'aimerais bien que tu t'excuses... commença Dom en chuchotant.

– Tu sais, il est sourd. Ça ne sert à rien de chuchoter.

– C'est vrai. Tu marques un point. Mais ça ne change rien au fait qu'il faut que tu t'excuses. Tu ne peux pas juste mordre les gens comme ça. On n'est pas des sauvages !

– Il l'avait cherché.

– Tu es une harpie, Safina. Gronda Dom. Elle secoua la tête.

– Non. C'est faux.

– Si, c'est vrai.

– Non.

– Si. iIs se fusillaient du regard, leurs yeux vibrants, tous les deux se tenant prêts à lancer la première réplique cinglante.

C'était le moment idéal pour que le téléphone sonne. Ils tournèrent la tête en même temps et Dom se dépêcha d'aller décrocher, pointant un doigt féroce sur Safina.

– Toi et moi, on n'en a pas fini. grogna-t-il en s'emparant du combiner.

Dans son dos, l'adolescente l'imita vulgairement et décida qu'il était temps pour elle de partir. Elle attrapa son sac, ses livres et fit un vague geste de la main avant de sortir de l'appartement.

Elle était énervée. Parce que Dom se conduisait de plus en plus comme un adulte avec elle. Alors qu'avant, ils étaient les meilleurs amis. C'était comme son frère, son mentor. Maintenant, il faisait semblant d'être son père. Et elle n'avait pas besoin de ça. Elle qui se faisait une joie de parler d'Elinor avec lui. Il avait fallu qu'il gâche encore tout avec ses histoires de Pietro et d'études. Elle se fichait aussi bien de l'un comme de l'autre. Elle aurait bien voulu que le vampire n'existe pas. Peut-être que Mona aurait pu être le troisième membre de leur super équipe. Ou pourquoi pas Elinor ? Elle ne la connaissait pas encore très bien mais elle était sûre que leur dynamique serait meilleure que l'actuelle. Elle shoota une dernière fois dans les poubelles puis enfonça ses écouteurs dans ses oreilles en partit en direction de chez elle.

Ce serait mentir que de dire que je me fiche bien du bien être de Safina. Je sais que je ne suis pas de sa famille, que je n'ai aucune emprise sur elle. Mais je la considère comme mon bébé, la petite sœur que je n'ai jamais eue et je ne veux que le meilleur pour elle !

Mais le problème est que Safina Khan est une harpie de premier ordre. Jamais reconnaissante, jamais compréhensive. Je sais bien qu'elle a parfois de la peine à gérer les choses, je comprends qu'elle ait besoin de temps mais... Elle ne peut pas juste mordre les gens, si ? A notre rencontre, je lui ai promis de m'occuper d'elle et qu'elle pouvait me faire confiance. Quand je lui ai proposé cette histoire de cours particuliers, je ne m'attendais pas à ce qu'elle se mette dans un état pareil. Je sais que l'école est quelque chose de difficile pour elle, que les autres l'ont souvent embêtée parce qu'elle était différente, à cause de sa famille, à cause de ses vêtements... J'aimerais l'aider à surmonter ça. Mais le problème c'est que je ne sais pas comment faire. Je ne m'y connais pas en adolescentes ! J'ai demandé des conseils à Pietro et même à Mona mais ils sont aussi nuls que moi. Non, je ne l'enverrai pas dans un camp en Transylvanie. Et non, je ne la ferai pas entrer dans la mafia pour qu'elle apprenne les ficelles du métier. J'aimerais juste que Safina puisse vivre sa meilleure vie possible. J'aimerais l'aider à accomplir ses rêves. Mais est-ce qu'elle a des rêves ? Des qui ne concerneraient pas la mort ou des cadavres, par exemple ? A vrai dire, je ne suis pas doué pour parler. C'est pour ça que j'aime passer autant de temps avec Pietro. Il n'y a pas besoin de mots entre nous. Par exemple, avant que Safina ne vienne nous interrompre, on passait un très bon moment tous les deux. Je lisais, il me caressait les cheveux. C'est très agréable d'être avec Pietro. Il est toujours serein et je crois qu'il m'aide à canaliser mes angoisses et mes craintes. J'aimerais bien que Safina puisse trouver quelqu'un comme cela, parce que ce n'est visiblement pas moi.

Le médecin, ou plutôt charlatan, m'a rappelé. Il voulait discuter avec moi de mes « possibilités ». Il m'a dit que je n'étais pas obligé d'être si fataliste avec moi-même. Qu'il restait des solutions. A ce moment-là, j'étais bien content que Safina soit partie et que Pietro n'entende rien. Parce que j'ai dit au docteur quelque chose qu'ils auraient détesté. Je lui ai demandé de ne plus jamais me rappeler. Que je ne voulais pas trouver de « possibilité ». Grosso modo, je lui ai demandé de me laisser mourir en paix. Si Pietro savait... Je pense qu'il m'aurait tué de ses propres mains. Mais il ne peut pas comprendre. Durant des années... Je me suis senti vide, seul, toujours triste, toujours perdu. Et même si ce n'est plus le cas aujourd'hui, je vois ça comme un signe du destin. Je ne dois pas laisser cet instant passer. Safina ne le sait toujours pas. Et Pietro est toujours fâché. Mais je ne leur dois rien. Le médecin a balbutié quelques mots étranges, il s'est accroché puis a abandonné. Il a soupiré et dit « Pourquoi toujours s'évertuer à sauver des gens comme vous ? » puis a disparu. Pas littéralement mais je doute que je le revoie un jour. Je n'ai pas besoin d'un médecin. Je n'ai pas besoin de temps, ou d'argent. J'ai déjà tout ce qu'il me faut. Je sais, on dirait le héros d'une comédie romantique. Voué à mourir, il s'abandonne lentement à son sort. Vaincu par la fatalité. Voilà que Dominique Nichtgall tire sa révérence. Rideau sur la scène, la salle est plongé dans le noir. Quelques secondes seulement. Puis c'est une salve d'applaudissements qui explose. On a jamais vu ça. Les gens se lèvent, frappe dans leurs paumes si fort qu'elles rougissent. Leurs yeux sont humides mais leurs sourires sont francs. Ces gens-là, ils savent qu'ils viennent d'assister à la plus grande pièce que cette terre ait portée.

Non, c'est une blague. Je mourrai sûrement seul dans un fossé. Peut-être au bord d'une route. Je n'ai pas encore décidé. Mais je clamserai comme un chien errant. Pas de famille, pas d'attaches. Ce sont les règles primordiales des gens comme moi. Et même si j'ai désobéi, je disparaîtrai tout de même en étant une bonne personne. C'est une question de morale, n'est-ce pas ? Être ou ne pas être un humain moralement bon pour cette terre. J'ai lu un ouvrage sur le sujet. Ou peut-être plusieurs. Toujours est-il que la position de l'auteur quant à la morale pouvait se résumer à une simple phrase : « Il est moralement bon de faire ce qu'il nous plaît ». C'était peut-être un livre pour enfants maintenant que j'y pense. Mais en tout cas c'est ce que j'ai retenu. Quoi que j'aie fait dans ma vie, si je suis moi-même convaincu d'être une bonne personne alors je mourrai en paix avec mon âme. Je ne vise pas le paradis, loin de là. Mais j'espère quand même être bien logé dans le futur.

Je pense qu'une fois que je serai seul, ce qui me manquera le plus ce seront les mains de Pietro. Il possède les mains les plus délicates que je connaisse. Neuf longs doigts de pianistes (l'un a été perdu avant sa transformation), une peau légèrement translucide mais douce comme celle d'un chérubin et des veines apparentes. Elles traversent tout son corps mais ne servent plus à rien. Néanmoins, le sang est toujours stocké là. Quand il se nourrit, on pourrait presque croire qu'il redevient humain. Tout son système palpite durant un instant. Les veines sur ses mains se gonflent, ses yeux retrouvent un éclat de vie, ses lèvres, ses joues, sa peau se rosit. Ça ne dure pas long. Cinq secondes maximum. Mais je ne m'en lasserai jamais. J'aurais aimé l'avoir connu encore humain. J'aurais aimé connaître la sensation de sa peau tiède contre la mienne. Parce qu'aujourd'hui, quoi qu'il fasse, sa peau reste toujours froide. Ce n'est pas sa faute, je ne lui en veux pas. Ce serait franchement égoïste et mauvais de ma part. Mais c'est seulement une pensée.

Parfois, quand je ne parviens pas à dormir mais que mon esprit est trop épuisé pour me laisser lire, j'aime le laisser divaguer un peu. Il m'entraîne dans une ronde douce de rêves irréalisables. Une maison loin de cette ville, un chien, des chats, plein de chats, un verger, Pietro qui sourit, Pietro qui prend ma main dans la sienne et nos paumes qui se réchauffent, Pietro qui murmure des choses dans mon oreille, son rire, sa voix, Pietro qui chante, qui me raconte comment s'est passé sa journée.

Si quelqu'un voyait que j'ai écrit ça, j'aurais terriblement honte. On dirait une collégienne. Or, je suis un vieillard déjà. Je n'ai plus quinze ans. Et Pietro et moi ne sommes pas comme ça. Il ne m'appartient pas et je ne lui appartiens pas. Bien sûr, j'aime ses attentions et j'aime être avec lui. Mais on ne peut pas se convenir. Alors on fait comme ça. Quand mes insomnies sont trop dures à supporter seul ou quand mes cauchemars sont violents, il vient dormir avec moi. Quand il se sent triste, inexistants ou qu'il a le blues, j'annule tout pour passer la journée avec lui. On se supporte l'un l'autre. C'est comme ça depuis dix ans, je ne vois pas pourquoi on y changerait quelque chose. Je pense pouvoir dire que ça nous convient très bien comme ça.


Il pleuvait. Une pluie fine, cinglante. De celles qui vous glace les os en l'espace d'un instant. Cela faisait deux semaines qu'elle régnait en maître sur la ville. Dominique n'avait plus reçu d'offres de travail, Pietro tournait en rond comme un poisson dans un bocal et Safina ne venait plus. Pas parce qu'elle ne voulait pas. Mais la grippe, arrivée en même temps que la pluie, avait envahi la vielle entière. Clouée au lit, l'adolescente passait ses journées à regarder des films pour lesquels elle ne portait aucun intérêt et dormait le reste du temps. Elle ne pouvait pas non plus s'empêcher de penser à la jolie bibliothécaire. C'était une de ces périodes. Encore plus morne et grise que d'habitude, la ville entrait doucement dans l'hiver. Dans les rues, les gens avaient revêtis bonnets et gants, s'emmitouflant sous de ridicules couches de manteaux superposés les uns sur les autres. C'était presque à se demander qui en portait le plus ! La nuit arrivait toujours un peu plus tôt et restait toujours un peu plus tard.

C'est dans cette atmosphère que la ville assista à l'entrée en scène d'un personnage important.

Il n'avait pas d'attaches, ni dans cette ville ni dans aucune autre. C'était un solitaire. Plus tard, il aimerait se comparer à Dominique, se considérant comme une version plus sophistiquée voire avancée de lui. Son vieil ami. S'il avait eu vent des circonstances dans lesquelles ils se retrouveraient, peut-être qu'il ne serait pas venu. Mais c'était trop tard pour faire marche arrière maintenant, parce qu'il était là.

Il portait à la main une mallette noire d'une taille raisonnable bien qu'un peu trop grande pour être une sacoche de travail et trop petite pour voyager. Autour de la poignée, quatre doigts usés se frottaient les uns aux autres. La peau qui les recouvrait était si sèche, si ridée que de près, on aurait pu croire à un parchemin étrangement vieux et mal entretenu. La manche d'un long manteau noir cachait le reste de cette main et de ce bras ainsi que le corps de leur propriétaire. Il n'aimait pas tant les manteaux. Mais il se voulait être mystérieux, dramatique. Il avait conscience du rôle qui était le sien. Et il s'était mis en tête de le tenir jusqu'à la fin. Dans ses grands yeux bruns, plus sombres que la noisette mais plus clairs que le chocolat, une lueur mauvaise scintillait. Deux rangées de longs cils parfaits retombaient avec légèreté à chaque battement de paupière. On distinguait bien la peau visible de son visage, hâlée et parsemée de tâches rousseurs ci et là. Il avait un beau nez pour un homme de la profession. Jamais il n'avait été cassé, choses rare. Il en prenait soin. C'était un nez droit, fier. Parfois, à sa base, il laissait pousser une fine moustache. Mais il l'avait rasée, il n'y a pas si longtemps. Parce que sa mission ne laissait pas la place à l'esthétisme. Dans sa démarche, il y avait quelque chose de fantomatique. Il se déplaçait avec aisance mais son pied gauche traînait juste un peu pour laisser une impression de claudication. Il glissait à proprement parler, sur le sol gris. Ses cheveux, bruns et amplement bouclés, étaient maintenus en arrière par un serre-tête noir. Chose délicatement étrange pour un homme de sa trempe. Mais il ne semblait pas en faire état. Et comme dit plus haut, il pleuvait. Alors imaginez-vous cet homme, avançant sous cette pluie qui ne s'arrêtaient plus, dans ces avenues vides. Il n'avait jamais visité cette ville. Il n'avait jamais arpenté ces rues ou foulés ces trottoirs. Pourtant, il savait exactement où il allait.

Il fit halte dans un petit café, sur la sixième avenue. Pas vraiment son genre, il aurait préféré un bar servant de l'alcool fort au lieu d'une quelconque tisane. Mais il s'installa sur un rockingchair, à contrecœur. Il laissa alors son regard glisser sur les autres personnes présentes dans la pièce. Un couple de personnes âgées et deux adolescentes. Ce n'était pas une grande salle. Il n'y avait que quelques tables, un coin sympa en somme. Un bar en bois sculpté, une large baie vitrée donnant sur la rue, des canapés et de multiples fauteuils disposés autour de jolies petites table qui avaient l'air de sortir d'une forêt enchantée. Les lampes, tombant du plafond, prenaient l'apparence de diverses fleurs. Les abat-jours colorés englobaient l'espace d'une ambiance chaleureuse. Vraiment le dernier endroit où il s'attendait à voir débarquer le chef d'une mafia qui faisait trembler plus de trois mégapoles.

Il avait reçu l'annonce d'un de ses contacts. On cherchait un tueur expérimenté pour une mission dangereuse. Il fallait quelqu'un de jeune, dynamique et possédant un bon nombre de meurtres à son actif. Dans sa mallette, il avait rassemblé toutes les coupures de journaux parlant de ses méfaits ainsi que des recommandations et son arme de prédilection : un Colt 1903 Pocket Hammerless. Il ignorait tout de ce mystérieux employeur ou de la mission qu'il allait lui être attribuée. Tout ce qu'il savait c'est que cet homme était dangereux.

Enfin, c'est ce qu'il croyait. Jusqu'à ce qu'il tombe sur une femme. Il faut savoir qu'il n'était ni misogyne, ni sexiste. Il ne s'attendait juste pas à ce que le plus grand maître de la pègre de leur époque soit une femme. Aussi splendide qu'elle put l'être, Bak Chung-Ae ou Mona Stair comme elle préférait qu'on l'appelle, lui faisait penser à tout sauf à une mafieuse. Elle avait l'air d'une bonne amie, ce café lui ressemblait bien d'ailleurs. Avec ses joues dodues et ses yeux brillants. Il avait été sur le point de s'en aller, tout quitter sans même lui parler. Il était agacé d'avoir perdu autant de temps pour se rendre compte qu'on s'était moqué de lui. Mais la jeune femme avait sorti un couteau. Pas n'importe quel couteau. Allongé et usé par le temps, il brillait à la lumière des lampions. Elle le jeta avec délicatesse sur la table et offrit un large sourire à l'homme qui se trouvait en face d'elle.

– Tu le connais, n'est-ce pas ? J'ai besoin de toi, Melchior. Tu es le seul qui puisse y faire quelque chose.

C'est comme cela qu'elle l'avait eu. Et il s'en voulait encore aujourd'hui d'être tombé dans le filet d'une femme aussi redoutable qu'elle.

Le dix-septième jour de pluie, Safina se réveilla avec l'étrange impression d'être guérie. Peut-être était-ce son désir ardent de fuir loin de sa famille qui l'avait aidée à combattre la fièvre et les microbes. Ou alors c'était encore un rêve. Elle n'était pas vraiment sûre. Se levant prudemment, un pied sur le sol de marbre froid, le second juste derrière, son corps qui se redressait avec peine, un peu rouillé par tant d'inactivité. Elle était debout. Bien réveillée. Et plus malade. Encore une fois, elle maudit ses parents qui refusaient de lui donner des médicaments. Sa mère l'avait prévenue plus de cent fois depuis son plus jeune âge : « Nous autres, sorcières, nous ne prenons pas ce que les mortels appellent des médicaments. Ce ne sont qu'un ensemble de mensonges en pilule ! Je refuse que mes enfants soient corrompus par le système. Si tu veux te soigner tu n'as qu'à utiliser ta magie ma fille ! »

Parce que oui, bien sûr, il avait fallu que ça tombe sur elle. En plus d'être une sorcière, sa mère était une de ces néo-hippies menant la guerre aux grandes industries et refusant de faire confiance aux « mortels ». Quant à son père, profondément bouddhiste et très anti-conflit, il ne disait rien face aux lubies de sa femme. Faisant de Safina et ses frères et sœurs, de parfaits petits cobayes.

L'aînée de la fratrie, Anahita, était spécialisée dans la magie blanche depuis le berceau. Comme sa mère et sa grand-mère et la plupart de ses ancêtres, elle roucoulait à l'oreille des colombes, faisait pousser les fleurs et les arbustes d'un coup de chansonnette et embellissait tout ce qui l'entourait en un regard. Son prénom, signifiant « Gracieuse », lui avait été donné par leur arrière-grand-mère. Elle avait deux ans de plus que Safina mais se comportait avec elle comme une vrai matrone, ce qui avait le don d'énerver au plus haut point l'adolescente.

Dayanita, d'un an sa cadette, possédait un cœur tendre et un sourire ravissant. Préférée de leur grand-mère et d'à peu près tout le monde, elle savait jouer de ses charmes. Sûrement son côté sorcière. Elle possédait moins de talent qu'Anahita mais compensait avec sa jovialité et sa gentillesse. Néanmoins, Safina savait très bien comme sa sœur pouvait être. Cupide, rusée et cruelle, la jeune fille s'était déjà souvent défoulée sur elle. Quoi qu'elle fasse, elle se débrouillait toujours pour faire porter le chapeau à sa sœur, ce qui la rendait folle.

Puis, arrivait le benjamin, l'enfant chéri de son père, le fils aimé de sa mère, Neven. Il n'avait que quatre ans mais, d'après leurs parents, il était promis à de grandes choses. Sa mère avait l'espoir qu'il devienne un sorcier puissant. Son père souhaitait faire de lui un bon petit disciple de la foi. Ensemble, ils voulaient en faire l'enfant parfait. Au grand dam de Safina qui se sentait réellement comme une déception pour sa famille. Au contraire de ses sœurs, elle n'avait jamais eu de facilité avec la magie blanche. Les sors aisés, les jolies choses. Et même si elle était très intéressée par la religion et la foi de sa famille, elle n'était pas comme son père ou le reste de sa lignée. Safina préférait rester à part dans leurs histoires car elle savait que si elle avait le malheur d'annoncer à son père que la réincarnation n'existait pas, elle devrait sûrement squatter pour le restant de ses jours chez Dom et Pietro. Alors elle passait le moins de temps possible chez elle, préférant largement arpenter les rues ou embêter ses amis. Mais ce jour-là, en sortant de chez elle pour constater que la pluie n'avait toujours pas cessé, elle décida de ne pas se rendre tout de suite au petit appartement miteux.

Elle se fichait pas mal que la pluie trempe ses épaules et gâche sa coiffure, elle n'aurait qu'à prononcer quelques mots une fois au sec pour que toute redevienne normal. Un des nombreux privilèges de sorcières dont elle avait hérité. A la différence de ce que racontaient les films et les contes, la plupart de ses congénères n'étaient pas capable de se servir de formules. Cela demandait un don inné et beaucoup d'entraînement. Safina se rappelait avoir passé des heures à perfectionner ses sorts pour pouvoir accomplir quelques petites tâches plus aisément. Mais ça, c'était son secret. Personne n'était au courant. Même pas Dom. Pourquoi le lui dire, de toute manière ? Il n'avait pas besoin de le savoir.

Tout en avançant dans les rues, évitant les parapluies pressés des habitants gris de cette ville triste, elle observait le monde sous ce voile aux couleurs anciennes. Tous ceux qu'elle croisait se déplaçaient vite, d'un petit pas pressé et tendu. Mais aucun d'eux n'avait l'air d'avoir envie de se rendre là où ils devaient. La plupart des gens donnaient cette même impression qu'un mal être profond les emplissait. Ils n'étaient plus humains, ils étaient juste tristes. Safina trouvait cela idiot. Toutes ces personnes avaient sûrement dû renoncer à leurs rêves et leurs espoirs pour faire un travail alimentaire qui ne leur permettait pas de vivre une belle vie. Et c'était partout pareil. Elle avait la désagréable sensation que personne n'était heureux. Elle soupira puis claqua ses bottes sur le perron en se rendant compte qu'elle était arrivée à destination. Dans le hall de la bibliothèque, elle enleva son manteau et prononça quelques mots en murmurant pour rendre la chose un peu plus mystérieuse et surtout pour que personne ne l'entende. Deux secondes plus tard, ses vêtements et ses cheveux étaient complètement secs. Elle accrocha sa veste au porte-manteau et pénétra dans l'immense salle de lecture. A l'autre bout, loin, loin là-bas, Elinor souriait à une jeune fille. Elles discutaient à voix-basse pour ne pas déranger la masse impressionnante d'étudiants rassemblés là.

Safina décida de ne pas aller la voir tout de suite. A la place, elle retrouva le rayon de la dernière fois et s'empara d'un livre épais comme une casserole et à la couverture d'un vert si pur qu'il semblait briller entre les étagères lugubres. Il n'y avait pas de titre, ni sur la couverture ni sur la tranche. Safina l'ouvrit avec curiosité et se rendit compte que c'était un roman. Une histoire étrange qui ne l'intéressait pas le moins du monde. C'était une histoire de princesses comme il en existe des millions. La jolie et fragile dulcinée est coincée, emprisonnée par un sorcier aux airs dégoûtants. C'est alors qu'arrive une chevalière sur une magnifique jument blanche. Elle délivre la princesse et elles vivent heureuses ensemble pour toujours, bla, bla, bla. Safina roula des yeux et reposa le livre, un peu trop fort, à sa place sur le rayonnage. Un garçon au bout de l'allée lui lança un regard dédaigneux qu'elle lui renvoya avec énervement. Elle souffla et décida d'aller ailleurs, ne désirant pas rester plus longtemps près de cet énergumène qui semblait prêt à commettre un crime envers quiconque l'empêcherais d'étudier.

Elle flâna entre les rayonnages pendant quinze minutes avant que son chemin ne croise celui de la jolie blondinette. Encore une fois, elle portait de la dentelle comme si sa vie en dépendait. Autant de rubans qu'elle en pouvait et malgré les semelles de ses chaussures qui devaient bien faire dix centimètres, elle avait une certaine difficulté à atteindre le dernier rayonnage d'une étagère. Safina vit là une opportunité à ne pas rater et attrapa le document que semblait vouloir sa mignonne petite bibliothécaire. Celle-ci se retourna vers elle en souriant et la remercia.

– Merci beaucoup ! Ce n'est pas très pratique d'atteindre le haut des rayons. J'ai déjà demandé à ce qu'on les abaisse mais ils ont dit que ça leur coûterait moins cher de me virer alors je ne dis plus rien. Mais attend, je te connais. Tu es la fille qui est venue s'inscrire il y a trois semaines ! Comment est-ce que tu vas ?

– Euh bien... Et toi ? toujours aussi décontenancée par le débit de parole incroyable de cette fille, Safina savait qu'elle ne pouvait pas rater cette aubaine de parler avec elle.

– Ça va bien ! J'ai réussi à échapper à la grippe. J'imagine que toi non ?

– Trois semaines clouée au lit, je n'en pouvais plus. elle lui sourit timidement et Elinor le lui rendit.

La blonde se retourna pour ranger le livre sur son petit chariot et farfouilla quelques minutes dans ses piles avant d'en sortir un tout petit livre à la couverture bleue qui avait été souvent utilisé, vu son état.

– Tu étudies les champignons et les poisons, c'est bien ça ? J'ai pensé à toi l'autre jour quand je rangeais ma bibliothèque à la maison. C'est un ouvrage très intéressant, ne te laisse pas berner par sa taille. Je te l'offre ! elle lui tendit le petit livre et Safina la dévisagea, décontenancée.

Cette fille, qu'elle ne connaissait presque pas venait de lui dire qu'elle avait pensé à elle alors qu'elles ne s'étaient vues qu'une seule fois et en plus elle lui offrait un livre ? Discrètement, l'adolescente se pinça pour être sûre qu'il ne s'agissait pas d'un rêve puis se saisit du livre.

– Merci beaucoup, c'est vraiment très gentil ! Qu'est-ce que je peux faire pour te remercier ?

– Oh, ne t'inquiètes pas pour ça ! Il appartenait à ma grand-mère et je l'ai déjà lu alors...

– J'insiste ! Est-ce que je peux t'offrir un café peut-être ? Ou un thé ? elle se tordait légèrement les doigts tout en parlant.

Même elle ignorait d'où lui venait cette soudaine fougue. Son cœur battait jusque dans ses oreilles et elle était certaine que son visage avait viré au rouge pivoine. Néanmoins, Elinor ne sembla pas le voir parce qu'elle plongea ses prunelles vertes pétillantes dans son regard et afficha un grand sourire.

– Et bien si tu m'invites, alors pourquoi pas ! Je finis à dix-huit heures demain soir, si ce n'est pas trop tard pour toi pourquoi est-ce que tu ne passerais pas me chercher ? Je t'attendrai sur le perron. Elle remit ses cheveux en place, et attrapa un petit bout de papier sur lequel elle marqua quelque chose de son écriture parfaite.

Elle le tendit à Safina et l'adolescente vit qu'il s'agissait de son numéro de téléphone accompagné par son nom complet. Elinor Grzegorczyk. Elle acquiesça, plus très sûre de parvenir à aligner trois mots et prétexta un rendez-vous urgent avant de s'enfuir. Elle dût se retenir de partir en courant tellement elle était excitée. Une fois dehors, elle fila tout droit jusque chez Dominique pour lui annoncer la nouvelle. Elle allait lui montrer que sa technique fonctionnait très bien.

Dominique était finalement tombé malade lui aussi. La fièvre l'avait terrassé et cela faisait plus de cinq qu'il était incapable de sortir de son lit, ce qui était un record d'inactivité pour lui. Pietro s'occupait de son ami le mieux possible mais cela était tout de même un peu compliqué. Il le refroidissait quand il avait trop chaud, se collant dans ses bras et le couvrant de baisers jusqu'à ce que la fièvre tombe mais ne pouvait entrer dans la pièce quand il avait trop froid. Obligé alors d'errer dans le salon, Pietro se sentait vraiment seul. Cela lui était arrivé un tas de fois tout au cours de sa vie. Enfin, de sa nouvelle vie. Déjà, quand il avait été transformé. Piégé dans ce nouveau corps froid, dans le silence le plus total, il s'était senti désespéré. Il avait eu peur aussi. Mais le pire, c'était la solitude. Elle l'avait écrasé durant de longs mois jusqu'à ce qu'il tombe sur Dominique. Au fond de lui, il avait eu l'intense sensation de le connaître. Pourtant, le petit humain frêle et déterminé qui se trouvait en face de lui était certain de ne l'avoir jamais rencontré avant cela. Mais ce n'était pas si grave au fond, parce qu'il l'avait aidé. A leur manière, ils avaient veillés l'un sur l'autre jusqu'à ce qu'ils arrivent dans cette ville. La solitude avait peu à peu disparu de la vie de Pietro. Vu qu'il passait toutes ses journées avec Dom, il n'avait plus à craindre de se retrouver seul. Puis il lui avait annoncé qu'il allait mourir. Dom n'était pas doué avec le tact. C'était un beau parleur mais sans aucune civilité. Il ignorait à quel point cette annonce avait terrifié son ami. S'était-il seulement demandé ce que Pietro ferait après sa disparition ? Le vampire n'en était pas sûr. Il aimait profondément Dominique mais il savait aussi à quel point il pouvait être égoïste malgré tout. Et là, encore une fois, alors qu'il grelotait dans la pièce d'à côté, Pietro se sentait terriblement seul. Il se dit qu'il allait devoir s'habituer. À cet isolement perpétuel. Une fois Dom disparu, Safina ne se donnerait sûrement plus la peine de venir. Pour une raison qu'il ne comprenait pas, elle le détestait. Bien sûr qu'il était jaloux d'elle mais pas au point de la haïr. Il lui enviait sa vitalité. A ses yeux, elle avait les joues rouges, les paumes chaudes, elle était chaleureuse. Et plus que tout, elle pouvait entendre le rire de Dom. Discret et rare mais tout de même. Pietro n'aurait jamais cette possibilité. Parce qu'il était coincé dans le silence.

« Quand on parle du loup » est une expression utilisée pour décrire une situation où quelqu'un parle d'une personne et cette même personne apparaît soudainement dans le champ. Pietro, prit dans ses pensées, n'avait même pas fait attention aux vibrations qui provenaient des escaliers ni de la porte qui claqua derrière Safina. Elle souriait, plus pour elle que pour lui. Mais en le voyant tout seul dans le salon, elle agita ses mains avec attention. Cela faisait un moment qu'il tentait de lui apprendre la langue des signes mais elle se bornait toujours à n'en faire qu'à sa tête. Et au final, souvent elle utilisait les mauvais mots. Pietro était habitué, il comprit donc qu'elle ne voulait pas savoir s'il leur restait de la dinde mais bien où se trouvait Dominique. Il pointa la porte de la chambre et signa doucement.

– Malade. Il doit se reposer.

– Personne ne m'a prévenue. elle fronça les sourcils et dit quelque chose à voix haute. Il détestait quand elle faisait ça.

– Que veux-tu ?

– Je peux le voir ?

– Il dort.

– Laisse-moi le voir. cela n'aurait servi à rien que Pietro s'interpose de toute manière, elle était plus grande que lui d'au moins dix bons centimètres et il ne voulait pas risquer de la blesser.

Il la regarda alors disparaître dans cette pièce qui lui était inaccessible pour la simple raison qu'il risquait encore de trop refroidir son ami et de le faire mourir. Il se demanda pourquoi Safina tenait tant à lui parler. Quelle chose de la vraie vie était si importante à ses yeux d'adolescente pour qu'ils brillent autant. Jamais elle ne le lui dirait, il pouvait en être certain. Alors il s'étendit sur le canapé et ferma les yeux. Il ne pouvait pas dormir mais cela ne l'empêchait pas de faire semblant.

Dans la chambre, Safina trouva Dom qui dormait à poings fermés. Il grelottait d'une manière étrange et l'adolescente compris pourquoi Pietro attendait dehors. Elle eut un peu de pitié pour lui. Il était obligé de rester loin de lui, comme un animal. Même s'il l'énervait énormément, elle fut désolée pour Pietro. Mais cela ne l'empêcha pas de se glisser jusqu'à côté de Dom pour tenter de le réveiller. Il n'avait pas plus mauvais mine que d'habitude. Le teint plus cireux, peut-être et, oui, la sueur plaquait ses cheveux sur son front et contre ses tempes mais sinon... Il avait l'air normal. Elle poussa sa tête du bout des doigts mais à part émettre un grognement guttural, Dom ne fit rien. Elle chuchota alors son prénom dans son oreille, plusieurs fois, tout en tapotant son bras, mais rien ne changea. L'adolescente eût alors une idée. Elle s'éloigna un peu et se mit à crier.

– A l'aide ! Pietro est en danger ! Vite que quelqu'un fasse quelque chose !

Instantanément, Dom se redressa et voulu se jeter hors du lit sauf qu'il n'avait plus aucune force alors il tomba lourdement par terre. Pietro, sûrement alarmé par le tremblement du sol accouru dans la pièce et observa la scène, les sourcils froncés. Safina haussa les épaules, comme pour dire qu'elle ne savait pas ce qu'il s'était passé tandis qu'il aidait le malade à se remettre au lit. Dom lança un regard noir à l'adolescente et lui fit signe d'approcher du lit. Il mourrait de nouveau de chaud.

– Qu'est-ce que tu me veux, Saf ? demanda-t-il d'une voix qui semblait venir d'outre-tombe, entrecoupé par une violente quinte de toux.

– J'ai un rendez-vous. Avec la bibliothécaire. Demain soir. Elle lui offrit un large sourire mais lu dans les yeux de Dom qu'il voulait sûrement la tuer.

Il tenta d'ajouter quelque chose mais éternua bruyamment et dû se moucher. Une seconde quinte l'étrangla pendant plusieurs minutes et quand il fût enfin disposé à parler, l'adolescente s'était déjà enfuie. Au fond de son lit, Dom la maudit en silence puis éternua une nouvelle fois et demanda à Pietro de venir le rejoindre. Le vampire alla d'abord fermer la porte puis se glissa sous les draps, se laissant étreindre par le malade. Il posa sa main droite sur son front afin de faire baisser un peu la température puis cala son crâne contre son torse, le visage penché vers celui de Dom. Ce dernier était déjà en train de se rendormir. Même comme ça, les cheveux en pagaille, les yeux humides, le nez rouge et le visage en sueur il restait beau. Pietro s'était souvent posé la question de comment ? Comment faisait-il pour être toujours charmant même dans les pires moments. Comme la fois où il s'était pris une pochette de sang encore chaud sur la tête. Même à ce moment-là, malgré le dégoût qui se lisait dans ses yeux, malgré la fatigue et le sang qui lui collaient à la peau, il avait toujours cette élégance qui le rendait si désirable. Pietro voulu chasser ces pensées mais il n'y parvenait pas. Pas avec les mains tremblantes de Dom contre son dos et sa joue, pas avec son odeur si proche. C'était dur. Plus dur encore que la solitude qui l'étouffait.

Je suis trop malade pour écrire aujourd'hui. Et depuis trois semaines, en fait. Il n'y a rien de bien à cette situation mis à part le fait que je peux passer des journées entières dans mon lit avec Pietro. Je suis vraiment heureux qu'il existe. Merci, Piet.

Elinor attendait patiemment Safina sur le perron depuis dix minutes quand l'adolescente arriva en courant. Elle avait radicalement changé de style depuis la veille, remarqua la blondinette. Troquant ses bottes contre une paire de baskets, elle portait désormais un jean noir et un crop-top dans la même teinte en dessous d'une veste bleue. Ses boucles d'oreilles brillaient du même éclat que ses yeux sombres et elle affichait un sourire grandiose. Néanmoins, en approchant de la bibliothécaire, elle tenta de le réduire un peu.

– Désolée pour le retard ! Ma sœur accaparait la salle de bain...

– Ça ne fait rien. Ma sœur fait toujours ça aussi ! Elle passe des heures à se pomponner devant le miroir. Je n'ai rien contre le maquillage, j'adore ça vraiment, mais je ne serai pas contre l'idée qu'elle ne fasse pas ça quand je suis pressée ! elle sourit en levant les yeux au ciel et Safina cru que son cœur allait imploser.

Elinor descendit du perron et se mit à lui parler de sa journée, comme si toutes deux étaient des amies de longue date. Safina était étonnée de voir comme il lui était facile de discuter avec elle alors que d'habitude, elle paniquait en présence de n'importe quelle personne de son âge. Mais Elinor était différente. Complètement et totalement différente de tous les autres individus qu'elle connaissait. Elle parlait beaucoup mais jamais trop. Et surtout, elle posait plein de questions à Safina. A mesure qu'elles avançaient dans les rues et que le soleil déclinait doucement, elle trouvait toujours un nouveau sujet de discussion, évitant donc les blancs gênants dans la conversation. Finalement, elles arrivèrent devant ce petit café confortable de la sixième avenue où Safina poussa la porte. Une clochette retentit et la patronne leur offrit un sourire. L'adolescente guida la blondinette jusqu'à sa table préférée, dans le fond, entre une fenêtre et le mur recouvert de lambris et elles commandèrent. Un grand café noir pour Elinor et un thé aux fruits rouges pour Safina.

– Quel âge ont tes frères et sœurs ? demanda la bibliothécaire en sirotant sa boisson.

– Dix-neuf, seize et quatre ans. Et les tiens ?

– Karolina a dix-neuf ans, comme ta sœur ! Artur et Dawid en ont dix-sept et Piotr, le plus jeune, en a douze.

– Vous n'avez pas beaucoup de différence alors. Et tes frères ont le même âge que moi...

– Mes parents s'aimaient beaucoup, vraiment très... Fusionnels. Ils voulaient des enfants, beaucoup d'enfants. Cinq ce n'était même pas assez pour eux. Mais ma mère est partie du coup, c'est bien assez pour mon père. Il est gentil mais a de la peine à tout gérer. Il est écrivain et malheureusement ça ne rapporte pas beaucoup alors on s'entraide tous ! C'est pour ça que j'ai plusieurs boulots. Les lundis, mardis et vendredis je suis à la bibliothèque. Quatre soirs par semaine, je bosse dans une salle de cinéma et le reste du temps je jongle entre la livraison des journaux et serveuse dans des restaurants. Ma sœur travaille comme dog-sitter et baby-sitter pour financer ses études et mes frères font les courses pour des personnes âgées ou aident les élèves plus jeunes à faire leurs devoirs ! On s'en sort comme on peut. elle lui offrit un grand sourire franc et Safina se sentit un peu coupable.

La famille d'Elinor travaillait si dur pour pouvoir vivre tandis qu'elle ne faisait rien de ses journées. Bien sûr qu'elle avait un petit salaire avec Dominique mais comment dire à quelqu'un que son métier était de débarrasser des cadavres ? Impensable. Et puis, Elinor parlait de tout ça avec une telle facilité ! Cela se voyait qu'elle tenait énormément à sa famille. Safina lui sourit à son tour.

– Je vous admire, vraiment.

– Oh, il ne faut pas. On fait juste ce qu'il faut pour pouvoir être heureux. Et ça nous va. C'est nous qui avons choisi, tu sais. Mon père nous a toujours dit que nous pouvions faire ce qu'on voulait ! Alors on a choisi de l'aider.

– Et tu ne vas pas en cours ?

– Non. J'ai eu mon diplôme avec deux ans d'avance. J'ai décidé de ne pas aller directement à l'université, comme ma sœur. D'abord je travaille et je mets de côté parce que je veux voyager ! J'économise le plus possible.

– C'est incroyable... Où est-ce que tu veux partir ?

Elinor lui sourit et baissa un peu le visage, les yeux rivés sur ses mains. Safina s'insulta mentalement. Elle n'avait pas pensé que cela pourrait être une question délicate.

– Je suis désolée, tu n'as pas besoin d'en parler si tu ne veux pas ! se pressa-t-elle d'ajouter.

– Oh non ! Ce n'est pas ça. C'est juste que personne ne s'intéresse jamais vraiment à ce que j'ai envie de faire... Je suis contente que quelqu'un me le demande pour une fois !

– J'ai eu peur d'avoir posé une question indiscrète... avoua Safina en attrapant sa tasse. Elinor secoua vivement la tête et ses yeux se mirent à pétiller de plus belle.

– Si tu veux tout savoir, j'aimerais d'abord visiter la Pologne. C'est le pays natal de mes parents et j'ai toujours été intéressée d'y aller. Ensuite, je descendrais jusqu'en Grèce parce que je rêve de voir la mer ! Et puis je voudrais aussi aller sur le continent Africain. Je pense que je passerai en premier par le Maghreb, la Tunisie, l'Algérie... Et je continuerai jusqu'au Kenya. J'aimerais bien prendre un bateau aussi pour me rendre à Madagascar ! Et une fois là-bas, je m'envolerais pour l'Australie et la Nouvelle-Zélande. Après, je passerai par l'Amérique du sud. Je crois que j'aimerais vraiment voir le Machu Picchu de mes propres yeux... Et puis après ça, je traverserai le continent, je ne sais pas encore comment ni par où, puis j'irai en Irlande. Ce sera ma dernière étape avant de rentrer. C'est pour pouvoir être capable de faire tout ce dont j'ai envie librement qu'il faut que je travaille dur ! Comme ça, dans quelques années, je pourrai enfin accomplir mon rêve.

A mesure qu'elle parlait, expliquant le schéma de son voyage avec des petits gestes en l'air, elle devenait un peu plus passionnée. Les mots s'entrechoquaient entre ses lèvres, tous plus pressés les uns que les autres de s'échapper de là. Elle semblait comme une petite fille expliquant une histoire passionnante et au milieu de son récit, Safina se dit qu'elle n'avait jamais vue d'aussi jolie fille qu'Elinor. Sous son œil droit, elle remarqua trois petits grains de beauté composant un cœur et juste au-dessus de ses lèvres, une minuscule cicatrice de la forme d'une agrafe. Ses ongles étaient peints en orange et en bleu mais la plupart du vernis était écaillé. Une petite fossette apparaissait à gauche quand elle souriait timidement et une autre, à droite, quand elle offrait un large sourire franc. A un moment, elle attrapa une serviette et dessina une petite carte du monde pour illustrer son histoire. Penchée en avant, ses cheveux recouvraient son visage comme un rideau tissé de fils d'or. Elle se mordait légèrement la lèvre, complètement absorbée par son dessin. Safina repéra alors une multitude d'autres grains de beauté qui parsemaient timidement la naissance de son nez, son arcade sourcilière et son front. Elle était si jolie que si elle avait su peindre, Safina l'aurait immortalisée plus d'un million de fois dans toutes sortes de tableaux plus beaux les uns que les autres. Elle aurait créé une galerie à sa gloire. Et si elle avait su écrire alors elle aurait composé des vers pour elle, des sérénades diverses et des pièces de théâtre en trois actes. Elle lui donnait envie de faire tant de choses pour elle. Si Elinor le lui avait demandé, Safina se serait arraché le cœur pour l'offrir sur un plateau fait d'un or si fin que la plupart des monarques en seraient morts de jalousie. Mais cela n'était qu'une manière de parler, bien évidemment. Car jamais Elinor ne lui aurait soufflé cette idée, n'est-ce pas ?

– Et voilà ! J'ai calculé qu'il me faudra encore à peu près deux ans pour accumuler les fonds nécessaire et tout organiser. Mais dès que je serai prête, je m'en irai. Je n'en peux plus de cette ville où tout est gris. Elle me rend triste.

– Tu n'as pas l'air triste pourtant... souffla Safina car c'était tout ce dont elle se sentait capable. Elinor posa ses jolis yeux verts sur elle, offrant un regard intéressé à la jeune fille.

– Ce que je vais te dire va peut-être te paraître cliché mais je ne pense pas qu'il faut avoir l'air triste pour être triste. Une personne peut être la plus malheureuse du monde et continuer à sourire. Tu vois ce que je veux dire ?

– O-oui, je suis désolée !

– Ne t'excuse pas ! Ce n'est pas ta faute. elle avait retrouvé son sourire et lui tendit la serviette sur laquelle se trouvait son itinéraire.

– Tiens, je te l'offre. Je la connais par cœur. Je n'en ai pas besoin. Mais peut-être que... Si un jour tu te perds, elle t'aidera à retrouver ton chemin.

Safina ignorait complètement ce qu'elle voulait dire par là mais s'empara avec attention du morceau de papier et la remercia. Elinor but sa boisson du bout des lèvres et pendant quelques secondes, le silence régna entre elles. Mais étrangement, elles ne se sentaient pas obligées de parler. L'atmosphère était agréable. Il n'y avait pas beaucoup d'autres clients dans le café. A part la patronne qui discutait avec un homme curieusement habillé à une table et un couple de personnes âgées à l'opposé de la salle. Finalement, Elinor concentra à nouveau son attention sur l'adolescente face à elle.

– Et toi ? Tu ne m'as pas vraiment parlé de ce que tu fais ou voudrais faire...

Safina déglutit, un peu gênée. Elle ne pouvait pas dire à cette incroyablement belle et intéressante jeune fille qu'elle étudiait la nécromancie et passait ses journées en compagnie d'un vampire sourd et d'un tueur à gage. Elle prendrait directement la fuite en la traitant de folle. Et c'est tout sauf ce dont Safina voulait. Parce que c'était la première fois qu'elle s'entendait si bien avec quelqu'un de son âge et que cette personne était normale. Pas de sorcellerie, pas de foi, pas d'histoires de vampires ou de loup-garou... Juste une adolescente normale qui semblait s'intéresser à elle. Alors elle décida d'inventer un mensonge. Enfin, pas vraiment. Juste d'embellir la réalité pour ne pas paraître cinglée.

– A vrai dire, j'ai arrêté l'école il y a deux ans, moi aussi. Mais je n'ai pas eu mon diplôme... Maintenant, je bosse pour un ami de mon père qui est dans la... Livraison. Un petit truc tranquille. Au moins, ça me permet de ne pas zoner à la maison et de me faire de l'argent ! elle sourit, satisfaite de son histoire.

– Oh. Je pensais que tu étais encore au lycée. Vu que l'autre fois... Oh mon dieu j'ai encore trop parlé je n'avais même pas réalisé ! Je suis tellement désolée ! Je fais toujours ça. Je me laisse emporter, je parle, je parle, je parle et je finis par déranger tout le monde.

– Ne t'inquiète pas, tu ne me déranges pas. Pas du tout. Je te le promets !

– Merci, tu es vraiment gentille. elle remit ses cheveux en place et termina son café et sembla réfléchir.

– L'autre fois, quand tu t'es inscrite, tu as dit que ton tuteur était Dominique Nichtgall. Pourquoi ne pas avoir parlé de tes parents ?

– Pour tout te dire... Ils ne sont pas au courant que je ne vais plus en cours... Dominique me sert un peu de couverture. elle baissa la tête, un peu honteuse.

Qu'est-ce qu'Elinor allait penser d'elle maintenant ? Qu'elle était une criminelle, une délinquante ayant quitté le lycée sans la permission de ses parents ? Mais contre toute attente, la jeune fille opina du chef lentement.

– Je comprends totalement, ne t'en fais pas. D'ailleurs, pourras-tu dire à Dominique qu'il a des documents en retard ? Je ne voudrais pas qu'il ait trop de frais.

Safina dû se retenir de glousser. Comme si l'argent était un problème pour lui. Néanmoins elle acquiesça et expliqua à sa nouvelle amie qu'il était cloué au lit.

– Il n'habite pas très loin. Si tu veux, on peut aller récupérer les livres qu'il te doit !

– Oh, il ne me doit rien. Et je ne sais pas si je peux...

– Alors... Tu n'auras qu'à m'attendre et j'irai les chercher ! Dom est malade, je ne pense pas qu'il pourra te les rendre avant un moment.

Elle lui offrit un sourire et Elinor sembla peser le pour et le contre. Elle fronça les sourcils pendant deux bonnes minutes avant d'acquiescer.

– Pourquoi pas. De toute manière, de ce que tu m'as dit, ce n'est pas loin. Allons récupérer ces livres, les rendre à la bibliothèque et ensuite il faudra que je file à mon prochain travail.

– Parfait alors ! Allons-y ! elle lui attrapa délicatement la manche et l'entraîna dans la rue.

Quand Elinor protesta qu'elles n'avaient pas payé, Safina lui expliqua qu'elle connaissait la patronne. Une de ses amies, comme Dominique. Et qu'elle ne lui en tiendrait pas rigueur. L'adolescente ignorait pourquoi, mais cela fit rire la jolie blonde qui se laissa guider, leurs doigts noués timidement.

Elinor ne possédait pas beaucoup d'amis. Car elle parlait toujours trop. Souvent pour rien dire. Et cela agaçait les gens. Elle avait des collègues, oui. Des connaissances aussi. Des personnes la reconnaissaient dans la rue et lui offraient des sourires polis. Mais elle n'avait jamais eu la sensation de posséder de vrais amis. Et quelque chose en Safina la faisait se sentir différente. Elle l'écoutait vraiment, s'intéressait à elle et la regardait. Quand son profond regard noir s'appuyait sur elle, Elinor avait l'impression d'être vraiment là. D'exister dans les yeux de quelqu'un. Elle n'était plus ce fantôme, cette employée toujours présente pour les autres. Enfin, c'était un être à part entière. Alors elle était heureuse de ne pas l'avoir fait fuir. Safina avait elle-même insisté pour aller chercher ces livres et Elinor s'était mise à penser que c'est parce qu'elle voulait passer plus de temps avec elle. Et puis, même si elle avait un an de moins qu'elle, cette étrange adolescente semblait si mature et adulte. Elle était aussi très jolie. Grande, un visage long aux traits agréables, un nez légèrement busqué, des lèvres aux courbes intéressantes, et ces yeux... Elinor avait peur de s'y perdre. De plonger son regard dans le sien et de s'y noyer pour toujours. Mais ce qui lui faisait encore plus peur, c'est que cette idée de la dérangeait pas.

La première fois qu'elle l'avait vue, entre deux rayons dans la bibliothèque, elle s'était approchée d'elle. Par pur devoir et altruisme. Mais elle s'était retournée, s'était penchée en avant et son regard avait croisé le sien. C'était quelque chose de dangereux que de tomber sur une personne possédant de si beaux yeux. Elle se sentait comme un animal suicidaire pris au piège par un prédateur. Elle ne se débattait pas. Elle laissait sa main glisser dans la sienne et la suivait dans ces rues grises jusqu'à un immeuble tellement penché que cela semblait impossible qu'il tienne encore si elles y entraient. Pourtant elles pénétrèrent dans les lieux et montèrent haut, haut, haut.

Quand elles arrivèrent enfin devant la porte d'entrée, tout aussi penchée que le reste du bâtiment, Elinor était en sueur. Et soudainement, un haut-le-cœur la surprit. Une odeur nauséabonde l'étouffait presque alors qu'elle n'avait pas encore mis les pieds à l'intérieur. C'était le plus étrange des mélanges auquel elle aurait pu penser. Du sang, du café et l'odeur âcre du plastique brûlé. Elle ne savait pas ce qu'il se passait de l'autre côté de ce palier et elle n'était pas certaine d'avoir envie de le découvrir. Pourtant, la curiosité qui pointait en elle la poussa à suivre Safina quand elle ouvrit la porte sans toquer. Elles avancèrent dans un couloir si étroit que la jeune fille se demanda comment les meubles avaient été amenés jusqu'à l'intérieur. C'était impossible que l'immense étagère et cet étrange sofa si usé soient passés par le couloir. Mais elle n'y pensa pas plus longtemps car tout ce qu'elle découvrait faisait tourner son cerveau à mille à l'heure. Dans la cuisine, là où l'odeur de sang et de plastique était la plus forte, un homme, sûrement la vingtaine, vêtu d'un costume chic mais tout chiffonné semblait se battre contre le micro-onde. Ne les avait-il pas entendues rentrer ? Pourtant Safina n'avait pas pris des précautions pour paraître discrète. Et la personne présente dans la cuisine n'était décidément pas Dominique Nichtgall. Quelque chose d'étrange flottait juste sous son nez mais elle était incapable de poser le doigt dessus. Finalement, l'homme se tourna et sursauta en reculant contre le plan de travail. Il poussa un grognement et se mit à agiter les mains, visiblement en colère, en direction de Safina. Celle-ci esquissa quelques mouvements elle aussi et Elinor devina qu'ils discutaient en langue des signes. Mais ce n'était pas la chose étrange à propos de l'homme qui se trouvait face à elle. Ses cheveux étaient d'un blanc incroyable, tellement naturels qu'il semblait impossible que ce soit une coloration ou une perruque. Et ses yeux, rouges, brillaient avec méfiance. Là aussi, cela aurait été étrange qu'il porte des lentilles. Pourtant Elinor se força à le croire. Parce qu'un homme pareil, ça n'existe pas. Et Safina continuait à agiter les mains, elle semblait presque énervée maintenant. Finalement, elle tourna le dos pendant qu'il signait et indiqua le sofa éventré à Elinor.

– Tu peux patienter ici, j'en ai pour deux minutes ! la blondinette acquiesça et se laissa tomber avec appréhension sur le canapé vert.

Elle suivi Safina du regard jusqu'à ce qu'elle disparaisse dans la pièce d'à côté, fermant la porte précautionneusement. Mais juste en face, toujours debout dans la cuisine, l'étrange jeune homme continuait de la fixer de ses étranges yeux rouges. Au bout de quelques minutes, elle s'était accommodée à l'odeur mais quelque chose lui disait qu'elle n'aurait pas dû. Alors elle se mit à lister les raisons qui pourraient potentiellement causer la présence d'autant de sang dans un petite espace. En première place, une boucherie. Oui, cela devait être cela. Quelque chose de clandestin du genre dépecer les bêtes dans la salle de bain et conserver les morceaux dans le frigidaire. Cela aurait aussi expliqué le métier de livreuse de Safina. Mais cela ne lui plaisait pas vraiment. Alors elle pencha pour la deuxième option : elle venait d'atterrir dans le repaire de criminels qui allaient sûrement l'ajouter à la liste de leurs victimes. Elle finirait dépecée vivante dans la salle de bain et ils conserveraient ses organes dans le frigidaire. Elle secoua une nouvelle fois la tête, pas plus ravie de cette possibilité. L'homme avait bougé pendant ses tergiversations et se trouvait désormais debout devant elle. Son visage un peu dérangeant affichait une mine qui se voulait sûrement rassurante et il lui tendait un verre un peu sale rempli d'eau. Elinor, polie, le prit et le posa sur la table basse avant de le remercier. Elle avait appris la langue des signes quand elle était beaucoup plus jeune. Elle ne connaissait que les termes les plus nécessaires aux premières politesses telles que merci, bonjour ou encore bon appétit. Mais cela faisait longtemps qu'elle n'avait plus pratiqué et elle avait souvent de la peine à comprendre cd qu'on lui répondait. C'est pour cela qu'elle n'avait rien saisi de la conversation entre Safina et ce garçon. Ce dernier lui sourit et attrapa un bout de papier qui trainait là et un stylo tandis qu'elle portait le verre à ses lèvres. Il griffonna dessus d'une écriture mal assurée et le posa devant elle.

– Pie... Pietro ? demanda-t-elle en déchiffrant le prénom. Elle articula avec soin et il secoua la tête, souriant un peu plus.

C'est à ce moment-là qu'Elinor remarqua quelque chose. Elle aurait bien aimé ne pas le voir. Parce que cela lui aurait bien facilité la vie par la suite. Mais elle ne pouvait pas faire comme si de rien n'était. Parce qu'elle n'avait jamais vu de canines aussi aiguisées. Et que l'odeur du sang lui faisait presque tourner la tête maintenant que Pietro se trouvait si près d'elle. Elle vit le sang qui se trouvait à l'intérieur de ses lèvres. Comme s'il s'était mordu. Ou plutôt, comme s'il en avait bu. Toute personne normale aurait fui. C'est ce qu'elle se dit. Elle aurait dû partir en courant et en hurlant, aurait retrouvé sa vie un peu normale. Mais elle se retint. D'une part parce qu'elle avait été bien élevée et de l'autre parce qu'elle ne voulait pas. Elle se demanda si Safina était au courant ? Elle semblait ne pas apprécier Pietro. Il y avait sûrement une raison. Peut-être étaient-elles toutes les deux en danger ? Quelque chose poussa Elinor à ne pas agir. Parce qu'elle ne voulait pas que son acte retombe sur sa nouvelle amie. Elle s'en voudrait si, le lendemain, ou les semaines qui suivraient, elle découvrait son visage si joli dans la rubrique nécrologique. Alors elle se força à sourire, resserrant son étreinte autour de son verre d'eau et retint sa respiration.

Pietro se recula. Il retourna dans la cuisine et lui tourna le dos à nouveau. Il avait des épaules larges mais ne semblait pas très musclé. Il était grand et Elinor ne doutait pas qu'il lui faudrait moins d'une seconde pour la briser en deux si elle tentait quelque chose. Néanmoins, s'il ne faisait pas semblant, il était sourd. Et cela lui donnait un avantage. Rapidement, elle balaya la pièce du regard et tomba sur un pied de biche. Parfait. Elle se leva lentement, faisant tout de même le moins de bruits possible et attrapa l'arme nominée qui se trouvait au pied de la bibliothèque. Devant elle, Pietro le monstre assoiffé de sang était penché sur l'évier. Il vidait quelque chose dedans, nettoyait des tasses. Il était totalement vulnérable. Plus que quelques pas et elle pourrait abattre le pied de biche sur son crâne. Ensuite, elle se dépêcherait d'aller sauver Safina en espérant qu'elle ne faisait pas partie de cette combine macabre. Mais au moment où elle allait passer à l'acte, quelqu'un se racla la gorge, la faisant se retourner d'un coup. Il se tenait dans l'encadrure d'une porte qu'elle n'avait pas vue, qui donnait de la cuisine à la salle de bain. Emmitouflé dans ce qui semblaient être deux épais peignoirs, il se laissa reposer contre le cadrant. Quand il parla, à quelqu'un qu'il ne voyait pas, derrière lui, sa voix sortit faiblement et rauque. Comme s'il n'avait pas parlé depuis au moins dix siècles.

– Safina. Peux-tu m'expliquer ce que cette... Chose toute rose fait avec Baby Girl dans les mains ? Et pourquoi Pietro nettoie des verres ? Je suis malade deux minutes et tout part en c... Cacahuètes.

– Ah... Dom, je te présente Elinor. Elinor je te présente Dom. On est juste passées chercher les livres que tu dois rendre à la bibliothèque... Je te jure que je ne sais pas ce qu'elle fait, j'étais en train de chercher les documents dans ta chambre...

La voix de Safina parvenait de la chambre, plus loin dans l'appartement. Elle semblait aller bien. Mais l'homme se massa les tempes. Il tenait à peine debout et avait très mauvaise mine. Sa peau, normalement de la même teinte que la couverture d'un ancien manuscrit, était presque blanche et vraiment cireuse. Ses cheveux crépus collaient à son front et retombaient négligemment sur ses épaules en frisotis gras. Cela devait faire au moins une semaine qu'il n'avait pas pris de douche. Cela se sentait. Intimidée et gênée de la situation, Elinor posa avec précaution le pied de biche sur la table de la cuisine et recula de quelques pas. Pietro venait de se retourner et fronça les sourcils, ne comprenant pas ce qu'il se passait dans un monde qui semblait bien loin du sien. Dominique Nichtgall, car c'était bien lui, esquissa un léger mouvement, comme un code secret et Pietro alla se ranger à côté de lui. Désormais, il toisait Elinor avec un regard différent.

La jeune fille se dit que c'était bon. Elle allait y passer aussi. Et Safina qui ne sortait pas de cette pièce... Elinor ne la connaissait pas depuis longtemps. C'était seulement la troisième fois qu'elles se voyaient. Mais elle était plus vieille et se sentait responsable d'elle. Elle ne pouvait pas la laisser comme ça, toute seule avec ces deux hommes plus étranges l'un que l'autre.

– C'est bon je les ai tous trouvés ! s'exclama-t-elle en sortant de la chambre, par la porte qu'elle venait d'emprunter.

Étonnée, elle regarda les trois personnes qui se toisaient dans la cuisine et souffla en déposant la lourde pile de documents à même le sol. Elle ne faisait pas confiance à la table basse.

Extrait du journal intime d'Elinor Grzegorczyk, rédigé la veille du chapitre 4 :

Cher Journal, il y a deux semaines j'ai rencontré une fille plutôt mignonne. Elle s'appelle Safina. Elle a dix-sept ans mais est si grande et paraît si mature qu'au début, j'ai cru qu'elle était plus vieille que moi. C'est drôle mais je ne l'ai vue que deux fois et pourtant, j'ai déjà l'impression qu'elle a eu un impact important sur moi, tu vois ce que je veux dire ? Plus haut, j'ai dit qu'elle était mignonne. C'est un mensonge. Elle est belle. Vraiment belle. Avec mes travails, je vois souvent des filles vraiment très jolies ou des garçons à l'allure impressionnante. Mais je te le jure, mon journal, je n'ai jamais rencontré une fille avec une telle aura. Elle émane quelque chose de différent. Je dirais même, d'important. C'est pour ça que, quand elle m'a invitée, j'ai cru que j'allais exploser. Littéralement. J'ai dû me faire violence pour ne pas lui sauter au cou directement... Et puis, je lui ai menti. J'ai dit que le livre était à grand-mère. Elle était analphabète. Je l'ai acheté dans une brocante. Le lendemain de la première fois où elle est venue à la bibliothèque. Je ne pouvais pas lui dire que je voulais m'intéresser à ce qu'elle faisait. Pour qu'on puisse se revoir et... Tu sais... Parler de poisons, de plantes vénéneuses, tout ça quoi... Bref. Pendant les trois semaines où elle n'est pas venue, j'ai lu exactement cinquante-sept ouvrages traitants de ces sujets. Et quand je l'ai vue arriver, ce matin, j'ai encore dû me retenir pour ne pas tout planter et aller la voir. Et puis elle a disparu de mon champ de vision. Je me suis sentie bête, plantée là, avec ce petit livre dans les mains. Mais c'est elle qui a fini par me retrouver ! Comme dans les films, elle m'a aidée à mettre un livre sur la plus haute étagère. Elle m'a souri. J'ai remarqué que quand elle sourit, les commissures de ses lèvres montent vraiment haut et ses yeux se ferment légèrement. Son nez se retrousse un petit peu aussi. A ce moment-là, tout ce que j'ai réussi à penser c'est que je voulais la voir sourire pour toujours. Et qu'elle sentait incroyablement bon. Elle aurait dû porter sur elle l'odeur de la pluie mais pourtant non. J'ai pu sentir l'odeur de son gel douche à la vanille et de son shampoing à la framboise. Quand je lui ai tendu le livre et que nos mains se sont frôlées, j'ai senti à quel point sa peau est douce. J'aurais voulu lui dire, mais encore une fois, je me suis retenue. Je ne veux pas qu'elle me trouve bizarre. Alors je lui ai donné mon numéro de téléphone. Elle a souri encore une fois et mon cœur a failli me lâcher. J'ai détaillé chacun de ses gestes dans ma tête. Pour pouvoir les décortiquer par la suite. Comme un film. Elle a souri, elle a utilisé ses longs doigts si délicats pour replacer ses jolies boucles noires, a fait légèrement tinter sa boucle d'oreille, a penché la tête sur le côté et a plissé un tout petit peu les yeux pour lire le bout de papier que je venais de lui donner. Puis elle a souri encore une fois et s'est enfuie. Elle a balbutié quelque chose mais je ne l'ai pas entendue et elle est partie. J'aurais bien voulu qu'elle reste. Qu'on discute encore et que je puisse m'abreuver de son sourire. Mais je n'ai pas le droit de demander tant. Voilà, cher Journal. Demain, nous avons rendez-vous. J'espère que tout se passera bien. J'ai vraiment envie d'en savoir plus sur elle, je veux tout savoir en fait. Son plat préféré, la couleur qu'elle aime le moins, si elle est fan de Twilight... Je veux lui parler de mon voyage et... J'espère qu'elle ne sera pas comme tous les autres. Bref, voilà tout cher Journal, je vais te laisser je dois aller dormir. Je veux être en pleine forme pour demain ! Bonne nuit.

Ps : Je viens de me réveiller et j'ai rêvé de Safina cette nuit. Dans mon rêve, elle m'emmenait chez elle et on passait la soirée à lire. A la fin, elle m'embrasait et j'étais tellement heureuse que j'en pleurais de bonheur... Je sais que c'est étrange mais j'aimerais que tout se passe aussi bien. Cela semble rapide mais je crois que je suis peut-être amoureuse d'elle... Qui sait ? L'avenir nous le dira !


Les pierogis aux myrtilles de son père étaient définitivement le repas préféré d'Elinor Grzegorczyk. Ils étaient parfaits dans tous les sens du terme. Elle aurait pu en manger pour le restant de ses jours sans jamais en être dégoutée. Mais à l'heure actuelle, les pierogis de son père gisaient sur le carrelage vieux et abîmé du plus étrange des appartements. Et de pierogis ils n'en avaient plus que le nom, mélangés aux pâtes qui constituaient son repas de midi et le bagel au beurre qu'elle avait dévoré pour la pause de l'après-midi. Ce n'était pas dans ses habitudes. Normalement, elle savait retenir ce genre de pulsions. Elle respirait un grand coup, buvait de l'eau, comptait jusqu'à dix en arrière et c'était bon. Mais cette fois-ci, elle n'avait pas eu le temps de faire ça. Parce que dès que Safina avait ouvert le frigo remplit de paquets de sang, elle s'était sentie si mal qu'elle n'avait plus eu aucun contrôle sur ce qu'elle faisait.

Safina adorait les beignets de courgette de sa mère, connus en tant que pakoras dans leur pays d'origine. Ses parents, fervents défenseurs de la cause animale, préféraient ce qui était composé de légumes à toute autre nourriture. Ils l'avaient basiquement élevée aux pakoras. C'était son petit plaisir à elle. Et quand elle ouvrit le frigo, elle pensa aux beignets de sa mère pour que son esprit ne se concentre pas sur la quantité bien trop importante de sang qui se trouvait tout près d'elle. Elle aurait peut-être dû partager sa technique avec Elinor. Parce que la jolie blonde tomba à genoux, les mains dans son vomi, dès qu'elle prit conscience de ce qui se trouvait devant elle.

Une vague de culpabilité envahit l'adolescente qui s'accroupit à côté de sa nouvelle amie. Bien qu'elle ne soit plus très certaine qu'Elinor veuille bien rester amie avec elle après ça.

Dans son coin, Dominique observait la scène d'un œil désapprobateur. Quant à Pietro, il restait debout, se dandinant sur ses deux jambes comme s'il était incapable de faire plus.

– C'est quoi... C'est quoi ce bordel... demanda finalement Elinor en redressant la tête.

Malgré elle, Safina ne put s'empêcher de la trouver jolie, même dans cette situation. Et elle s'en voulu terriblement de penser ça.

– Je suis désolée, je ne pensais pas que tu réagirais comme ça. Est-ce que ça va ? Tu veux de l'eau ?

– Non. Je veux que tu m'expliques ce que c'est que ça ! elle pointa le frigo et Pietro dans un mouvement saccadé avant de se rasseoir, à même le sol, les genoux à quelques centimètres de son vomi.

– Tu l'as deviné. C'est un vampire. Et si tu veux tout savoir, je suis une...

– Assez, Saf. Tu en as dit bien assez pour ce soir.

La voix rendue rauque par la maladie, Dominique se leva finalement. Il toisait la blondinette avec un air distant. La fièvre lui faisait encore défaut, ne permettant pas au tueur à gage d'agir avec discernement. Il savait qu'il devait faire quelque chose mais n'arrivait pas à mettre le doigt dessus. Trop de bruit. Il y avait trop de bruit. Safina était-elle réellement incapable de se taire ? Il ne savait plus. Il se leva, ses os craquant dans une symphonie libératrice. Cela devait faire deux semaines qu'il ne bougeait plus, piégé dans son lit, oscillant entre rêves et réalité. Tout était flou. Une grosse brume de fièvre qui lui remplissait la tête. Mais il avait conscience de ne pas rêver à cet instant. Alors il tendit une main fébrile à la blondinette qui venait de vomir sur le sol de sa cuisine et l'aida à se rasseoir convenablement. Ensuite, il lui servit un verre d'eau et sortit un paquet de gâteaux d'un placard. Il ignorait depuis combien de temps il se trouvait là et il espéra secrètement que cela ne la tuerait pas. Finalement, il renvoya subtilement Pietro et Safina de la cuisine et se réinstalla, face à l'adolescente inconnue, en évitant la flaque verdâtre.

– Tu peux m'appeler Dom. On s'est déjà vus, n'est-ce pas ?

– Oui... Je travaille à la bibliothèque.

– Ah oui c'est vrai, Safina me l'avait dit. la blondinette fronça les sourcils, pourquoi l'adolescente avait parlé d'elle à son... Mentor ?

– Elle vient de le faire. Avant d'ouvrir le frigo et... dans le regard de cette enfant il perçut la panique. Et la panique était tout sauf appréciée dans un tel moment.

Sortant son air de grand frère, il poussa les biscuits vers elle et lui offrit un sourire compatissant. Avec un regard, Dom se voulait compréhensible. « Je comprends ta situation et que cela puisse te troubler. J'étais comme toi avant. Mais ne t'inquiète pas, tout va bien aller. » C'est ce que voulais dire son regard. Mais Elinor ne sut pas voir au-delà du gris orageux de ses yeux, partiellement recouverts de longs cils noirs. Elle ne voyait que la tempête, pas les mots réconfortants. Alors sa main se serra autour du verre d'eau et elle se força tout de même à esquisser un sourire. Elle ne comprenait pas ce qu'il se passait et ne voulait pas comprendre. Tout ce dont elle avait envie à ce moment c'était de s'enfuir. Attraper le pied de biche, les menacer, se glisser dans la sombre cage d'escalier et appeler à l'aide. Elle aurait voulu s'énerver. Se lever et tout casser. Mais le courage qu'elle était parvenue à rassembler auparavant s'était évanoui. Elle tremblait. Ses jambes, ses bras, sa tête, elle sentait son corps qui palpitait partout. Une migraine le rendit les idées floues et la peur la terrassa. Elle n'avait pas vraiment eu peur avant. Elle ne prenait pas cela au sérieux. Bien sûr, qu'elle avait soupçonné quelque chose, mais c'était plus pour se réconforter dans l'idée que ce n'était pas vraiment dangereux. Tant qu'elle avait des possibilités, elle n'avait pas besoin d'avoir peur. Mais maintenant, elle se sentait piégée. C'était un vampire. Une créature assoiffée de sang. Cet homme-là semblait louche aussi. Elle se rappela soudainement de tous les documents qu'il empruntait. Des sujets qu'elle trouvait étranges mais pas plus que la moyenne. Elle le trouvait curieux, intéressant. Mais désormais il se tenait face à elle, le regard tumultueux et il était bien plus dangereux que tout ce qu'elle n'avait jamais vu. Le dos droit, la tête penchée légèrement sur le côté, il y avait de la sauvagerie dans cette position. Ses mains étaient longues, elles semblaient habiles et puissantes. Idéales pour achever la vie de quelqu'un. En lui brisant la nuque, par exemple. Même s'il portait un peignoir rouge tellement délavé qu'il ressortait rose et même si ses cheveux crépus formaient une sorte d'auréole diabolique au-dessus de son crâne, l'adolescente était terrifiée.

Elle ne contrôlait plus les larmes. Ce n'était pas son genre de pleurer. Pas du tout, même. Les gens se référaient à elle comme une personne courageuse et brave. S'ils pouvaient la voir ! Tremblante, recroquevillée sur une chaise de cuisine, pleine de larmes et de terreur. Ils se seraient demandé qui elle était. Mais Elinor s'en fichait. Parce que la peur avait avalé tout autre sentiment.

– S'il vous plaît... Je vous en supplie... Ne me tuez pas. Ne me mangez pas. La qualité de mon sang doit être terrible. Je vous en prie... elle leva ses immenses yeux verts et les plongea dans ceux de Dom, ce qui le mit mal à l'aise.

– Arrête de pleurer, petite. Personne ne va tuer personne ici. Il posa une main sur son avant-bras et elle recula tellement violemment que sa chaise tomba en arrière.

Elle ne parvenait pas à respirer. Le souffle coupé par l'angoisse qui enflait de plus en plus dans sa gorge. Elle voulut murmurer quelque chose mais en était incapable. Safina réapparut dans son champ de vision. Elle était pareille que quelques minutes plus tôt mais ses traits semblaient différents. Plus doux, ses yeux s'étiraient en courbes inquiètes. Ses lèvres murmuraient des choses incompréhensibles pour la blonde mais la peau délicate de ses mains dans les siennes la réconforta. Elle avait toujours peur mais elle savait, tout au fond d'elle, que Safina ne lui ferait jamais rien. Peut-être était-ce parce qu'elle l'avait écoutée parler de son tour du monde alors que personne ne le voulait jamais. Peut-être aussi parce qu'elle était incroyablement jolie et drôle et qu'elle dégageait cette aura de confiance. Elle voulait pouvoir croire que Safina était du bon côté. Son père lui aurait sûrement dit qu'il n'y a pas de bon côté, seulement une ligne et deux types de personnes. Sa sœur l'aurait réprimandée de faire confiance ainsi. Mais elle n'arrivait pas à se concentrer sur autre chose que les yeux profonds de Safina Khan.

Au bout de quelques minutes qui leurs semblèrent à tous durer une éternité, la respiration d'Elinor s'était apaisée. Pietro, toujours aussi perdu quant à la situation, posa une question silencieuse à Dom qui répondit en roulant des yeux. Malade, il n'avait qu'une envie: retourner se coucher. Devoir gérer la crise existentielle d'une ado décorée en œuf de pâques ne l'intéressait pas du tout. Néanmoins, il attendit d'être sûr que la blondinette ne referait pas de crise de panique pour s'accroupir face à elle et Safina.

– C'est bon ? On est calmée ? elle hocha timidement la tête, n'étant toujours pas sûre de savoir comment envisager la situation.

– Bon, petite, je vais t'expliquer deux choses. La première: je suis un tueur à gage. Sûrement le meilleur du pays voire du monde, d'accord ? La deuxième: je n'hésiterai pas à te faire disparaître si tu révèles à qui que ce soit ce que tu as vu ici. Si tu parles, si tu murmures, si tu oses dire un seul mot, tu signeras ton arrêt de mort, d'accord ? Je n'aime pas faire peur aux enfants donc ne prend pas ton cas pour une généralité. Et puis, je ne bosse jamais gratuitement alors tu devrais être flattée. Maintenant, Saf, ramène-la chez elle. Et la prochaine fois qu'il te vient l'idée géniale de faire venir quelqu'un ici sans nous prévenir, je te coupe la langue et les doigts.

Dominique avait laissé tomber le masque de la gentillesse, privilégiant celui du danger. Il l'avait appris, bien à ses dépens, que les personnes se trouvaient plus enclines à obéir si elles étaient contrôlées par la peur. Il vit toutes les étapes de la terreur qui se glissèrent dans l'esprit de l'adolescente face à lui. Ce n'était pas la même chose que de la mettre face à des crocs ou des sacs de sang. Là, il n'utilisait que des mots, laissant son imagination faire le reste. Elle n'avait pas besoin de faits, juste d'informations qui suffiraient à lui faire comprendre ce qui l'attendait. Fébrile, elle se redressa et déglutit. Safina la soutenait toujours par les épaules. Cette dernière était dans un état d'alerte jamais vu. Elles sortirent de l'appartement mais sur le palier, Dom fit signe à sa jeune amie.

– Qu'est-ce que tu veux ? Moi aussi tu vas me sortir le jeu du grand méchant loup ?

– Non. Sois juste prudente avec elle. Cette gamine est plus courageuse et intelligente qu'elle n'en a l'air. Mais je pense que tu ne devrais plus la voir après ce soir. Elle en sait trop. Ça peut être dangereux. Autant pour elle que pour toi.

– Justement ! Raison de plus pour que je ne l'abandonne pas ! Je pourrai l'aider à comprendre.

– Non, Safina. Je ne suis pas ton père, je suis pire que ça. Et si je te demande de ne plus la voir j'aimerais que pour une fois, tu m'obéisses. Regarde ses yeux et oses me dire que cela serait une bonne idée. L'adolescente ne prit pas la peine de répondre et alla retrouver la jolie blonde.

Elles descendirent l'escalier tordu en silence. Et se rendirent chez Elinor en silence. Aucune des deux ne savait quoi dire. Aucune d'elles n'avait quelque chose à dire. Safina était triste, parce qu'elle avait tout foiré. Elle venait de perdre sa nouvelle amie de la plus bête des manières. Quant à Elinor, quelque chose en elle s'était cassé. Elle ne savait pas si elle devait encore avoir peur, être en colère ou laisser le chagrin la submerger.

Sur le perron de sa petite maison bleue, la plus jolie de la rue, avec son auvent en verre et sa large porte en bois massif, elle regarda Safina une dernière fois. Elle ne voulait plus la revoir. Elle en mourrait d'envie mais une voix dans sa tête, sa conscience peut-être, ou sa peur, lui soufflait de ne pas le faire. Alors elle grava dans ses yeux cette image parfaite. Safina l'avait écoutée. Elle était belle et intelligente. Elles ne se connaissaient pas. Mais elle avait l'impression de dire adieu à quelqu'un d'important. C'était probablement une erreur. Non, c'était effectivement une erreur. Mais Elinor posa sa paume encore tremblante sur la joue de l'adolescente. Elle avait beau se trouver trois marches plus bas, elle restait quand même plus grande qu'elle. Poussée par une envie stupide, une autre petite voix, elle se redressa un peu plus et approcha son visage du sien.

– Est-ce que je peux t'embrasser ? demanda-t-elle d'une voix cassée.

– Oui. lui répondit Safina, le timbre remplit de tristesse.

Alors elle glissa son autre main sur son visage, sa peau était chaude et douce, tout comme ses lèvres. Elinor n'avait pas embrassé beaucoup de personnes. Juste cette fille, quand elle avait douze ans. Elle lui avait mordu la lèvre inférieure et Elinor lui avait cassé le nez dans un faux mouvement. Elles s'étaient toutes deux retrouvées avec du sang partout. C'était une catastrophe. Et puis, il y avait ce garçon, au bal du lycée, ils avaient quinze ans et il était doux et prévenant. Mais elle s'était mise à pleurer au milieu de leur étreinte parce qu'elle savait qu'elle n'était pas amoureuse de lui. Et finalement, Safina. Elle avait aussi envie de pleurer. Mais pour tout un tas de différentes raisons. La première étant qu'elle se sentait incroyablement proche d'elle. La seconde, qu'elle savait bien qu'elle ne la reverrait plus jamais. Et la troisième... Elle ne pouvait pas oublier ce qu'il s'était passé avant. Son esprit était encore trop embrouillé et tout cela était une erreur. Une agréable erreur. Alors elle la laissa durer. Safina était timide, ce qui était inattendu. Elle se laissa guider, posant maladroitement une main sur sa taille et l'autre dans sa nuque. Elle sourit contre ses lèvres et écarta hâtivement des boucles qui lui tombaient sur le visage. Puis elle s'en alla. Elle disparut dans la nuit. Comme un souvenir, rien qu'un rêve. Elle n'existait plus. Une illusion.

Sur la table de la cuisine, Dawid avait laissé un mot. Et des pierogis. Elinor laissa tomber ses affaires et s'affala sur une chaise, n'attendant pas une seconde de plus pour avaler un pieróg fourré au fromage blanc et aux champignons. Exquis. Elle mangeait toujours quand elle déplia le mot de son frère cadet pour le lire.

« Eli, on est allés manger des pizzas et on a prévu d'aller au cinéma, j'espère que tu ne nous en veux pas. Papa travaille dans sa chambre. Bon appétit ! »

Rien d'autre. Elle haussa les épaules et attrapa son téléphone. Elle appela tous les endroits où elle aurait dû être et finit d'engloutir son repas. Une fois le plat vide, elle débarrassa la table et se rendit dans la salle de bain. Ce n'est qu'une fois réellement seule, qu'elle se rendit compte qu'elle tremblait encore. Elle se déshabilla lentement, comme si, une fois nue, elle se rendrait compte que quelque chose d'encore plus terrible lui était arrivé dans cet appartement. Mais sa peau n'était pas différente des autres jours. Elle vérifia partout et soupira de soulagement quand elle ne découvrit nulle part une quelconque marque de morsure. Elle se glissa dans la douche et fit couler de l'eau chaude tout en s'asseyant au fond de l'habitacle. Elle trouvait toujours ça réconfortant de se laisser glisser comme ça, entourée par les vapeurs et la chaleur de l'eau. Recroquevillée confortablement, elle décida alors de faire le tri dans son esprit. Parce que tout était trop flou et qu'elle n'était plus sûre de parvenir à démêler le vrai du faux.

– Les vampires existent ? Oui. Cela fait-il de Twilight l'un des plus grands chefs d'œuvres de notre siècle ? Oui. Safina Khan, meurtrière ? Non. Pietro Quelque-chose, vampire ? Oui. Dominique Nichtgall, tueur à gage ? Oui. Frigo rempli de sang ? Oui. Pietro, dangereux ? Je ne sais pas. Dominique, dangereux ? Oui. Safina, dangereuse ? Non. Safina, adorable ? Oui. Pietro et Dominique, cinglés ? Oui.

Elle énuméra, les uns après les autres, tous les évènements de cet après-midi, essayant de trouver des réponses sensées et rationnelles. L'exercice s'avéra plus compliqué que prévu mais elle y parvint. Parce qu'elle était intelligente et toujours très organisée. Elle avait paniqué face à l'inconnu et décida qu'elle ne réitérerait pas l'expérience. Elle fit une liste mentale de Dominique et une autre pour Pietro, comparant leurs actes à ceux de personnes normales. Mis à part les poches de sang dans le frigo, ils semblaient être plutôt banaux. Bien sûr, la menace du tueur lui faisait encore froid dans le dos. Et elle ne se risquerait jamais à révéler leur secret. Il la visiterait probablement dans ses cauchemars pendant plusieurs semaines. Mais en relativisant, elle se dit que c'était une bonne personne. Il aurait pu la tuer sur-le-champ, pourtant il l'avait épargnée.

Elle se permit finalement une pensée pour Safina. Elle lui dédia à elle aussi une liste. Mais celle-ci se concentrait sur son visage. Et son corps. Et ses lèvres touchant les siennes. Sa main sur sa nuque, ses boucles entre leurs fronts. La tristesse, l'inquiétude, la joie, l'intérêt, la douceur qui se bousculaient dans son regard.

Pendant des années, Elinor avait d'abord cru qu'elle était elle-même une erreur. Un bug dans la matrice. Qu'elle n'aurait pas dû exister. Parce que c'est ce que la plupart des gens lui répétaient. Elle avait eu honte de ses sentiments. L'homophobie n'existait plus vraiment à leur époque. Elle était sévèrement punie par la loi et les peines étaient intransigeantes. La mort. Pourtant, elle avait toujours peur que l'on découvre son secret et qu'elle se fasse battre à mort dans une ruelle ou lyncher publiquement. Que tout le monde sache qu'elle aimait autant les filles que les garçons. Mais sa sœur lui avait expliqué que c'était normal, que la plupart des gens étaient comme elle. Elle avait neuf ans quand elle s'accepta entièrement. A onze ans, elle tomba amoureuse. C'était un ami de sa sœur, il était plus âgé et se moquait bien d'elle. Alors elle l'oublia. A douze ans, elle invita cette fille à sortir avec elle. Ce qui déboucha au baiser catastrophique. A quinze ans, elle se convainquit d'aimer ce garçon et accepta de l'accompagner au bal avant de se rendre compte qu'elle était amoureuse de sa meilleure amie. Quand elle l'apprit, celle-ci préféra couper les ponts. Elinor avait souvent ressenti des sentiments. Amoureux ou presque. Mais jamais elle n'avait été attirée par quelqu'un. Pas que sexuellement mais tout autant spirituellement, mentalement, ce genre de choses. Safina était la première. Elle était plus jeune. Elle n'avait pas l'air de s'intéresser aux mêmes sujets qu'elle ou de penser aux mêmes choses qu'elle. Mais il y avait dans ces yeux une malice incroyable. Et par-dessus tout, quand elle lui parlait, elle la laissait finir ses phrases. Elle ne la coupait jamais, s'intéressait vraiment à elle. Elinor avait envie de l'appeler et de passer des heures à lui parler. Elle voulait se sentir importante. Bien sûr que sa famille l'aimait, mais c'était différent. Les gens la trouvaient autonome, responsable, mature. Personne ne voulait creuser plus loin. Elle n'avait pas le droit d'être triste parce qu'elle ne voulait pas inquiéter les autres. Elle ne se laissait jamais aller parce qu'elle était l'épaule sur qui pleurer. Elle avait des amis. Il y avait Lucie, Wagner, Friedrich. Mais elle n'était pas vraiment proche d'eux. Ils s'entendaient bien, vraiment. Mais elle se voyait mal leur parler de ses problèmes. Parce qu'ils n'avaient pas ce genre de relation. Alors qu'avec Safina... Quelque chose en elle la poussait à lui faire confiance. Elle prit une décision. Elle voulait revoir Safina. Et sa curiosité lui murmurait de retourner là-bas. Dans cet étrange appartement. De s'excuser auprès de Pietro et de défier Dominique. Elle voulait qu'ils voient tous à quel point elle était forte. Et qu'ils l'admirent. Et elle voulait savoir s'il leur était possible de contacter Robert Pattinson. Elle rêvait d'avoir son autographe depuis toujours.

Les beignets se trouvaient sur la table de la cuisine, prêts à être mangés mais Safina ne leur adressa pas un seul regard. Ni aux beignets, ni à sa famille, regroupée dans la petite pièce. Sa mère lui demanda de venir les rejoindre mais elle ne se rappela même pas l'avoir entendue. La jeune fille savait que cela lui vaudrait des reproches mais elle s'en fichait totalement. Elle se sentait coupable. Et ce n'était pas un sentiment fréquent chez elle. La culpabilité ne la rongeait qu'en de rares occasions. Laissant tomber son manteau et envoyant valser ses chaussures, elle grimpa dans son lit et se glissa sous les couvertures. Une fois roulée en boule, elle se rendit compte de la stupidité de ses actes. Pourquoi s'était-elle dis qu'emmener Elinor là-bas serait une bonne idée ? Et lui montrer l'intérieur du frigo ? Elle était forcément incroyablement stupide. Elle le savait. Et Elinor refuserait à tout jamais de la revoir. Qui voudrait donc revoir une fille comme elle ? Pourtant... Elle l'avait embrassée. Safina avait été trop choquée pour répondre quoi que ce soit. Elle s'était simplement laissé faire. C'était tellement agréable ! Son premier vrai baiser... Avec une fille qu'elle ne reverrait certainement plus jamais... Dans sa poitrine, son cœur se serra et l'adolescente s'emmitoufla un peu plus dans son duvet. Elle prit la décision de ne plus jamais quitter son cocon, pour éviter de faire d'autres bêtises. Elle aimait sa chambre, cette pièce petite mais si confortable, malgré la promiscuité avec les membres de sa famille. Elle avait su la décorer de manière à s'y sentir bien, chez elle. C'était un espace plutôt restreint qu'elle s'était mis en tête de remplir entièrement ; empilant, accumulant, récupérant et exposant tout ce qu'elle pouvait. Son lit, placé contre le mur du fond, était en fait cinq matelas épais et confortables superposés les uns sur les autres, encerclés par plusieurs caisses en bois d'où dépassaient toutes les choses que Safina y entreposait. De ses grimoires à ses vêtements en passant par ses potions et sa collection d'ours en peluche miniatures, elle avait tout calé là, une place pour chaque chose et chaque chose à sa place. Sur les murs, des affiches de groupe de pop ou de rock connus et aussi plein de jolies filles, majoritairement de vieilles stars de cinéma à l'époque de leur jeunesse, en noir et blanc. Sa préférée était une vieille affiche décolorée du film « Samson et Dalila » avec Hedy Lamarr sur laquelle elle s'était permis de découper la tête de l'acteur jouant Samson pour la remplacer par la sienne. Et malgré tout ça, personne dans sa famille n'avait encore découvert son attirance sans borne pour les filles. Ils n'avaient pas vraiment besoin de le savoir, à vrai dire elle s'en fichait qu'ils le sachent ou pas. Mais elle aurait bien voulu savoir ce qu'ils pourraient en dire. Elle n'était pas sûre que le bouddhisme condamne l'homosexualité. Elle n'avait jamais osé le demander, même en prétextant la curiosité. Elle avait peur de la réponse. Safina n'était pas la plus croyante de sa famille, elle ne méditait pas régulièrement et se comportait souvent de manière contraire aux préceptes chers à son père. Mais elle craignait tout de même le courroux sacré.

Ce soir-là, Safina pleura beaucoup. Parce qu'elle était certaine d'avoir tout gâché. Comme toujours. Personne ne vint la voir, parce que personne ne s'inquiétait vraiment pour elle. Et dès qu'elle arrêtait de pleurer, elle perdait la notion du temps. La nuit lui sembla durer une éternité. Peut-être même un peu plus. Mais ça lui importait peu.

La première pensée de Melchior fut pour l'apparence de l'hôtel. Un bâtiment délabré, rien de plus que des ruines empilées les unes sur les autres. Aucune personne sensée n'aurait décidé de venir y passer la nuit de son propre gré. C'était tout à fait légitime. Le panneau clignotant annonçant le nom de l'hôtel ne clignotait plus, rendant le tout encore plus lugubre. « Das Birgit Inn » avertissait-il tristement. La deuxième pensée de Melchior fut d'espérer que ladite Birgit ne résidait plus dans l'établissement. Elle devait être aussi vieille et mal foutue que le bâtiment portant son nom et cela ne présageait rien de bon. Melchior n'appréciait que peu la compagnie des femmes. Mais il les trouvait toujours plus pénibles à supporter passé la trentaine. Malgré tout, il poussa la porte qui émit un craquement alarmant, menaçant de sortir de ses gonds. Le hall d'entrée, sombre et poussiéreux, semblait avoir été fait pour dissuader quiconque d'aller plus loin. Dans son temps, l'établissement était sûrement chic et agréable. Mais désormais ce n'était plus qu'un tas de briques rouges à l'intérieur desquelles on trouvait trois escaliers imposants qui s'enfonçaient dans les ténèbres. Il s'approcha du guichet d'un pas assuré, faisant tout de même attention à ne pas marcher sur les lattes trop infestées de mites. Il voulait éviter de se retrouver piégé par le parquet. Prenant grand soin de faire les choses correctement, Melchior retira ses gants l'un après l'autre, et appuya une fois sur la sonnette dorée et complètement rouillée de l'accueil. Puis il réitéra, voyant que cela n'avait aucun effet. Au bout de la vingtième fois, il soupira lourdement et remit ses gants avant de s'éloigner du guichet. Il plongea la main dans la poche de sa veste en cuir et en sortit la dague que Chung-Ae lui avait confiée.

– J'ai quelque chose pour vous. On m'a dit que ça vous intéresserait. annonça-t-il, le timbre puissant.

Il brandit le poignard en l'air et attendit. Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Un sifflement assourdissant résonna dans tout le hall, se répercutant entre les murs miteux, les faisant trembler comme des feuilles.

– Non, non, non. Je ne marche pas au vol, chère madame. Vos techniques d'intimidation ne fonctionneront pas sur moi, je vous le garantie. Venez plutôt discuter comme une personne civilisée. il fourra à nouveau le poignard dans sa poche et scruta l'obscurité face à lui.

Au bout de quelques instants du plus profond des silences, une masse se détacha. Plus grande et plus svelte que lui, elle semblait distordue. C'était quelque chose qui ne devait pas exister. Cette peau plus blanche que la glace, ces yeux aussi rouges que des flammes. Et ces canines prononcées et tellement, tellement longues qu'elles n'entraient pas complètement dans sa bouche. Birgit souriait. Dangereusement. Comme une lionne face à son prochain repas. Car c'est ainsi qu'elle se voyait. Prête à croquer son déjeuner. Melchior vit tout ça dans ses prunelles rouges et secoua la tête. Encore une preuve qu'il n'était pas encore venu dans cette ville. Parce que sinon, Birgit aurait su qu'il fallait se méfier de lui.

Il ne laissa malheureusement pas le temps à la vieille femme de réagir et enfonça la lame de la dague jusqu'au plus profond de sa gorge, tailladant tout ce qu'il pouvait sur son passage. Paniquée, elle tenta de le mordre, de le déchirer, mais sous ses mains crochues les vêtements de Melchior lui échappaient avec la légèreté de l'eau. Finalement, elle tomba par terre, le visage plaqué contre les lattes pourries du parquet. Melchior donna un coup de pieds dans son abdomen, la faisant rouler sur le dos.

– Dis-moi tout ce que tu sais sur Dominique Nichtgall et je te laisserai la vie sauve, Birgit.

– Qui... Qui ça ?

– Ne joue pas à ça avec moi. Tu es trop vieille pour chasser. Je sais que tu le connais. Dis-moi où le trouver.

– Je ne l'ai jamais vu... C'est Pietro... C'est lui qui s'occupe des commandes... Les livraisons se font anonymement... Je vous le jure...

– Pietro ? Pietro comment ?

– Il n'a pas de nom de famille. Tout ce que je sais, c'est qu'il est sourd. à présent, elle respirait fortement. Le poison dans sa gorge faisait enfin effet.

Melchior lui offrit un dernier regard avant que l'agonie ne la déchire de l'intérieur et s'agenouilla pour faire une prière avant de s'en aller comme il était venu. Dans le silence.

Il ignorait pourquoi Chung-Ae l'avait embauché. Tout ce qu'elle lui avait dit c'était de retrouver Dominique. Et elle lui avait offert le poignard. Ce n'était pas une arme ordinaire, ce poignard. Bien loin de là. Cette lame, simple lame pour les êtres humains s'avérait être mortelle pour les vampires. Un seul contact avec elle et un poison surpuissant se déversait dans leurs veines. Le sang encore stocké dans leur corps se mettait à bouillir et ils finissaient par imploser sous la chaleur et la pression. Il n'était pas certain de savoir exactement comment tout cela fonctionnait mais pour l'avoir vu à l'œuvre, il était certain qu'il avait entre les mains l'une des plus puissantes armes qui soit. Il ne faisait pas encore le lien entre ce bijou et son vieil ami mais il savait qu'il ne tarderait pas à tout découvrir. Depuis qu'ils s'étaient perdus de vue, Melchior ne rêvait que d'une chose : le retrouver et s'expliquer avec lui. Mais Dominique était comme un fantôme. Impossible à pister. Et ça le rendait fou. Il ne comprenait pas pourquoi ni comment il avait pu disparaître ainsi, sans laisser aucune trace. Il ne savait pas ce qui avait causé cette disparition. Il avait cru pendant des années à sa mort. Jusqu'à ce qu'on le contacte pour ce travail. Retrouver Dominique qui se terrerait dans cette ville grise. Le retrouver et le tuer.

Je me rétabli, doucement mais sûrement. Je pense que si la grippe ne m'avait pas lâché, l'inactivité et l'ennui auraient causé ma mort. Les journées sont longues. Surtout parce que 1. Je ne peux pas quitter mon lit et 2. Safina nous évite comme la peste. En même temps, vu ce qu'elle a fait... Je ne comprends pas ce qui lui est passé par la tête. Si c'est l'Amour, je devrais l'envoyer dans un couvent avant qu'elle ne se mette à révéler à la terre entière la véritable nature de Pietro. D'ailleurs Pietro ne va pas bien. Je crois que c'est d'avoir vu la peur dans les yeux de cette gamine, ça lui a foutu un coup. J'étais pareil au début. Quand j'ai tué ma première victime j'ai passé trois semaines à pleurer, enfermé dans ma chambre. Je n'en pouvais plus. Ce n'était pas le fait d'avoir mis fin à la vie de quelqu'un ou tout le sang qui s'était échappé de sa trachée qui m'avait chamboulé. Non, c'était son regard. La peur foudroyante qui l'avait envahi une milliseconde avant l'impact. Mon père m'a toujours répété de ne pas regarder mes victimes dans les yeux, jamais. Jusque-là, aux entraînements, sur des animaux, je l'avais toujours écouté. Mais c'est différent quand on se retrouve face à un être humain. Parce que pendant l'acte final de leur existence, leurs pupilles se transforment en miroirs et reflètent nos gestes avec la précision d'une caméra.

Je me rappelle encore d'elle. Je ne connaissais ni son prénom, ni son âge. Mais durant de longues années, je l'ai emmenée avec moi. C'était bien avant que je ne quitte la maison familiale. Bien avant que je ne devienne ce que je suis aujourd'hui. C'était ma première « chasse », mon baptême. Mon père l'avait choisie spécialement pour moi. Elle devait être à peine plus âgée. Elle allait à l'école du village, portait des rubans dans ses cheveux et chantait dans le chœur de l'église. Mais c'était un vampire. La troisième apparue dans la région. Et mon père la surveillait depuis un moment. Quand j'ai atteint l'âge de dix ans, il m'a donné une dague et m'a ordonné de la tuer. J'ai obéis parce que j'étais persuadé que je devais passer par là pour être un homme. Ce que j'ignorais, c'est qu'elle n'était pas dangereuse. Elle vivait depuis toujours au milieu des humains. Elle avait seize ans depuis plus de quarante ans. Elle aurait continué à avoir seize ans si je ne l'avais pas piégée lâchement. Elle est tombée dans un trou rempli de pics en acier. Je suis descendu, je n'osais pas la regarder. Mais je l'ai entendue pleurer. Je ne voulais pas l'écouter parce que mon père m'avait toujours dit de ne pas les écouter. Parce que dans ces moments-là, quand ils supplient, crient et pleurent, nous devenons aussi vulnérables qu'eux. Mais elle s'est mise à chanter. Un chant de messe. Mon préféré à l'époque. Alors j'ai risqué mon regard sur elle et j'ai vu dans ses yeux qu'elle était terrifiée. Elle ne voulait pas mourir. Elle fuyait cet instant depuis tellement longtemps j'ai su que si elle avait pu dormir, elle en aurait rêvé toutes les nuits. Pendant un instant, j'ai hésité. J'ai eu pitié d'elle. Je savais que si je la sortais de ce trou, il ne lui faudrait pas plus d'une semaine pour se remettre d'aplomb. Elle quitterait la ville et ne reviendrait que dans une centaine d'années quand elle serait sûre que personne ne la reconnaîtrait. Mais moi aussi j'avais peur. Je redoutais mon père. Alors j'ai abattu ma dague sur sa gorge. Je l'ai plantée encore et encore et encore, sans compter. Le sang a jailli d'un coup, comme une fontaine. C'était immonde, il faut le dire. J'en étais rempli de la tête aux pieds. J'étais tétanisé. Et couvert de ce sang si chaud. Je ne pensais pas que les vampires pouvaient saigner. Et encore moins que son sang serait chaud. Mais je suis sorti de ce trou. Mon père m'a aidé à amasser du petit bois et des feuilles mortes et nous avons brûlé sa dépouille avant de rentrer. Il m'acclamait. Il était si fier de moi. Et j'essayais de l'être aussi. Mais je n'avais que dix ans et j'étais encore recouvert de sang. J'étais jeune et terrifié. Et cette fille m'a suivi pendant si longtemps... C'est elle qui me berçait le soir, chantant des cantiques, caressant mes cheveux. Elle me soufflait les bonnes réponses durant les examens et me montrait où s'étaient cachés les autres enfants quand nous jouions. Je n'ai jamais su si elle était réellement là ou pas. Je ne me suis jamais posé la question. Je ne l'ai jamais dit à personne.

Lors de ma deuxième chasse, j'ai abattu un garçon de mon âge. J'ai pris soin de lui crever les yeux et de lui couper la langue. Une fois certain qu'il ne pourrait plus rien faire pour me rendre misérable, je l'ai amené à mon père qui lui a tranché la gorge avec sa hache. Il m'a félicité pour mon ingéniosité. Je n'avais que douze ans.

Les souvenirs de ma troisième et dernière chasse aux vampires sont flous. C'était juste avant que je ne fugue. J'avais déjà émis des réserves quant à tuer tant d'innocents sans aucun autre but que de les faire disparaître. Mon père ne me voyait plus comme son fils prodige, j'étais juste son aîné, incapable de faire quoi que ce soit correctement. Il m'a drogué et m'a jeté dans les bois, accompagné seulement de ma dague. J'ai fait face à une dizaine de vampires. Plus tard, j'ai appris qu'ils étaient captifs de mon père et qu'il les affamait depuis des mois. Comme des chiens. Il leur avait promis la liberté s'ils parvenaient à me tuer. Quand je suis revenu à la maison, épuisé et ensanglanté, ma sœur et mes frères étaient abasourdis. Je ne me rappelle pas de ce qu'a fait ou dit mon père. Je ne sais même plus s'il a vraiment réagi. Pour être parfaitement honnête je m'en fiche. Son avis n'avait plus autant d'importance dans ma vie qu'auparavant.

Si je suis parti, c'est uniquement grâce à Franzeska. Elle était italienne et âgée de six ans de plus que moi. C'était ma seule vraie amie à l'époque. Nous nous étions rencontrés en fuyant nos familles respectives. Elle ne parlait pas beaucoup d'elle mais savait très bien écouter. Son visage est flou dans mes souvenirs. Je ne sais pas ce qu'elle est devenue. Mais je sais que sans elle, je serais sûrement mort. Assassiné de la main de mon père ou par une bande de vampires affamés par ses soins. Ce qui revient à peu près au même. Je pense que si je la revoyais aujourd'hui, je la remercierais profondément pour ce qu'elle a fait.

Le frigo de leur humble cuisine était presque vide. Ce qui n'arrangeait pas Dom. Parce qu'en plus de nourrir Pietro, il devait aussi effectuer les livraisons pour ses clients. Alors en attendant d'être assez en forme pour reprendre les contrats, il envoya son meilleur ami à la rencontre de leurs clients, pour prendre les commandes. Le vampire n'était jamais très à l'aise quand il s'agissait de faire la tournée des clients mais il était bien obligé de s'en charger. C'était ainsi qu'ils en avaient décidé. Dom s'occupait de tuer et récupérer le sang, avec l'aide de Safina qui faisant en sorte d'empêcher toute coagulation ou pertes inutiles puis les débarrassait des dépouilles, ensuite Pietro allait voir leurs clients pour leur demander la quantité désirée ainsi que l'argent demandé et finalement, Safina se chargeait de faire la livraison. C'est comme ça qu'ils fonctionnaient depuis des années maintenant. Alors Pietro ne pouvait refuser d'y aller cette fois-ci sous prétexte qu'il n'aimait pas leurs clients. Surtout qu'il ne devait aller voir que des habitués.

D'abord, il y avait leur voisine, elle voulait qu'on l'appelle madame Sofia bien qu'elle ne soit pas mariée et qu'elle ne s'appelle pas Sofia. Ils ne l'avaient jamais vu porter autre chose qu'une robe de chambre en soie et dentelle noire qui jurait avec le blond criard de sa chevelure. Elle prenait toujours la même chose : deux pochettes d'A négatif. Elle aimait quand il était bien frais et détestait les grumeaux.

Ensuite, il devait aller voir le vieillard grincheux au bout de la rue. Il avait été transformé par accident plus de quarante ans auparavant et depuis ne cessait de râler. Il aimait le B positif plus que tout autre chose et ne se gênait jamais de faire des remarques sur la qualité du sang. Une pochette par mois lui suffisait amplement.

La famille Moris, habitant à l'autre bout de la ville était un peu plus spécial. Le mari, Maurice Moris et sa femme, Mariele Moris étaient humains. Mais leurs douze enfants avaient été transformés en vampires par la sœur de Mariele. Ils prenaient donc quatre pochette chacun et ne faisaient jamais les difficiles sur le type de sang. Pietro avait une fois demandé à Dom pourquoi les parents ne se laissaient-ils pas transformer eux aussi. Il lui avait expliqué qu'ils attendaient d'être sûrs de ne plus vouloir d'enfants avant de rejoindre leur progéniture dans l'éternité. Safina les adorait. Elle était fascinée par cette future dynastie et était certaine qu'un jour, ils domineraient le monde.

Après eux, Pietro rendait visite à Suzie, l'adolescente vivant chez sa tante alcoolique, à Dietmar et Dierk les amants occupant un immense penthouse tout en haut de l'unique gratte-ciel de la ville, et à Margarethe qui avait perdu sa jambe gauche lors d'un accident, des années avant sa transformation. Et pour finir, il passait à l'hôtel de Birgit, une vieille femme qui lui faisait froid dans le dos. Elle habitait seule dans un immense bâtiment sombre et délabré qui n'accueillait plus de clients depuis au moins trois décennies. Il détestait cet endroit autant qu'il ne supportait pas sa propriétaire. Il ignorait comment elle se débrouillait toujours pour avoir assez d'argent pour acheter ses réserves et elle consommait tellement de sang qu'il se demandait comment elle faisait pour ne pas devenir folle. Malgré tout, quand il la trouva morte sur le sol du hall d'entrée, il se sentit coupable. Il dégagea son corps, la nettoya rapidement avec de l'eau de pluie et l'enveloppa dans des rideaux déjà déchirés qu'il trouva. Il alla au magasin voisin pour acheter de l'alcool, imbiba le tissu et les lattes de parquet qu'il avait arrachées puis signa une prière pour elle avant de mettre le feu à l'hôtel.

En partant, il se demanda quand même qui avait bien pu faire ça. Il aurait pu demander à Safina de la ramener à la vie et Dom aurait pu la questionner mais il ne pensait pas que cette vieille Birgit puisse leur apprendre quoi que ce soit d'intéressant. Elle avait toujours vécu là, dans cette auberge abandonnée qui jadis appartenait à sa famille. Personne ne savait qui l'avait transformée ou ce qui était arrivé à son entourage car personne ne le lui avait jamais demandé. Pietro se demanda si c'était ce qui l'attendait. Après le départ de Dominique. Il ne resterait plus que lui, dans un appartement délabré. Personne ne viendrait jamais le voir. Personne ne lui demanderait jamais plus comment il se sent ou comment il est arrivé dans cet immeuble tordu perdu au milieu de cette ville grise. Peut-être finirait-il peut-être par devenir fou, comme Birgit. A craindre la lumière du jour et les autres. Et puis il mourrait, seul, sur le sol de la salle de bain. Tué par un homme à l'allure de messie dans sa tourmente éternelle.

Il rentra la tête basse, lourde de toutes ces idées sombres et ne remarqua pas la personne qui le suivait. Cela aurait pu être n'importe qui. Mais il fallait que ce soit Melchior Najar. Pour l'ironie de la situation. Il ignorait tout de l'identité de cet étrange homme qui venait de brûler un bâtiment. Tout ce que lui avait appris Birgit c'est que le bougre était sourd. Il aurait pu l'attaquer dans une ruelle sombre et découvrir sa condition de vampire. Mais il n'agissait pas toujours sur un coup de tête et décida de le filer pendant quelques jours, pour être sûr que Birgit n'avait pas menti et qu'il s'agissait bel et bien du Pietro dont elle parlait.

Il avait demandé çà et là. Personne ne le connaissait. Pourtant il avait forcément un lien avec les vampires de cette ville. Il venait de passer son après-midi à rendre visite à des buveurs de sang. Et bien qu'il leur ait tous demandé, aucun d'eux ne lui avait dit pourquoi il était venu les voir. Ils étaient morts dans le silence le plus total, le poison de la dague se répandant avec rapidité dans leurs corps déjà moisis. Les enfants avaient émis plus de résistance que les autres mais il s'en était tiré avec un accroc à la manche droite. Mais malgré ses cheveux étrangement blancs pour un homme de son âge et la pâleur de sa peau, Melchior ne pouvait se résoudre à voir Pietro comme un vampire. Il y avait quelque chose de plus étrange dans son comportement. Et puis, un monstre assoiffé de sang ne pouvait porter un costume d'une telle finesse. Même si le doute persistait, Melchior décida de lui laisser une chance. Parce que ce Pietro avait un lien avec les vampires mais aussi avec Dominique. Et il ne pouvait laisser passer une telle occasion de le retrouver.

Cela faisait plus de cinq ans qu'il le recherchait. Il avait l'impression d'avoir parcouru l'entièreté du globe et pourtant, il restait introuvable. C'était ça, son point fort, cette capacité à se rendre invisible aux yeux du reste du monde. A disparaître. Il s'était échappé de chez lui et puis il était encore parti. Melchior ne supportait pas le fait que Dom agisse toujours comme cela. Dès qu'il avait une impression de stabilité, il disparaissait. Il le lui avait déjà reproché. Mais il ne pouvait pas le changer. Dominique était égoïste de nature, un monstre apathique. Il savait se montrer sentimental, il le lui avait déjà prouvé, mais cela semblait tellement compliqué pour lui... Melchior trouvait cela injuste. Il n'avait pas encore digéré le fait d'avoir été abandonné et trahi de la sorte. Et, à son tour, il ne capitulerait pas avant de le revoir une dernière fois. Il voulait le faire souffrir autant qu'il avait souffert de son départ. Et Chung-Ae lui donnait cette chance sur un plateau en or. Il ne la laisserait pas passer.

– Quelqu'un a brûlé la vieille, j'espère que je serai quand même payé.

Assis sur un banc, Melchior avait sorti son portable à clapet et composé rapidement le numéro de Chung-Ae. Il n'aimait pas les contacts sociaux et préférait largement passer des coups de téléphone. A l'autre bout du fil, la jeune femme sembla réfléchir un moment.

– Oui. Tu seras quand même payé. De toute manière, les vampires tués en chemin ne sont qu'une partie du travail. Le plus important, c'est que tu fasses ce que tu dois faire. A tout prix. Sache que je ne te laisserai pas de seconde chance. Si tu échoues, considère-toi comme un homme mort, Najar.

– Compris. A plus tard. il raccrocha sans attendre de réponse et fit craquer sa nuque avant de soupirer.

Il attendait depuis plusieurs minutes devant cet immeuble tellement penché qu'on aurait pu croire qu'il était sur le point de s'écrouler. Tout sentait la pluie. A plusieurs rues de là, des camions de pompier faisaient furieusement aller leurs sirènes tandis qu'un épais filet de fumée grise s'échappait dans le ciel monochrome. De toutes les villes qu'il avait pu visiter, celle-ci était assurément la plus triste. Mais cela lui importait peu. Il n'était là que pour le travail. Avec cet argent, il n'aurait plus besoin de travailler pendant plusieurs décennies. Il pourrait partir, acheter une île déserte et s'y la couler douce loin de tout le monde. Il ne fit pas vraiment attention à l'adolescente qui passa devant lui et pénétra dans le bâtiment. Les filles ne l'intéressaient vraiment pas. Les garçons non plus, d'ailleurs. Bien sûr qu'il préférait largement leur compagnie à celle de la gente féminine mais le seul qui ait jamais réellement titillé son intérêt était Dominique.

– Il y a un gars bizarre qui matte l'immeuble depuis tout à l'heure. informa Safina en entrant dans l'appartement.

Elle avait eu peur de revenir, peur que Dominique soit encore fâché après elle. Qu'il lui en veuille autant qu'Elinor devait lui en vouloir. Pourtant il avait agis comme si il n'y avait jamais rien eu. Il était encore un peu malade mais ça allait mieux. Assis dans la cuisine, un masque pour la peau sur le visage et les cheveux tirés en arrière, il haussa les épaules.

– Notre immeuble devrait être un lieu de culte. C'est encore un miracle qu'il tienne debout. Si j'étais croyant, je prierais tous les jours cette vieille bicoque.

– Ô que tu es drôle, Dominique Nichtgall.

– N'est-ce pas ? On me le dit souvent, Safina Khan. il lui sourit et elle le lui rendit, se laissant tomber sur le canapé.

Pietro devait sûrement traîner dans la salle de bain car elle ne l'avait pas encore vu. Et l'appartement n'était pas grand. Elle laissa sa tête retomber sur le haut du sofa et fixa son regard sur le plafond. Elle avait passé la matinée à pleurer et ses yeux grattaient toujours un peu, trop secs. Ils ne parlèrent pas pendant un long moment, ils n'en avaient pas besoin. Dom se leva, enleva son masque et partit se doucher, renvoyant Pietro dans la cuisine. Celui-ci semblait plus bougon que d'habitude mais l'adolescente ne se donna pas la peine de demander pourquoi. Elle le salua d'un vague geste de la main et il opina du chef en retour. Dom revint, il attrapa un livre et s'installa à même le sol, sur le tapis. Le silence continua à régner. Mais tout allait bien pour une fois. Aucun d'eux n'avait besoin de mot. La compagnie des autres leur suffisait. Safina finit par sortir ses livres et un carnet de son sac et se mit à étudier en silence, les plantes et les poisons les plus mortels. Pietro nettoya la cuisine et Dominique continua sa lecture. Quand le soir arriva, ils commandèrent des pizzas et Safina remarqua que l'homme étrange était toujours là.

– À quoi il ressemble ? demanda distraitement Dom en avalant une part.

– Euh... Il n'est pas du coin ça c'est sûr. Il a des cheveux noirs, l'air plus vieux que toi. Et plus grand aussi, mais ça ce n'est pas compliqué. Il porte une veste en cuir et il a l'air méchant. Il a une belle moustache.

– Ta description est nulle, Saf. N'écris jamais de romans.

– Merci de me faire abandonner ma seule et unique perspective d'avenir. Ne fais jamais d'enfants, Dom, tu es nul pour ça. elle roula des yeux sous le rire de son ami et vint s'asseoir à table pour prendre sa part.

Pietro jeta un coup d'œil par la fenêtre et fronça les sourcils. Il avait l'impression de l'avoir déjà vu quelque part mais il était incapable de s'en rappeler. D'un claquement de doigts il attira l'attention de Dom.

– C'est un tueur à gage. annonça le vampire, l'air grave.

– Tu en es sûr ?

– Certain. Ça se voit sur son visage. Il se tient droit. Il scrute. Il attend quelqu'un. C'est certain.

– Qu'est-ce qu'il dit ? intervint Safina qui n'avait pas suivi, la bouche pleine de pizza.

– Que quelqu'un ici a sa tête mise à prix. Et j'espère que ce n'est pas moi sinon on est mal.

Il se leva et glissa jusqu'au carreau qu'ils appelaient fenêtre. Une vitre qu'ils n'avaient pas lavée depuis des lustres mais qui laissait encore filtrer les timides rayons du soleil quand il y en avait. Ils étaient trop haut pour que quiconque puisse voir parfaitement dans leur appartement mais il ne voulait pas tenter le diable et jeta simplement un coup d'œil en direction de la rue en contrebas. Son regard se figea sur la personne qui se trouvait au pied de l'immeuble. Il ne pouvait pas être sûr que ce soit vraiment lui. C'était impossible qu'il l'ait retrouvé. Pourtant Melchior Najar était là, assis sur ce banc, le regard rivé sur la porte de l'immeuble. Sauf que cinq ans auparavant, il l'avait vu mourir. De ses propres yeux. Melchior était mort. Il l'avait détruit de ses propres mains. Il ne pouvait pas être en vie.

– Il est mort. murmura-t-il, plus comme un besoin de se rappeler de la réalité qu'autre chose.

– Tu le connais ? demanda Safina, se redressant sur sa chaise.

– Qui est-ce ? l'inquiétude rendait les gestes de Pietro un peu trop brouillons.

– Il est mort ! Je l'ai vu mourir devant mes yeux ! Dites-moi comment un homme mort aurait-il pu me retrouver !

– De quoi est-ce que tu parles ? insista l'adolescente en fronçant les sourcils.

– De Melchior Najar. C'est un mercenaire. Il est célèbre. Sûrement l'un des meilleurs. Un chien de combat. Il n'a été élevé que dans le seul but de tuer. Et c'est... C'est une longue histoire.

– Comment se fait-il que je ne le connaisse pas ? la question de Pietro resta un moment en suspens, Dominique ne voulant pas y répondre.

– Ce qu'il faut savoir, c'est que je l'ai tué. Et qu'il est mort. Enfin, était. Je ne sais plus. C'est... C'est vraiment trop bizarre.

Safina se releva et plissa les yeux devant la fenêtre. C'est vrai que cet homme dégageait quelque chose d'étrange. Elle ne lui faisait pas confiance. Un mercenaire ? Son aura était dix fois plus angoissante que celles de Dom et Mona réunies.

– Il me fait peur. avoua-t-elle en réprimant un frisson.

Ça ne lui ressemblait pas d'avouer ses faiblesses. Safina n'était pas du genre à avoir peur. Elle ne tremblait pas devant le danger. Pourtant, cet homme était capable de lui faire prononcer ces mots. Elle devait être terrifiée. Dom posa une main réconfortante sur son épaule et lui offrit un sourire.

– Tu veux savoir un truc ? elle se tourna vers lui et hocha la tête.

– Il me fait peur à moi aussi. Mais je l'ai déjà tué une fois, alors pourquoi pas deux ? l'adolescente sourit face à la tentative pitoyable de son ami de la rassurer.

Les trois restèrent silencieux quelques minutes puis Pietro prit une inspiration et décida de descendre. Dominique voulu l'en empêcher mais se laissa finalement convaincre. Melchior ignorait l'existence de Pietro. Il ne courrait alors aucun risque à faire semblant de sortir. Et puis quelque chose disait à Dom que la présence de son ancien amant, de cet ex-fiancé même sous sa fenêtre n'était pas étrangère à Mona. Il ne savait pas pourquoi, ni comment mais il comptait bien le découvrir.

– Piet, Saf, vous allez sortir et faire semblant de vous engueuler. Aux dernières nouvelles, Melchior ne comprend pas la langue des signes mais s'il vous plaît, rendez le spectacle un peu authentique.

– Pourquoi tu veux qu'on fasse ça ? On le fait déjà tout le temps sans avoir besoin de se forcer.

– La petite a raison. renchérit Pietro en haussant les sourcils, penchant la tête sur le côté d'un air dubitatif.

Quand il faisait ça, Dom ne pouvait s'empêcher de le trouver craquant. Dans son costume froissé, ses cheveux blancs lui cachant presque les yeux. Il n'avait pas envie de le laisser partir. Melchior était le seul secret qu'il avait pour lui. L'unique chose dont il n'avait jamais réussi à lui parler. Pourtant, il avait jonglé entre les deux pendant trois ans. Trois longues années durant lesquelles aucun d'eux n'avait connaissance de l'existence de l'autre. Dominique n'avait jamais été fier. Mais il fallait le comprendre, Melchior était comme lui. Un enfant transformé en machine à tuer. Sa famille aussi travaillait dans la chasse aux vampires. Il était impensable pour lui de lui faire rencontrer Pietro. Il l'aurait assassiné sans aucune once de regret. Il avait beau l'aimer, Dom ne pouvait s'empêcher de le craindre parfois. Parce que Melchior Najar était un être apathique et dangereux. Il l'avait déjà blessé. Jamais intentionnellement. Mais parfois, la folie prenait le dessus sur la raison. Il perdait la tête. Dominique, âge de vingt ans seulement, fou amoureux, ne faisait pas le poids face à lui. Il voulait l'aider, du plus profond de son cœur, il voulait le comprendre et l'aider à s'en sortir. Mais il y a des personnes pour lesquelles on ne peut rien faire. C'est lorsqu'il avait tenté de le toucher contre son gré à plusieurs reprises, l'agressant tellement violement que le jeune homme n'était plus capable de parler, figé par la peur, qu'il avait pris la décision de mettre fin à cette relation. Il l'avait attaqué en pleine nuit. Lui avait brisé les mains et brûlé les yeux à l'acide. Il lui avait explosé la cage thoracique avec un pied-de-biche. Et puis il avait pleuré et hurlé pendant tellement longtemps... Il ne se rappelait plus être venu ici, dans cet appartement minable, où son meilleur et seul ami habitait. Le vampire n'avait pas posé de questions. Il l'avait juste réconforté pendant des semaines. C'est pour cela qu'il ne pensait plus revoir Melchior un jour. Il l'avait détruit. Et il savait que si le mercenaire le revoyait, il ne lui laisserait pas une chance de résurrection. Il le torturerait psychologiquement et mentalement pendant des mois, voire des années, avant de finalement le laisser mourir. Il avait entendu toutes ses histoires de victoires sanglantes. A l'époque, il avait eu de la chance. La surprise avait été son alliée. Mais Melchior était revenu d'outre-tombe. Il ne se laisserait pas avoir une seconde fois, c'était certain. Cette fois, il était foutu.

– Je veux que vous reteniez son attention assez longtemps pour que je puisse partir. Je dois voir quelqu'un.

– Ne fais pas ça... supplia presque Pietro, attrapant son poignet.

Le tueur posa sa paume sur la peau si blanche et froide de son ami et entrelaça leurs doigts, l'espace d'un instant. Safina détourna le regard, ayant l'impression d'assister à quelque chose de vraiment trop intime. Bien qu'ils passent leurs temps collés l'un à l'autre, rares étaient les preuves d'affection aussi pures telles que se tenir la main. Pietro, s'il avait pu, aurait sûrement frissonné à ce contact. Le vampire se rapprocha alors et déglutit avant de se baisser un peu pour nicher sa tête contre sa nuque. Dominique passa ses bras autour de lui et le serra contre sa poitrine. C'était étrange, cet élan soudain de tendresse. Mais Dom en avait besoin. Parce que Melchior, cet homme qu'il ne repensait plus jamais voir, était revenu d'entre les morts pour le tuer. Et qu'il ne s'en sortirait sûrement pas. Alors il l'embrassa timidement. Ce n'était pas la première fois. Mais c'était peut-être la dernière. Embrasser un vampire n'avait pas le même impact que d'embrasser quelqu'un de totalement vivant. C'était quelque chose de totalement différent. Dominique préférait un seul et unique baiser de Pietro à des centaines de Melchior.

Safina finit par les interrompre, se raclant la gorge timidement. Ils s'éloignèrent l'un de l'autre et l'adolescente se dit qu'elle n'avait jamais vu Pietro éprouver autant de sentiments. C'était étrange. Il devait vraiment aimer Dom. Encore une fois, elle éprouva de la pitié pour lui. Car jamais il ne pourrait être réellement avec celui qu'il aimait. S'ils ne se détestait pas autant, elle lui aurait pris la main et lui aurait offert un sourire compatissant. Mais ils ne pouvaient pas se voir en peinture alors elle signa de la suivre et sortit de l'appartement, la tête haute et l'air décidé malgré le nœud qui lui obstruait la gorge et la tension qui lui écrasait les épaules. Elle ignorait ce que comptait faire Dominique mais au fil du temps, elle avait appris à lui faire confiance. Cet homme, Melchior Najar, il ne les connaissait pas. Ils ne risquaient rien. Et Dom était fort. Il s'en sortirait. Tout ce qu'ils avaient à faire, c'était de s'engueuler. Pietro lui lança un coup d'œil et ils fermèrent la porte.

Dominique était certain que Mona était celle qui avait envoyé Melchior sous sa fenêtre. Il devait lui en parler. L'obliger à répondre à ses questions. Il aurait pu utiliser la méthode forte mais elle était intouchable. Il devait revenir pour protéger Pietro et Safina. Alors il emploierait son charme pour lui tirer les vers du nez.

Il enfila rapidement une tenue plus adéquate composée d'un pantalon et d'un col roulé noirs, de bottes de combat et d'un harnais où il attacha plusieurs poignards. Il revêtit son manteau et des gants et attrapa Babygirl. Il ne se battrait pas contre Mona mais seule une personne inconsciente se rendrait dans le repère de la plus grande mafia du monde sans être armée. Une fois sûr de ne rien oublier, il sortit de l'appartement et se glissa dans celui de leur voisine. Ce n'était pas la première fois qu'il fuyait quelque chose et elle n'en avait rien à faire qu'il se serve de la fenêtre de sa salle de bain pour s'échapper. Tant qu'il ne dérangeait pas, il pouvait faire à sa guise. Et c'est ce qu'il faisait. L'appartement n'était pas différent de celui qu'il partageait avec Pietro. La seule différence était la fenêtre et la décoration. Le salon, la cuisine et la chambre à coucher étaient radicalement bien mieux rangés. Et ici, tout sentait bon. En entrant, il fût étonné de ne pas trouver Madame Sofia, l'habitante des lieux. Normalement, elle ne sortait jamais, trop effrayée par le monde extérieur. Il se dit qu'elle avait peut-être changé d'avis et était partie tenter sa chance. Il n'en fit pas un cas et traversa les trois pièces et ouvrit rapidement la fenêtre. Il n'avait pas de temps à perdre.

Melchior s'ennuyait. Il hésitait presque à retourner au QG et revenir le lendemain, pour continuer à pister Pietro. Une seconde avant qu'il ne se lève et s'en aille, la porte principale de l'immeuble s'ouvrit avec force et l'adolescente qu'il avait vaguement vue passer quelques heures auparavant en sortit. Elle criait. De sa voix haut-perchée de pisseuse en pleine crise de puberté elle balançait des injures à la tête de son interlocuteur qui ne tarda pas à la suivre à l'extérieur. Quel heureux hasard ! Pietro était là aussi, recevant les insultes plus élaborées les unes que les autres de cette adolescente survoltée. Mais la vieille Birgit n'avait-elle pas dit qu'il était sourd ? Melchior fronça les sourcils et se concentra sur eux. En effet, alors qu'elle lui piaillait à la figure, le jeune homme se défendait en signant rapidement, des gestes précis et experts. Melchior avait reçu une éducation basique de la langue des signes et ne comprenaient pas la moitié des choses que le jeune homme répondait. Une dispute de couple ? il semblait plus vieux qu'elle mais pas tellement. Cette gamine était immense. Que des jambes, d'immenses jambes, un buste plutôt bien proportionné, une frimousse d'ado banale avec des taches de rousseur et des cheveux frisés. Mais il ne voyait que ses jambes. Des cuisses pleines, des mollets musclés. Elle pourrait lui décocher un coup de pieds et il frémirait. Mais il devinait la jouvence dans ses traits. Elle ne connaissait rien au monde. C'était une gamine. Une gamine insupportable qui hurlait au milieu de la nuit. Il ne pouvait pas la laisser continuer. Poussant un long soupir, il se leva et s'approcha du duo.

– Eh. Ça va ? Qu'est-ce qu'il se passe ? demanda le mercenaire en posant une main sur l'épaule de l'adolescente.

De près, elle était moins impressionnante. Elle ne mesurait que quelques centimètres de plus que lui et toute sa jeunesse ressortait, foudroyante. Elle avait quelque chose dans le regard, un truc qu'il avait perdu plusieurs décennies auparavant.

– C'est mon copain. Il veut me virer de son appartement. Mais je ne peux pas retourner chez moi ! Mes parents ne voudront jamais que je revienne... Pas avec le bébé... elle pleurait presque, s'accrochant à son manteau, son nez plein de morve dangereusement prêt du tissu.

– Eh, eh, doucement là. C'est vrai ça ? il se tourna vers Pietro qui le fixait sans comprendre.

– Il est sourd, monsieur. Sourd et il ose encore faire le difficile... grogna la jeune fille en s'essuyant le nez du revers de la main.

Elle se détacha de Melchior et dit quelque chose au jeune homme face à elle. De ses gestes précis et vifs, le mercenaire ne comprit rien. Pietro secoua la tête, il avait l'air excédé. Il sembla expliquer quelque chose et l'adolescente éclata en sanglots. Les larmes et la morve froissaient son visage, la rendant remarquablement laide. Elle reniflait, sanglotait, tentait de parler mais n'y arrivait pas. Melchior se maudit de s'être mêlé de cette affaire et soupira à nouveau. Il attrapa la gamine par les épaules et lui tendit un mouchoir. Il se plaça dos à Pietro pour pouvoir lui parler sans qu'il ne sache ce qu'il disait.

– Là, là. Ne pleure plus, petite. Comment est-ce que tu t'appelles ?

– J-je m'appelle... Saf... Safio... Je veux dire, Sofia. Je m'appelle Sofia.

– Sofia, écoute-moi bien, tu ne dois pas pleurer pour lui, d'accord ? Il n'en vaut certainement pas la peine.

– Mais je l'aime... murmura-t-elle, toujours sanglotante.

– T'es jeune encore. Va te faire avorter et passe à autre chose !

– Je n'ai pas d'argent, monsieur. Je n'ai plus personne ! On ne tient pas à moi ici ! Personne ne m'aime ! Je veux... Je veux mourir ! elle se détacha d'un coup de son emprise et se jeta au milieu de la route, déserte comme toujours.

Elle se laissa tomber alors dramatiquement par terre, son visage noyé de larmes collé contre l'asphalte humide. Melchior la regarda faire, effaré. Cette gamine n'avait vraiment rien dans la tête. C'est pour cela qu'il ne pouvait pas supporter les filles. Elles finissaient toujours par péter un câble. Il souffla et s'apprêta à aller la voir quand Pietro le retint par l'épaule. Il lui tendit un bout de papier sur lequel il avait sommairement écrit : « Laissez-la crever, s'il vous plaît. » Le mercenaire fronça les sourcils et se pinça l'arête du nez. C'en était trop. Il jeta un dernier coup d'œil à l'adolescente qui pleurait toujours, couchée par terre, et décida de partir. Il avait besoin de ses huit heures de sommeil sinon il risquait d'être hanté à jamais par cette gamine hystérique et son étrange petit ami qu'il avait pris pour un vampire. En tout cas, cette fois il était sûr que Dominique n'avait aucun rapport avec eux. Il aurait été incapable de supporter ces fous plus de quinze minutes.

– Eh ! Où est-ce que vous allez ? hurla Sofia dans son dos.

– Je m'en vais. Débrouille-toi. répondit-il en secouant la main, signe qu'il ne voulait plus entendre parler d'elle.

Elle piailla jusqu'à ses cris soient étouffés par le silence de la ville et l'épaisseur des immeubles monotones. Il n'avait qu'une hâte : retourner à son hôtel et prendre un bain chaud avant de continuer la liste de tout ce qu'il ferait subir à Dominique quand il le retrouverait. Il avait décidé de ne pas se donner de limites. Après tout, ils auraient une éternité ensemble pour tout tester.

Il fait froid. Je ne sais pas depuis combien de temps je suis ici. Ni pourquoi. La pièce est petite, humide, froide. Il n'y a aucune lumière mais je l'ai parcourue en seulement quelques pas. Je ne peux même pas me tenir debout. J'en déduis que la pièce est petite. Il y a une porte en acier, je pense que c'est de l'acier. Les murs sont en pierres mais c'est étrange, on dirait qu'il a plu. De l'eau épaisse et chaude, partout autour de moi. Pourquoi est-ce que je pense aux autres ? Les autres. Où sont passés les autres ? La dernière chose dont je me souviens, c'est son regard. J'ai eu peur comme jamais auparavant je n'avais eu peur. Parce que je sais reconnaître une personne qui n'a plus rien à perdre. Ce sont elles, les pires. Les femmes comme Chung-Ae ont un trône à protéger. Les hommes comme Dominique, ce sont des familles et des liens qu'ils veulent sauvegarder. Quant à ceux comme Melchior, ils tiennent à garder leurs titres et leurs réputations. Mais il y a les gens que rien n'arrête. Ceux qui ont tout perdu ou qui n'ont jamais rien eu. Je fais peut-être partie de ceux-là. Je ne sais plus. C'est dur à dire. Je me rappelle des autres mais pas de moi-même. Je me souviens de Safina et d'Elinor. Elles se tenaient la main. Elles ont hurlé. Je les ai entendues hurler. Quelque chose qui vous transperce l'âme. Mais pourquoi ont-elles crié ? A cause de cette personne qui n'a plus rien ? Je crois que c'est sa faute. Depuis le début. C'est sa faute à elle. Je me rappelle de Pietro aussi. Il tendait les bras vers quelque chose d'inatteignable, gardant la tête haute. Comme toujours. Pietro... Mais est-ce vraiment lui dont je me souviens ? Son visage est flou contre mes paupières. Je suis incapable de composer son portrait. Avait-il les yeux bruns ou rouge ? Et ses cheveux... Je les vois longs... Cela ne fait pas de sens. Il a l'air plus jeune que ce que je pensais. Il m'échappe. Pietro a disparu. Chung-Ae n'était pas là. Elle n'est jamais là. Elle laisse la mauvaise besogne à ceux qui n'ont pas peur de se salir les mains. Mais pourquoi ? Pourquoi a-t-elle si peur de se battre elle-même ? Ma tête me fait souffrir le martyr. C'est lorsque j'ai chuté. Elle a heurté les pierres humides qui se trouvent actuellement sous mon ventre. Mais pourquoi est-ce que je me retrouve ici ? La dernière image qu'il me reste c'est Melchior. Ou Dominique. Peut-être est-ce les deux ? Je ne parviens pas à me souvenir qui est qui. Ou qui je suis. Ils se battaient. Il y avait du sang. Partout. Sur ma peau, dans mes cheveux, sur mes lèvres. Sur mes lèvres ? Je me battais. J'étais entre eux. Je me battais et j'ai saigné. Était-ce lors d'un impact ? J'ai mal partout. Ma main sur mes côtes. Je saigne encore. Mes doigts contre mes lèvres. Du sang partout. Partout. Sur les murs. Il n'a jamais plu dans cette pièce. C'est mon sang que j'ai répandu. Mais pourquoi ? Qu'ai-je fait ? Que devais-je faire ? On m'a donné une mission. Ai-je échoué ? Laissez-moi sortir. J'étouffe. J'étouffe tellement. Le sang...

On a allumé une lumière. Une ampoule que je n'avais pas vue. L'éclat du soleil nouveau me brûle les yeux. Des larmes se mélangent au sang. Je suffoque. Je retombe. Je vais mourir. Comme un chien. Le ventre à terre. On me lève par la nuque, on m'attrape, on me jette. Je tente de crier mais le sang obstrue ma trachée. Je tousse pour pouvoir crier. Je tousse pour respirer. Je n'entends presque rien. Est-ce du sang dans mes oreilles aussi ? Face à moi, quelqu'un que je devrais connaître. Mais que je ne reconnais pas. Est-ce la personne qui n'a plus rien à perdre ? On m'appelle. Loin. Loin là-bas. On crie mon nom. Est-ce mon nom ? Mon estomac se noue. Je refuse d'être cette personne. Parce que si c'est bien moi. Alors ils sont tous perdus par ma faute. J'ai été bête. Je suis toujours bête.

– Dominique ! Réponds-moi !

Safina me secoue, les joues noyées de larmes. Elle a survécu. Mais à quel prix. Je ne comprends pas. Elinor prend mon visage entre ses mains, le débarrasse de tout ce sang. Pietro est celui qui m'a éloigné des ténèbres. Il est toujours celui qui m'éloigne des ténèbres. Je suis fatigué. Ils me parlent mais je n'entends rien. Où sont les longs cheveux de Pietro. Pourquoi Safina a-t-elle l'air si triste. Quelque chose sonne faux. Tout sonne faux. Une autre réalité ? Trop cliché. Un rêve ? Encore pire. Que se passe-t-il ? Pourquoi Mona est là ? Mona dans la lumière, Chung-Ae dans les ténèbres. Deux noms pour une seule personne. Pourquoi est-elle là ?

– Dom ? Tu m'entends ? Dom !

Je me souviens. Des baisers de ma mère. Elle avait les plus beaux yeux que j'aie jamais vus. Des yeux ronds et bienveillants. Les yeux d'une mère qu'on veut aimer. Ses lèvres ne servaient qu'à embrasser mes joues et me dire à quel point elle m'aimait. Elle n'utilisait ses mains et ses longs doigts fins pour ébouriffer mes cheveux et resserrer mes lacets. C'était une mère attentionnée et aimante. Alors pourquoi est-ce que je l'ai tuée ? Est-ce que c'était moi ? Vraiment moi ? Que va-t-il se passer maintenant ? Pietro me prend la main. Elinor passe ses bras autour de mon torse blessé. Mona m'offre un sourire. Safina pleure encore. Ce n'est pas ma place. Je dois retrouver les miens. Je dois retrouver ma famille. Je dois tous les tuer et tout recommencer une nouvelle fois. Comme je l'ai fait avec la précédente. Quand j'ai éventré ma mère. Quand j'ai brûlé mes frères. Quand j'ai écorché vif mon père avant de l'offrir aux vampires. Ou quand je me suis débarrassé de Melchior. Je dois tous les tuer et tout recommencer. Ce ne sont pas les bons. Pas encore.

Dominique Nichtgall

Quel nom ridicule.


Dominique ignorait combien de temps il avait jusqu'à ce que ses deux complices ne parviennent plus à retenir l'attention de Melchior. Cinq, peut-être dix minutes ? Il pressa le pas, se glissant dans les ruelles et descendant les allées. Leur appartement n'était pas loin du café de Mona mais fallait-il encore y arriver sans se faire arrêter par la soixantaine d'individus surveillant les lieux. Ils faisaient semblant de zoner dans les environs mais ils répertoriaient avec attention chaque faits et gestes des personnes passant dans les environs. Mais Dom était plus doué qu'eux tous réunis et arriva devant la petite porte en métal sans encombres. Si le devant du café était chaleureux et accueillant, on ne pouvait pas en dire autant de l'arrière-boutique. Postée devant, les bras croisés, une jeune femme gardait l'entrée. A son grand malheur, Dominique la connaissait. Un peu trop bien. C'était Vincent, une ancienne générale de l'armée française qui, après avoir décapité ses supérieurs hiérarchiques avec des tenailles, avait trouvé refuge dans la grande famille de Chung-Ae. Et désormais, elle gardait une porte. Dom trouvait que c'était du gâchis de donner un travail aussi ridicule à une telle femme. Parce que pour une femme, elle en était bien une. Grande, très grande, toujours vêtue de débardeurs, de shorts et de bottes de combat, tenue lui permettant d'afficher fièrement ses muscles. Elle était imbattable au bras de fer et courait plus vite que n'importe qui. La plus belle des femmes. Avec sa longue chevelure rousse et ses yeux noirs, la plupart des gens la trouvaient très intimidante. Dominique la trouvait très belle. Elle avait des traits droits, une mâchoire si acérée qu'on aurait pu couper du beurre avec, des sourcils épais et des lèvres pleines. Mais ce qu'il préférait chez elle, c'était ses doigts. Elle avait fait du piano dans sa jeunesse et depuis, elle pouvait faire n'importe quoi avec. Vraiment n'importe quoi. Dom en était témoin. Et la voir devant lui rappela plusieurs souvenirs agréables au tueur à gage. Néanmoins, il n'était pas là pour la voir elle mais Mona.

– Salut, Vincent. Je dois voir la patronne.

Il s'approcha, adoptant une posture plus droite et un air plus sûr de lui. Mais la jeune femme baissa ses yeux remplis de dédain sur lui et secoua négativement la tête.

– Personne ne dérange Mona. Pas ce soir.

– C'est important. Fais ça pour moi, tu veux bien ?

– Ecoute, Nichtgall, ce n'est pas parce que je t'ai baisé trois fois que ça te donne un laissez-passer. Maintenant, déguerpis.

– Que tu es vulgaire.

Vincent lui décocha un regard noir et claqua la langue. Il était dans la merde. Il le savait et en fut certain quand les deux compères de la jeune femme sortirent de l'ombre. Napoléon et Marianne. Deux lévriers de la taille de poneys dotés de dents aussi coupantes que des crocs de requins et affublés de noms ridicules. Mais c'était sûrement les chiens les plus terrifiants du monde. Personne n'était jamais parvenu à les dompter. Sauf Vincent. Sûrement parce qu'elle était encore plus terrifiante qu'eux.

– Vas-t-en, Nichtgall. Ils n'ont rien mangé aujourd'hui et tu sais à quel point ils aiment l'odeur du sang.

– Allons... Vincent... Nous ne devrions pas en arriver là... Je te demande juste une simple entrevue avec Mona. Et si tu veux, quand tu finis ta garde on peut aller boire un verre...

Elle le fixa avec tellement de mépris qu'il se sentit comme un enfant. Il ne pouvait faire face à la colère des femmes. Elles étaient trop fortes pour lui. Alors il tenta le tout pour le tout et tomba sur ses genoux, plaqua les mains au sol et colla son visage à quelques centimètres de ses chaussures.

– Je t'en supplie ! C'est une question de vie ou de mort !

Il sentit les chiens monstrueux qui s'approchèrent pour le renifler mais ne sourcilla pas. Il tressaillit quand la botte de Vincent vint heurter doucement sa joue et qu'elle s'accroupit face à lui. Elle attrapa son menton entre ses doigts –oh ses doigts...– et lui releva la tête.

– Je vais te laisser entrer, Nichtgall. Mais c'est juste parce que tu me fais pitié. Et que je sais qu'avec un peu de chance tu risques de tellement saouler la patronne qu'elle finira par t'empaler.

Elle le relâcha et envoya une dernière fois sa botte dans la direction de sa tête avant d'ordonner à ses chiens de reculer. Dominique se releva et attrapa sa main droite, laissant un baiser sur le bout de ses doigts. Elle le laissa faire, elle n'était plus à ça près, et se décala pour qu'il puisse entrer. Avant que la porte ne se referme il se tourna vers elle.

– Appelle-moi, si tu t'ennuies !

– Je t'appellerai si tu ne crèves pas, connard.

Et bien que la voix de Vincent soit rauque et froide comme à son habitude, il aurait pu jurer avoir vu un sourire se dessiner sur ses lèvres. Après tout, si elle ne l'aimait pas un tantinet, elle aurait depuis longtemps ordonné à ses chiens de séparer sa tête de son corps. Une spécialité bien française.

Une fois dans le bâtiment, Dom continua sa course. Il croisa quelques personnes qui lui lancèrent des regards curieux ou étonnés mais elles ne l'arrêtèrent pas. Après tout, ici tout le monde le connaissait. C'était Dominique Nichtgall, l'homme qui osait désobéir à la Patronne. Et puis, si Vincent l'avait laissé entrer, qui étaient-ils pour l'empêcher d'aller plus loin ? Elle faisait partie de la garde rapprochée de Mona, ses plus fidèles conseillers, sa ribambelle de bras droits ; Il y avait Vincent mais aussi Meng, l'ombre chinoise dont on ignorait tout, Sally, l'américaine qui avait tué non pas un mais trois chefs d'états, Chul-Moo, ancien.ne pâtissièr.e coréen.ne reconverti.e dans l'art de cuisiner des suspects et Philip, la seule personne à laquelle Chung-Ae faisait réellement confiance. Dominique les avait déjà tou.te.s rencontré.e.s et la seule avec qui il s'entendait était Vincent. Les autres ne pouvaient réellement pas le sacquer ce qui ne lui plaisait pas. Si seulement il avait été capable d'amadouer les plus fidèles allié.e.s de Mona, peut-être n'aurait-elle pas lancé son ex-fiancé diabolique à ses trousses.

Il arriva après quelques minutes devant les appartements de ladite Patronne. D'épais rideaux de velours bordeaux entravaient l'accès ainsi que deux enfants. Anita et Pedro. Des vampires. Les seuls vampires dont Mona et sa bande toléraient l'existence apparemment.

– Salut les enfants ! Il faut que je vois votre cheffe, c'est assez urgent.

Il leur offrit un grand sourire mais la plus grande des yeux secoua la tête. Ils ne parlaient pas. Parce qu'on leur avait coupé la langue et limé les dents. Ils étaient aussi inoffensifs et inutiles que des ours en peluches. C'était une torture de les voir là. Mais aujourd'hui, Dominique n'avait pas le temps de s'apitoyer sur leur sort alors il les poussa légèrement, écarta les rideaux et entra dans le sanctuaire de Mona.

Plusieurs années auparavant, il s'était effondré sur ces mêmes édredons, laissant la fatigue et la tristesse le broyer complètement. Tout ça avait été dur pour lui. Et pour la première fois depuis longtemps, il se sentait compris et estimé à sa juste valeur. Bien sûr, il avait Pietro. Mais c'était tellement différent. Le jeune vampire passait ses journées à pleurer et se mordre les bras, plantant ses longues canines blanches dans ses veines. Il voulait mourir, il le lui avait avoué plusieurs fois. Il était si malheureux, seul, dans son monde de silence absolu. Mais il aurait été incapable de se suicider. Il n'était pas assez fort. Et puis, il y avait Dom, qu'il ne pouvait se résoudre à laisser. Ils s'apportaient tant de choses. Mais ça, Mona n'en était pas consciente. Et quand elle on lui avait amené le jeune homme et qu'il s'était laissé tomber à ses pieds, elle n'avait pas vu un pauvre garçon perdu et désespéré mais un moyen d'accroître sa puissance. Elle lui avait donné de l'argent, des vêtements propres et l'avait aidé à se remettre sur pieds. Ils avaient aussi fait un contrat. Il n'était pas obligé de vivre sous son joug constant mais devait passer par elle pour ses missions. Ça leur allait. Il se trouvait protégé de la loi et des autres tueurs qui auraient pu tenter quoi que ce soit contre lui. Mais aujourd'hui, il n'avait plus le droit de se montrer faible face à elle. Cela revenait à signer son arrêt de mort. Et lui seul avait le droit de décider quand mourir.

– Qu'est-ce que ça t'apporte ? demanda-t-il, s'efforçant de contrôler la rage dans sa voix.

– Ce que ça m'apporte ? Le soutient de plusieurs grandes familles. Personne n'aime les vampires, Dom. Personne n'a besoin d'eux. Ils ne travaillent pas, ne peuvent pas faire d'enfants ou se rendre utiles pour la société... Ils sont une menace pour la race humaine.

Chung-Ae savait de quoi elle parlait. Elle devait avoir répété ces mots plus d'une fois avant d'exposer ses arguments à ses pairs.

– Je ne veux pas faire partie de tout ça, Mona.

– Alors vas-t-en.

– Tu me laisserais m'en aller ?

– Non.

Elle lui sourit avec malice et se leva. Le tissu rouge se releva pour laisser apparaître ses jambes nues de la cuisse au mollet. Philip s'approcha et lui tendit son bras gauche pour l'aider à descendre bien qu'elle n'en ait pas réellement besoin. C'était plus pour le côté théâtral. Elles s'approchèrent de Dom qui n'osait plus bouger.

– Tu es l'un de mes meilleurs éléments, Dominique. Je comprends que tu n'accepte pas tous nos actes mais je ne peux pas te laisser partir comme ça.

Elle était face à lui. Plus grande, plus imposante. Elle posa sa paume contre sa joue dans un geste maternel et s'approcha de son oreille.

– Melchior ne m'a pas parlé de toi. Mais je n'ai jamais vu autant de haine que dans ses yeux. Il a la dague. Je la lui ai donnée. Et j'aimerais que tu la récupères. Fais-le pour moi.

La jeune femme se recula et lui offrit un autre sourire. Elle avait la dague. Sa dague. Dominique se sentit défaillir. Il eût l'impression que ses jambes et toutes ses forces l'abandonnaient. Mais il resta debout et ne détacha pas son regard du sien. Il se redressa et inspira profondément.

– Bien. Je la récupérerai. Mais je veux pouvoir la garder.

– Pourquoi tout est toujours si compliqué avec toi ?

Elle rit doucement avant d'acquiescer. Elle le laisserait reprendre son bien le plus précieux. De toute manière elle n'en avait aucune utilité. Personne ne pouvait se servir de cette dague maudite. Personne sauf Melchior et Dominique. Ce dernier déglutit et effectua une courbette avant de quitter la pièce sans rien ajouter. Il se sentait mal. Mais au moins il était désormais sûr que Melchior n'était revenu qu'à cause d'elle. Autant que cela le confortait dans l'idée que le mercenaire n'avait pas réussi à le retrouver de lui-même, il se savait complètement piégé. Mona ne lui laissait aucun choix. Elle l'obligerait à se battre contre lui jusqu'à la mort. Et cette purge ? Pietro était en danger. Il devait rentrer. Mais il ne pouvait pas. Parce que peut-être qu'elle le ferait suivre et il ne pouvait pas se permettre de les guider directement à son meilleur ami. Il traîna un moment dans les couloirs avant de finalement retrouver la sortie. Vincent était toujours là, appuyée contre le mur. Elle lui lança un regard rempli de questions mais il secoua la tête.

– A quelle heure est-ce que tu finis ton tour de garde ?

– Dans vingt minutes. Qu'est-ce que tu veux, Nichtgall ?

– Je ne veux pas finir cette nuit seul.

– Paye-moi à boire.

Il attendit que la relève se présente et ils se glissèrent en silence dans la nuit déjà bien avancée. D'épaisses gouttes de pluie leur trempaient les épaules et la tête mais à quoi bon en faire cas ? Ils continuèrent donc de marcher en silence sous cette averse glaciale. Ils n'étaient pas amis. Ils n'avaient rien à se dire. Mais ils allèrent ensemble dans un bar et il lui paya une dizaine de boissons diverses aux noms et aux couleurs colorés. Il prit une vodka, plusieurs verres de rhum et quelques bières. Autour d'eux, il n'y avait qu'un serveur qui leur adressait quelques regards vides et des jeunes adolescents même pas en âge de consommer de l'alcool qui n'attendirent pas de rentrer chez eux pour passer aux choses sérieuses. Une musique plus vieille que la naissance de Dominique défilait dans le jukebox et les verres vides s'empilaient sur le comptoir. Le jour pointait déjà quand ils mirent les pieds dehors. Mais la pluie ne cessait pas. Vincent l'emmena dans son appartement, au centre de la ville. Il la suivit, toujours silencieusement.

– Qu'est-ce qu'elle t'a dit ? demanda finalement la jeune femme tout en rentrant chez elle.

C'était un loft plutôt vaste, composé d'une cuisine ouverte et d'une immense pièce qui servait de salon et de chambre à coucher. Sur le côté on trouvait la salle de bain avec baignoire et toilettes. Dominique aurait rêvé de vivre là avec Pietro. Même s'il y avait beaucoup moins de pièces que dans leur propre appartement, il était bien plus vaste et mieux meublé. Et plus lumineux aussi. Beaucoup de fenêtres qui donnaient sur la ville. Pas la meilleure des vues mais c'était déjà mieux que rien.

– Elle veut que je récupère quelque chose pour elle. Rien de très excitant.

– C'est sûr que vu la tête que tu tires, tu avais l'air d'espérer autre chose...

Elle défit ses lacets, enlevant doucement ses bottes. Dom l'imita en retirant sa veste et le reste de ses vêtements. Ils n'étaient là que pour une chose. La discussion servait seulement à meubler les silences.

– En quelques sortes, oui. Mais tu connais Mona. C'est toujours ce qu'elle veut, pas ce que l'on désire.

– Ça c'est seulement si tu ne sais pas demander.

Vincent lui offrit un clin d'œil et alla chercher ce dont ils avaient besoin. Le tueur à gage se laissa tomber sur le lit qui n'avait pas été refait depuis la dernière fois et se laissa faire, comme toujours avec elle. La jeune femme était douée. Cela avait sûrement quelque chose à voir avec sa carrière de pianiste ou ses muscles.

Il partit aux alentours de dix heures. Après avoir passé la nuit sur le canapé. C'était toujours comma ça qu'ils faisaient et ça leur allait autant à l'un qu'à l'autre. Ils n'étaient pas amis, même pas collègues. Ils prenaient juste leur pied ensemble de temps en temps pour oublier à quel point la vie peut être dure et solitaire. Parce que tout le monde voyait Dominique Nichtgall comme un homme seul et sans attaches. Mona connaissait Safina mais elle pensait qu'ils étaient simplement cousins. Ils le voyaient comme un charmeur, un gigolo même parfois. Ça lui convenait.

– Je vais rentrer avant que tes chiens mutants ne débarquent.

– Fais ce que tu veux, c'est pas mon problème.

Elle se prélassait sur son lit, encore nue et venait de sortir une cigarette d'un paquet usé. Elle ne fumait que quand il venait. Il ignorait pourquoi et il ne comptait pas le lui demander. Cela ne le regardait pas. Il enfila ses chaussures et la salua avant de partir.

Dehors, étrangement, il faisait beau. Le ciel, d'un bleu limpide, se reflétait dans les nombreuses flaques d'eau au sol. Dom fut obligé de fermer les yeux pour se protéger des rayons agressifs du soleil. Des enfants couraient en riant, vêtus de bottes et d'imperméables. Les parents observaient ce changement de météo d'un œil heureux. Sous cet angle nouveau, la ville grise paraissait bien moins mélancolique. Même plus agréable à vivre. Dominique voulait rentrer chez lui et emmener Pietro dans un parc. Ils pourraient faire semblant de pique-niquer. Ils pourraient passer un bon moment. Mais aujourd'hui plus que jamais, il ne pouvait se risquer à le faire découvrir. Il enfonça ses mains dans les poches de sa veste et soupira en reprenant sa marche. Sur le chemin, il s'arrêta dans une boulangerie et acheta des viennoiseries. Safina viendrait sûrement les voir dans la journée. Il passa dans une épicerie et prit des œufs ainsi que quelques épices. Il voulait se faire un vrai repas. Et il aurait donné n'importe quoi pour le partager avec Pietro.

Leur immeuble penché était toujours là. Triste et vieux mais toujours debout. Au moins une bonne nouvelle. Il monta les volées de marches en se retenant de courir. Plus il s'approchait du sommet, plus il craignait qu'il soit arrivé quelque chose à ses amis. Il n'avait pas pris en compte cette possibilité. Celle que Melchior ait vu clair dans leur jeu. Si c'était le cas. Ils seraient sûrement tous les trois face à lui quand il ouvrirait la porte. Safina couverte de sang des pieds à la tête. Pietro complètement atrophié. A cette pensée, il sentit un vide se créer en lui. Au diable tous les autres ! Il se fichait bien, au fond, que Mona fasse exécuter des milliers de vampires. Mais s'il arrivait quelque chose à Pietro et Safina, il ne se le pardonnerait jamais. Et il ne le leur pardonnerait pas non plus, ni à Mona, ni à Melchior.

Il posa sa main fébrile sur la poignée et inspira un grand coup. Il était parti sans prendre une seule arme. Babygirl se trouvait à côté de la bibliothèque. Et le reste de ses outils dans sa chambre. Il lui faudrait être rapide. Mais aussi agir intelligemment. Il ne pouvait laisser Melchior blesser encore plus sa jeune amie. Safina méritait mieux que tout ça. Il se l'était toujours dit. Mais devant cette porte, il le pensait encore plus fort. S'il ne lui était rien arrivé, par le plus grand des hasards, il se fit la promesse de l'éloigner de tout ça une bonne fois pour toutes. Ils pouvaient toujours se voir. Mais elle ne pourrait plus l'aider. Elle devait vivre pleinement sa vie d'adolescente. Elle devait faire de nouvelles rencontres, tester des choses, se couvrir de honte et connaître l'amour. Pas rester dans cet appartement crasseux et glauque en compagnie du pire être humain existant et de son adorable meilleur ami vampire.

Il poussa la porte et fut plongé dans l'obscurité de leur étroit couloir. Aucun bruit ne lui parvint. Était-ce bon signe ? Il avança doucement. Peut-être pouvait-il encore se servir de l'effet de surprise. Arrivé au salon, il le trouva vide. La cuisine aussi. Rien. Personne. Les cartons de pizzas traînaient encore sur la table, remplis de reste à moitié entamés. La porte de sa chambre était ouverte. En passant devant la bibliothèque, il attrapa Babygirl et décida de s'y rendre pars la salle de bain. Elle aussi était déserte. Il poussa la porte communicante et dû laisser ses yeux s'accommoder à la noirceur de la pièce. Mais finalement, il vit Pietro. Il avait l'air complet et autant en vie qu'il pouvait l'être. Couché dans son lit, son oreiller pressé contre son torse, les yeux fermés, il semblait dormir. Bien sûr il ne pouvait pas. Mais l'idée de le trouver ainsi, dans cet état si vulnérable, donna à Dom l'envie de pleurer. Il n'était pas revenu pendant la nuit. Et si Pietro avait cru qu'il était mort ? Dans quelques mois ce ne serait plus une hypothèse. Il comprit alors le sentiment qu'il avait dû éprouver. Pouvait-il réellement l'abandonner ? Le laisser seul ? Safina ne prendrait pas soin de lui. Personne ne s'occuperait de lui.

Les larmes obstruant sa vue, Dominique lâcha Babygirl et s'approcha du lit. A cause de la vibration, Pietro se redressa d'un seul coup, prêt à attaquer quiconque voudrait le blesser. Sa peau semblait translucide, il sortait ses canines et son visage était complètement changé. Disparu, le jeune homme délicat et attentionné. Ce n'était plus qu'un vampire et seulement ça. O ne voyait plus ses pupilles. Rien que des yeux blancs injectés de sang. Et ses traits se durcissaient. Mais jamais, jamais Dom n'aurait eu peur de lui. Parce que c'était Pietro. Et rien d'autre que Pietro.

– Je suis rentré. signa-t-il en se glissant sur le lit.

Les larmes dévalaient ses joues comme elles ne l'avaient pas fait depuis très, très longtemps. Pietro n'attendit pas plus et se jeta contre lui, le serrant dans ses bras. Il avait eu peur.

– Désolé d'avoir mis si longtemps. Mais je suis là, maintenant. il s'écarta pour qu'il le comprenne et le vampire plaça ses mains sur chacune de ses joues et lui sourit avant de répondre, faisant son mieux pour parler.

– Merci. D'être revenu.

Dominique adorait cette voix. Il aurait voulu l'écouter toute sa vie mais Pietro n'aimait pas parler. Parce qu'il se sentait bête. Et ridicule. Mais là, il ne voulait pas lâcher Dom et c'est pour ça qu'il s'était donné cette peine. En fait, il ne voulait plus jamais le laisser partir, quitte à devoir parler pour toujours.

Ils restèrent ainsi un long moment, sûrement durant une grande partie de la journée. Puis ils se levèrent. Ils déjeunèrent et le tueur expliqua à son ami ce qu'il devait faire pour avoir la paix. Retrouver Melchior, le tuer une seconde fois, reprendre la dague et sûrement la détruire. Tout ça en le protégeant de la purge. Il voulait lui dire de partir, de quitter le pays. Mais c'était une requête égoïste qui ne leur allait à aucun des deux. Alors ils ne dirent plus rien. Parce qu'il n'y avait plus rien à dire.

Après s'être assurée que Melchior ne reviendrait pas, Safina raccompagna Pietro à l'intérieur. Il avait l'air triste. Profondément triste. Mais elle ne souhaitait pas rester seule avec lui et prétexta un besoin pressant de dormir pour rentrer chez elle. Mais une fois dans son lit, confortablement installé sous ses duvets, la jeune fille fût incapable de trouver le sommeil de la nuit parce qu'elle était tourmentée par trop de choses. L'histoire avec Elinor continuait de lui casser la tête. Elle voulait absolument la revoir mais n'avait pas le droit. Et maintenant Melchior ? Dominique ne leur avait pas dit grand-chose sur lui et cela la frustrait. Il ne semblait pas avoir de secrets pour eux alors pourquoi ne leur avait-il jamais parlé de lui ? Elle comprenait encore qu'il ne lui ait rien dit à elle mais à Pietro ? Cela semblait impensable. Elle voulait comprendre. Elle devait comprendre ! Mais peut-être que Dom était mort. Il avait l'air persuadé, avant de les quitter, qu'il se mettait en danger. Pourtant il ne faisait que rendre une visite à Mona, non ? Bien sûr, elle était à la tête de la plus grande mafia du monde mais elle ne lui ferait jamais du mal. C'était Mona ! Elle était toujours si gentille avec elle. C'est elle qui lui avait donné des conseils vestimentaires. Et à chaque fois qu'elles se voyaient, elle lui offrait une boisson gratuite. Elle était un peu comme la grande sœur qu'elle n'avait jamais eu. Alors non, elle doutait fortement qu'il arrive quelque chose à Dom. Mais peut-être que leur plan foireux avait échoué et que Melchior l'avait retrouvé. Lui était dangereux. Elle le savait. Et si mystérieux... En lui parlant, elle n'avait pas pu s'empêcher de remarquer l'état de ses mains. Elle n'avait jamais rien vu d'aussi dégoûtant. On aurait dit qu'il avait entièrement pelé, comme un serpent, mais qu'il gardait cette sorte de deuxième peau par-dessus la sienne. Rien qu'à y repenser, elle avait envie de vomir. Elle aurait été totalement incapable de décrire correctement le sentiment de malaise qu'elle ressentait en pensant à cet homme si étrange. C'était un mélange de peur réelle, d'un profond sentiment de vide intérieur et de quelque chose d'encore plus dérangeant que les deux précédents. Quelque chose qui la terrassait et lui donnait envie de pleurer bien qu'elle ne le fasse pas.

Elle resta donc éveillée toute la nuit et finit par se relever pour étudier quelques grimoires. Elle lisait sans conviction quand sa sœur aînée, Anahita, vint toquer doucement à sa porte. Elle faisait toujours tout avec délicatesse ce qui avait tendance à agacer sa cadette.

– Une de tes amies est là. Une petite blonde a l'air étrange. Tu devrais te dépêcher d'aller voir ce qu'elle veut avant que maan ne la fasse fuir.

Une amie ? Blonde ? Etrange ? Safina sauta de son lit, complètement effrayée. Et si, justement, Elinor était venue ici pour parler à ses parents ? Pour leur dire que leur fille passait son temps avec de dangereux criminels ? Non ! Elle ne pouvait pas la laisser faire ! Elle s'habilla rapidement, un débardeur rouge et un pantalon noir. Attacha ses cheveux rebelles et dévala les escaliers en courant.

– Safina Khan ! On ne court pas dans la maison ! la réprimanda sa mère tandis qu'elle atterrissait au rez-de-chaussée après avoir sauté la dernière volée de marches.

– Désolée, maan. Salut, Elinor ! elle l'attrapa par la main et l'entraîna sur le perron avant que quiconque n'ait le temps de poser des questions embarrassantes.

Mais elle ne s'arrêta pas au perron. Sa main toujours dans la sienne, elle l'obligea à la suivre jusqu'au coin de la rue pour être sûre qu'aucun membre de sa famille ne viendrait les écouter.

– Tu n'as pas de chaussures. remarqua Elinor quand elles s'arrêtèrent.

– Qu'est-ce que tu fais ici ?

– Je voudrais qu'on recommence tout à zéro. S'il te plaît...

Elle serra sa paume contre la sienne et lui offrit le sourire le plus doux que Safina n'ait jamais reçu. C'était quelque chose de si précieux que recevoir un sourire de cette fille ! Mais recommencer quoi ? Elle avait déjà tout raté.

– Laissons-nous une deuxième chance. Je voudrais vraiment être ton amie.

Safina remarqua qu'elle ne portait pas de rubans aujourd'hui. Ou aucune fioriture de ce genre. Elle avait enfilé un t-shirt noir un peu trop grand et un short du même style. Ses cheveux blonds étaient remontés dans un chignon. La seule touche de couleur se trouvait dans ses chaussures, des sortes de tennis oranges. Même comme ça, elle réussissait à être la plus belle. Comment aurait-elle pu lui dire non ? L'adolescente était incapable de lui refuser quoi que ce soit.

– Tu n'as pas peur que je gâche tout encore une fois ? souffla Safina en fuyant son regard. Elinor secoua la tête.

– Non. Je te fais confiance. Et puis, tu n'as rien gâché la première fois. C'est moi qui ai réagit bêtement. Recommençons. elle lâcha sa main pour la lui tendre. La jeune fille glissa ses doigts contre les siens et elles se firent une poignée de main.

– Enchantée, je m'appelle Elinor Grzegorczyk !

– Safina Khan.

Elles se sourirent mutuellement. Elles ignoraient toutes les deux où ça les mèneraient mais se retrouver en présence l'une de l'autre les rendait heureuses à nouveau alors, pour le moment, ça leur suffisait amplement.

Pietro Vecchiato.

Je ne me rappelle de rien à part mon nom. Certains diraient que c'est déjà suffisant. Mais ça ne me suffit pas. J'ai parfois des bribes de souvenirs. Des choses floues et perturbantes. Je vois des filles en robes du dimanche qui courent dans les champs. Un homme travaillant le bois. Une femme qui pleure tellement que ses yeux sont rouges et son nez humide. Je les revois souvent sans être capable de mettre un nom sur ces visages qui me semblent désormais familiers. La nuit, quand je m'allonge dans la baignoire et que je ferme les yeux assez fort, m'isolant totalement du reste de l'univers, je les retrouve. Ils me sourient. Il y a aussi cette petite fille, dans le miroir. Elle est très belle pour son âge. Sûrement une sœur des trois autres. Elle a de longs cheveux blonds, de grands yeux bruns qui deviennent doré quand l'éclat du soleil les frappe. Elle sourit beaucoup. Elle doit avoir dix ou douze ans. Mais je ne la vois que dans les reflets. Qui est-elle ? Elle plus que toutes les autres ? Qui sont ces gens ? Ma famille ? Ce serait le plus probable.

Souvent, je revois un petit garçon aussi. Il s'assoit toujours au bord de l'eau, ne craignant pas de mouiller ses souliers vernis ou ses chaussettes hautes. C'est un écolier, beaucoup plus jeune que les autres. Un frère ? Un ami ? Il y a quelque chose de troublant dans son apparence. Quelque chose d'encore plus familier que toutes les autres personnes présentes dans ces sortes de visions. Parce que contrairement aux autres, il me semble réel et vivant. Ce n'est pas une simple image fabriquée par mon cerveau, c'est un enfant en chair et en os qui aime se baigner et chasser des coccinelles. Il a la peau foncée et des yeux curieux d'un gris qui reflète une certaine mélancolie. Mais dans les visions, il n'a jamais l'air triste.

Je donnerais n'importe quoi pour retrouver mes souvenirs. Pour savoir qui sont ces gens qui hantent mes nuits depuis plus de quinze ans maintenant. Dominique et moi avons déjà testé diverses méthodes qui se sont toutes avérées peu concluantes vu que je suis un vampire et sourd en plus. Quelques livres disent qu'il faut laisser le temps faire. Ou alors tenter de stimuler le cerveau en retournant dans des lieux familiers. Mais comment faire quand tout ce dont je me rappelle ce sont des pins interminables et des champs de blés ? Il n'y a rien à faire. Véritablement rien.

Mais attention, je ne me plains pas de ma vie actuelle. Je ne l'échangerais contre rien au monde. S'il faut que je sois malentendant et amnésique pour pouvoir être avec Dominique alors je le resterai à jamais. Ce qu'il faut comprendre c'est que sans lui, je serai mort depuis très, très longtemps. Quand on s'est trouvés mutuellement, j'avais un pied dans la tombe et lui n'était qu'un enfant. Pourtant, sans que personne ne lui demande rien, il a décidé qu'il prendrait soin de moi. Il a travaillé dur, il a même fait un marché avec Mona pour être capable de payer deux loyers. Un pour cet appartement qui, à l'époque, était bien plus agréable à vivre. Et l'autre pour une mansarde en ville où il vivait seul. Il passait me voir souvent mais pensait que ce serait plus sûr pour lui et moi si nous n'habitions pas ensemble. Je lui ai fait confiance, parce que je n'avais que lui. Quatre ans plus tard, il m'a rejoint. Il m'a dit qu'il n'y avait plus rien à craindre maintenant. Je n'ai pas pu m'empêcher de remarquer les ecchymoses sur sa peau. Je pensais que cela venait de ses contrats. J'ai vite compris que ce n'était pas le cas. Il était intouchable. Et pourtant, quelqu'un continuait de le blesser inlassablement. Mais je n'ai jamais posé de questions, parce que je n'avais pas le droit. Je ne voulais pas être étouffant pour lui. Je ne voulais pas qu'il s'éloigne encore plus de moi parce qu'il ne pouvait plus me supporter.

Ensuite, Safina est arrivée. Elle prenait de la place, beaucoup de place. Je connais peu de personnes mais croyez-moi, je n'avais encore jamais vu une enfant aussi malheureuse que Safina Khan. Elle me faisait penser à Dominique et au garçon qui se baladait dans mes souvenirs. Et aussi un peu à la jolie fille dans le miroir. Au départ, elle venait chez nous pour fuir l'école. Puis elle a commencé à venir pour fuir ses parents, ses sœurs, son héritage. Elle fuyait chaque petite difficulté qui s'opposait à elle. Peut-être n'était-elle pas encore assez forte pour se battre d'elle-même. Dominique l'a préparée. Il l'a aidée à s'affirmer, à se construire des barrières. Mais elle n'est plus retournée à l'école. Et elle passe de moins en moins de temps chez elle. Et quoi qu'elle puisse dire, elle ne peut cacher la tristesse dans ses yeux. Ce qui est intéressant quand on perd son ouïe, c'est que l'on apprend à déchiffrer les gens. Dominique est un excellent menteur mais il ne peut rien me cacher. Safina est toujours, toujours triste. Et la fille qu'elle a ramené l'autre fois, cette petite blonde, il y avait tellement de sentiments conflictuels en elle que ça m'a causé une migraine. Ce que je veux dire, c'est que quoiqu'ils se disent entre eux, à voix haute, dans ce monde qui ne m'appartient pas, ils oublient souvent que je les observe. Même Dominique. Il pense devoir se battre seul tout le temps, il pense que personne ne tient vraiment à lui. C'est un vrai con. Et parfois j'ai envie de me battre contre lui. Mais j'en serais incapable. Car comment blesser l'homme que j'aime ?

Mercredi, le jour des cadavres. Il faisait beau, aussi surprenant que cela puisse être. Safina décida de mettre une robe, noire et sobre mais une robe tout de même. Elle se maquilla avec soin et brossa ses cheveux rebelles durant de longues minutes. Puis elle recommença, peu satisfaite de l'allure que ça lui donnait. Elle finit par enfiler un chapeau. C'était donc un mercredi. Le soleil brillait dehors mais il n'était pas encore neuf heures. Elle enfila des chaussures dotées d'épaisses semelles la faisant paraître encore plus grande qu'elle ne l'était déjà et attrapa son sac à dos. Avant de sortir, elle prit le temps de manger un yaourt aux fraises. C'était un début de matinée banal. La seule différence avec les autres jours c'est que, depuis deux semaines, elle sortait officiellement avec Elinor. Enfin, le terme officiel était un peu osé. Personne ne le savait à part elles. Mais c'était suffisant. Sauf qu'aujourd'hui, c'était un mercredi. Le jour des cadavres. Et elle avait décidé d'avouer à Dom qu'elle lui avait désobéi. C'était un pari risqué. Parce qu'il semblait vraiment de mauvaise humeur. Depuis la dernière fois, la soirée où Melchior était apparu, il dormait encore moins et ne sortait quasiment plus. Il passait ses journées cloîtré dans cet appartement étouffant à évaluer diverses choses. Il avait placardé une carte sur le mur, juste au-dessus du canapé miteux, et y avait dessiné plusieurs petites croix. Des rouges, des vertes, des bleues. Il en barrait certaines, entouraient d'autres. Il traçait des connexions. Mais il ne lui parlait pas. Il avait accroché plusieurs autres cartes au fil des deux dernières semaines. Avait marqué d'autres croix. Il ne lui disait rien. Ce qui était étrange parce que, d'habitude, il partageait avec elle les moindres détails de ses plans saugrenus. Mais là, rien. Elle pouvait se donner la peine de poser toutes les questions qui lui passaient par la tête, ça ne servait à rien. Il restait évasif. Elle avait même demandé à Pietro mais lui aussi, refusait de lui dire quoi que ce soit. Tout ce qu'elle savait c'est que Dom devait retrouver Melchior et s'emparer de sa dague. Mais pour quoi faire ? En vérité, dès qu'elle se rendait chez eux, ils ne parlaient que de cette dague. La lame du Saint Sang, ou quelque chose dans le genre. Elle avait vu le nom sur un post-it sans réellement en comprendre la signification. Et puis le reste lui avait échappé, parce que dès qu'elle voyait Elinor, tout s'envolait. Elle ne pensait plus à la mine effrayée de Dominique ou la posture étrangement voûtée de Pietro. Elle ne s'inquiétait même plus du nombre d'hommes armés qu'il lui arrivait de croiser dans les rues.

Il y avait d'abord eu la soirée catastrophique, puis le baiser. Ensuite, Elinor était revenue pour leur donner une seconde chance. Pendant plus de neuf jours elles avaient enchaîné les sorties et rendez-vous, allant tantôt au cinéma, puis au musée et même dans les parcs quand il ne pleuvait pas. Ce qui n'arrivait plus beaucoup ces derniers temps. Sa mère disait que ce n'était que le calme avant la tempête. Safina roulait des yeux, comme toujours, fatiguée des superstitions, ou quoi que ce soit, de sa mère. Ce n'est pas qu'elle n'y croyait pas. Mais elle avait tant et tant entendu d'histoires qui ne se réalisaient jamais qu'elle n'avait même plus la force de faire semblant de s'inquiéter.

En verrouillant la porte de la maison, Safina sortit son téléphone et appela Elinor, histoire qu'elles se retrouvent sur le chemin. La jolie blonde savait très bien comment se rendre chez Dom et Pietro mais elle préférait y aller avec sa petite amie. Quel drôle de terme. Petite amie. Mais ça allait plutôt bien à Elinor. Parce que c'était son amie et qu'elle était petite à côté d'elle. Copine était un terme agréable aussi. Amoureuse sonnait trop enfantin. Dulcinée ? Elles n'avaient pas cinquante ans ! Autant l'appeler sa dame ou sa mie à ce moment-là ! Voire même sa douce ! Sa bien-aimée, sa bonne amie, sa belle. Tous ces termes convenaient à Elinor. Parce qu'elle était jolie. La plus jolie fille qui soit pour Safina. Plus belle que la plus belle de ses sœurs, Anahita. Même plus belle que Mona —mais ça elle ne le lui aurait jamais dit.

– Allô ? fit la voix un peu fatiguée de sa dulcinée au bout du fil.

– Je sors de chez moi, tu es prête ?

– Presque. Mais je le serai quand tu passeras chez moi.

– Parfait, à tout de suite alors !

– A tout de suite.

Elle sentit le sourire dans ses mots et marcha d'un pas léger. Elle était sincèrement heureuse. Mais aussi un peu paniquée à l'idée que Dom lui en veuille vraiment. Et s'il refusait de la voir ? Pour toujours ? Elle secoua la tête. Jamais il ne lui ferait ça. Quoi qu'elle fasse, quelle que soit son erreur, il serait toujours là pour couvrir ses arrières. Il le lui avait promis. Elle n'avait que douze ans mais elle ne pourrait l'oublier. C'était trop important pour elle ; savoir que quoiqu'il lui arrive dans la vie, il y aurait toujours quelqu'un de présent pour la protéger et l'aider à se remettre sur pieds. Ses parents ne lui donnaient pas cette impression. Ses sœurs encore moins. Elle n'avait personne d'autre que Dom. Pendant très longtemps, il n'y avait eu que lui. Souvent, elle s'était dit que si elle n'était pas lesbienne et qu'il n'était pas aussi vieux, ils auraient pu s'aimer. Comme un couple. Mais sincèrement, cette idée la dégoûtait. Pourquoi aimer un homme quand on peut aimer une femme ? Ça la dépassait mais elle ne jugeait pas. Après tout, chacun ses goûts.

Quelques minutes plus tard, elle arriva chez Elinor qui l'attendait, appuyée contre le mur. Elle était rayonnante. Aujourd'hui, pas de dentelle extravagante mais une robe rose tout simple. Ça lui allait bien aussi. Mais pour Safina, tout lui allait. En voyant la jeune fille s'approcher, Elinor releva la tête et ne put s'empêcher de sourire. C'est toujours ce qui arrivait quand elle entrait dans son champ de vison. Elle pouvait essayer autant qu'elle le voulait, jamais elle ne parvenait à se retenir. C'était trop de bonheur.

– Bonjour ! s'exclama-t-elle joyeusement en sautant du perron pour aller à sa rencontre.

Safina écarta les bras pour l'y accueillir en souriant et elle vint s'y réfugier. Après une étreinte plus ou moins longue, les deux jeunes filles s'écartèrent l'une de l'autre et s'embrassèrent un peu maladroitement. Était-ce dû à leur différence de taille ou alors au fait qu'elles étaient encore un peu timides malgré tout ? Personne ne pouvait le dire. Elinor entrelaça ses doigts avec ceux de Safina et elles partirent en direction de l'immeuble penché. En chemin, elles parlèrent de tout et de rien. La plus grande complimenta la tenue de sa dulcinée tandis que l'autre racontait sa soirée jeux avec sa famille.

Elles arrivèrent finalement et Elinor se raidit un peu mais assez pour que Safina le remarque. Elle se tourna vers elle et serra sa paume dans la sienne.

– Ça va aller ? Je te jure qu'il ne t'arrivera rien.

– Ne t'inquiète pas pour moi ! Je vais bien ! elle lui offrit un sourire qui se voulait rassurant et elles entrèrent ensemble dans le bâtiment.

Safina avait l'habitude de monter autant de marches mais c'était une autre histoire pour Elinor. Une fois en haut, la blondinette se pencha en avant, prenant appui sur ses genoux, pour retrouver son souffle. Elle fit signe à Safina d'y aller d'abord. Elle n'aurait qu'à venir la chercher quand tout serait prêt. Et en attendant, elle pourrait se reprendre en main. Mais elle ne lui avoua pas qu'en revenant devant cette porte, une petite vague de peur la stoppa. Elle repensa à sa liste de faits. Safina ? Amoureuse. Dominique ? Tueur. Pietro ? Vampire. Tous ? Gentils. A peu près. Elle faisait confiance à Safina. C'était peut-être idiot, sûrement même. Après tout elles ne se connaissaient pas depuis si longtemps que ça. Mais tout le temps qu'elles passaient ensemble lui prouvait qu'elle avait eu raison de retourner la voir.

Après avoir laissé un baiser sur la joue d'Elinor, Safina toqua trois petits coups à la porte d'entrée et pénétra dans l'étroit couloir. Elle avait fait ça plus d'un million de fois mais aujourd'hui, tout lui semblait différent. Le guéridon et le miroir avaient disparus. Et une odeur de pain grillé embaumait l'air, chose inhabituelle vu que Dom ne cuisinait jamais, même pas des toasts. Elle glissa ses doigts sur le papier peint effrité qui tombait en lambeau et sous lequel on devinait un bois sombre et presque pourri. L'adolescente n'avait pas fait attention tout de suite à la musique mais plus elle approchait, plus elle l'entendait. Un vieil air, quelque chose de disco, quelque chose que plus personne n'écoutait à part Dom. En parlant de lui, elle le trouva debout sur son canapé, appuyé contre le mur, scrutant une carte tout en chantant. Il avait l'air fou. Plus que d'habitude. Habillé d'un peignoir et d'un bas de pyjama tellement usés que les couleurs n'avaient même plus de noms et coiffé comme s'il s'était douché et séché les cheveux en même temps. Il tenait un marqueur rouge dans sa main droite et un noir dans la gauche, s'en servant à tour de rôle pour annoter la carte face à lui ; quelle aubaine d'être ambidextre !

Pietro semblait tout autant affairé que son ami. Il étudiait lui aussi avec beaucoup de minutie une carte étalée sur la table de la cuisine. Néanmoins, il avait l'air plutôt normal comparé à l'autre. La musique s'échappait d'une vieille radio à l'antenne tordue et le pain probablement du micro-onde vu que c'est là que provenait la fumée. Aucun des deux ne s'en était rendu compte. Mais ce qui la choqua le plus, c'était l'agencement de la pièce. Tout avait été déplacé, donnant l'impression qu'on s'était battu là, peu de temps auparavant. Le canapé avait été retourné contre le mur, la table du salon avait échangé sa place avec celle de la cuisine, la bibliothèque bloquait complètement la vue de la fenêtre et les chaises avaient sûrement été déplacées dans la salle de bain. Partout sur les murs, différentes cartes avaient été accrochées. Entre elles, quelqu'un avait attaché des fils reliés à des épingles, exactement comme dans les films. Safina dû baisser la tête pour pouvoir entrer dans le salon. Les deux hommes ne la remarquèrent pas jusqu'à ce qu'elle vienne se poster juste à côté de Pietro au milieu de la pièce, laissant tomber ses boucles sur sa carte. Le vampire se redressa d'un coup, surpris de l'intrusion et la salua sommairement. Il avait l'air encore plus de mauvaise humeur que d'habitude. Elle décida donc d'aller voir Dom qui chantonnait encore debout sur le canapé.

– Salut ! s'exclama-t-elle en lui tapotant l'épaule.

Il sursauta tellement fort qu'il faillit tomber à la renverse. Il lui fallut quelques instants pour se remettre et secouer sa main qui s'était emmêlée dans de la ficelle.

– Saf... Qu'est-ce que tu fais là ?

– C'est mercredi. Je pensais qu'on pourrait se faire un truc tous ensemble, comme avant. Et j'ai amené une amie.

Dominique fronça les sourcils et lança un regard à sa carte avant d'opiner doucement du chef, semblant réfléchir.

– Mercredi, hein ? Qu'est-ce qu'il y a déjà le mercredi ? demanda le tueur en se tournant à nouveau vers sa carte, finissant d'inscrire quelque chose.

– Le jour des cadavres ! On fait ça depuis au moins six ans ! Tu n'as quand même pas oublié ?

– Ah oui, ça. Bien sûr que j'ai pas oublié, je te menais en bateau, Saf. Mais on est vraiment occupé avec Pietro. Tu ne crois pas qu'on pourrait repousser ça ?

Elle fronça les sourcils et le dévisagea tout en croisant les bras sur sa poitrine. Jamais, ô grand jamais, il n'avait repoussé un jour des cadavres. C'est même lui qui les avait obligés à accepter cette coutume un peu idiote qui lui tenait tant à cœur. Quelque chose de sérieux était en train de se passer et il la tenait à l'écart. Et s'il y avait bien quelque chose que Safina n'appréciait pas, c'était être mise de côté.

– Je vois bien que vous êtes occupés. Mon amie et moi on peut vous aider. Quatre mains de plus ne seront pas de trop, si ?

Dominique sembla réfléchir un instant. Il se tourna vers Pietro et lui lança un de ses marqueurs dessus pour attirer son attention. Le vampire se redressa, les sourcils froncés et le plus petit des trois lui expliqua la situation.

– Pourquoi pas. réponds simplement Pietro en haussant les épaules.

– Va chercher ta copine, je vais vous expliquer ce qu'on fait.

Etrange. Il ne l'engueulait pas pour avoir ramené quelqu'un. Et pourquoi avoir demandé son avis à Pietro ? Il était sûrement épuisé. Oui, c'était sûrement la raison. Elle n'attendit pas plus et laissa tomber son sac dans un coin de la pièce, où se trouvait le petit meuble de l'entrée —pourquoi diantre l'avoir déplacé ?— et alla chercher Elinor.

La blondinette s'était assise sur les escaliers, dos à la porte, et comptait. C'était une technique qu'on lui avait apprise. Elle comptait de treize à zéro puis prenait une grande inspiration et recommençait. En général, ça l'aidait à canaliser ses émotions et son stress. Actuellement, ça lui occupait bien l'esprit. Elle glissa la main dans la poche de sa robe –sûrement la meilleure invention qui soit- et sentit le métal froid contre sa peau. Elle ne comptait pas se servir du petit couteau à beurre qu'elle gardait contre sa paume. Mais il la rassurait. Ce n'était rien. Quelque chose de presque inoffensif. Mais avec lui, elle se sentait capable de beaucoup de choses.

– Eli ? Tu viens ? On va faire du bricolage !

La voix douce et un peu aigue de Safina la fit sursauter. Elle sortit précipitamment la main de sa poche et se redressa.

– Ils ne sont pas fâchés ?

– Ils ne savent pas encore que c'est toi. Mais ne t'inquiètent pas, Dom sera trop occupé pour te reconnaître !

Elle glissa sa main dans la sienne et l'entraîna dans l'étroit couloir où elles durent marcher l'une derrière l'autre parce qu'elles ne passaient pas à côté. Avant d'arriver dans le salon, Safina se tourna rapidement vers sa dulcinée et déposa un baiser sur sa joue avant de lâcher, à regret, sa main.

Dominique avait évacué le toast brûlé et s'était servi une tasse de café pour combler le trou dans son estomac. Il ne se rappelait pas de la dernière fois où il avait réellement avalé quelque chose de solide. Cela remontait au moins à la semaine dernière. La tasse dans une main, un marqueur rouge coincé derrière l'oreille, il retourna au salon. Au passage, il caressa doucement le dos de Pietro de sa main libre. S'il avait été vivant ou de bonne humeur, il aurait frissonné. Mais étant donné qu'il ne pouvait plus se nourrir qu'une fois par semaine, le moral du vampire en avait pris un vrai coup. Dominique ne l'avait encore jamais vu aussi grognon. Il refusait chacune de ses marques d'affection et passait tout son temps libre –tout son temps tout court- penché sur les diverses cartes. C'est lui qui avait redécoré l'appartement. Dom n'avait rien dit. Déjà, parce qu'il n'y avait rien à dire, et ensuite parce qu'il se savait incapable de les remettre à leur place initiale. Et lui, il ne dormait plus. Enfin, encore moins que d'habitude. Cette situation lui tapait sur les nerfs. Ils devaient faire quelque chose mais pour ça ils devaient agir dans l'ombre. Situation maudite. Depuis le retour de Melchior, il avait l'impression que tout allait de travers. En temps normal, il aurait fixé tous ses efforts sur la dague. Mais cette affaire était plus importante et Pietro le lui avait bien fait comprendre.

– Alors ? Qu'est-ce qu'on fait ? demanda Safina en revenant dans la pièce.

Derrière elle, une blondinette à l'air stressé la suivait de près. Dominique savait que quelque chose lui échappait. Qu'il la connaissait. Mais il oubliait tellement de choses en ce moment ! C'était encore pire qu'avant. Moins il dormait, plus les souvenirs s'évaporaient. Ils disparaissaient dans les méandres lugubres de sa mémoire. Il était incapable de les faire revenir. C'est pour ça que maintenant, il notait tout. Absolument tout. Il ne voulait pas oublier quoi que ce soit concernant leur actuel problème. C'était trop important. Il pointa les chaises renversées aux deux adolescentes et sortit une liste de la poche droite de son peignoir. En temps normal, il aurait hésité à parler de ça devant une inconnue mais Safina semblait lui faire confiance et il lui faisait confiance aussi alors il se racla la gorge et commence à leur expliquer la situation pendant que Pietro continuait de travailler.

– Quand je suis allé voir Mona, la dernière fois, elle m'a dit qu'un génocide était en marche. Que ses bannerets voulaient qu'elle se débarrasse des vampires. J'ai d'abord cru qu'elle allait envoyer ses hommes pour tous les exécuter, ce qui est déjà horrible. Mais Mona est une femme vile et un de mes contacts m'a informé que ce n'était pas le cas.

Il attrapa une carte épinglée sur le mur et leur montra les différentes croix rouges, noires, bleues ou vertes.

– Chaque couleur correspond à un type de vampire. Ceux qui chassent, en rouge, ceux qui dépendent des vendeurs comme moi, en vert, ceux qui sont trop jeunes pour se nourrir eux-mêmes, en noir et ceux qui sont dangereux, en bleu. il donna la carte à Safina qui l'observa avec grand intérêt.

C'était rare de la voir aussi sérieuse, il sourit intérieurement. Mais la blondinette trémoussait sur sa chaise et elle leva un regard inquiet vers lui.

– Il y a autant de vampires que ça ?

– Sur la carte, ce sont ceux que nous avons pu référencer. Il y en a certainement beaucoup d'autres qui se cachent encore. Le fait est que Mona ne va pas simplement les annihiler. Elle a fait appel à Melchior, qui est sûrement le meilleur chasseur de vampires ayant jamais existé, mais pas pour simplement les tuer.

– Alors qu'est-ce qu'ils vont faire ? demanda Safina en lui rendant la carte.

– Ils vont se servir des vampires bleus pour terrifier la population. C'est malin, très malin. Depuis maintenant des siècles, les chasseurs de vampires travaillaient dans l'ombre. Personne ne les prenait au sérieux. Mais Mona veut révéler leur existence au grand jour. Après ça, tout le monde prendra les armes pour se défendre. Elle veut combattre le feu par le feu, créer un chaos sans nom. Et il faut absolument qu'on empêche ça.

Il passa une main nerveuse dans ses cheveux sales et soupira, lançant un discret regard à Pietro. La tension se faisant sentir dans tout son corps. Il ne souriait plus, ne disait plus rien. Mais ils savaient tous les deux que si Chung-Ae parvenait à obtenir cette guerre civile, Pietro ne pourrait résister.

Le phénomène avait été observé plusieurs fois au cours de l'histoire ; des guerres éclataient et les vampires de tous horizons devenaient fous. Qu'ils soient nouveau-nés ou âgés de plus d'un siècle, ils ne pouvaient résister à l'appel du sang. C'était quelque chose de terrifiant. Ils devenaient littéralement fous. Les scientifiques spécialisés sur le sujets, les experts et les chasseurs de vampires avaient finis par remarquer plusieurs étapes dans le changement des concernés. D'abord, ils se coupaient totalement du monde. Ils s'isolaient complètement avant de commencer à perdre la tête. Plusieurs se mordaient eux-mêmes à différents endroits. Leurs canines grossissaient et s'endurcissaient de telle sorte qu'elles ne passaient plus dans leurs bouches. Et leur teint devenait complètement grisâtre. Dom avait étudié tout ça avec son père, quand il était encore jeune. Ca l'avait fasciné de voir comment tous ces monstres mutaient pour rester en vie. Son père lui avait dit que les vampires en temps de guerre étaient la pire chose qui existait. Et puis il lui avait mis un pieu entre les mains et l'avait enfermé dans la cave.

– J'imagine que vous avez un plan ? hasarda Safina en observant Pietro qui semblait s'énerver sur son marqueur.

Elle le connaissait depuis tellement longtemps et pourtant c'était la première fois qu'elle le voyait sur les nerfs comme ça. Elle s'inquiétait sincèrement pour lui.

– D'abord, on va tous les référencer. Puis j'enverrai Pietro leur parler.

– Mais il ne parle pas.

– Je vais lui trouver un interprète. Vampire. Je ne peux pas être vu en sa compagnie, pas ne sachant que Melchior rôde toujours, et tous nos clients sont morts.

– Quoi ?

– Melchior les a sûrement tués la dernière fois. En tout cas, c'est ce qu'on a pensé. Puis on essayera d'évacuer les vampires verts, rouges et noirs.

Il se laissa tomber sur le dos du canapé, jouant nerveusement avec son marqueur. Safina ne l'avait jamais vu comme ça non plus. Elle comprenait maintenant pourquoi ils étaient si bizarres, même si ça n'expliquait pas le nouvel agencement de l'appartement.

– Est-ce qu'il y a d'autres personnes ? demanda-t-elle en se levant pour venir se poster face à son ami.

– Mh ? Quoi ? Comment ça ?

– Il n'y a pas que toi et Pietro qui voulez les protéger, si ? Il y a d'autres gens qui vous aident ?

– J'ai des contacts au sein de la mafia, oui. Et la plupart des vampires que j'ai pu contacter jusque-là veulent bien de notre aide, alors non, on n'est pas seuls. Mais on ne fera jamais le poids face à Melchior et Mona.

Les grands yeux gris de Dominique lui renvoyaient une telle mélancolie que Safina ne put se retenir. Elle s'approcha encore et le serra dans ses bras. Il hésita un peu puis glissa finalement ses paumes dans son dos. Il puait atrocement, cela devait faire au moins une semaine qu'il ne s'était pas douché mais elle le sentit se relaxer contre son torse.

Quand elle était encore toute petite, plus petite que lui et qu'il l'avait presque recueillie, Dom lui faisait souvent des câlins. Dès qu'elle ne parvenait plus à exprimer ses sentiments ou sa frustration autrement qu'en serrant les poings ou en pleurant, il la faisait venir contre lui et la serrait fort, fort jusqu'à ce qu'elle ait l'impression de ne plus avoir aucun problème. Mais en grandissant, ils avaient arrêté de faire ça. Peut-être parce que Safina avait plus besoin d'espace et qu'il ne voulait pas paraître pour un pervers aux yeux des autres personnes. Il n'empêche que cela leur fit un bien fou à tous les deux.

Pendant leur étreinte, Pietro remarqua la présence d'Elinor. Il fronça les sourcils et secoua la tête. Si les vampires avaient pu connaître l'épuisement, il serait sûrement tombé de fatigue depuis longtemps. Mais il n'avait pas ce luxe. Alors il s'acharnait nuit et jour pour mettre au point une solution qui leur permettrait d'empêcher tout ça. Et Dom n'aimait pas le laisser seul alors il dormait de moins en moins. Sauf que lui n'était pas immortel. Et Pietro avait déjà remarqué qu'il commençait à oublier de plus en plus de choses, ce qui l'inquiétait énormément. Il lui avait dit de ne pas surmener mais comme toujours, Dom n'en faisait qu'à sa tête. Il tenait sincèrement à aider toutes ces personnes. C'était un but qui semblait très altruiste et désintéressé pour quelqu'un d'aussi égoïste que lui. Mais Pietro aimait se dire qu'il faisait ça pour le protéger, lui, et qu'il utilisait les autres comme excuse. Ce n'était sûrement pas le cas mais ça lui allait comme réponse.

Doucement, il s'approcha d'Elinor et s'assit à côté d'elle. Il la vit enfouir avec précipitation sa main dans sa poche et se raidir.

– N'ai pas peur. Il ne t'arrivera rien. Je suis désolé pout la dernière fois. il parla tout en signant, se concentrant pour qu'elle puisse le comprendre.

Elinor le dévisagea comme si c'était la première fois qu'elle le voyait. En même temps, il avait l'air différent de la dernière fois. Quelque chose avait changé en lui. Mais la jeune fille n'aurait pas su dire de quoi il s'agissait. Elle sortit la main de sa poche et la lui tendit un peu timidement.

– Je m'appelle Elinor. finit-elle par dire en parlant lentement.

– Je m'appelle Pietro. répondit le vampire en signant avec soin avant de lui serrer la main.

C'était un nouveau départ. Et cette fois, aucune des personnes présentes dans la pièce n'allait tout gâcher. Parce que même sans en être totalement convaincus, ils avaient tous besoin des uns et des autres s'ils voulaient arriver à leur fins.

Je ne sais pas si j'arriverai à sauver toutes ces personnes. Je suis déjà incapable de protéger ceux qui comptent pour moi... Mais il faut que j'essaie. Je ne peux pas laisser Mona et Melchior tout détruire comme ça. Je ne le fais pas pour moi, ni pour les centaines de vampires qui peuplent cette ville. Mais pour Pietro. Parce que je sais qu'il ne me le pardonnerait jamais de ne rien avoir tenté.

Je suis retourné voir le docteur. Ce charlatan qui a prédit ma mort. Ce n'était pas par envie, mais par besoin. Je lui ai demandé des vitamines ou quoi que ce soit qui me permettrait de ne pas avoir à trop dormir. Il m'a conseillé d'aller voir un psychiatre et de prendre des somnifères. Quel crétin.

Je me sens de plus en plus mal, c'est vrai. Ce serait mentir que d'assurer le contraire. J'oublie beaucoup de choses ; plus que d'habitude. C'est une vraie plaie. Je suis obligé de tout écrire pour éviter le fil de mes pensées. Pietro s'inquiète. Il me l'a dit. Et à chaque fois qu'il me regarde, je le lis dans ses yeux. Ses grands yeux qui ont tourné au bordeaux. Lui aussi ne va pas bien. Je crois qu'il revoit souvent ces mêmes fragments de son passé. Et il est sur les nerfs. Vraiment, vraiment sur les nerfs. C'est un peu comme un chien, il ressent ma fatigue et essaie de la gérer à sa manière. A la manière d'un vampire qui ne peut pas dormir. Le soir, quand il m'envoie au lit sans même un baiser de bonne nuit, je l'entends faire les cent pas dans le salon ou pleurnicher dans la baignoire. Mais je ne peux rien faire pour lui et cette incapacité est sûrement ce qui va me tuer. Au diable la maladie et les pertes de mémoire ! Tout ce que je veux c'est que mon meilleur ami soit en sécurité. C'est niais. Terriblement niais. Mis je ne peux pas m'en empêcher.

Bon, changeons de sujet. Aujourd'hui, Safina est venue nous voir. Ou peut-être était-ce hier, je ne sais plus vraiment. Quoi qu'il en est, elle était accompagnée. Je ne sais même pas pourquoi je ne me suis pas énervé. J'ai juste fait comme si c'était normal. Je crois que je n'ai même plus la force de réagir correctement. Je me suis dit que son aide pourrait nous servir. On a vraiment besoin de plus de personnes. Il y a moi, Pietro, Safina, cette fille dont le nom m'échappe et... Ne le dites à personne mais Vincent a rejoint notre cause. Elle joue sûrement un double jeu et finira par nous trahir mais pour le moment elle nous est très utile alors... Tant pis. J'essayerai de la tuer avant qu'elle ne vende notre tête à Melchior ou Mona. Je sais, je sais, c'est irresponsable. C'est pour ça que je n'ai rien dit à Pietro. Il aurait trouvé une douzaine d'arguments vraiment bons pour m'en dissuader. Parfois, c'est mieux de faire des choses stupides dans son coin plutôt que de se laisser raisonner par ses amis. C'est ce que je pense.

Quoi qu'il en est... Nous sommes vraiment dans la merde. Littéralement, on baigne dans un bassin de rétention. Mona ne m'a pas recontacté. Mais je sais qu'elle me surveille. Ses petites ombres ne sont pas si petites que ça. Et même actuellement, je reste un tueur à gages expérimenté. Elle a même envoyé Meng. Iel est doué.e, même sûrement lea meilleur.e mais ça ne change rien. Je ressens toujours sa présence. C'est pour ça que je sors moins. Je veux qu'ils pensent tous que j'ai peur. Qu'ils croient que j'ai abandonné. Mona n'est pas bête, elle se méfiera, c'est certain. Mais j'aurais un coup d'avance sur elle. Et pour notre dernière entrevue, je la battrai.